La « Pratique Respiratoire »

Par Régis Soavi

On a pour habitude dans presque tous les dojos de nommer les quelques exercices qui précédent un cours, « préparation »ou « échauffement ». Et s’il ne s’agissait pas de gymnastique, ni d’éducation physique, mais de toute autre chose ! Tsuda senseï écrivait que son maître Ueshiba Morihei, était furieux quand, déjà à l’époque, et bien qu’il ne lui ait jamais donné de nom, ses jeunes élèves appelaient cette partie exercices préparatoires ou échauffement.

Une première partie !

Pour O senseï cette première partie de la séance était indispensable et inséparable de l’ensemble de sa pratique ; c’est pourquoi Tsuda senseï quant à lui, à défaut d’autre chose, lorsqu’il devait en parler à ses élèves ou pour la décrire, lui avait donné le nom de « Pratique Respiratoire ». Il s’explique de son choix du mot  »respiration » – qui pour lui sera un mot clé pour faire passer un message aux Occidentaux – dès le premier chapitre de son premier livre Le Non Faire  : « Par le mot respiration, je ne parle pas d’une simple opération bio-chimique de combinaison oxygène-hémoglobine. La respiration, c’est à la fois vitalité, action, amour, esprit de communion, intuition, prémonition, mouvement. L’Orient conserve encore ces aspects sous le nom de prâna ou celui de ki. L’Occident semble également les avoir connus : témoins, le mot psyché, âme-souffle, ou anima dont dérivent des mots comme âme, animer, animal, animosité, ou spiro, dont nous avons tiré des mots comme esprit, inspiration, aspiration, respiration. »(I.Tsuda, Le Non Faire, 1973) Ces exercices de respiration, de circulation de notre « énergie vitale », de notre ki revêtent pour moi encore aujourd’hui une importance primordiale.

Norito - la pratique respiratoire
Norito

La répétition

Je ne peux pas vraiment décrire ce qui est différent dans notre École par rapport à ce qui se fait dans d’autres lieux, ni en faire l’apologie, car il appartient à chacun de se faire sa propre idée sur ce qu’il reçoit, sur ce qu’il ressent. Chaque professeur de chaque École ou groupe, du fait de l’enseignement qu’il a reçu, de son parcours, de ses études, aura sa propre méthode, sa propre pédagogie, qui s’accorde autant à lui qu’à ses élèves. Certains usent de techniques nouvelles, puisent dans d’autres cultures, cherchent d’autres méthodes d’éducation, utilisent une psychologie de l’apprentissage plus moderne. Rien n’est à dénigrer, tout est possible et tout se justifie a priori pour permettre de faire vivre au mieux notre pratique, de faire passer l’essentiel : « l’universalité du message de paix de O senseï ». Un des reproches que l’on peut faire, à « l’École Itsuo Tsuda » est qu’elle est plutôt répétitive, et conservatrice. En effet, cette première partie que nous faisons chaque matin, n’a pas changé depuis que mon maître a commencé à l’enseigner au tout début des années soixante dix. Quant à moi, ne m’en étant jamais lassé, je n’ai jamais, en plus de cinquante ans de pratique journalière, ressenti le besoin d’y changer quoi que ce soit, ni pour moi-même, ni pour mes élèves. C’est même cette répétition qui permet un approfondissement de notre respiration et par contrecoup une découverte des principes qui régissent tous les mouvements de notre pratique.

Funakogi undo - la pratique respiratoire
Funakogi undo

Les fondements de ce travail

Cette première partie suit un ordre logique qui lui est propre, et il me semble inutile d’en détailler tous les mouvements. Cependant quelques points doivent être précisés et notamment ce qui en fait quelque chose de différent de ce que connaissent généralement la plupart des Aïkidokas. Après le salut vers le Kamiza, il y a une méditation en seiza de quelques minutes, et la récitation du Norito « Misogi no harae » par celui qui conduit la séance. Puis on commence par un exercice visant à libérer la région du plexus solaire de toutes les tensions accumulées. Ce mouvement est issu du Katsugen undo, il fut introduit par Tsuda senseï et provient de l’enseignement de son maître de Seitaï Noguchi Haruchika senseï. Pour le reste, tous les exercices qui suivent ont été enseignés pendant des années par O senseï. Je ne revendique pas un retour aux origines, une authenticité unique et cachée jusqu’à ce jour, face à des déformations qu’auraient provoquées de mauvais enseignements, car il est notoire que O senseï variait les exercices de cette première partie. Pourtant, d’après ce que l’on sait, il y en avait quelques-uns qui ne variaient jamais. Le Salut aux huit directions, ou Funakogi undo(1) et Tama-no-hireburi(2) font partie de ceux-ci. Ces deux derniers ont des rythmes spécifiques, une respiration précise et un protocole particulier quant à la direction vers laquelle se tourner ou le nombre de fois que l’on doit les exécuter. Il serait fastidieux et même peut-être hasardeux de les décrire dans un article, car ils doivent être enseignés directement de maître à élève sur les tatamis. Pour ce qui est des autres exercices, ce qui compte le plus dans tous ces gestes, ce n’est pas le nombre de fois qu’on les exécute, ni la vitesse, ni la force mais plutôt l’intensité de la vibration ressentie par tout le corps pendant ce moment-là. Il en va de même avec le Kiai que pousse celui qui conduit la séance à la fin de la Première partie. Là non plus, ce n’est ni la puissance du cri, du son, ni son intensité, mais la nature de l’acte, la profondeur de la respiration, l’exactitude du moment et la concentration qui est exigée, liées à la justesse de son exécution, qui transcendent l’action pour en faire une réponse adéquate, un processus de normalisation du corps. Chaque exercice pendant cette partie doit être exécuté dans un état de conscience précis. On doit les enchaîner avec autant de concentration que si notre vie, et en tout cas notre santé en dépendaient, et en même temps la relaxation est indispensable à leur bon déroulement. La meilleure attitude possible consiste à être à la fois recueilli et sans pensée, ce qui demande quelques années d’apprentissage, mais surtout de la persévérance.

La nécessité d’un contexte adéquat

Je ne saurais trop insister sur l’importance de l’ambiance lorsque l’on envisage de faire la Pratique respiratoire dans un style proche de ce que nous faisons dans notre École. L’atmosphère qui règne dans un dojo dédié est d’une toute autre nature si on la compare à celle que l’on trouve dans un club ou un gymnase. Si en plus, dans ce lieu consacré on a pu créer un Tokonoma(3) dans lequel sont placés un Kakegiku(4) et un Ikebana(5), la qualité de la concentration, le respect du silence, y seront plus faciles. Il sera ainsi plus aisé de s’imprégner, de s’immerger dans un milieu qui favorise cette recherche. On pourra trouver grâce à cet environnement la manière d’exécuter les gestes, les enchaînements, qui, un peu comme une chorégraphie n’ayant jamais rien de superficiel, font bouger le corps de façon à le rendre plus perméable à la perception des flux intérieurs, le rendant plus souple, ainsi que plus réactif. Il s’agit simplement de retrouver le chemin parcouru par les anciens senseï, de comprendre pourquoi ceux qui nous guidaient, tous ceux que j’ai connus ou parfois simplement croisés lors de stages, ou de rencontres, suivaient bon nombre de ces « rites » sans avoir posé de questions dans leur jeunesse mais en ayant alors cherché les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes.

La découverte du Yin et du Yang

C’est dans La voie des dieux que Tsuda senseï rapporte cette mise en garde de Madame Nakanishi(6), grand maître dans l’art du Kotodama(7) :
« « Après la disparition de l’initiateur, les kata, les formes commencent à se décomposer parce que les continuateurs ne sont pas en mesure de comprendre ce qui a motivé l’initiateur en profondeur. On hérite les formes, on les simplifie, les formes dégénèrent », dit Mme Nakanishi. L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés. »(Tsuda Itsuo, La voie des dieux, 1982).
Ces commentaires de deux très grands maîtres, Nakanishi senseï et Tsuda senseï, auraient tout à fait pu me décourager, c’est pourtant très typiquement ce genre de phrases qui m’a stimulé et poussé vers l’avant. La découverte du Yin et du Yang, c’est précisément dans cette première partie que l’on peut la faire car c’est une pratique « solitaire ». Rien ne peut nous perturber pourvu que l’on reste concentré sur la perception de ce que l’on ressent, c’est comme un courant intérieur qui petit à petit se traduit en terme de Yin et Yang. C’est une approche empirique fondamentalement non mentale et le corps tout entier en perçoit les effets immédiatement. Alors notre Aïkido se transforme, on passe dans une autre dimension, avec une perspective psychophysique de plus grande ampleur. Le fait de sentir concrètement dans ses propres membres, dans toute sa posture, la circulation du Ki comme différents flux qui ont une nature précise, positive ou négative, Yin ou Yang. Des courants qui se transforment et s’alternent passant parfois de Yin à Yang, circulent d’un coté à l’autre, tournent ou s’arrêtent de façon impromptue et au final nous guident dans tous nos mouvements alors que nous en avons à peine conscience. Cela n’arrive pas en un jour mais cela a donné un sens à ma pratique de l’Aïkido, cela m’a permis de persévérer, et de dépasser les moments de découragement, les passages difficiles, ceux où l’on se sent bloqué, sans ressort. C’est aussi grâce à ces répétitions journalières, à tous ces gestes, que notre corps se régénère et perçoit les autres non plus seulement par le biais de leur aspect physique ou social, mais bien plutôt à travers ce qu’ils dégagent en profondeur, qui n’est pas seulement psychologique mais d’un tout autre ordre, d’une autre nature.

De la pratique solitaire à l’osmose

Il s’agit là d’une métamorphose qualitative importante qui n’est pas faite pour faire rêver, car elle sort de l’ordinaire, et parce que cette transformation ouvre des possibilités pour appréhender notre univers, notre humanité dans toute sa complexité. À l’opposé des mondes virtuels qui nous sont proposés via la technologie et les rapports sociétaux dans notre quotidien, on commence à percevoir l’univers du réel, sa nature profonde. À la fois pas si différent de notre vie de tous les jours et pourtant d’un tout autre genre. Chaque exercice de cette première partie est lié à notre souffle, chaque mouvement se trouve en relation avec l’inspire ou l’expire. Tsuda senseï prononçait à haute voix Ka lors de l’inspiration et Mi lors de l’expiration, il nous expliquait que lorsqu’on unit la respiration on réalise Ka et Mi qui devient Kami que l’on peut traduire par Dieu. Il ne s’agit pas d’un dieu au sens religieux ni même mystique mais plus concrètement de la vie dans toutes ses manifestations. La martialité ne disparaît pas, mais elle est tout simplement transcendée. On comprendra mieux pourquoi Tsuda senseï écrivait « L’Aïkido, la voie de coordination du ki, est un art de « fusionner le ki » donc une forme martiale d’osmose. »(Tsuda Itsuo, Le Non Faire, 1977)

Tama-no-hireburi - la pratique respiratoire
Tama-no-hireburi

L’Aïkido, religion ou philosophie ?

Dès l’instant que l’on ritualise tout ou partie de la pratique dans un art martial, on est accusé de religiosité ou de mysticisme. Le Reishiki, les saluts, la concentration, les méditations diverses, tout devient suspect, de la même manière que tout ce qui en fait un art pacifique, respectueux de l’humain. Il est difficile d’expliquer à la lueur du matérialisme scientifique et des connaissances d’aujourd’hui en quoi une pratique ritualisée a un tel intérêt car elle échappe à l’idée de progrès. Pourtant le monde de la recherche va malgré tout de l’avant dans les études actuelles pour comprendre de manière plus fine comment fonctionne notre environnement. Mais les travaux doivent être teintés de scientisme pour être acceptés. Par exemple on peut en arriver à brancher des capteurs, fabriqués à partir des détecteurs de mensonges, sur des plantes pour comprendre leur langage, alors que l’on est toujours incapable d’expliciter pourquoi certaines personnes ont « la main verte ». On cherche par tous les moyens à reproduire la nature pour ce qu’elle apporte de bienfaits à l’être humain, sans comprendre comment cette même nature produit ce travail. On analyse, on divise, on découpe, afin de trouver l’élément actif d’une substance sans se rendre compte que c’est l’ensemble qui est créateur de ce composant. S’il manque une seule partie, un seul élément, ou si le rythme n’est pas respecté, le résultat sera tout autre, et peut même être contraire à ce que l’on avait espéré trouver ou à ce que l’on avait découvert auparavant. Si nous n’avons pas besoin de religions qui nous enchaînent à des dogmes, nous n’avons pas plus besoin des idéologies qui contraignent nos libertés ou pire nous asservissent. Même si certaines de ces nouvelles croyances ou de ces doctrines, parfois prétendument validées par la science, ont été conçues pour notre « bien », pour notre « bonheur » présent ou futur, elles ne valent pas plus à mes yeux que les chimères du passé. Une aliénation en vaut une autre. La recherche de l’unité de l’être reste pour beaucoup d’entre nous la valeur ultime ; pour la trouver, la Pratique respiratoire demeure un instrument de qualité, facilement à notre disposition. Les anciens dieux sont morts en tant que représentations, en tant qu’images projetées par l’humanité, mais cette énergie qui leur était attribuée et qui nous anime est toujours là, nous pouvons la sentir, la redécouvrir et l’utiliser en nous.

Maintenir la santé

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».(8) Telle est la définition de
l’O.M.S. et nous l’acceptons en Occident comme allant de soi. Elle est souvent comprise au premier degré de même que son corollaire avec ses implications : il faut combattre la maladie, éliminer les microbes, les virus, il faut corriger la nature qui est si imparfaite, il faut soutenir, protéger l’être humain etc. La doctrine devient si absolue qu’elle finit par donner des résultats contraires à ce que l’on espérait, et notamment celui-ci : « les gens s’affaiblissent ». Au lieu de donner la possibilité au corps de s’épanouir de façon naturelle, on l’oblige à se préserver de tout ce qui pourrait éventuellement être dangereux ou on le blinde. On force, et on le force au nom d’impératifs conceptuels sur la santé, prétendument scientifiques ou médicaux. On renforce l’éducation théorique sur le fonctionnement du corps comme sur l’hygiène sans en comprendre les fondements, on norme l’esthétique des jeunes garçons et des jeunes filles, au détriment de leur santé réelle. Le résultat est loin d’être à la hauteur des espérances que la société y a mises mais le conditionnement, lui, est là, et pour longtemps. La Pratique respiratoire, cette première partie accessible à tous quelque soit notre passé ou notre état physique, est peut-être la réponse à ce que l’on ressent quand on découvre le poids de l’oppression qui s’exerce sur le corps, notre corps et son influence sur notre esprit, notre réflexion, et par conséquent nos actes.

Des gestes simples

C’est un processus de décontamination qui peut commencer. Comme pour la planète quand il faut dépolluer la nature, il est important d’arrêter un processus, de cesser d’utiliser les mêmes fonctionnements, de « faire un peu plus de la même chose » (9) . Les gestes simples associés à la respiration, « la circulation du ki », apportent, dès le début de ce lent travail de reconstruction, des résultats visibles qui étonnent souvent l’entourage des personnes qui pratiquent, quel que soit leur âge ou leur condition physique. La vraie difficulté se trouve dans la continuité beaucoup plus que dans les efforts qui sont en réalité extrêmement modestes. Il est même possible de se limiter à cette première partie si on en a le désir ou si des conditions impératives nous y obligent, le bien-être qui en résultera n’en sera pas diminué, car l’unité « corps-esprit » que l’on aura retrouvée est le vrai cadeau que notre nature profonde a toujours cherché.

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« La pratique respiratoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°7 en octobre 2021.

Notes :
1) Souvent traduit par « Mouvement du rameur »
2) Tsuda senseï le traduisait par « Vibration de l’âme »
3) Alcôve servant à exposer un Kakegiku.
4) Encadrement en rouleau pour une calligraphie ou une peinture.
5) Arrangement floral japonais.
6) Mme Nakanishi prêtresse Shinto, elle enseigna le Kotodama à maître Ueshiba.
7) Le kotodama est la connaissance du pouvoir spirituel attribué au sons.
8) Définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
9) Watzlawic Paul, théoricien de l’École de Palo Alto.