Au cœur du déplacement, l’involontaire

Par Régis Soavi 

« Si je dois donner un but à mon Aïkido, ce sera d’apprendre à nous asseoir,  à nous lever, à avancer et à reculer. » I.Tsuda

Déplacements : la coordination, la posture

Pour se déplacer correctement il est nécessaire d’être stable, et on ne résout pas des problèmes de stabilité par l’apprentissage. La stabilité doit naître de l’équilibre, qui lui-même naît du système involontaire. L’être humain a cette particularité de se tenir debout avec comme seuls points d’appui cette toute petite surface que sont ses deux pieds. Et s’il s’agissait seulement de se tenir immobile, encore passe, mais nous nous déplaçons, et qui plus est, nous sommes capables en même temps de parler, de réfléchir, de bouger les bras dans tous les sens ainsi que la tête ou les doigts, tout cela en étant parfaitement stables. La coordination musculaire involontaire s’occupe de tout. Si nous perdons l’équilibre sans pouvoir nous rattraper à quoi que ce soit, notre corps cherche par tous les moyens à récupérer l’équilibre perdu, et souvent il y parvient grâce au mouvement de la répartition du poids d’une jambe sur l’autre, en trouvant des points d’appui extrêmement précis, que nous aurions eu du mal à trouver à l’aide de notre seul système volontaire. Tsuda Itsuo raconte une anecdote personnelle sur son apprentissage de l’Aïkido qui me semble édifiante, dans son livre La Science du particulier.*

« Lorsque j’ai commencé l’Aïkido vers 1960, j’ai appris, sous la direction de professeurs, disciples de Maître Ueshiba, à faire des exercices de gymnastique avant de commencer la partie technique.
Un de ces exercices consistait à pivoter sur chacun des pieds alternativement, en décrivant des cercles par le déplacement. L’utilité de cet exercice d’après l’explication donnée, était de nous permettre d’abaisser le centre de gravité de notre corps de sorte que nous soyons en équilibre en toute circonstance. L’explication me semblait très logique. Toutes les perturbations que nous éprouvons dans la vie courante, proviennent du fait que notre centre de gravité est placé trop haut. Le sang monte à la tête et nous perdons la lucidité. Emportés par l’impulsion du moment, nous commettons des erreurs. Ayant accepté l’explication, je m’entraînais à faire cet exercice. Je faisais un tour sur un pied, ensuite sur l’autre. Un, deux, trois, quatre, je faisais des cercles sans perdre l’équilibre, tout en me déplaçant.
Un jour que j’accomplissais cet exercice, j’entendis une voix qui, bien que très gentille, ne me laissait pas de doute sur le contenu de ce qu’elle signifiait.
« Vous allez éprouver des vertiges comme cela. »
Je me retournai et vis Maître Ueshiba qui me regardait. Je restai cloué sur place ne sachant quoi dire. Cette parole du Maître me porta un impact terrible.
J’avais cru, jusque-là, à l’uniformité de l’enseignement. Qu’il s’agisse du Maître ou d’un petit professeur, il devait y avoir une doctrine immuable, une pratique déterminée une fois pour toutes. Le fait que le maître-fondateur désapprouve ce que j’avais appris de ses disciples directs, constituait un cas de conscience très grave. Il fallait tout remettre en question. »

L’équilibre des enfants

On a tendance à se préoccuper de l’équilibre des enfants au moment où ils commencent à marcher c’est-à-dire, souvent, entre dix et quinze mois. Alors que j’entends des parents m’annoncer très fiers, que leur enfant a marché très tôt, parfois à neuf ou dix mois, je remarque que la position de Noguchi Haruchika Senseï le fondateur du Seitaï est très différente de ce que l’on a coutume d’entendre. Dans la voie du Seitaï tel que mon maître Tsuda Itsuo l’a transmis en France dans les années soixante-dix et jusqu’à son décès en 1984, il est recommandé aux parents d’attendre que les jambes de l’enfant soient suffisamment prêtes et fortes, de ne pas être pressé de voir leur cher bambin marcher. Si, évidemment, Noguchi Senseï déconseillait, comme de nombreux pédiatres aujourd’hui, les trotteurs censés faire marcher les enfants plus vite, il déconseillait aussi d’aider l’enfant à se mettre debout, ou de le tenir, par exemple sous les aisselles, ou à bout de bras, lors de ses premiers pas. On peut à la rigueur lui donner un doigt à tenir d’une main les premiers jours, mais c’est la nature qui doit faire le travail d’équilibrage. Si l’enfant se met debout tout seul, s’il commence à marcher tout seul, alors il sera plus fort, plus stable, de par sa propre nature son système d’équilibre involontaire sera renforcé. Il ira vers l’indépendance avec plus de facilité, de détermination, il saura s’appuyer sur ses propres forces. Qui plus est, les enfants sont fiers de montrer qu’ils ont réussi à trouver leur équilibre tout seuls sans aucune aide. Pour Noguchi Senseï le moment idéal pour commencer à marcher est après treize mois accomplis, ou dans le courant du treizième mois. Il disait cela d’après ses observations sur des milliers de bébés qu’il avait suivis pendant plusieurs générations à Seitaï Kyokaï. Noguchi Senseï donnait bien d’autres recommandations aux parents attentifs qui suivaient son enseignement, notamment sur la manière de s’occuper des bébés ou des enfants, que l’on peut découvrir dans les ouvrages de Tsuda Senseï.

Tout commence vers l’âge de trois mois

Avoir une bonne posture, une belle posture cela ne se travaille pas à coups d’exercices, sinon on risque de le faire au détriment de sa santé. Bien sûr on peut améliorer une mauvaise posture acquise au cours des ans, grâce à des exercices effectués sous la direction d’un bon enseignant, d’un spécialiste, voire d’un thérapeute. Mais il me semble plus important de partir « du bon pied » plutôt que de rectifier, redresser, ou rattraper les dégâts.
Jusqu’à l’âge de trois mois le bébé reste dans la position allongée, ou bien il est dans les bras, la colonne bien soutenue par les mains attentionnées d’un de ses parents. Et il y a justement un détail d’une extrême importance que tous les parents de nouveaux-nés peuvent vérifier pour peu qu’ils le désirent, si ils sont sensibles et attentifs, c’est le positionnement de la troisième lombaire du bébé. Ce positionnement dépend exclusivement du système involontaire et de manière plus précise du système moteur extra-pyramidal qui joue le rôle le plus important dans la station debout. Jusqu’à environ deux mois et demi, trois mois, cette lombaire est en retrait c’est-à-dire qu’elle suit la courbe du dos et ne soutient pas réellement la colonne vertébrale. Un jour, lorsqu’on prend l’enfant dans les bras, et qu’on le tient avec la main derrière le dos de manière à soutenir les lombaires comme d’habitude, on s’aperçoit que sa colonne a changé. La troisième lombaire s’est positionnée, la courbure lombaire s’est, on pourrait dire, inversée. A partir de ce moment l’enfant a la capacité de se maintenir dressé de son propre chef dans les bras de ses parents alors qu’avant il en était incapable et toute tentative de lui faire tenir son dos sans soutien risquait de provoquer de graves problèmes, qui parfois ne surgissent que beaucoup plus tard. Lorsque l’on connaît le rôle de la 3ème lombaire dans la posture en général et dans la fermeté du hara en particulier, on comprend toutes les précautions que prennent les parents avertis afin que ce passage se fasse bien.
Sans la bonne position de la troisième lombaire, le troisième point du ventre qui est en relation directe avec elle, ne sera pas positif, c’est-à-dire bien rebondissant, le hara sera faible. On risque d’être ballotté au gré des idées des uns et des autres, d’être influencé par toutes sortes de théories, on peinera à prendre des décisions. On aura du mal à agir rapidement et surtout de manière spontanée. Si la deuxième lombaire permet de s’incliner de manière latérale, la première lombaire sert pour s’incliner en avant, en harmonie avec la cinquième qui est la charnière lombo-sacrée, axe avant-arrière par excellence. Mais c’est la troisième lombaire qui s’avère être la plus importante dans le déplacement. Car elle est en quelque sorte positionnée au centre de l’axe rostro-caudal du corps, c’est-à-dire de son axe vertical, et en même temps, elle est principalement celle qui, de par sa fonction physiologique, permet la rotation du corps. Si elle se rigidifie, si la souplesse diminue, elle reste bloquée. Elle ne peut plus assurer son rôle de pivot.
Il ne peut y avoir de taisabaki correct sans ce pivot et évidemment, cela se vérifie encore plus lorsqu’on fait des mouvements ura comme tenkan. Si le corps penche, si la rotation ne se fait pas autour de la troisième lombaire il se passe la même chose que lorsqu’une toupie est déséquilibrée : elle perd de la vitesse, est incapable de se redresser ou d’enchaîner d’autres déplacements, elle commence à rouler par elle-même en tous sens, n’ayant d’autre but que de survivre, de retrouver son équilibre perdu, mais sans plus jamais récupérer sa vraie stabilité naturelle.
Bien sûr la totalité de la colonne vertébrale entre en jeu dans les taisabaki, mais ce point central qu’est la troisième lombaire est déterminant pour pratiquer l’Aïkido de manière souple et sans risque pour soi ainsi que pour nos partenaires. La mobilité des hanches dépend de celle de la troisième lombaire. Cette mobilité perdue, on se trouve contraint de pratiquer de plus en plus avec la force des bras, et donc tout simplement, « en force ». Cela rend presque impossible une réelle utilisation des déséquilibres du partenaire, de ses gestes, de ses attaques, des mouvements de sa sphère, et on est alors dans une pratique du FAIRE et plus du tout dans le NON-FAIRE.

Des déplacements imprévisibles

En dehors de ce que l’on pourrait appeler une chorégraphie qui nous sert à l’apprentissage des techniques en Aïkido, et qui dure de nombreuses années, il survient un moment où notre corps commence à réagir de manière différente. À partir de ce moment, lorsque cela s’avère nécessaire, nos déplacements sont imprévisibles, car ils ne sont jamais prévus par notre volonté. Ils sont la réponse juste, la réponse exacte de notre corps lorsqu’il est libéré des peurs irrationnelles engendrées par le mouvement de celui qui nous fait face. Il n’y a donc qu’une adéquation du déplacement devant ou avant le déplacement de l’autre. Avant qu’il ne se déplace ou qu’il agisse, nous recevons un grand nombre d’indications de la part du corps de celui qui nous fait face. Ces indications ne sont pas toutes perçues par le cerveau conscient, celui qui dirige notre système volontaire, mais bien au contraire la majeure partie est perçue au niveau de notre système involontaire et c’est une très bonne chose. Malgré la haute opinion que nous avons de nous-mêmes, malgré nos certitudes, il suffit d’un petit doute et notre volontaire peut prendre peur à cause des conséquences qu’il entrevoit. Ou encore nous nous mettons à réfléchir à diverses solutions, mais il est souvent trop tard et nous perdons nos capacités de réaction. Ce n’est pas mieux si nous faisons confiance à nos réflexes. Notre système nerveux réflexe risque de nous diriger dans des combinaisons dangereuses, même si notre apprentissage a été de qualité et parfois justement, parce qu’il a été de qualité. Un judoka japonais haut gradé s’est retrouvé planté par le couteau de son agresseur lors d’une rixe. Il avait appliqué la technique ippon-seoi-nage, ce qui en soi aurait plutôt été excellent sur un tatami, mais se révéla dramatique dans ce cas. Il se planta lui-même le couteau dans la poitrine à cause de la qualité de la technique qu’il avait exécutée parfaitement, et malheureusement il n’y survécut pas.

Le Kung-fu de l’homme ivre

C’est au milieu des années soixante-dix que j’ai eu l’occasion de voir une démonstration de Kung-fu effectuée par Georges Charles Senseï qui m’a beaucoup impressionné, à l’époque où, tous deux jeunes enseignants au dojo de la montagne Sainte Geneviève à Paris, nous échangions sur les vertus réciproques de nos arts.
Nous parlions déplacements, taisabaki, équilibre et là, pour me faire comprendre ce qu’il tentait de m’expliquer oralement, il me montra divers « kata » dans son art que je connaissais très peu (il n’existait à ce moment-là ni YouTube, ni même internet et les experts étaient très rares). Ce fut pour moi une immense surprise et une grande joie de le voir exécuter d’abord le style du singe, puis le style de l’homme ivre. De voir ce jeu avec le déséquilibre, de le voir pousser les limites de la stabilité avec aisance et sincérité. Cette découverte me renforça dans la recherche que je faisais déjà : trouver la simplicité, la respiration et un équilibre dénué de raideur dans les déplacements, comme nous le montrait Tsuda Senseï.

Une expérience personnelle

En 2002 je venais tout juste de rentrer d’un stage à Jérusalem  : Ce stage avait été difficile car c’était le début de l’Intifada et j’avais tenu à faire un stage ouvert à tous, malgré les tensions plus que perceptibles que cela avait provoqué pendant le stage lui-même. De retour donc, j’étais avec mes filles (toutes deux encore adolescentes), nous nous promenions et étions entrés dans un monument parisien que je connaissais peu. Tout à coup j’ai eu une légère altercation avec un individu au sujet de l’inopportunité de son comportement. Après avoir fait quelques pas, il se rue sur moi et me décoche un magnifique uppercut. Je ne peux pas dire ce qui s’est passé, j’ai simplement senti comme un vent, en fait, le mouvement de l’air provoqué par le déplacement de son poing, j’avais bougé, et il s’était déséquilibré lui-même en raison de mon déplacement. Je n’avais effectué aucune technique, ni même pensé en faire une, il est tombé puis il est parti rapidement en rageant. Ce jour-là j’ai compris physiquement ce qu’était le Non-Faire dont mon maître Tsuda Senseï nous avait tant de fois parlé. J’étais très calme, sans aucune animosité, sans aucun besoin, le déplacement nécessaire s’était produit tout seul, sans aucun contrôle volontaire et cependant avec une extrême précision. Serais-je capable de refaire la même chose une autre fois ? Je ne sais absolument pas. Parfois il suffit d’un petit trouble pour que quelque chose tourne mal. De toute façon il ne s’agit pas de devenir invincible mais plutôt de mener une vie simple et pleine. C’est ce chemin qui m’a été enseigné, ce chemin tel que l’avait compris Tsuda Senseï, qui comporte évidemment ses propres contraintes comme il le raconte lui-même.
« J’ai commencé l’Aïkido à l’âge de quarante-cinq ans, à l’âge auquel on renonce en général à tout mouvement qui risque d’être violent. Pendant plus de dix ans, tous les matins, j’allais à la séance qui commençait à 6h30, en me levant à 4h, sans relâche, même s’il m’arrivait de me mettre au lit à 2h du matin ou même si j’avais une fièvre de quarante degrés, et cela, pour le plaisir de voir ce maître octogénaire marcher sur les tatamis.
Des camarades du dojo disaient de moi : « “Vous avez une volonté de fer”. À quoi je répliquais : “Non. J’ai une volonté tellement faible que je n’arrive pas à ‘m’arrêter de continuer’ ”. Ce qui provoquait un éclat de rire joyeux chez eux, mais j’étais sincère. »*

Article de Régis Soavi  publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°20) en  avril 2018

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Notes :

* Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, p. 166
* Tsuda Itsuo, La Science du particulier, Le Courrier du Livre, 1976, p. 125-126
* Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur (œuvre posthume réalisée à partir d’inédits), Le Courrier du Livre, 2014, p. 109-110

Crédit photo : Itsuo Tsuda devant le tableau photo de Eva Rotgold, 1975