par Régis Soavi
Il semble qu’aujourd’hui le sens du mot “fierté” se soit alourdi de manière trompeuse, la fierté est presque devenue un défaut majeur dans certaines classes de la société. On utilise à tort le mot “fier”pour définir « quelqu’un qui se croit supérieur aux autres et le manifeste par son comportement », alors qu’il s’agit souvent à mon avis, tout simplement d’un inconscient prétentieux.
L’estime de soi
On confond trop souvent l’estime de soi-même qui est éminemment respectable avec la vanité qui est une forme d’auto-satisfaction qui ne peut que nous nuire. Par contre on dira de quelqu’un « qui a soi-disant conscience de ses limites, de ses faiblesses, et qui le manifeste par une attitude volontairement modeste et effacée » qu’il est humble, même si cette humilité est factice et ne sert qu’à tromper son monde. Le monde politique regorge depuis toujours de ce type d’usurpation pour ce qui est de l’utilisation des termes “être humble” ou “être fier”. L’humilité implique un rapport sociétal, elle est nécessaire face aux autres pour maintenir un équilibre externe autant qu’interne, mais elle ne doit pas nuire à notre état de conscience et à la force qui nous guide dans notre vie.
L’amour-propre
Être fier de ses talents est le contraire de la prétention et avoir conscience de ce qu’on est capable de faire n’est pas la vanité. J’ai trop souvent vu et reçu des personnes au dojo qui n’étaient plus conscientes de leurs capacités réelles et alors s’en inventaient de fictives afin de survivre dans un monde où seuls les plus forts semblent avoir le dessus. Cassées, elles attendent les ordres ou au minimum les exemples pour pouvoir imiter et devenir ce qu’elles ne seront jamais en réalité, mais afin de le prétendre devant de plus faibles qu’elles.
Un humble dojo
Fruit du travail des pratiquants qui en ont assuré la réhabilitation comme l’entretien journalier, le dojo a fière allure à nos yeux. Dans ce lieu de travail du corps et sur le corps, dans la douceur et la concentration comme dans la résistance et la ténacité, chaque personne qui participe aux séances d’Aïkido ou de Katsugen Undo1 se sent fière d’être là, sans prétention aucune, mais avec le plaisir de vivre ce que le monde du quotidien a rendu difficile voire impossible pour certains. Tout est à reconquérir et si le désir est là, le lieu s’y prête. Si le dojo se présente si humblement (c’est son coté Ura) c’est aussi afin de permettre la rencontre avec des personnes simples et courageuses qui sauront découvrir son intérêt (son coté Omote) au-delà des apparences.
Humilité et posture
Je me souviens encore aujourd’hui de la posture de Tsuda senseï, quittant le dojo après la séance du matin avec son sac pour faire quelques courses avant de rentrer chez lui. Pour qui ne le connaissait pas il ressemblait à un homme ordinaire, un asiatique choisissant des fruits rue Saint-Denis ou achetant un journal, pour qui savait “voir”, il se dégageait de lui une présence, une manière de se mouvoir, différente de tous ceux qui l’entouraient. Le dos droit la tête alignée, on peut dire qu’il avait fière allure, même sans rien connaître à la posture on pouvait sentir sa force intérieure, son “aura”.
Un
Voici un texte de Noguchi Haruchika2 traduit par Tsuda senseï, qui de prime abord et pour qui ne connaît pas l’auteur peut sembler extrêmement prétentieux, mais peut aussi nous donner une petite idée de la vision d’un maître reconnu dans son art comme le plus prestigieux.
« “pensée sur la vie intégrale”
Si je me meus, l’Univers se meut. Si l’Univers se meut, moi, je me meus. « Moi » et l’Univers sont Un indivisible, un corps et une pensée.
Oum ! Tout va bien. » 3
Avoir un port altier
Regardons la posture de O senseï lorsqu’il marche ou lorsqu’il arrose ses fleurs : quelle posture superbe ! De la même façon je reste sans voix quand je regarde comment se déplace Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu.
Hommes ou femmes sans distinction montrent de la hauteur dans leur présence face aux autres, autant que de la simplicité et de la modestie dans leur intimité. Il n’y a pas si longtemps la prestance était valorisée, si elle n’était pas mise en valeur pour cacher des défauts, de la faiblesse ou encore la médiocrité voire la fausseté, elle était censée refléter l’intérieur, l’“âme” de la personne. Bon nombre de valeurs sont aujourd’hui comprises comme négatives ou absurdes, on parle d’arrogance, d’orgueil, de stupidité, d’infantilisme, etc., là où ma façon de comprendre le monde voyait audace, courtoisie, intelligence ou panache, comme par exemple dans la tirade des « Non, merci » issue de la pièce d’Edmond Rostand Cyrano de Bergerac.
Les arts martiaux et plus particulièrement l’Aïkido nous ramènent à nous-mêmes, indépendamment de l’éducation que l’on a reçue, c’est la possibilité de se recentrer et tout à la fois de mesurer notre indépendance comme notre dépendance de tout ce qui nous entoure. C’est l’occasion, grâce aux contacts avec les autres, de retrouver nos racines vivantes bien qu’invisibles mais non immatérielles, ou plutôt d’une matérialité non encore reconnue comme mesurable. Par la pratique régulière, le corps se redresse et sans être remarquable, il sera distingué au milieu d’une foule comme un élément chargé et digne d’intérêt.
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Article publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n° 14 en juillet 2023.
Notes :
- Katsugen Undo (en français Mouvement Régénérateur) : pratique permettant la normalisation du corps grâce à l’activation du système moteur extra-pyramidal (système involontaire)
- Noguchi Haruchika (1911–1976) fondateur du Seitaï, dont Tsuda I. suivit l’enseignement durant plus de vingt ans
- Tsuda Itsuo, Un, chap. I, 1978, Le Courrier du Livre, p. 7
- ibid., pp. 8–9
- Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (disponible en ligne), Acte II, Scène VIII, 1898, Librairie Charpentier et Fasquelle