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Article en langue Francaise

Fujitani Miyako, « l’effet Matilda » de l’Aïkido ?

par Manon Soavi

Imaginez quelques secondes un monde où seraient écrits des articles sur « l’Aïkido au masculin » ! Avec un unique article qui parlerait de Tohei senseï, de Shioda senseï, de Noro senseï et de Tamura senseï. Des articles qui trouveraient pertinent de les mettre ensemble au nom du fait qu’ils ont en commun… un chromosome Y. C’est étrange, ridicule même, n’est-ce-pas ? Comment mettre ensemble des hommes ayant des histoires personnelles riches, différentes, ayant chacun eu un rapport privilégié avec O senseï, ayant chacun fait un parcours personnel différent dans l’Aïkido ? Chacun d’eux a sa personnalité, son histoire, son enseignement spécifique. Chacun d’eux mérite, a minima, un article à lui seul.

C’est pourtant ce qui arrive aux femmes. On trouve pertinent de parler d’Aïkido « au féminin » … Évidemment cela n’a rien de spécifique à l’Aïkido, c’est un phénomène de société. Savez-vous que les États-Unis ont été champion du monde de foot ? Ah oui, de foot « féminin », du coup, ça ne compte pas. Pourquoi ? Parce qu’il y a LE foot et puis il y a le « foot féminin ».

C’est aussi le phénomène qui permet aux Schtroumpfs d’avoir chacun une caractéristique, même mineure, alors que la Schtroumpfette, sa caractéristique, c’est d’être une fille, c’est tout. Elle n’a aucun caractère, à part les traits caractérisant une fille stupide et coquette. Bien sûr, ce n’est qu’une bande dessinée mais si vous y réfléchissez quelques minutes, il est possible de trouver des centaines d’exemples du même phénomène. Les hommes sont des personnes, des personnages ayant des caractéristiques et des histoires. Les femmes sont, dans la très grande majorité du temps, juste « des femmes ». Comme les aikidokates mises ensemble dans le panier « aïkido féminin » en niant leurs spécificités, leurs différences, leurs histoires. Heureusement certains cherchent à retracer leurs parcours bien que les informations soient « comme par hasard » beaucoup moins disponibles, voire complètement inexistantes !

Tenshin dojo Osaka
Tenshin dojo de Miyako Fujitani à Osaka

L’effet Matilda

« L’effet Matilda est le déni, la spoliation ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes à la recherche scientifique, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins. »1 C’est un phénomène observé par Margaret W. Rossiter, historienne des sciences qui nomme cette théorie l’« effet Matilda » en référence à la militante féministe américaine du XIXe siècle Matilda Joslyn Gage. Celle-ci avait remarqué que des hommes s’attribuaient les pensées intellectuelles des femmes proches d’eux, les contributions des femmes étant souvent réduites à des remerciements en bas de page.
C’est, par exemple, un effet observé pour Rosalind Franklin, dont les travaux, déterminants pour la découverte de la structure de l’ADN, seront publiés sous le nom de ses collègues. Idem pour les découvertes de Jocelyn Bell en astronomie qui vaudront à son directeur d’obtenir un prix Nobel en 1974. Lui, pas elle.

L’histoire de Fujitani Miyako ressemble un peu à celle de Mileva Einstein, physicienne, camarade d’étude et première épouse d’Albert Einstein. Mileva et Albert Einstein se rencontrent sur les bancs de l’université et la théorie de la relativité sera leur recherche commune. Sauf qu’elle tombe enceinte alors qu’ils ne sont pas mariés, ce qui précipite leur mariage mais ralentit considérablement Mileva dans ses études. Finalement les trois enfants qu’auront le couple, dont le dernier, handicapé à vie, seront à la charge intégrale de Mileva, une fois qu’Albert Einstein partira faire carrière aux États-Unis. Bien sûr, il n’est pas question ici de remettre en cause le génie d’Albert Einstein, mais de s’interroger sur les possibilités qu’a eu Mileva, elle, de continuer sa carrière avec trois enfants à charge, dont un handicapé. Albert Einstein n’a pu partir faire carrière que parce qu’elle est restée.

Finalement, si on y pense, le dicton qui dit « derrière chaque grand homme il y a une femme » n’est en rien romantique ou attendrissant, si on le reformule plus justement « derrière chaque grand homme il y a une femme qui s’est sacrifiée car elle n’avait aucune autre option ». La carrière, les distinctions, les récompenses, les postes, la reconnaissance des pairs, tout cela repose sur l’écrasement plus ou moins « accepté » des femmes.

Quand on pense mesurer la compétence d’une femme à sa carrière, à la reconnaissance de ses pairs, on oublie que le jeu est truqué, car pour chaque maître d’aïkido ayant fait carrière il y a derrière au moins une femme s’étant occupé de leurs enfants, souvent du dojo, des inscriptions, de la comptabilité, des relations sociales. Sans compter le soin du mari lui-même, l’attention à lui porter. Sur ces bases assurées par la femme du maître, la compétence martiale extraordinaire peut s’épanouir et briller. Attention, je ne remets pas en doute la compétence de ces maîtres, je contextualise la présence féminine qui leur a permis de s’épanouir. Une présence qu’ils ont souvent considérée comme un dû, un état de fait. Puisque systémique.

A contrario, bien souvent, personne n’a aidé les femmes à exercer leurs arts. Personne ne garde leurs enfants, ne prépare les repas, ne fait la comptabilité du dojo pour elles. Sans compter ceux qui auront tenté de leur barrer la route. Alors quand on compare, soi-disant sur une mesure objective, leurs carrières à celles de certains hommes, évidemment, de façon structurelle, elles n’ont pas pu arriver à la même célébrité. Cependant, ce n’est pas une question de compétences mais de société.

Miyako Fujitani senseï
Miyako Fujitani senseï

L’histoire de Fujitani Miyako

Née dans les années cinquante au Japon, Fujitani senseï est aujourd’hui une des rares femmes septième dan d’Aïkido qui enseigne dans son propre dojo depuis quarante ans, à Osaka. Élève de Tohei Koichi, elle passe ses premier et deuxième dans devant Ueshiba O senseï. Pourtant, contrairement à l’histoire d’un certain nombre d’élèves de Ueshiba O senseï, son parcours d’aikidoka ne raconte pas comment elle partit se confronter au monde et faire carrière, mais il raconte l’histoire qui est bien souvent le lot des femmes : rester à l’arrière et endurer. En ce sens il est un parcours symbolique.

Fujitani Miyako est confrontée très jeune à la violence masculine. Son père maltraite et bat ses trois enfants. Il meurt quand elle a six ans, en ayant « seulement » eu le temps de la maltraiter et de lui déboîter l’épaule. Elle continue à être confrontée à cette violence au collège où elle subit de la part des garçons des agressions quotidiennes. À cette époque, elle pratique la danse classique et le Chado (l’art du thé) mais elle décide de réagir et envisage de faire du Judo comme son frère.

Finalement elle choisit l’Aïkido. Son premier enseignant à Kobé refuse les femmes dans son cours, mais elle insiste tellement qu’il finit par l’accepter. Par la suite, elle devient l’élève de Tohei senseï et elle passe son premier dan devant Ueshiba O senseï à Osaka en 1967. Elle raconte que « O senseï Ueshiba faisait référence à lui-même par Jii (grand-père) quand il enseignait au groupe de femmes. Il était toujours accompagné par mademoiselle Sunadomari, qui l’assistait en tout point. [Notamment] Ueshiba sensei démontrait toujours cette astuce avec elle, une sorte d’évanouissement pour tromper l’adversaire. »2

À ses débuts en Aïkido, elle se sent inférieure en tant que femme dans la pratique. Sans autre modèle, elle n’a d’autre horizon que de « devenir aussi forte » que les hommes pour être enfin considérée comme « aussi compétente ». Elle essaie alors de rivaliser avec la force musculaire des hommes qui l’entourent. Pendant un an elle se renforce musculairement. Elle raconte que sa technique paraissait alors, en effet, très puissante, mais qu’elle maltraite tellement son corps qu’elle finit par se briser les os des bras et des doigts. Elle s’abîme également les articulations des coudes et des genoux. Elle devra même arrêter de pratiquer durant un an pour se rétablir.

Miyako Fujitani senseï
Miyako Fujitani senseï

Cette situation où les femmes souffrent de façon disproportionnée de lésions liées à leur profession se retrouve chez les femmes pianistes par exemple où « plusieurs études font apparaître que les femmes pianistes sont plus exposées aux douleurs et lésions que les pianistes de sexe masculin (pour les femmes, le risque est plus élevé de 50% environ). Une autre étude montre que 78% des femmes, pour 47% des hommes, souffrent de troubles musculosquelettiques. »3 C’est donc là aussi un problème de société où, en ne valorisant qu’une certaine façon de faire, de bouger, de jouer de la musique etc., les femmes sont systématiquement désavantagées et, dans leur volonté de faire leurs métiers, de réaliser leurs passions, elles abîment leurs corps à l’excès. En payant aussi le prix d’interruptions de carrière, voire d’abandons.

Fujitani Miyako a vingt-et-un ans quand elle rencontre Steven Seagal, à Los Angeles où elle accompagne Tohei senseï pour un séminaire d’Aïkido. Elle assiste à son passage de premier dan aux États-Unis et peu de temps après son retour au Japon, elle y retrouve Seagal. Il vient de gagner une somme d’argent avec un spectacle de Karaté à Los Angeles, spectacle durant lequel il se casse le genou, mais avec l’argent gagné il achète son billet pour le Japon et il débarque avec comme seule possession son jean troué et une fourchette en argent.

Fujitani Miyako est alors deuxième dan et elle ouvre son propre dojo, qu’elle nomme Tenshin dojo, sur un terrain appartenant à sa mère, avec l’argent de cette dernière. Elle épouse Steven Seagal quelques mois après leur rencontre en 1976 et, dans un réflexe très typique du conditionnement féminin, c’est elle-même qui le place en position d’enseignant principal dans son propre dojo, et ce, alors qu’elle est, elle, son sempaï, c’est-à-dire son supérieur hiérarchique.

C’est un conditionnement très fort des femmes qui sont éduquées avec l’idée qu’elles doivent assurer la paix du ménage et le bien-être de leur mari en favorisant l’idée qu’il se fait de sa supériorité. Surtout ne pas gagner plus d’argent, ne pas être plus connue, ne pas mieux réussir que lui au risque de voir détruire sa famille. Toutes les femmes savent très bien cela et les histoires d’hommes quittant leurs compagnes, jaloux de leurs réussites à elles, ne sont pas rares.

Mona Chollet l’explicite parfaitement dans son chapitre «  »se faire petite » pour être aimée ? », à l’aide d’exemples tous plus parlant les uns que les autres et avec cette conclusion critique : « Notre culture a si bien normalisé l’infériorisation des femmes que de nombreux hommes ne peuvent assumer une compagne qui ne se diminue ou ne s’autocensure pas d’une quelconque manière. »4 Évidemment, pour Fujitani, cela s’aggrave avec l’arrivée rapide de deux bébés.

La descente aux enfers

Alors qu’elle est dans son propre dojo, Seagal commence très vite à la rabaisser, la reléguant au rôle de « la japonaise qui apporte le thé pendant que lui joue au petit shogun »5. Le piège se referme sur elle, d’autant plus que les journaux et télévisions se font l’écho du « gaijin’s dojo » montant en épingle l’idée que Steven Seagal soit « le premier occidental à avoir ouvert un dojo au Japon », bien qu’en réalité il ait phagocyté le dojo de Fujitani Miyako.

Pendant ce temps, Steven Seagal entretient de nombreuses liaisons avec d’autres femmes, y compris avec ses élèves, et finalement, il annonce à Fujitani qu’il repart aux États-Unis pour faire carrière comme acteur. Elle reste à l’attendre avec sa promesse qu’elle pourra le rejoindre avec leurs enfants. Une autre promesse : de l’argent pour prendre soin des enfants, ne sera jamais honorée non plus.
Finalement, des avocats la contacteront pour demander le divorce et permettre à Seagal de se remarier aux États-Unis.

Miyako Fujitani et sa fille
Miyako Fujitani et sa fille

À quelque chose malheur est bon

Fujitani Miyako est évidemment désespérée d’être ainsi abandonnée avec ses deux enfants. Pour couronner le tout, presque tous les élèves du dojo sont en fait plus impactés par le charisme de Seagal qu’intéressés par l’Aïkido. Le terrain qu’il avait miné en la rabaissant systématiquement devant les élèves agit durablement puisque non seulement ils partent mais, en plus, ils reviennent se moquer d’elle et de son dojo déserté. Elle raconte lors d’un entretien « [À cette époque] j’avais envie de me cacher dans un trou. Pourtant je n’avais rien fait de mal ! Certains élèves venaient d’autres dojos avec beaucoup d’arrogance, comme s’ils étaient chez eux. Ils disaient à mes rares élèves  »elle est faible, allez voir ailleurs ». J’ai vraiment détesté cette époque et ce dojo. Certaines personnes ont même raconté que Steven m’avait quittée parce que j’étais mauvaise (rires). Cependant, lorsque je me couchais dans mon lit le soir, je pensais à ce que j’avais. […] J’utilisais mon imagination pour voir mes enfants grandir et imaginer mes petits-enfants et je me demandais si le jour viendrait où je me sentirais vraiment heureuse d’avoir l’aïkido. C’est ce qui m’a aidé à arriver jusqu’ici. J’aime enseigner aux jeunes avec joie et aujourd’hui je peux vraiment dire « je suis heureuse d’avoir l’aïkido ». »6

Finalement elle s’accroche, persévère, découvre aussi l’école de sabre Yagyu Shinkage-ryu pour laquelle elle se passionne et qui nourrit sa compréhension de l’Aïkido. Elle tient bon et mène à bien son rôle de mère et sa passion pour l’Aïkido. « De nos jours, de nombreuses femmes travaillent, y compris dans des emplois qui étaient auparavant réservés aux hommes. Il n’est pas rare qu’une femme travaille et élève des enfants en même temps. Pour moi, c’était très difficile car je devais subvenir aux besoins de ma famille en enseignant l’Aïkido. Au début [l’Aïkido] était un art martial majoritairement pratiqué par les hommes et j’avais dû longtemps manquer l’entraînement à cause des enfants. C’était honteux pour moi en tant que professeur d’Aïkido : un jour que je reprenais l’entraînement, j’ai commis une erreur et je me suis blessée aux deux genoux. »7

Miyako Fujitani senseï
Miyako Fujitani senseï

Aïkido : être une femme est un avantage

Aujourd’hui elle insiste dans son enseignement sur une pratique qui respecte l’intégrité du corps comme valeur cardinale. Fruit de ses expériences d’accidents à ses débuts, elle insiste donc sur l’importance pour uke de suivre correctement plutôt que de résister jusqu’à ce que le corps souffre « L’ukemi n’est pas un mouvement de démonstration, le but initial est de protéger le corps des blessures. Faire ukemi ne veut pas dire que vous êtes un perdant. Si Uke comprend quel type de technique est utilisé, alors il peut y échapper. Prendre l’avantage et préparer la contre-attaque. Lors de l’exécution d’une technique, le rôle de uke n’est pas seulement d’exécuter correctement l’ukemi sans résister à la projection, mais aussi d’observer le timing de la technique, développant ainsi la capacité à  »lire » la technique. Après tout, c’est un exercice à la fois pour celui qui exécute le waza et pour celui qui le reçoit. »8 Pour cela elle souligne la nécessité d’avoir un corps détendu : « En japonais, il y a le mot Datsuryoku [脱力], qui se traduit par  »détendre le corps comme dans le sommeil ». Quand nous dormons nous ne pouvons normalement pas utiliser notre corps en surcharge. »9

« En karaté, par exemple, on bloque et on contre-attaque, mais en aïkido, on ne bloque pas. Nous ne nous heurtons pas au même niveau que l’adversaire, c’est pourquoi c’est si délicat. Le Ma Aï est très important et j’insiste beaucoup sur ce point. J’enseigne quelque chose de totalement différent de ce qu’ils font à la branche de [l’Aïkikaï] de Tokyo qui, je suis désolée de le dire, est erronée. J’enseigne une méthode plus douce avec un Ma Aï précis afin que les techniques puissent être exécutées plus facilement. »10

Convaincue que l’Aïkido est l’art martial qui convient aux femmes, elle œuvre à son développement au quotidien, et à travers des événements, comme en 2003 où elle dirige aux États-Unis un séminaire nommé Grace&Power. Women&Martial Arts. L’importance d’avoir des modèles féminins sur les tatamis ne lui a pas échappé. Bien sûr « Il fut un temps où le dojo [de Ueshiba O senseï] comptait un bon nombre d’étudiantes. Mais au cours d’une période, beaucoup d’étudiants ont utilisé la force et se sont blessés. Si bien que beaucoup de femmes ont été découragées. Et il y a eu un vide de pratiquantes pendant un certain temps. »11

« [Moi-même] j’ai enseigné l’Aïkido pendant plus de 10 ans dans une atmosphère de discrimination envers les femmes. [Pourtant] en perfectionnant ma pratique encore et encore, j’ai développé mon propre style d’Aïkido, un Aïkido qui peut être pratiqué par des femmes n’ayant aucune capacité physique.

Je crois que les hommes qui pratiquent mon style ont un gros avantage. Si vous utilisez vos muscles dès le début, vous vous habituerez à toujours utiliser la force. Mais vous n’accomplirez ni ne développerez de grandes choses. Mais si l’on découvre les bases sans utiliser la force, en s’appuyant uniquement sur les principes, alors les muscles, la taille, etc. seront un avantage à ne pas sous-estimer une fois qu’on a atteint un certain niveau.
Le fondateur de l’Aïkido a déclaré12 :  »L’Aïkido basé sur la force physique est facile. L’Aïkido sans force inutile, est beaucoup plus difficile. » Je sais que si j’essayais de baser mes cours d’Aïkido sur la force physique, je ne serais pas capable de faire une seule technique et n’aurais pas un seul élève. On peut peut-être dire que les techniques d’Aïkido développées par les femmes détiennent la clé des secrets ultimes de l’Aïkido – un Aïkido qui ne repose pas sur la force. »13

Article de Manon Soavi, publié dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17 avril 2024.

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Notes :

  1. Entrée Wikipédia « Effet Matilda »
  2. ‘I am glad I have Aikido’ [« Je suis heureuse d’avoir l’aïkido »], entretien avec Fujitani Miyako, Magazine of Traditional Budo, n. 2, mars 2019 (lien pdf en bas de cette page). Trad. Manon Soavi.

  3. Caroline Criado-Perez, Femmes invisibles. Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes, éd. First, 2019, p. 182

  4. Mona Chollet, Réinventer l’amour, édition La Découverte (label Zones), 2021, p. 99

  5. Fujitani Miyako, in Sylvain Guintard, Rencontres extraordinaires, Budo Éditions, 2014, p. 94

  6. ‘I am glad I have Aikido’, op. cit.

  7. »Zu viele Menschen in dieser Welt müssen leiden« [« Trop de gens souffrent dans ce monde »], entretien avec Fujitani Miyako, Aikido Journal n. 34D, 2e trimestre 2003

  8. ibid.

  9. ibid.

  10. ‘I am glad I have Aikido’, op. cit.

  11. ibid.

  12. Tsuda Itsuo élève direct du fondateur rapporte également que O senseï a déclaré que « son Aïkido idéal était celui des jeunes filles. Les jeunes filles ne sont pas capables, de par leur nature physique, de contracter les épaules aussi durement que les garçons. Leur Aïkido, est de ce fait, plus coulant et plus naturel. » (Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 148–149)

  13. >»Zu viele Menschen in dieser Welt müssen leiden«, op. cit.

 

Complémentarité

par Régis Soavi

La tension et la détente sont les deux aspects les plus visibles du mouvement intérieur humain ; comme le yin et le yang ils peuvent se succéder, s’entrelacer ou se superposer, mais ils ne sont jamais totalement séparés malgré l’intensité des réactions qu’ils provoquent.

Notre monde nous offre tous les jours des raisons de tension, ce qui en soit n’est pas condamnable, car il s’agit le plus souvent d’une fonction involontaire, voire un réflexe de défense face à l’adversité. Les être humains ont mille raisons de se tendre, mais la tension qui cherche à se soulager provoque bien souvent des attitudes agressives qui entraînent une ambiance faisant boule de neige. Il est alors difficile d’apporter un peu de détente afin de résoudre cette situation. On cherche à obtenir la détente avec le volontaire mais bien souvent c’est pire encore et la situation s’envenime. Plus on cherche à se détendre, plus on se raisonne, plus la tension augmente. C’est l’escalade qui semble ne plus avoir de fin.

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Expiration au plexus lors d’une séance de Katsugen undo, au dojo de Tsuda senseï

Involontaire

La tension n’est qu’une réponse à une situation donnée. Si la réponse est adéquate, tout va bien. Mais bien souvent elle nous entraîne vers quelque chose que nous ne désirons pas et nous amène à dépasser les limites acceptables par autrui. D’autres fois elle provoque des blocages rendant impossible, ou en tout cas difficile la résolution d’une peur, ou d’un conflit interne. Obtenir la détente, dans ce cas, provient souvent d’un effort volontaire, d’un entraînement rigoureux, d’un dépassement conscient de la situation.

Notre système involontaire est au service de la vie qui travaille en chacun de nous. Il est justement là, entre autres, pour corriger nos difficultés posturales et permettre de préserver un équilibre qui soit le plus naturel possible afin que la vie se maintienne en nous. Et cela même, parfois, au prix de douleurs ou de déformations si nous résistons à ses impulsions régulatrices et persistons à refuser de lâcher prise, donc à nous raidir en luttant contre lui. Il est donc important de stimuler ce système involontaire grâce à des exercices qui, au lieu de le mettre en péril ou de chercher à le dominer, lui donnent la liberté de faire son travail et de nous rééquilibrer chaque fois qu’il y en aura besoin.

À l’opposé de la recherche du contrôle grâce à la volonté, le Seitai a un point de vue relativement simple et pourtant de bon sens, concernant le mouvement du corps, et j’ai souvent entendu Tsuda senseï l’exposer lors de ses conférences. Dans son livre, Le dialogue du silence, il résume en une phrase la réflexion de Noguchi senseï sur la santé :

« « Un corps bien portant est élastique. »
Ceci peut se traduire par une grande amplitude musculaire, autrement dit, il y a un grand écart dans les muscles entre le moment de contraction et le moment de détente. Un corps bien portant est comparable à un élastique tout neuf qui s’allonge et se raccourcit facilement.
Cette élasticité diminue à mesure qu’on vieillit. Lorsque l’amplitude musculaire devient zéro, on cesse de vivre.

La mort ne survient donc pas brusquement. On s’approche de la mort par une perte graduelle d’élasticité. »1

Tsuda senseï nous explique dans un autre livre, Même si je ne pense pas JE SUIS :

« Lorsqu’un mouvement est exécuté normalement, la contraction musculaire doit cesser après l’usage pour céder la place à la détente. Si le raidissement persiste dans les parties concernées, c’est que le mouvement est mal exécuté. Cette remarque s’applique à tout mouvement qu’exécute le corps. L’idéal du Seitai est de maintenir au maximum l’amplitude musculaire, c’est-à-dire, l’écart entre la contraction et la détente. »2
complementarite
Favoriser la détente lors des immobilisations

Le sans-tension, quelque chose d’inhumain ?

Il existe des adages qui donnent matière à réflexion, comme par exemple celui-ci : « Seul le sage tel un Bouddha vivant reste en toutes circonstances d’humeur égale et assume une posture tranquille reflétant la détente la plus parfaite ». Est-ce vrai ou est-ce comme d’habitude une idée mal comprise, un message qui du coup perd toute sa valeur de par sa réduction simplificatrice. De plus qui peut prétendre à cela ?

Les pratiquants d’arts martiaux cherchent souvent comment rester calme, ne pas être envahis par la peur, quelles que soient les occurrences. La méditation de même que des exercices conçus pour cela peuvent amener à trouver une certaine sérénité, mais lorsqu’on se trouve à l’improviste dans une situation difficile bien souvent tout s’envole, « on perd ses moyens ».

Rester Cool

Comment rester calme et serein quand une situation devient périlleuse ? La réponse dépend bien sûr de la situation elle-même, mais avant tout du Taïheki (tendances posturales) de la personne et donc de sa posture, de la capacité de mouvement de son corps. Ce que l’on appelle Taïheki est l’expression visible de la polarisation de l’énergie vitale à un endroit particulier du corps, le plus souvent une zone incluant le Koshi ainsi qu’une ou plusieurs vertèbres. Cela influe évidement sur les habitudes corporelles et par conséquent peut provoquer des blocages comme de plus grandes facilités de mouvements, et agir sur la rapidité à passer à l’acte : face à une situation donnée un certain type de pratiquants ne pourra trouver la détente que dans l’action, un blocage de son énergie à la troisième lombaire l’oblige à se tordre et à agir pour la dépenser quelles que soient les conséquences. Une fois le problème résolu, même s’il se rend compte qu’il a fait une bêtise, il se détend.

Un autre a besoin de penser avant d’agir, il connaît des techniques pour se protéger en cas de danger, mais lorsqu’il se trouve réellement dans la situation il s’éloigne du lieu, s’il le peut, pour rester spectateur. Ce détachement lui permet d’avoir un esprit critique et un jugement objectif. Son énergie est bloquée à la première lombaire et à la troisième cervicale, elle a tendance à monter au cerveau mais n’arrive pas facilement à redescendre. Il se détend car il est satisfait lorsqu’il trouve la solution théorique.

Un autre encore sera un excellent pratiquant, sportif en grande forme mais pour lui la détente vient quand il a bien calculé son coup. Il est prêt et sait comment réagir, ses techniques sont sûres, il domine la situation. Son énergie est concentrée à la cinquième lombaire, ce qui le pousse à aller de l’avant.

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« Solfège » exercice de détente avant la pratique

Équilibre

Quels que soient notre posture, notre agilité, nos difficultés ou nos blocages, ce que nous cherchons dans notre quotidien pour maintenir la forme, donc la santé, c’est l’équilibre, la capacité à se tendre lorsqu’on en a besoin et à rester détendu quand ce n’est plus nécessaire. La capacité de tension est favorisée par la détente, qui agit comme régulateur de la santé humaine. C’est l’alternance tension et détente, plein et vide qui gouverne la vie de chacun. C’est notre système involontaire, s’il est en bon état de fonctionnement et donc capable de réagir, qui donnera les réponses justes à toutes les circonstances qui peuvent survenir, car c’est l’intuition, comme le déclare le philosophe Henri Bergson qui est « la conscience dans ce qu’elle a de plus lumineux »3, et qui lorsqu’elle est bien réveillée est le juge indiscutable de la situation.

La pratique de l’Aïkido nous amène, et j’ose même dire, nous contraint, si nous sommes intéressés par le développement intérieur de l’individu, à avoir une vision et une compréhension non dualiste du monde dans lequel nous vivons. Elle nous permet de retrouver le sens profond du Tao en tant qu’unité, de ressentir le yin et le yang comme des forces non séparées qui parcourent le corps. Que ce soit dans la contraction ou dans le relâchement nous pouvons sentir ces forces comme des courants, des flots biologiques portés par les réseaux musculaires et animés par ce que nous avons du mal à définir mais que chacun d’entre nous connaît et reconnaît. Il ne reste plus alors qu’à les conduire afin qu’elles nous harmonisent, nous et nos partenaires, dans chaque mouvement, chaque technique.

« L’humanité a commencé probablement avec une telle intensité de vie, avec un grand écart entre la tension et la détente, entre la concentration de l’énergie et sa dispersion, pour pouvoir se frayer le chemin uniquement avec son intuition. Avec le développement de l’intelligence, l’intuition recule, pour céder la place à la logique, à l’explication rationnelle, à l’impératif de l’ordre. Le nombre de béquilles augmente. »4

« Dos à dos » exercice de détente à la fin de la séance

Expiration

Toutes les séances d’Aïkido dans notre École commencent par une pratique respiratoire et même plus précisément par un exercice de respiration profonde qui a été enseigné à Tsuda senseï par le maître de Seitai Noguchi Haruchika senseï, et a été intégré à cette partie que l’on accomplit seul, bien qu’au même rythme que les autres. Cette première partie à laquelle O senseï tenait beaucoup, qu’il pratiquait tous les matins et qui, malgré la transmission de Tsuda senseï, Tamura senseï et bien d’autres, a disparu de la plupart des dojos. Oubliée par méconnaissance ou par incompréhension car, par erreur, elle fut très souvent assimilée à un rite religieux ou un échauffement sportif, alors qu’il s’agissait d’un Misogi. C’est-à-dire un rituel de purification, d’union avec la nature en même temps que de réalisation de soi comme faisant partie d’un tout, étant à la fois le tout et la partie, sans distinction.

Cet exercice de Seitai se déroule de cette façon : assis en seiza, sur les talons, on met les mains au niveau du plexus solaire et, en appuyant légèrement, on se penche en avant jusqu’à toucher les tatamis en expirant avec la bouche grande ouverte mais détendue, un peu en quelque sorte comme un enfant qui serait « bouche bée » devant un cadeau inattendu. On se redresse ensuite avec l’inspiration. C’est en fait une sorte de bâillement provoqué artificiellement, car comme chacun le sait on ne peut pas bailler de manière volontaire ni même sur commande d’ailleurs. Ce bâillement même s’il n’est pas spontané agit en profondeur sur le système parasympathique et provoque une détente qui peut s’installer de façon durable ou tout au moins pour un débutant, le temps de la séance. On fait cet exercice trois fois de suite très tranquillement avant de continuer la pratique respiratoire qui sera rythmée par l’inspire en alternance avec l’expire.

C’est l’amplitude de la respiration, et le fait de rester concentré sur cet acte, qui permet que la détente succède à la tension, qu’il y ait cette possibilité de ne pas rester dans l’un ou l’autre de ces états qui bloquent nos actions et réactions, par trop d’énergie non dépensée ou manque de ressort pour cause de flaccidité.

Sans la détente l’Aïkido perd son identité

Inutile de chercher très loin en arrière, si l’Aïkido a eu son heure de gloire en tant qu’art martial, c’est plus grâce à la manière détendue qu’ont enseignée nos maîtres, la beauté de leurs gestes, la simplicité de leur comportement, d’où découlait de manière évidente cette efficacité qui nous a fascinés à nos débuts. C’est cette attitude bien plus que la tension, les gestes brusques voire violents, ou l’agressivité qui se manifeste dans bien des aspects de notre monde social ou dans les pratiques guerrières qui nous a touchés.

Il me paraît de première nécessité de ne pas oublier nos racines, ni de renier ce qui a toujours fait partie de l’enseignement de notre art, mais au contraire d’en comprendre l’importance, la puissance, la finesse. Guider les personnes nouvelles, la génération des « millennials », comme les anciens du siècle précédent, en leur offrant modestement ce que nous avons pu découvrir et éprouver, résultat d’une pratique aussi douce et souple qu’intensive parfois, mais toujours à la recherche de la compréhension de l’autre, de la fusion de sensibilité, de la détente afin de toujours favoriser la vie.

C’est le chemin que je parcours, c’est le chemin de notre École, c’est la voie que m’a enseignée mon maître Tsuda Itsuo. C’est cette voie qui nous permet d’être dans ce monde tout en vivant dans un autre. C’est ainsi que je peux faire mien cet aphorisme du philosophe Raoul Vaneigem :

« Dans l’irrépressible désir de vie se dissolvent et s’abolissent les lois d’un monde qui n’est pas le mien. »5

Régis Soavi

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« Complémentarité », un article de Régis Soavi publié en juillet 2024 dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 18.

Notes :
  1. Tsuda Itsuo, Le Dialogue du silence,  1979, Le Courrier du Livre, p. 36
  2. Tsuda Itsuo, Même si je ne pense pas, JE SUIS, 1981, Le Courrier du Livre, p. 67
  3. [La citation originelle semble être ‘a consciousness more and more wide awake and luminous’, cf. Henri Bergson in The Hibbert Journal, Issue X, N° 1, Oct. 1911, ‘Life and Consciousness’ (pp. 24–44), p. 33. Le terme « intuition » ne fait pas partie de la citation, bien que l’on puisse envisager de l’y rattacher. (Note de l’éditeur.)]
  4. Tsuda Itsuo, La Science du particulier, 1976, Le Courrier du Livre, p. 111
  5. Raoul Vaneigem, Du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations à la nouvelle insurrection mondiale, partie VI « Dépassement des contraires », aphorisme 25, éd. Le Cherche-midi (Paris), oct. 2023

 

La tradition n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu #2

Par Manon Soavi et Romaric Rifleu

Partie 2 : Le style « Edo »

Dans la première partie de cette article sur le Niten ichi ryu  [à lire ici] nous avons retracé les recherches sur l’art de Musashi du bujutsuka et chercheur en arts martiaux Hirakami Nobuyuki. Ses travaux sur les lignées presque éteintes de Niten Ichi-ryu l’amènent à découvrir la lignée Iori qui a conservé des caractéristiques typiques des koryus de l’époque Edo. Cette découverte qui le bouleverse l’amène à mieux comprendre le kyokugi (litt. prouesse, performance, art, capacité.), le potentiel de l’art de Musashi. Les spécificités très Edo Style du Ioriden Niten Ichi-ryu font sens dans un système martial donné, en lien avec son époque. Parmi ces spécificités nous allons en parcourir quelques-unes à titre d’exemple.

Aikimitsu sensei Ioriden niten ichi ryu. Musashi ryu
Aikimitsu sensei Kamae de Ioriden niten ichi ryu.

Uchitachi est l’enseignant

Dans une koryu, contrairement à ce qui ce fait aujourd’hui dans les budos modernes, uchitachi, celui qui attaque (uke dirions-nous en Aïkido) a un rôle d’enseignement. Il est primordial qu’il donne l’intensité juste, qu’il contrôle la vitesse et le rythme du kata. Il doit adapter son attaque aux capacités de shitachi (tori en Aïkido) qui, lui, est dans un processus d’apprentissage. Progressivement uchitachi va moduler son attaque pour faire progresser le plus novice, le mettre en difficulté ou lui faire travailler un aspect particulier. Ce rôle est donc tenu par l’enseignant ou un élève expérimenté.

C’est pourquoi, à chaque fois que Hirakami venait au dojo de Akimitsu senseï pour pratiquer le Ioriden Niten Ichi-ryu, ce dernier, malgré ses 92 ans, mettait toujours un keikogi et pratiquait directement avec lui. Cette façon de faire est l’essence de la transmission de maître à élève dans les koryus (ceci s’est maintenu également dans les lignées de Niten Ichi-ryu modernisées après guerre).

Tatsuzawa senseï. Musashi ryu. Ioriden niten ichi ryu
Tatsuzawa senseï enseignant le Ioriden niten ichi ryu

OmoteUra

De façon tout aussi caractéristique, Hirakami découvre qu’en Ioriden il y a deux faces à chaque kata, une face omote et une face ura. Là aussi la signification est différente de l’Aïkido où cela désigne grosso modo le fait de passer devant ou derrière uke. Dans le style Edo des koryus traditionnelles, les katas omote désignent une version de base du kata, qu’il est indispensable de maîtriser pour ceux qui commencent. C’est aussi cette version qui servira pour les démonstrations publiques. Dans un contexte où il était vital que chaque école garde ses secrets, le kata omote était très utile. Parfois même des coupes finales étaient ajoutées de façon à brouiller la mémoire des spectateurs. Puisque le cerveau retient plus facilement le début et la fin d’un enchaînement, cela permettait de cacher la technique décisive au milieu. En même temps, les katas omote transmettent les principes essentiels aux étudiants, ils ne les cachent pas réellement, ils sont, comme dirait Ellis Amdur, « cachés à la vue de tous »1.

La face ura au Japon signifie ce qui est à l’intérieur, à l’arrière, mais aussi ce qui n’est pas directement visible. Cela touche tous les aspects de la culture japonaise : l’architecture, les arts, le combat, les relations humaines etc. Pour les katas, la forme ura peut être une version plus pragmatique ou bien avec des variations parfois mineures, parfois assez importantes. Si le kata omote expose les principes, le kata ura donne les clefs pour « ouvrir la porte ». En fait, cela fait bien partie de l’ancienne cosmovision japonaise puisque il n’y pas de noir sans blanc, de négatif sans positif, de yin sans yang. C’est une tension dynamique entre deux pôles qui s’alimentent l’un l’autre.

Là aussi le riaï des katas, leurs principes, s’appréhendent mieux quand il existe les deux versions omote et ura. En Ioriden Niten Ichi-ryu il y a cinq katas omote à deux sabres et leurs cinq versants ura, de même pour les katas à un sabre il y a cinq katas omote et cinq ura.

Manon Soavi Romaric Rifleu entrainement au Ioriden niten ichi ryu, Japon 2023. Musashi ryu
Manon Soavi & Romaric Rifleu, entrainement au Ioriden niten ichi ryu, Japon 2023.

Respirer

Le Ioriden Niten Ichi-ryu accorde une grande importance à la respiration. Cela se travaille à travers les cinq exercices de respiration qui se font avec les deux sabres et à travers le rei, le salut. Chaque kata commence et finit avec une façon particulière de faire le salut qui fait travailler l’ouverture du corps au niveau des épaules et la souplesse des poignets. S’il est évident que l’art du sabre consiste bien souvent à rompre le rythme, à saisir la respiration pour s’en désynchroniser, pour en être capable il faut bien commencer par s’harmoniser. Pour entrer en synchronie avec l’autre, la respiration est la clef.
Maintenir une respiration calme afin de maintenir un certain calme intérieur, même face à une lame, était bien sûr un enjeu décisif. La respiration est la voie royale pour se recentrer et rester lucide, sans compter tous les bienfaits que nombre de pratiques du corps utilisent aussi. Avoir explicitement des exercices et des postures permettant de travailler sur la respiration et la coordination fait ainsi sens dans cette tradition martiale.

Akimitsu sensei, Ioriden niten ichi ryu. Musashi ryu.
Akimitsu sensei, 92 ans, Ioriden niten ichi ryu.

Transmettre avec des images

Enfin, les noms des katas du Ioriden étaient aussi plus classiques, ressemblant d’avantage au style typique des koryus anciennes. Hirakami explique que, dans la lignée Santo-ha, les noms des katas à deux sabres sont simplement les noms des gardes de départ (Chudan 中段, Jodan 上段, Gedan 下段…) alors que dans la lignée Iori les noms sont plus typiques des koryus au sens où ils sont évocateurs. Ils évoquent une action, une impression, les noms parlent par images – comme dans le Zenga où la calligraphie évoque un poème, un koan, une histoire porteuse d’enseignement. Les noms des katas de la branche Ioriden sont par exemple In-bakusatsu (enroulement yin meurtrier) ou bien Tenchi-gamae (garde du ciel et de la terre). Ce sont des évocations, ce n’est pas littéral. On voit le même phénomène entre les noms des techniques de budos modernes comme l’Aïkido, le Judo ou le Karaté comparés aux noms des katas de jujutsu des koryus. On y trouve des noms plus poétiques comme « dompter le cheval sauvage », « souffler la cendre » ou « arrêter l’ogre » (exemples tirés du Bushuden Kiraku-ryu).

Tokitsu Kenji s’est lui aussi interrogé sur les noms et les changements de noms d’une branche à l’autre : « Pourquoi, lorsqu’on passe d’une école à l’autre, une même technique reçoit-elle des noms différents ? La différence vient de la manière dont le maître initial ressent la technique en rapport avec une image. Certains peuvent être plutôt poètes et d’autres plutôt descriptifs, tout en utilisant des mots qui véhiculent une image. L’utilisation des idéogrammes peut servir de camouflage lorsque la richesse en images dissimule le sens précis sous l’ambiguïté des sens multiples. En saisissant les fils qui relient la spécificité de l’image et du sens des idéogrammes qui composent un nom, l’adepte peut capter un sens profond pour sa pratique.

Dans la pratique des guerriers, l’importance des techniques des arts martiaux n’était pas seulement le savoir-faire. Tant qu’un nom n’était pas associé à une technique, celle-ci n’était ni constitué, ni apprise. C’est ainsi que le dernier acte de la transmission était souvent d’apprendre le nom de la technique considérée comme la plus importante. […] Le mot semble avoir eu un sens mythique et même magique pour les guerriers du XVIIe siècle. »2

Les questions sans réponses

Pour conclure cette « enquête » nous pouvons rappeler que la vitalité d’un art réside dans cette tension entre évolution et tradition. Pour Hirakami senseï c’est grâce aux recherches sur ces formes anciennes que le riaï de cette tradition martiale lui est apparu et finalement la profondeur du kyokugi du Musashi-ryu est devenue plus évidente pour lui.

Finalement les koryus nous embarquent dans un voyage où s’entremêlent la vie d’un peuple et de sa culture, les soubresauts de l’histoire et les efforts pour, à la fois, conserver une tradition martiale, et à la fois la faire perdurer dans un monde très différent de celui qui l’a vue naître. Les évolutions sont inévitables, en même temps qu’une compréhension fine du passé est nécessaire. C’est une question sans réponse définitive, évidemment, presque un koan, à laquelle chaque génération est confrontée.

Ainsi il appartient à chaque adepte de jouer son rôle dans la chaîne de transmission, pour faire rejaillir le feu des braises et non pas juste honorer les cendre. À nous aujourd’hui de continuer cette transmission, à l’écoute des traditions tout en s’inspirant de cette très belle phrase de Jean Jaurès qui nous a inspiré notre titre, extraite d’un discours de 1910 : « la vraie manière d’honorer [le passé] ou de le respecter, ce n’est pas de se tourner vers les siècles éteints pour contempler une longue chaîne de fantômes : le vrai moyen de respecter le passé, c’est de continuer, vers l’avenir, l’œuvre des forces vives qui, dans le passé, travaillèrent. »3

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Un article de Manon Soavi et Romaric Rifleu publié en avril 2024 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17.

Notes :
  1. [cf. Ellis Amdur, Caché en pleine vue, 2023, éd. The Ran Network  (1re éd. Hidden in Plain Sight, 2009, éd. Edgework) (note de l’éditeur)]
  2. Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, l’homme et l’œuvre, mythe et réalité, 1998, éd. DésIris, pp. 272–273
  3. Discours de Jean Jaurès – Prononcé en 1910 à la Chambre des Députés

Miroir

par Régis Soavi

Le Shiseï est le reflet de l’âme comme de la santé du corps tant physique que psychique. Il est le révélateur indiscutable d’un état, permanent ou passager, pour qui sait lire la posture dans l’expression de sa manifestation de la vie. « [L]a posture est la concrétisation du mouvement inconscient. »1

Posture et involontaire

La recherche scientifique moderne a mis en évidence que, mis à part les problèmes de structure corporelle ou mentale, la maladie ou encore l’âge, la posture est la plupart du temps, le résultat de l’éducation et des efforts que l’on fait pour obtenir une conformité à notre environnement culturel et social, c’est par conséquent par un mélange de volontaire et d’involontaire qu’on obtient la posture que l’on désire. Il est nécessaire de prendre conscience, qu’à moins de se rigidifier, l’involontaire, quel que soit le nom qu’on lui donne (inconscient, subconscient, ou encore système nerveux autonome) a toujours la prépondérance sur le volontaire. Il nous est souvent difficile malgré tout de l’accepter, d’en avoir une conscience pleine et entière. La preuve de notre incompréhension, est notre désir de corriger notre posture à l’aide du volontaire dans l’espoir de suppléer à un manque, une indisposition, une souffrance personnelle ou pour toutes sortes d’autres raisons, chacune d’entre elles ayant à nos yeux une valeur qui lui est propre.

Notre système involontaire est au service de la vie qui travaille en chacun de nous. Il est justement là, entre autres, pour corriger nos difficultés posturales et permettre de préserver un équilibre qui soit le plus naturel possible afin que la vie se maintienne en nous. Et cela même, parfois, au prix de douleurs ou de déformations si nous résistons à ses impulsions régulatrices et persistons à refuser de lâcher prise, donc à nous raidir en luttant contre lui. Il est donc important de stimuler ce système involontaire grâce à des exercices qui, au lieu de le mettre en péril ou de chercher à le dominer, lui donnent la liberté de faire son travail et de nous rééquilibrer chaque fois qu’il y en aura besoin.

Le Katsugen Undo, introduit en France sous le nom de Mouvement régénérateur par Tsuda Itsuo senseï dès le début des années soixante-dix correspondait exactement à la réponse que beaucoup d’entre nous, pratiquants d’arts martiaux, cherchions déjà à cette époque-là pour améliorer notre posture. Ce n’était évidemment pas la seule méthode existante et certains ont trouvé dans diverses disciplines ou thérapies des moyens qui leur ont permis d’avancer sans s’abîmer. Mais évidement, ce n’était pas à la portée de tout le monde, autant du point de vue financier, que de l’investissement que cela demandait en continuité, en résistance, ou en temps.

Tsuda Itsuo : introduisit le Katsugen Undo en France au début des années 70.

Cette méthode d’activation de l’involontaire, le Katsugen Undo découvert par Noguchi Haruchika senseï, est pratiquée depuis plus d’un demi-siècle par des milliers de Japonais. Elle est, de par sa simplicité, sa philosophie et son très faible coût d’initiation comme de cotisation pour la pratique, une activité qui non seulement est à la portée de tous et de toutes, mais surtout, elle est d’un grand secours pour chacun grâce à sa capacité à résoudre de nombreux problèmes posturaux par l’activation du système involontaire. C’est une possibilité pour toute personne qui en a le désir de trouver un chemin vers la santé de manière autonome et indépendante. Un grand nombre de chercheurs, de médecins, de shiatsuka qui avaient axé leurs recherches sur les bienfaits d’une posture à la fois souple, forte, saine et qui amenait l’individu vers l’autonomie et l’indépendance dans le traitement de sa propre santé, sont allés rendre visite à Noguchi senseï afin de prendre contact et d’échanger leurs points de vue et même leurs techniques, à l’exemple de Moshe Feldenkrais dont la méthode est bien connue en France ou encore Kishi senseï qui développa sa propre technique sous le nom de Sei-ki.

Le souffle

Il n’y a pas si longtemps on utilisait un miroir que l’on mettait devant la bouche d’un mourant pour savoir s’il y avait encore un peu de vie ou si la mort était déjà passée. Cette méthode, bien que primitive, donnait une indication, certes relative, mais elle indiquait clairement l’importance accordée au souffle, à la respiration, et donc à cette manifestation de la vie de celui ou celle devant qui on le présentait. Aujourd’hui le miroir ne suffit plus, on teste l’activité cérébrale en espérant ne pas se tromper sur la capacité de l’individu à retrouver une vie normale, en tout cas on a appliqué le protocole imposé, on a mis les machines en route, donc on est protégé juridiquement. Le souffle est cependant quelque chose de bien différent de la respiration pulmonaire car il est porteur d’une énergie bien plus vaste, même si peu de gens en ont conscience ou le reconnaissent.

Le souffle est l’aliment de la posture, simplement par sa composition interne, par les éléments tant visibles qu’invisibles qu’il porte. Qui peut croire à une posture forte, à la réelle puissance d’une personne alors que l’on voit que sa respiration est bloquée. Ce ne sont pas les exercices qui amplifient le souffle, ils permettent éventuellement et tout simplement de libérer le psychisme, de calmer l’esprit, pour que le Ki circule à nouveau sans encombre dans ce corps enfin débarrassé de ses tensions.

La posture : un bien-être personnel

La recherche d’une posture à tout prix comporte des risques pour l’organisme, surtout lorsque les techniques proposées comprennent des exercices visant à la rigidification afin de se conformer à une idée du corps publicisée aujourd’hui par les réseaux sociaux. Les images et les représentations occupent de plus en plus de place dans la vie quotidienne, au détriment d’une réalité simple, considérée comme peu attirante. Les postures qui se dégagent de la présence des Maîtres anciens, attirent de moins en moins car elles sont trop souvent incomprises et semblent être cachées au plus grand nombre. C’est après de longues années de pratique que les yeux de l’intérieur s’ouvrent pour nous révéler ce que nous aurions pu voir, si nous n’avions été aveuglés par le spectacle du monde.

Lorsque Tsuda senseï écrit pour nous permettre de mieux comprendre O senseï Ueshiba, il le fait toujours d’une façon particulière, et il me semble important de retrouver les témoignages des maîtres qui, comme lui, ont connu le fondateur de l’Aikido :

« Mon contact avec lui qui a duré plus de dix ans m’a donné une image de lui complètement différente de celle couramment admise pour un athlète.
[…]
Je ne l’ai jamais vu faire le moindre exercice qui soit de nature à fortifier ses muscles pendant tout le temps que je l’ai connu. Par contre, je l’ai souvent vu faire le norito, incantation rituelle, qui le mettait en communication avec les dieux. C’était une pratique religieuse sans rapport avec les sports ou l’athlétisme.
Un jour, il m’a dit lors de ma visite à Iwama, dans sa retraite à la campagne : « Quand j’avais cinquante à soixante ans, j’avais une force extraordinaire. Maintenant, je n’ai plus beaucoup de force et il m’est déjà pénible de porter même un seau d’eau. Par contre, je comprends l’Aïkido beaucoup mieux qu’à cette époque. »
Qui accepterait, en Occident, l’idée d’un athlète qui n’a plus de force physique, qui passe sa journée en pratique religieuse, et qui, pourtant, est capable d’accomplir des performances extraordinaires ? En tout cas sans aucune incohérence, je l’acceptais comme tel. J’étais fasciné par sa posture, sa démarche. Chez lui, tout était naturel, simple, sans le moindre geste inutile, sans aucune ostentation ni orgueil. Je sentais autour de lui, bien qu’invisible, tout un paysage de sérénité, d’épanouissement. Moi, clown grossier, je ne pouvais pas résister au plaisir de le voir tous les matins, en me levant à quatre heures, pendant dix ans jusqu’à sa mort.
Il balayait tous mes soucis mesquins de la vie sociale. » 2
Régis Soavi, récitant le norito, au début de la séance.

Le Centre

Un bon équilibre, un bon Shiseï nécessite un bon centre, bien positionné, mais comment le trouver, l’entretenir, le garder ? Tsuda senseï raconte3 que pendant la méditation que O senseï appelait « Ka- Mi » (méditation qui se pratique debout au début de la séance), il disait à ses élèves : Ame-tsuchi no hajime « placez vous au commencement de l’univers ». Il est devenu très difficile aujourd’hui de proposer une telle image, cela risque fort d’être incompris ou compris seulement au premier degré, ce qui revient à être une compréhension purement mentale alors qu’il s’agit de tout autre chose. Seule l’expérience peut nous guider pour réaliser ce centre. Nous devons aller au cœur de notre sensibilité, être sans pensée, être présent de manière réelle « ici et maintenant ». La science a cassé ce rapport simple à notre environnement, à ce que nous pouvons ressentir, nous n’arrivons même plus à savoir qui nous sommes et où nous sommes.

Il me semble qu’il fut un temps où l’être humain ne se posait pas plus de questions sur sa position dans l’univers que cela ne lui était nécessaire pour vivre sa vie de tous les jours. Peu lui importaient l’espace, les planètes, les constellations, si ce n’était pour ce qui avait un rapport direct avec son quotidien, l’agriculture, le temps qu’il faisait, le mouvement des animaux et leurs cycles de reproduction. La connaissance de l’astrologie était tournée vers l’humain et ce qui l’entoure. Là où il se trouvait devenait le centre de sa vie et par conséquent de son univers. C’est grâce à cela qu’il se sentait appartenir à un univers, « son monde, son cosmos ». La science a élargi notre conception et notre perception de l’univers, très bien, mais le résultat est une déstabilisation de notre réalité.

L’être vivant se sentait au centre de la planète, « sa terre », où qu’il soit, où qu’il vive. Puis ce fut le début de sa désorganisation mentale. Bien qu’elle fût nécessaire pour sortir de l’oppression religieuse de l’époque médiévale qu’il subissait, elle créa un choc, puis des bouleversements qui allaient être de plus en plus perturbants. D’abord on lui a appris que la Terre était ronde comme une boule, puis qu’elle tournait autour d’un axe, ensuite qu’elle tournait autour du Soleil et enfin que le Soleil était au centre du système solaire. L’être humain s’est alors retrouvé décentré, il n’était plus le centre d’un univers mais rejeté vers l’extérieur. Comme si cela ne suffisait pas, il apprit que le système solaire faisait partie d’une gigantesque galaxie, la voie lactée, traînée blanche qu’il avait pu voir dans son ciel, que celui-ci était lui-même en compétition avec d’autres systèmes solaires, des trous noirs etc. Mais là encore il constata qu’il n’était pas le centre de cette galaxie, qu’il se trouvait plutôt sur un des bords extérieurs, une sorte de corne d’étoiles dans une banlieue lointaine. Plus récemment encore on découvrit que cette galaxie n’est presque rien par rapport aux milliards de milliards de milliards de galaxies connues, ou simplement devinées, ou encore conceptualisées grâce à l’art des mathématiques. La chose humaine s’est retrouvée bien petite, insignifiante même au regard de ce qui l’entoure.

La question reste : comment trouver, retrouver son centre dans ces conditions ?

Ueshiba Morihei : une posture simple, sans le moindre geste inutile.

Ameno-minaka-nushi

Au début de la séance d’Aïkido, juste après le funakogi undo, « mouvement d’aviron » comme le dénommaient les jeunes élèves d’O senseï, vient une sorte de méditation en mouvement, mais très lente au début, tama-no-hireburi « la vibration de l’âme ». Elle se pratique avec les mains jointes, placées devant le Hara, la gauche posée sur le dessus. On fait vibrer les mains, sans excès, mais de façon régulière. Une des particularités de cette méditation est que l’on doit la faire pendant une seule inspiration qui doit être très, très lente. Cet exercice doit être répété trois fois, en accélérant légèrement à chaque fois le rythme de la vibration. C’est juste avant cette pratique que O Senseï faisait à haute voix des évocations en forme d’invocation des noms de Kami que Tsuda senseï nous a transmis dans les dernières années de sa vie. C’est pour moi, à la fois comme une fissure, un léger espace, une légère ouverture, et c’est à la fois une direction, une porte et une clef, qui me permettent de me recentrer. Cela me permet chaque matin de me faufiler lors de la pratique, dans ce qui peut représenter malgré tout, j’en ai conscience, « un risque ». Celui de plonger dans un univers mental parallèle, une sorte de schizophrénie ou un tourbillon mystique dont on ne sort que difficilement. Il suffit pourtant de garder son sang-froid, sa lucidité physique et psychique pour rester présent à soi-même.

O Senseï utilisait des rituels shinto comme une sorte de transposition de ses sensations. Au même titre qu’un écrivain, un musicien ou un peintre transposent leurs sensations lorsqu’ils composent une œuvre, ou nous font découvrir un monde qui leur appartient. Dans le Shinto, Ameno-minaka-nushi est considéré comme le Kami Centre de l’Univers et c’est la première des évocations, puis vient le temps de Kuni-toko-tachi, Éternelle Terre, la matérialisation du monde, en tant qu’être humain, que pratiquant, on prend corps, on réalise la matière, ce que nous sommes pourrait-on dire, presque chair et sang. Enfin Amaterasu-o-mi-kami se présente à notre conscience, et il n’y a pas d’autre alternative que de l’accepter. Principe féminin, Amaterasu est « La » Kami Soleil, à la fois vie et stimulation de la vie, la création. Entre chaque moment de vibration, la vibration se continue, rien ne s’arrête, le rythme des mouvements de rames, funakogi undo, s’accélère, passant de lent à moyennement rapide puis à très rapide. Tsuda Itsuo senseï nous expliquait que, pour lui, ce rythme lui rappelait la récitation de Noh qu’il étudia pendant près de vingt-cinq ans, et où il y a aussi trois rythmes différents qui se suivent : Jo, Ha et Kyu4. Pour nous, Européens, on peut par exemple se permettre d’évoquer les rythmes musicaux que sont les largo, andante, puis presto, prestissimo. Tsuda senseï nous donne quelques indications concernant sa propre compréhension des invocations d’O Senseï :

« 1) Wake-mitama (émanation) : Tous les êtres sont des émanations d’un Tout, de Ame-no-minaka-nushi, du Dieu centre. Nous sommes tous Dieu lui-même dans notre essence. Foncièrement, nous nous identifions au Dieu centre.
Dans les religions de révélation comme le Christianisme ou l’Islam, l’essence divine appartient exclusivement à un seul être. Tous les autres sont des brebis ou moutons qui ont besoin d’un pasteur ou d’un guide spirituel.

2) Kotodama (vibrations) : Tout l’Univers est conçu comme rempli de sensations de vibrations. Ces vibrations préexistent avant d’être perceptibles. »5

Le reflet de l’âme

Notre état mental ne peut que se refléter dans notre posture, quelle que soit la théorie que, peut-être, nous avons faite nôtre. La posture de chacun est influencée par le moment que l’on est en train de vivre, par notre entourage immédiat ou lointain. En fait par toutes les circonstances internes ou externes. Notre capacité à maintenir une posture correcte, capable de réactions, est malgré tout une chose qui peut se travailler et donner de bons résultats si on ne va pas à contresens de ce qui fait du bien au corps et de ce que nous sommes tout au fond de nous-même.

« Humble fleur dressée au creux d’un mur
Ton bonheur d’être toi-même te suffit
Pour être au centre de l’univers »6

 

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« Miroir », un article de Régis Soavi publié en avril 2024 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17.

Notes :
  1. Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur (œuvre posthume), 2014, Le Courrier du Livre, « ENTRETIENS AVEC MAÎTRE TSUDA », « Interviews à France Culture », « Émission n° 2 », p. 23
  2. Tsuda Itsuo, Le Dialogue du silence, chap. XI, 1979, Le Courrier du Livre, pp. 75–76
  3. [Voir par exemple Tsuda Itsuo, La Science du particulier, chap. XVIII, 1976, Le Courrier du Livre, p. 132, ainsi que (mêmes auteur & éditeur) La Voie des dieux, chap. XIII, 1982, p. 96 (note de l’éditeur)]
  4. Cf. La Science du particulier (op. cit.), fin du chap. XVII
  5. La Voie des dieux, loc. cit.
  6. Bing Xin, autrice, poétesse (1900-1999), citée par F. Verdier dans son livre Passagère du silence (sept. 2003, éd° Albin Michel, p. 111).
    [Note de l’éditeur : le poème chinois original serait peut-être le n° 33 dans le recueil 清水 Eau printanière disponible en ligne (version bilingue anglais-chinois) : 墙角的花! 你孤芳自赏时,天地便小了。 ‘O flower in the corner of the wall, / Your fragrance is for yourself. / You are too much alone. / But in gazing upon you / Heaven and earth become small.’]

La tradition n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu #1

Par Manon Soavi et Romaric Rifleu

Partie 1 : L’enquête

Toutes les traditions martiales, au cours de leur histoire, se trouvent prises dans cette tension entre évoluer pour s’adapter au monde et préserver leurs savoir-faire passés. C’est même grâce à l’alternance entre ces deux pôles qu’une tradition peut perdurer, les adeptes eux-même se partagent entre ceux qui modernisent et ceux qui cherchent dans les origines. Il nous faut nous débarrasser de toute idée de hiérarchie entre eux pour apprécier le travail nécessaire que chaque adepte apporte à cette dynamique.

On peut voir un exemple en musique occidentale avec les recherches dans les années 90 de certains musiciens sur la facture instrumentale de l’époque baroque. Leurs recherches aboutirent à une redécouverte qualitative d’un répertoire délaissé car difficile à interpréter correctement sur les instruments du 20e siècle. D’autres musiciens, au contraire, comme Beethoven ou Liszt, en poussant les limites des instruments de leurs époques ont amené les facteurs de piano à modifier les instruments, faisant naître ainsi le piano d’aujourd’hui.

Miyamoto Musashi a fait partie de ceux qui ont modernisé une tradition martiale, en « réorganisant du savoir technique existant »1 à partir de l’école familiale de jitte2 et de sa propre expérience du combat pour créer son école des deux sabres. Cette évolution est, pour nous, du passé. Un passé que d’un coté nous devons faire vivre en pratiquant et qui de l’autre s’alimente des redécouvertes qualitatives de certains chercheurs. Ces recherches ont pour but de permettre une meilleure compréhension du riaï d’une tradition martiale donnée. Le riaï (cohérence des principes) se perd un peu de vue, parfois, avec les évolutions et les apports de chaque génération. C’est bien pourquoi il y a des moments où certains adeptes se tournent vers le passé pour retrouver les racines des principes d’une école. C’est de ces travaux dont nous voulons vous entretenir dans cet article à propos de l’école des deux sabres de Musashi.

Évidemment l’héritage de Miyamoto Musashi est sujet à des controverses historiques comme l’héritage de l’Aïkido d’ailleurs, chaque branche se revendiquant plus authentique, plus importante, plus réaliste etc. De la même manière que chaque élève de Ueshiba O senseï a reçu l’enseignement à un moment différent de l’évolution du maître et l’a transmis à sa façon, les élèves de Musashi ont reçu et transmis des choses proches mais qui, avec le temps, se différencient les unes des autres. Encore une fois, au lieu de chercher une hiérarchie entre ces écoles, ces branches, au lieu de chercher une vérité unique, nous pouvons choisir de nous nourrir de la complétude qu’apportent ces différences pour rendre vivant l’art de Musashi.

Manon Soavi et Romaric Rifleu. Niten ichi ryu. Musashi ryu.
Manon Soavi et Romaric Rifleu, Niten Ichi ryu, entraînement au Japon, 2023

Tatsuzawa Kunihiko senseï

Quand il y a plus de quinze ans nous avons eu la chance de débuter l’étude du Musashi-ryu avec Tatsuzawa senseï, nous ne connaissions presque rien de l’univers des écoles anciennes japonaises. Nous pratiquions l’Aïkido depuis déjà une dizaine d’années mais nous ne savions pas dans quoi nous nous embarquions, car ces écoles ne sont pas seulement un répertoire de techniques anciennes et d’armes archaïques, elles se réfèrent à un univers, à une culture, à une « cosmovision » pourrait-on dire.

Tatsuzawa senseï est professeur émérite de droit spatial international et vice-recteur de l’Université Ritsumeikan de Kyoto. Descendant d’une famille de samouraïs il étudie très tôt l’école familiale, le Jigo-ryu, puis il devient 10e maître de Ioriden Niten Ichi-ryu et 19e maître de l’école Bushuden kiraku-ryu. Cette dernière est une koryu de près de 500 ans d’ancienneté comprenant jujutsu, iaï, nagamaki, bo, tessen, kusarigama, kusarifundo, yari, chigiriki. Une tradition martiale riche de 180 katas environ qui représentent une véritable plongée dans le Japon féodal.

Tatsuzawa senseï est donc également maître de la 10e génération en Ioriden Niten Ichi-ryu, il enseigne plusieurs branches de ce qui est réuni sous le terme de Musashi-ryu : le Sakonden Niten Ichi-ryu, le Ioriden Niten Ichi-ryu et le Santo-ha Niten Ichi-ryu. Ces trois branches correspondent à trois époques de la vie de Musashi, le Sakonden à sa jeunesse, le Ioriden à l’âge mûr et le Santo-ha à la fin de sa vie. Cet ensemble forme, dans le Musashi-ryu, un cursus reprenant le système traditionnel de transmission par niveau Shoden – Chuden – Okuden. Chaque niveau permettant d’approfondir la compréhension du Musashi-ryu en découvrant une branche et ses spécificités (sans les mélanger).

Tatsuzawa senseï nous expliqua que son propre maître, Hirakami Nobuyuki senseï, avait mené des recherches approfondies depuis les années 1970 pour retrouver les traces oubliées laissées par différents élèves de Musashi, ce qui lui permit finalement de mieux appréhender la force du kyokugi (litt. prouesse, performance, art, capacité) de Musashi.

Tatsusawa sensei, Ioriden niten ichi ryu.
Tatsusawa senseï, Ioriden Niten Ichi ryu

Miyamoto Musashi

Miyamoto Musashi (1584-1642) est une figure presque légendaire de la culture populaire japonaise. Il vécut à un tournant de l’histoire de son pays juste à l’entrée dans l’ère Edo. Le Japon sortait des guerres féodales et commençait à se stabiliser autour d’un pouvoir fort mais aussi d’une structure de société très rigide. Tokitsu Kenji dit, dans le livre de recherche qu’il lui a consacré, que « par l’ampleur du domaine de son art et sa manière d’explorer les limites du savoir de son temps, Miyamoto Musashi [lui] fait pensé à Léonard de Vinci. »3 En effet Musashi était aussi peintre, sculpteur, calligraphe, et a laissé une œuvre écrite qui tient une place importante dans l’histoire du sabre japonais. Il est l’auteur de plusieurs traités de stratégie dont le plus célèbre est le Gorin no sho (Écrits sur les cinq éléments) qui est un précis de l’art du sabre et un traité de stratégie.

Vivant au début de l’ère Edo, avant la politique de fermeture et de stabilisation du Japon par la famille Tokugawa, Musashi semble aussi un personnage charnière, porteur de traditions martiales très anciennes et en même temps conscient de sa postérité et d’un avenir très différent, qui aura besoin qu’on lui laisse des indications. « La stratégie et la réflexion sur le combat qui forment la toile de fond de la vie de Musashi lui confèrent plusieurs dimensions. C’est cette tension vers une écriture sur son art qui fait la particularité de l’œuvre de Musashi. »4

Hirakami5 Nobuyuki fait des recherches depuis les années 1970 sur les arts martiaux et sur l’histoire des sciences et des technologies à l’époque d’Edo6, il s’est passionné pour les différentes écoles des successeurs de Miyamoto Musashi. Il raconte ainsi ses débuts, alors qu’il faisait déjà du Kendo : « La première personne qui m’a enseigné le Santo-ha Niten Ichi-ryu était Komatsu Nobuo Sensei à Kobe, qui vivait près de la maison de mes parents. J’y allais en bicyclette et nous nous entraînions chez lui et dans le parc à coté. ».

Hirakami senseï était déjà pratiquant de deux autres koryus (écoles anciennes) la Jigen-ryu et la Shibukawa-ryu, il était donc très intrigué par le fait qu’il y eût si peu de katas dans la transmission qu’il recevait en Santo-ha Niten Ichi-ryu. Même s’il est vrai que Musashi critiquait les écoles accumulant beaucoup de techniques différentes, cinq katas, cela lui paraissait quand même vraiment peu. Il sentait qu’il lui manquait des éléments pour comprendre cette tradition martiale de façon plus fine, ce qui le poussa à chercher plus loin.

L’école de la fin de vie de Musashi : Santo-ha Niten Ichi-ryu

La branche Santo-ha Niten Ichi-ryu est transmise par les élèves des dernières années de Musashi et est la plus répandue aujourd’hui. Hirakami eut l’opportunité de rencontrer un Shihan de cette école Inamura Kiyoshi ayant étudié avant guerre avec Aoki Kikuo Hisakatsu. Il avait donc bénéficié de la transmission de formes de Santo-ha Niten Ichi-ryu antérieures aux modernisations effectuées après guerre, des formes datant de la fin de l’ère Meiji. Là aussi il n’y avait que cinq katas de deux sabres mais Hirakami apprit, avec lui, que la tradition des douze katas avec un sabre aurait été ajoutée après Musashi et que les katas avec juste un kodachi (sabre court) quant à eux auraient été ajoutés par Aoki senseï après la Deuxième Guerre mondiale.

Cette rencontre permit à Hirakami de mieux comprendre les anciennes formes de la tradition de Musashi. Les formes de l’époque Meiji étaient différentes de celles élaborés après guerre. En comparant les deux formes techniques il put constater les ajouts et les changements effectués après guerre dans les techniques de l’école Santo-ha Niten Ichi-ryu. Découvrir qu’il y avait d’autres formes, plus anciennes, était un premier pas dans ses recherches qui l’encouragea à continuer.

L’école de la maturité de Musashi : Ioriden Niten Ichi-ryu,

Au cours de ses recherches sur l’art du sabre de Musashi, une lignée en particulier a attiré son attention. C’est dans un numéro du magazine Kendo Nihon, spécial Musashi, qu’Hirakami découvre la mention de l’existence d’un successeur encore vivant de la lignée Miyamoto Iori, à Tokyo. Une lignée transmise par Aoki Jôzaemon7 qui étudia auprès d’un Musashi d’âge mûr. À partir de là, Hirakami va de surprise en surprise :

« J’ai vérifié les registres et, à ma grande surprise, il y avait bien un héritier à Setagaya (quartier de Tokyo), comme l’indiquaient les anciens registres. Ce qui était encore plus surprenant, c’est que Akimitsu Shikou senseï, avait 92 ans et pratiquait encore.
En le rencontrant j’ai constaté qu’il avait l’esprit clair et était capable d’exécuter des katas avec facilité. Pourtant il n’avait pratiquement pas d’élèves. Lui et un seul autre élève étaient capables d’exécuter les kata de Ioriden Niten Ichi-ryu. Cet élève était le célèbre kendoka Kosan Yanagiya (maître de Kendo traditionnel et sportif, déclaré Trésor national vivant du Japon en tant que maître de Rakugo8).
Ainsi à ma grande surprise, Akimitsu senseï a fait appeler Kosan Yanagiya et m’a fait une démonstration de tous les kata de Ioriden Niten Ichi-ryu.
Lorsque j’ai vu ces kata, j’ai de nouveau été surpris. Premièrement parce que les kata étaient exécutés non pas avec un sabre en bois mais avec un fukuroshinaï et l’avant-bras avait une protection en cuir. Deuxièmement les kata étaient complètement différents du Santo-ha Niten Ichi-ryu, en termes de style, de technique et d’esprit. C’était une technique très particulière et très directe.

Ces kata transmis de génération en génération avaient un style et une atmosphère uniques que l’on ne retrouvait pas dans le Santo-ha Niten Ichi-ryu. J’étais fasciné et je souhaitais à tout prix apprendre cette forme unique. Akimitsu Sensei m’a dit qu’il serait heureux d’accepter ma demande d’initiation et que je pouvais venir à tout moment. »9

Akimitsu Shikou senseï, 92 ans et Kosan Yanagiya. Ioriden niten ichi ryu Musashi ryu
Akimitsu Shikō senseï, 92 ans et Yanagiya Kosan

On peut noter au passage que le fait de travailler avec des fukuroshinaïs ne date pas de l’époque de Musashi, c’est un apport ultérieur. Là encore on retrouve la tension entre conservation et innovation. Le fait de pratiquer avec des fukuroshinaïs, bien qu’étant un apport moderne, permet d’être plus proche des distances réelles de combat, ce que ne permet pas vraiment le bokken, cela permet aussi de frapper réellement sans craindre d’abîmer ou de tuer son partenaire. Il y a là un choix pédagogique fait par les senseï de cette lignée.

L’école de jeunesse de Musashi : Sakonden Niten Ichi-ryu

Continuant ses recherches sur les lignées de transmission, Hirakami eu la chance de retrouver une copie d’un document historique sur l’art du sabre de Musashi, datant de la jeunesse de celui-ci. Il s’agissait d’un livre nommé Niten-ryu Kenjutsu Tetsugisho : à l’intérieur il était clairement écrit « Niten Ichi-ryu » et il contenait également une copie du Gorin no sho. Ce qui était original était que le livre contenait un descriptif de neuf katas à deux sabres avec des commentaires très détaillés. Hirakami a alors compris qu’il s’agissait d’un document avec des formes techniques spécifiques, transmises par la lignée de Fujimoto Sakon de la région d’Owari.

Le contenu était assez facile à comprendre bien que très différent de celui du Niten Ichi-ryu transmis à l’époque moderne – avec néanmoins des recoupements possibles avec les katas actuels, transmis dans d’autres lignées. La restauration de ces katas prit plusieurs années à Hirakami et, après plusieurs tentatives infructueuses, neuf katas ont pu être restaurés : cinq kata omote et quatre kata ura.

Le style  »Edo »

Ce que Hirakami senseï observe suite à ses recherches, c’est que ces lignées Iori et Sakon ont des caractéristiques qu’il reconnaît comme typiques des koryus de l’époque Edo, des caractéristiques qui se sont plus ou moins perdues dans les budos modernes comme le Judo, le Karate-do ou l’Aïkido. Ces caractéristiques n’ont pas été maintenues dans la création des budos modernes car elles ne correspondaient pas à la « cosmovision » occidentale importée après la restauration Meiji et encore plus renforcée après guerre. Les budos ont été alors construits principalement sur le modèle du sport occidental. Ils ont été rationalisés, au niveau des noms, des katas, des systèmes de dan. De la même manière que l’architecture occidentale moderne s’imposait pour construire des hôpitaux, des écoles, des aéroports etc., cette façon de « gérer » de manière systématique s’imposait aussi aux arts martiaux traditionnels.

C’est pour survivre dans un nouveau monde, sur les ruines de l’ancien Japon que la transmission des écoles de Musashi s’est modernisée en se détachant de certaines traditions, bien qu’aucune des branches ne soit devenue un sport pour autant. Néanmoins elles se sont aussi éloignées de la « cosmovision » de l’époque qui soutenait leurs transmissions et permettait de mieux saisir l’ensemble des principes qui irriguaient une tradition martiale particulière.

C’est pourquoi il était si précieux pour Hirakami d’accéder déjà au style Meiji de la lignée Santo-ha, premier pas pour comprendre le kyokugi, le potentiel de cet art. Ensuite de remonter encore plus avant lui permit de découvrir que la lignée Iori avoir conservé des spécificités très Edo Style, des spécificités qui font sens dans un système martial relié à son époque. Parmi ces spécificités nous allons parcourir quelques-unes du Ioriden Niten Ichi-ryu à titre d’exemple dans la deuxième partie de cet article.

Suite de l’article prochainement…

Manon Soavi et Romaric Rifleu

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Texte de Manon Soavi et Romaric Rifleu publié en janvier 2024 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 16.

Notes :
    1. Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, l’homme et l’œuvre, mythe et réalité, 1998, éd. DésIris, p. 172
    2. La jitte (十手) : petite arme courte non coupante, avec une sorte de griffe, permettant de bloquer la lame d’un sabre.
    3. Miyamoto Musashi, op. cit., p. 5
    4. ibid., p. 7
    5. Hirakami Nobuyuki est bujutsuka, maître de plusieurs koryus. Ses recherches sur les arts martiaux ont été publiées dans des revues spécialisées et dans des livres, notamment : Gokui Soden [Transmissions secrètes], vol. 1 et 2, 1993 et 1994
    6. Des articles sur ces recherches, en japonais, peuvent être consulter sur son site
    7. Tokitsu Kenji mentionne aussi Aoki Jôzaemon dans son livre Miyamoto Musashi (op. cit.), p. 255
    8. Le rakugo (落語, littéralement « histoire qui a une chute ») est une forme de spectacle littéraire japonais humoristique du début de l’époque d’Edo (1603-1868). Le rakugo tirerait ses origines des historiettes comiques racontées par les moines bouddhistes. Au début, le rakugo se jouait dans la rue ou en privé. À la fin du XVIIIe siècle, des salles exclusivement destinées à ce spectacle sont construites. Le conteur, à genou en seiza, utilise comme accessoires un éventail de papier et parfois un essuie-main en coton. Ils lui servent à figurer un pinceau, une cruche à saké, un sabre, une lettre, etc. Il n’y a ni décor, ni musique.
    9. site de Hirakami Nobuyuki, op. cit.

Il faut perdre la tête pour habiter nos corps

Par Manon Soavi

Dans notre vie de tous les jours nous avons bien souvent du mal à prendre le temps. Prendre le temps d’aller au dojo, de pratiquer, de respirer. Prendre le temps de laisser se développer d’autres types de rapports au monde, une autre puissance intérieure que celle que donnent l’argent ou la domination. Parfois on a lu des articles et des livres, on a écouté des discours très intéressants sur des pratiques du corps comme moyens d’émancipation. Sur des dojos comme des outils pour découvrir des rapports d’entraide, une manière de faire « commun », d’autres modes d’agir, des possibilités de sentir le « Non-faire » comme régime d’action etc. Mais… Mais le temps nous manque. Une séance par semaine, parfois deux. Bien que le dojo soit ouvert tous les jours, le monde nous happe dès que nous mettons les pieds hors du dojo. Les problèmes et les petites tracasseries nous accaparent. Le travail, les enfants, les dettes, la voiture, le désastre écologique, les guerres, les impôts… nous nous sentons engloutis.

Parfois aussi nous sommes dans de petits groupes, peu nombreux, des dojos encore fragiles et il est difficile de réellement sentir d’autres manières de faire. Le mode d’agir et de penser de notre société s’invite sans cesse au dojo, souvent par manque d’expérience de ceux qui constituent le groupe. Ou encore c’est la rigidité théorique qui règne, régentant le moindre coup de balai et perdant ainsi l’idée de base d’une redécouverte de la liberté. L’élan s’essouffle. À quoi bon, on n’a pas le temps. Le temps nous manque.
Bien sûr, il nous manque parce que nous ne le prenons pas. Nous « n’arrêtons » pas le temps. C’est bien pour « arrêter le temps » qu’est né un stage comme le stage d’été de notre école. Arrêter la course, au moins quelques instants et un peu « perdre la tête pour habiter nos corps » comme l’écrivait Françoise d’Eaubonne(1).

Le Mas-d’Azil, la rencontre

Le premier stage d’été de notre école est né en juillet 1985, quand Régis Soavi a créé avec quelques élèves un premier dojo à Toulouse. Les murs n’étaient même pas encore finis, le plafond n’était pas peint, mais déjà, ils pratiquaient. Sur les tatamis ils n’étaient qu’une douzaine pour ce stage, venus de Toulouse, Paris et Milan. Deux autres stages d’été suivront à Toulouse, en 86 et 87.

Le premier stage d'été 1986
Le premier stage d’été 19854 à Toulouse. Murs et plafonds ne sont pas terminés.
Régis Soavi à Toulouse en 1985 lors du stage d'été
Régis Soavi à Toulouse en 1985
Stage d'été 1987 Toulouse
Stage d’été 1987 Toulouse

Pourtant le fait d’être en ville, le manque d’hébergement, la chaleur étouffante, tout cela ne rendait pas la situation idéale. Régis Soavi et sa compagne Tatiana vont alors partir à la recherche d’un « lieu » à la campagne pour y organiser un stage d’été.
Ils prennent leur voiture et partent sur les routes d’Ariège, agissant comme ils en avaient l’habitude avec la dérive situationniste, qu’ils pratiquèrent à Paris durant dix ans. Ils agissent aussi selon le mode d’action du Non-faire, où il s’agit de s’orienter dans une direction et de percevoir comment « quelque chose » réagit. Ce que certains nomment aussi un « agir situationnel », c’est-à-dire en adéquation parfaite avec l’instant présent. Pour cela il faut lâcher notre « raison ». Accepter et agir dans un « flow » si on veut. Cela est illustré par la célèbre histoire du nageur de Tchouang-tseu :

« Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cent pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours.
Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea :  »Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ?
— Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte.
— Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? » demanda Confucius.
L’homme répondit :  »Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité. » »(2)

Le sinologue Billeter commente ce passage (qui parle de l’agir dans le Non-faire évidemment) en remarquant que « L’art consiste à faire fond sur ces données-là, à développer par l’exercice un naturel qui permet de répondre aux courants et aux tourbillons de l’eau, autrement dit d’agir de façon nécessaire, et d’être libre par cette nécessité même. Il ne fait pas de doute que ces courants et ces tourbillons ne sont pas seulement ceux de l’eau. Ce sont toutes les forces qui agissent au sein d’une réalité en perpétuelle transformation, hors de nous aussi bien qu’en nous. »(3)

Développer un naturel qui permette de suivre les courants et les tourbillons tout en allant dans la direction qu’on veut est quelque chose qui s’exerce comme le dit le nageur. En pratiquant avec son corps et aussi en acceptant de « suivre » plutôt que de « choisir ».
Après trois semaines de recherche dans la région, Régis et Tatiana constatent qu’ils ne trouvent pas le bon lieu. Ils sont au camping avec leurs deux petites filles, cela commence à faire long, ils décident donc de repartir pour Toulouse. Le matin du départ, Régis prend un café au bar du village et le patron lui parle alors du Mas-d’Azil, lui conseillant d’aller voir ce village.  Ils décident donc de faire une dernière visite, le jour du départ. En arrivant au Mas-d’Azil, ils réalisent alors que ce village, à moins de dix kilomètres de là où ils campent depuis trois semaines, ils y sont déjà passés dix ans plus tôt.

Le Mas d’Azil, la grotte est à l’arrière à gauche
Le Mas d’Azil

Il y a dix ans en rentrant d’Espagne, Régis et Tatiana avaient remarqué dans le ciel le vol circulaire d’un rapace, qui les « suivait » depuis un moment. En continuant leur route ils avaient vu le rapace se poser sur un panneau indicateur à l’intersection d’une route : « Le Mas-d’Azil ». Ils avaient pris alors cette route, intrigués, qui les avaient amenés jusqu’à un village, enserré dans un relief rocheux au pied des Pyrénées, traversé par une rivière tumultueuse et dominé par une très belle grotte préhistorique.

La grotte préhistorique du Mas d’Azil
La rivière traverse la grotte

Ce jour-là, dix ans plus tard Régis et Tatania retrouvent avec étonnement le même village ! À partir de là les choses vont très vite, en deux heures les responsables de la municipalité accueillent l’idée d’un stage à bras ouverts. Le village est petit en taille, certes, mais c’est un chef-lieu de canton, il possède un gymnase, deux hôtels, un camping, une poste, des commerces et à l’époque une usine de fabrique de meubles encore en activité.

Il s’avérera aussi que Le Mas-d’Azil a une longue histoire de résistance, en plus d’être un haut lieu de la préhistoire (qui donne son nom à une ère : l’Azilien). Après la Réforme il sert de refuge aux protestants. La résistance protestante y durera plus de cent ans. Le fait le plus célèbre sera le siège d’un mois et la résistance acharnée que la cité mènera face à l’armée royale de Louis XIII à mille contre quinze mille. Mais nichés dans le relief rocheux et protégés par de solides remparts, les habitants malgré beaucoup de morts mettront en échec l’armée et ses canons.

Le siège et la bataille du Mas d’Azil

Aujourd’hui encore, bien que le nombre d’habitants ait chuté avec l’exode rural du vingtième siècle, c’est un lieu où beaucoup de ceux qu’on appelle les « néoruraux » se retrouvent et s’installent. Kokopeli, une association écologiste qui distribue des semences libres de droits et reproductibles, dans le but de préserver la biodiversité semencière et potagère, y est aussi installée.
Le Mas-d’Azil n’est pas le lieu parfait, il ne répond pas à un cahier des charges, mais c’est ici.

Une transformation

À partir de 1988 le stage d’été a lieu dans le gymnase municipal. Pour le premier stage les participants ne sont qu’une quinzaine. L’aménagement est donc minimal.

Le gymnase est peu aménagé eu début
Un gymnase assez ancien

Mais au fur et à mesure que les années passent les participants, y compris Régis Soavi, font des travaux, des aménagements, des améliorations. Le nombre de participants augmente, jusqu’à une centaine aujourd’hui.

La quinzaine de personnes qui arrivent volontairement une semaine à l’avance pour préparer le stage installent provisoirement un carré de tatamis, afin de pratiquer le matin durant la semaine de préparation. Pourtant c’est « juste » des tatamis au milieu d’un gymnase pour le moment. Il s’agit de transformer ce lieu en dojo pour le premier jour du stage.

Régis Soavi raconte cette transformation ainsi : « Quand on arrive, rien n’est prêt. Tout est à faire.

Le gymnase tel que nous le trouvons chaque année

Le gymnase est sale, il y a des tags, des vitres cassées. Mais comme les personnes ont l’habitude de pratiquer dans un dojo, elles ont envie de recréer dojo. Maître Ueshiba disait :  »là où je suis il y a dojo ». Pour cela il nous faut des tatamis, il faut que ce soit propre. C’est pourquoi un certain nombre de personne viennent une semaine à l’avance, effacent les tags, réparent, repeignent. On va chercher les tatamis en camion. Les personnes font tout cela parce que ça les intéresse, elles ont envie que le stage soit agréable, qu’il y ait une certaine ambiance. C’est tout un tas de petits détails, on met des rideaux, un porte-manteau par-ci, il faut visser par là. Il faut bien une semaine pour tout installer.
Comme ça, pour la première séance du stage. Là, c’est prêt.

On va maintenant pouvoir se consacrer, se concentrer sur les pratiques (Aïkido et Katsugen undo), pendant 15 jours. Mais il faut toute cette agitation avant, ce bouillonnement, cette pression aussi, et enfin tout est prêt.
On est prêt.

Le dojo est prêt

C’est comme ça qu’on recrée  »dojo », l’espace sacralisé. Le sacré ce n’est pas le religieux, c’est quelque chose que l’on sent avec le corps. C’est très net. Quand on arrive en début de semaine c’est un bête gymnase avec des espaliers, du matériel, du béton par terre. Pendant une semaine par notre activité de préparation, on y amène du ki, du ki, encore du ki. Ainsi à un moment donné cela  »devient » un espace sacré. Mais c’est nous-mêmes qui amenons le sacré dans le lieu.
D’ailleurs ce n’est pas parce qu’on aurait un magnifique dojo en bois, avec un pont japonais et des bambous devant la porte que ce serait forcément un espace sacré. Cela pourrait être juste un espace artificiel. »(4)

Régis Soavi démonstration durant une séance d’Aïkido. Stage d’été

Le stage d’été : l’éphémère irréversible

Le stage d’été est donc un peu comme une parenthèse. Un temps d’arrêt et un temps qui s’étire à la fois. On le vit et cela change quelque chose en nous. Ainsi on peut dire que le stage d’été n’a pas pour but de faire émerger un autre monde, mais bien plutôt de faire l’expérience directe d’un autre rapport au monde. Un vécu qui, même s’il est éphémère, n’en est pas moins irréversible. Chacun restant libre de ce qu’il fait de ce vécu.
Régis Soavi : « Durant le stage aussi, tout est organisé par les pratiquants eux-mêmes, les petits déjeuners ensemble, le ménage, on est proche de ce qui se faisait au Japon avec les Uchideshi, les élèves internes qui s’occupaient de tout. C’est un peu cet état d’esprit. Il n’y a personne de rémunéré, il n’y a pas de staff. On n’est pas dans une organisation administrative. Chacun donne le meilleur de lui-même. Ça permet, comme dans les dojos tout au long de l’année, de déployer ses capacités ou, parfois, de les découvrir. Il y a bon nombre de personnes qui sont arrivées au dojo elles ne savaient pas planter un clou. Dès qu’on leur demandait quelque chose, c’était  »holala ! il faut balayer, je ne sais pas balayer ! Faire le café, je ne sais pas faire le café ! Comment faut faire ? »
Petit à petit ils découvrent le plaisir de faire par soi-même, d’être capable. Certains ont découvert des capacités qu’ils ne se soupçonnaient pas. On découvre cela parce qu’il y a ce quotidien collectif, comme dans les dojos, qui est un peu différent du quotidien chez soi, c’est du  »’chez-soi collectif ». »(5)

C’est donc par l’expérimentation concrète, en situation, qu’on expérimente une autre façon d’être et d’interagir. Car subvertir notre façon de faire société c’est s’attaquer à un ensemble qui fait système. Comme le décrit Miguel Benasayag c’est d’abord « une organisation sociale, un projet économique, un mythe, qui configure un type de rapport au monde, à soi, à son corps, une certaine façon de désirer, d’aimer, d’évaluer sa vie… » C’est également « s’attaquer à un dispositif très concret, que l’on peut résumer par l’image de la ville européenne moderne avec ses murs, ses relations à l’espace et au temps, ses modes de circulation, de travail, de commerce, qui induisent là encore une certain manière de sentir, de penser et d’agir, et dont l’influence dépasse le seul périmètre strictement urbain. »(6)

Créer une autre situation c’est très concrètement laisser surgir une autre manière d’être au monde. Dans notre société on a tendance à penser qu’une situation est déterminée par un périmètre extérieur, dans le cas du stage d’été on pourrait dire : le nombre de jours, le nombre de séances, le nombre de personnes, le lieu géographique etc. Pourtant, selon le philosophe Miguel Benasayag, reprenant Rodolpho Kush, une situation se caractérise d’abord comme une intensité. Prenant l’exemple de la forêt, il explique que ce qui fait forêt n’est pas le périmètre, le nombre d’arbres etc. Ce qui fait forêt c’est une intensité : les arbres, les animaux, les mousses, les gouttes d’eau, les champignons et il fait remarquer que l’intensité attire ce qui l’alimente… Pour paraphraser cet exemple je dirai aussi que le stage d’été est une intensité. Une intensité faite du lieu, des gens qui se retrouvent, qui s’organisent, qui pratiquent, des corps qui bougent, de la pratique du yuki etc.

Début de la séance de Katsugen undo (mouvement régénérateur)

Françoise d’Eaubonne écrivait dans une lettre : « Il faut perdre la tête pour habiter nos corps ». Itsuo Tsuda disait : « videz-vous la tête ». Le stage d’été c’est cette intensité où à un moment, la fatigue aidant, le travail de l’involontaire dans le corps se fait plus en profondeur, la « tête » lâche enfin un peu. Laissant un peu de champ libre aux besoins du corps, à son mouvement involontaire. Habiter son corps entraîne une autre manière de sentir, de penser et d’agir. La prédominance n’est plus dans les principes extérieurs de la modernité (rationalité, progrès, utilitarisme, universalisme abstrait), on en revient à la dimension de la connaissance immédiate et non réfléchie de nous-mêmes.

Régis Soavi : « Pour les gens qui arrivent pour la première fois, un stage c’est un premier pas. On redécouvre que notre corps bouge et qu’il bouge de façon involontaire. Ça n’a rien à voir avec un stage où l’on irait se ressourcer pour mieux ensuite repartir pour un tour. Non. C’est un début. Ensuite c’est une pratique régulière. Dans les dojos on pratique le Katsugen undo (mouvement régénérateur) deux à trois fois par semaine, on peut pratiquer aussi seul chez soi. Mais il faut réentrainer ce système involontaire qu’on a beaucoup bloqué. »

« Le stage d’été c’est aussi un brassage, il y a des gens d’un peu partout en Europe, on découvre les personnes à travers la pratique de l’Aïkido et du Katsugen undo. À travers la sensation.
Ça bouge beaucoup ! Certains font des rencontres, ils arrivent seuls et repartent à deux ! Certains arrivent à deux et repartent seuls ! Car parfois cela met en évidence des problèmes qui étaient maintenus sous le chapeau. On essayait de tenir, de faire taire, mais là avec le stage, avec la pratique du Katsugen undo qui réveille notre corps, on sent clairement que ce n’est plus tenable. Quand la volonté de contrôle lâche enfin, cela émerge, c’est tout. Ce qui est insupportable est enfin ressenti comme tel. Mais quelque part, c’est une libération. Le Katsugen undo, c’est une libération, rien d’autre. »(7)

Les infos sur le stage d’été 2024 sont ici : https://www.ecole-itsuo-tsuda.org/stage_ete/

6h30, le soleil se lève sur le Mas d’Azil, départ pour la séance du matin

Notes

1) Françoise d’Eaubonne, correspondance privée avec son fils adoptif, Alain Lezongar, 1976.
2) Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, 2002, éditions Allia, p. 28.
3) Ibid., p. 33.
4) Régis Soavi, propos extraits du film Une transformation, réalisation de Bas van Buuren, 2009
5) Ibid.
6) M. Benasayag et B. Cani, Contre-offensive. Agir et résister dans la complexité, ed. Le pommier, 2024, p. 43 & 44
7) Régis Soavi, op. cit.

Tout est dans tout, et réciproquement

par Régis Soavi

Comprendre le Riai c’est, au-delà des correspondances techniques, sortir du monde de la séparation. C’est accepter de retrouver l’unité de l’être pour sentir dans tout son corps la vie qui se manifeste.

Oui le Riai existe, je l’ai rencontré

Pour vraiment à la fois le comprendre et le sentir dans notre être, il nous faut effectuer un dépassement. Aller au delà de la technicité, ne pas se réduire simplement à l’imitation, tout en respectant bien sûr ceux qui nous guidèrent et apportèrent les fruits de leurs propres recherches. Lorsque Noro Masamichi senseï créa le Kinomichi, il révéla, déjà il y a plus de quarante ans, ce qu’il avait découvert. Il a pu en faire profiter ses élèves et cela sans nécessité de discourir à propos du Riai, car il en démontrait bien avant déjà les capacités, la vigueur et la finesse dans ses si extraordinaires démonstrations que j’ai eu la chance de voir. Les capacités de Tamura Nobuyoshi senseï dans ce domaine ne sont plus à démontrer non plus. Tant d’autres nous en ont fait la démonstration.

Régis Soavi. Riai
Régis Soavi : Rendre visible les axes du corps qui portent l’action

Dans les coulisses

Quelle que soit notre technique et, aussi précise soit-elle, celle-ci dépend de très nombreux éléments. D’abord notre mental avant et pendant l’action, ainsi que les réactions du partenaire versus adversaire, notre forme physique du jour, et enfin l’instant T, toujours dans l’indéfinissable. Dans les coulisses de notre for intérieur si l’on peut dire, quelque chose travaille dont nous n’avons pas connaissance, et même dont nous ne pouvons ni ne devons prendre conscience – si ce n’est dans le moment même où il se produit –, car le risque est grand de l’empêcher de se manifester. Seules les personnes qui ont accepté de se vider l’esprit des bruits perturbateurs qui l’encombrent peuvent réaliser l’unité nécessaire à l’action juste.

Quand nous sommes vides de toute pensée parasite, de toute interrogation superficielle, nous sommes dans l’état naturel de l’être humain où, ce qui peut et doit surgir saura utiliser tout à la fois notre potentiel qui lui-même saura s’appuyer sur notre entraînement, et notre comportement dans la vie de tous les jours.

Créer un comparatif est un danger

Voir les axes du corps qui portent l’action me semble « l’acte » le plus important pour un pratiquant car les lignes qui définissent ces axes dépendent de chaque personne, de chaque tendance corporelle et chacune a ses spécificités. Le danger de la comparaison est le risque de bloquer l’attention sur des détails au détriment de l’ensemble de l’observation. Par contre, savoir apprécier à sa juste valeur un mouvement, un geste, quel que soit l’art, nous permet d’élargir notre champ de connaissance et, par la même occasion, nos capacités.

Peut-être le Yoseikan Budo est-il l’art où la réalité du Riai a été dès le début la plus évidente pour moi. Créé à la fin des années soixante par Mochizuki Minoru qui était sans conteste l’un des plus hauts gradés dans plusieurs arts martiaux du Japon (Aïkido, Jujitsu, Iaido, Judo, Kendo, Karaté), le Yoseikan Budo est maintenant conduit par son fils Mochizuki Hiroo qui en est le Soke. J’ai eu la chance de le rencontrer, dans les années soixante-dix, lors d’une démonstration où Tsuda senseï, invité lui-même, nous avait emmenés. Étant donné que j’avais pratiqué le Judo pendant plus de six ans, le Ju-jitsu Hakko-ryu avec Maroteaux senseï et le Jiu-jitsu de l’école Jigo ryu avec Tatsuzawa senseï, j’ai tout de suite apprécié la performance qui m’était donné à voir. Les katas de Iaido qui clôturaient la présentation de cet art révélaient sans conteste une compréhension et une mise en lumière de la réalité du Riai.

De même, je me souviens avoir vu un documentaire1 au début des années quatre-vingt-dix sur le Taï-chi-chuan qui présentait le travail de maître Gu Meisheng, et avoir été extrêmement impressionné par les mouvements de son corps, sa façon de bouger pendant ses démonstrations. Je voyais de manière très précise le même mouvement corporel que mon maître Tsuda Itsuo, les techniques étaient fondamentalement différentes, mais tant l’esprit que ce quelque chose qui l’habitait donnait un résultat incroyable : je voyais mon maître vivant et pourtant ce n’était pas lui. Je me suis procuré la cassette vidéo et nous la visionnons au dojo chaque fois que cela est opportun, comme par exemple lors du stage d’été.

Comparer l’efficacité de la technique sans voir l’essentiel du mouvement serait une grave erreur. Parfois, indépendamment de l’éventuelle compétence technique, c’est la seule présence ou la détermination de la personne – c’est-à-dire la concentration du Ki (du Chi pour les arts chinois) – qui suffira à résoudre un problème.

La respiration KA MI

Ce qu’il y a derrière tout mouvement, et que bien souvent on ne perçoit pas assez, c’est la « Respiration ». Au même titre que le sang circule dans toutes les parties de notre corps, même les plus petites, la respiration, notamment en tant qu’oxygénation, circule sans interruption, elle aussi, à travers chaque cellule. Elle est le vecteur de notre faculté à nous mouvoir, donc à nous déplacer, et donc à réagir quand il y en a le besoin. La visualisation de la respiration est la prise de conscience de la réalité du Ki. Il est très difficile de concevoir le Ki, qui est du domaine du sentir, c’est pourquoi les maîtres d’art martiaux utilisent différentes méthodes dans leurs enseignements afin de permettre à leurs élèves d’approcher cette perception. C’est, notamment, à travers la prononciation des noms Ka et Mi que Tsuda senseï nous a enseigné que l’on peut comprendre l’identité commune existante entre toutes les techniques et entre tous les arts. Ceci ne retire rien à la spécificité de chacune d’entre elles ou de chacun d’entre eux, mais nous ouvre une fenêtre pour sa compréhension.

Itsuo Tsuda, exercice de respiration Ka-Mi durant la pratique respiratoire. Riai
Tsuda Itsuo, exercice de respiration Ka-Mi durant la pratique respiratoire

À chaque inspiration on prononce mentalement, ou à voix basse, ce qui aide à la visualisation, le mot Ka (radical de « feu » en japonais) et à chaque expiration Mi (radical de l’eau) ; petit à petit on intègre cette manière de faire et donc la visualisation devient de plus en plus facile. À tel point que l’on n’a plus à s’en préoccuper, sauf pour certains exercices qui requièrent une plus grande concentration. Il est important de savoir que la visualisation n’a rien à voir avec l’imagination car c’est un acte qui se produit par l’action concrète du koshi qui est en prise directe avec la réalité. L’imagination est, au contraire, un produit des zones supérieures du cerveau, dont le but est de nous faire entrer dans un monde abstrait et donc fondamentalement irréel.

Grâce à cet enseignement, il est possible de prendre conscience que notre perception du temps se dilate dans cette réalité qui est notre quotidien. C’est une chose que chacun a déjà vécu au moins une fois, voire de nombreuses fois, dans sa vie. Par exemple, lorsqu’on attend un autobus qui a deux minutes de retard, le temps nous semble très long, alors qu’une soirée avec des amis est passée avant que l’on ne s’en rende compte. Mais cette technique de visualisation qui s’appuie sur la respiration peut nous révéler beaucoup plus que ces simples constatations, elle peut nous dévoiler un univers que nous ignorions jusque-là. Tsuda senseï nous en a décrit quelques aspects lorsqu’il écrivait dans son deuxième livre :

« La dilatation du temps constitue le fondement même de la technique seitaï. Entre l’expiration et l’inspiration, il y a un arrêt de respiration, un point mort pendant lequel l’homme ne peut réagir en aucune façon. Cette fissure, comme on peut s’en rendre compte, est presque imperceptible et on a l’impression que l’expiration et l’inspiration se succèdent sans solution de continuité. Mais pour Noguchi2, c’est comme une porte largement ouverte.
[…]

C’est d’ailleurs dans la fissure de la respiration que toute technique, qu’il s’agisse de Judo, de Kendo, ou de Sumo, marche vraiment. L’inspiration permet de contracter les muscles, l’expiration de les relâcher. Mais pendant la rétention, on ne peut ni contracter ni relâcher. Si c’est après l’inspiration et avant l’expiration, on a beau essayer de se décontracter, on reste raide. On se laisse emporter par-dessus l’épaule, par exemple. »3

C’est à chacun d’entre nous d’utiliser cette découverte pour le bien-être de tous.

Le Non-Faire

Pourquoi aborder le Non-Faire dans un article sur le Riai ? Parce que je pense que c’est une clef des plus importantes dans la pratique des arts martiaux, et qu’elle est aujourd’hui trop méconnue ou négligée, car elle échappe à l’état actuel de l’expérimentation dite scientifique couramment admise. Cette clef est considérée comme faisant partie du domaine mystique alors qu’elle était à la base des enseignements anciens et, par là même, des savoirs de nos maîtres dans de nombreux arts martiaux. Toutes les techniques se sont construites à partir de l’expérience involontaire et bien souvent inconsciente du corps de l’être humain, quel que soit son genre, la latitude où il vivait, ou son âge. Toutes les techniques se sont développées et enchaînées pour permettre une meilleure efficacité face à l’adversité. Elles naissent toutes d’une réponse à un acte, qu’il soit déjà commencé ou à peine naissant. La précision vient après, elle découle des axes, de l’ambiance, comme de la volonté qui naît de la rencontre, du danger qui se révèle ou non, donc de la nécessité.

L’Aïkido est un art du Non-Faire (le wu-wei si renommé en Chine ancienne) et c’est ce qu’O senseï a transmis durant les dix dernières années de sa vie – prônant la paix et préconisant ce qu’aujourd’hui on appelle la symbiose, plutôt que le parasitisme et la soi-disant « Lutte pour la vie » si mal comprise déjà à l’époque de Darwin.

Tsuda senseï, en insistant sur la capacité de fusion des personnes et la respiration coordonnée, nous a donné une orientation et a permis cette recherche que certains d’entre nous continuent. O senseï, lui, qui n’avait plus de technique réellement détectable ni compréhensible comme nous l’expliquaient les maîtres qui l’ont directement connus dans leurs jeunesses, nous guide au premier plan pour aller dans cette direction. Si l’on s’éloigne de l’idée d’efficacité et par là même de rendement – si cher à notre société dite moderne ou encore civilisée –, on aura la possibilité de rencontrer la vie, et de pouvoir déployer nos capacités qui alors pourrons s’appuyer sur ces connaissances ancestrales trop souvent dévalorisées.

Régis Soavi

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« Tout est dans tout, et réciproquement » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°16 en janvier 2024.

Notes :
  1. Yolande du Luart, Le Taiji quan : de Shanghai à Pékin à la recherche du qi, 1991
  2. Noguchi Haruchika, créateur de la technique Seitai et du Katsugen undo [note de l’éditeur]
  3. Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, chap. XII, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 117–118

Voir

Par Régis Soavi

« Le maître ne demande qu’à ce qu’on vienne lui voler son enseignement qui, pour lui, est d’une simplicité extrême, mais qui, pour les autres, semble mystérieux, incompréhensible, invraisemblable. » 1

Voir, sentir

Même si on commence l’Aïkido avec des idées superficielles issues du monde qui nous entoure, il est important que petit à petit elles se rapprochent de la réalité et deviennent un outil pour se réapproprier le corps, notre corps authentique.

À chaque séance que je conduis, après la première partie que chacun accomplit de manière solitaire mais en harmonie avec les autres, et qui est basée essentiellement sur des exercices de circulation du KI, je commence par la démonstration d’une technique que, à priori, un grand nombre de pratiquants connaissent déjà. Tout l’art de la démonstration consiste à faire passer un message à travers le mouvement effectué. Il y a l’amorce d’un dialogue, ce n’est pas seulement une technique ni même une manière de faire car chaque pratiquant, en fonction de son niveau, de son attention, comme de sa capacité du moment, doit pouvoir y trouver ce qui lui est nécessaire pour approfondir sa pratique. Il s’agit plus d’une transmission que de tout autre chose. J’insiste sur un élément, la précision, la distance, ou toute autre particularité, afin que quelque chose que je tiens à rendre concret soit bien visible et devienne une forme évidente de par sa simplicité et que, de par le travail et l’entraînement qui va suivre, le corps dans son ensemble n’ait plus à réfléchir mais agisse naturellement en retrouvant sa spontanéité.

voir
Calligraphie de Tsuda Itsuo : Ciseler un insecte, graver une fleur

Ciseler un insecte, graver une fleur

Il y a une expression courante en Chine, un proverbe, qui signifie « Travail facile » et dont les deux premiers idéogrammes sont les mêmes que la calligraphie en style petit sceau (sigillaire) de Tsuda senseï : 雕蟲小技 ciseler insecte petite technique.

Cette calligraphie (voir photo) peut donc exprimer : « La gravure d’une fleur est très facile, de même que la sculpture d’un insecte ».

Le proverbe a pour sens que tout le monde peut graver ou dessiner une petite fleur car c’est un travail simple et facile à réaliser, mais par contrecoup cela indique que seuls les grands maîtres peuvent accomplir une œuvre remarquable. Tout dépend du kokyu. Tsuda senseï s’exprime sur la signification de ce mot dans son deuxième livre La Voie du dépouillement. Il est rare de pouvoir disposer d’une telle définition, à la fois simple et précise, qui nous permette à nous Occidentaux à priori non préparés d’appréhender sa teneur :

« Dans l’apprentissage d’un art japonais il est toujours question de “kokyu”, qui est l’équivalent proprement dit de la respiration. Mais ce mot signifie aussi le tour de main pour faire quelque chose, le truc. Quand on n’a pas de “kokyu”, on ne peut pas exécuter la chose comme il faut. Un cuisinier a besoin du “kokyu” pour bien se servir de son couteau, et l’ouvrier pour ses outils. Le “kokyu” ne s’explique pas, il s’acquiert.
[…]
Quand on acquiert le “kokyu”, on a l’impression que les outils, les machines, les matériaux, jusqu’alors “indomptables”, deviennent tout à coup dociles et obéissent à notre commande sans opposer de résistance.

Le ki, le kokyu, respiration, intuition, voilà les thèmes autour desquels tournoient les arts et les métiers du Japon. Ils constituent le secret professionnel, non parce qu’on veut le garder comme brevet d’invention ou comme recette de gagne-pain, mais parce que c’est intransmissible intellectuellement. La respiration, c’est le dernier mot. Le secret suprême de l’apprentissage. Seuls les meilleurs disciples y accèdent, après des années d’efforts soutenus. » 2

Le rôle de l’enseignant

Un des rôles de l’enseignant – et c’est loin d’être son unique tâche – est d’agir, entre autres, comme une sorte de chef d’orchestre. Il donne le tempo, propose diverses manières d’interpréter une technique, de l’amener dans une direction afin de lui donner tout son potentiel, au même titre que le maestro donne des indications sur le « comment interpréter » un morceau de musique en mettant l’accent sur une note, un ensemble de notes, un trait particulier. L’enseignant comme le chef d’orchestre a un rôle très important et par sa manière de conduire une séance d’Aïkido il peut la rendre ennuyeuse ou captivante ; trop rapide et sans précisions par exemple, elle peut rater son objectif alors que l’intention était bonne ; de même qu’un chef peut faire dérailler un morceau de musique qui était d’une grande sensibilité s’il se montre trop dur dans sa manière de diriger. Ni rigide ni trop mou, à la fois souple et convaincant, l’un comme l’autre donne son interprétation de ce qu’il a ressenti, de ce qu’il a compris de son art, de la musique comme de la séance qu’il conduit. Un autre chef ou un autre enseignant y verra d’autres choses, d’autres accents à mettre en valeur, chacun d’entre eux insistera sur divers aspects.

Les rapports aux musiciens comme aux élèves sont eux aussi déterminants. Dictatorial, celui qui conduit n’aura pas l’adhésion des personnes qui sont censées le suivre, il obtiendra au mieux une soumission qui ne pourra que rendre l’œuvre musicale banale ou le cours d’Aïkido sans esprit et sans joie. À l’exemple du chef d’orchestre qui ne doit surtout pas oublier qu’il n’est pas le compositeur et qu’il se doit de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est, ou ce qu’il pense ou ressent qu’elle est, l’enseignant dans les arts martiaux n’est pas le créateur de cet art qu’il désire développer et faire connaître, il en est l’interprète, aussi génial soit-il. Le compositeur lui-même, tel Beethoven je crois, disait qu’il ne faisait que transcrire la musique qu’il entendait et qui préexistait dans l’univers qui l’entourait. De la même façon, nous ne faisons qu’interpréter ce que faisait O senseï, ce que nous en connaissons, ce que nous avons pu percevoir des vidéos de l’époque, ce que différents maîtres ont su nous transmettre et, plus précisément, ce que personnellement j’ai pu découvrir grâce au contact direct avec Tsuda senseï pendant toutes ces années. Mais O senseï lui-même considérait que son art lui était donné, transmis par quelque chose de plus grand que lui, quelque chose qu’il percevait et qu’il essayait de communiquer à travers ses mouvements, sa personne, ses paroles, sa posture, ou tout simplement sa présence.

Reste que chaque séance est une gageüre et dépend de l’ambiance que l’on a réussi à créer. Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidache considérait que, quel que soit le nombre de répétitions, l’engagement de chaque musicien, l’attention du public, tout pouvait être remis en cause au dernier moment. Le concert, comme moment de vérité ultime, dépend d’éléments parfois imprévisibles qui, favorables ou non, changent le cours de l’événement, de la démonstration. Le rôle de l’enseignant consiste à permettre à chaque élève de déployer ses capacités au-delà même de ce que chacun d’entre eux peut en concevoir ou en percevoir.

Un travail sur le corps

C’est grâce à la sincérité du travail sur le corps que l’on peut désenclaver notre structure mentale aliénée par des habitudes de raisonnement et de réaction profondément dualistes. Les démonstrations ne sont là que pour montrer que quelque chose est possible et peut nous permettre de changer ce qui nous ligote si on va dans une direction avec sincérité. Le corps doit retrouver sa base naturelle, ce qu’il est réellement en profondeur, et non pas être modelé pour suivre les désirs d’une époque, d’une mode, d’une idée de soi pré-imprimée sur un cerveau fragilisé par son environnement. La démonstration d’une technique dépend de facteurs multiples qui conditionnent une réponse ad hoc et non une riposte inconditionnelle prévue par la nomenclature. Elle doit permettre à tout un chacun de se sentir concerné par ce qui se passe sous ses yeux afin de savoir réagir en fonction du besoin, indépendamment de son environnement mais plutôt en intégrant ce qui l’entoure pour créer une situation qui apportera une solution paisible – et si possible pacifique – à tout acte qui risquerait de devenir désagréable voire dangereux.

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Avec un débutant, il faut se montrer particulièrement disponible.

Quel partenaire utiliser

J’ai souvent vu des enseignants prendre de façon régulière leur meilleur élève comme uke. Si ce choix semble judicieux lors des démonstrations publiques, lors de « portes ouvertes » car il s’agit de montrer la beauté de l’art ou son efficacité, sans risque pour le partenaire qui saura chuter en toutes circonstances, cela perd son sens dans le quotidien où le but est tout autre à mon avis. Travailler avec des anciens est souvent valorisant à cause de leur disponibilité, de la qualité de leurs déplacements, du suivi qu’ils apportent mais quant à eux l’inconvénient est qu’ils cherchent souvent à mettre en valeur leur professeur. Avec un débutant, surtout les très débutants d’ailleurs, c’est très différent, là, pas d’erreur possible, il faut se montrer particulièrement disponible en face de ce corps qui n’est pas habitué à bouger, à réagir dans cette situation et qui risque de se faire mal pour rien. Il est indispensable de comprendre, de sentir l’autre, et malgré tout parvenir à faire passer le message que l’on désire pour permettre l’apprentissage et le développement des personnes qui viennent pour apprendre. J’ai toujours trouvé intéressant de faire mes démonstrations de techniques avec des personnes nettement moins avancées, voire très débutantes, ce qui me permet de montrer et même démontrer que l’adaptation au corps de l’autre est un des secrets du Non-faire.

Le secret du vivant

Il est nécessaire que les démonstrations pendant une séance soient à chaque fois adaptées aux types de personnes qui sont présentent et qui, grâce à cela, peuvent percevoir par imprégnation la circulation du Ki, ce qui est beaucoup plus difficile lorsque ces démonstrations sont médiatisées. Les livres contenant dessins ou photos ne peuvent servir que comme un appoint technique ou un complément parfois indispensable, mais ils ne peuvent remplacer les démonstrations in vivo. Les vidéos aussi peuvent être utiles pour connaître les différentes écoles ou les « Maîtres historiques », mais aussi – et peut-être plus – afin de donner une image de notre art et par là même de susciter le désir de découvrir sa beauté comme son efficacité. Malgré tout, que ce soit dans la musique ou dans les arts martiaux, le secret se trouve au-delà de la forme ou de l’entraînement, il est plutôt à mon avis dans la manifestation du vivant que l’on ne peut découvrir que grâce à ce que l’on a ressenti à son contact. Un musicien amateur peut animer un bal folk et permettre à un village entier de trouver une unité dans le plaisir d’être ensemble parce qu’il est partie prenante de l’ambiance. Dans un dojo, le vivant et donc le ki se manifeste grâce à ce qui habite la personne qui conduit la séance. C’est la qualité intérieure qui s’exprime dans les démonstrations, qu’elles soient rapides ou lentes, puissantes ou subtiles et pénétrantes. C’est le Ki qu’elles dégagent qui nous amène à commencer la pratique de l’Aïkido, qui nous pousse à continuer ou parfois à fuir l’endroit. Rien ne peut remplacer le vivant, ni les discours ni les sourires, ni les faux-semblants. Les démonstrations pendant les séances sont pour moi la référence ultime, « un moments de vérité ».

Régis Soavi

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« Voir » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°15 en octobre 2023.

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Triangle instable, Chap. XVIII, Le Courrier du Livre, 1980, p. 132
  2. Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Chap. III, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 31–32

Vivre Seitai

Un article de Régis Soavi.

Seitai : philosophie ou thérapeutique ?

« Le Seitai a, avant tout, affaire à l’individu dans son individualité, et non à un homme moyen statistiquement établi.
La vie elle-même est invisible, mais en se manifestant chez les individus, elle donne lieu à une infinité de formules différentes. » 1 (Tsuda Itsuo)
Seitai Kyokai Tokyo
Seitai Kyōkai de Tokyo 整体協会. Séance de Katsugen Undō vers 1980.

Le Seitai 整体, et son corollaire le Katsugen undo2, sont reconnus au Japon depuis les années 1960 par le Ministère de l’éducation (aujourd’hui Ministère de l’éducation, de la culture, des sports, de la science et de la technologie) comme un mouvement d’éducation. Ils n’y sont pas reconnus comme une thérapeutique – qui, elle, serait reconnue par le ministère de la santé. L’ambiguïté entre les deux reste pourtant entretenue par un grand nombre de ses divulgateurs.

Depuis la publication pendant les années soixante-dix de l’œuvre de Tsuda Itsuo, le Seitai fait rêver dans les rangs des nombreuses personnes qui s’intéressent aux techniques New-age, Orientalistes ou autres. Tantôt on s’improvise technicien, tantôt on rajoute des « ingrédients séducteurs » comme l’écrivait lui-même Tsuda senseï. Il est temps de mettre un peu d’ordre, de tenter de remettre tout cela au clair, et pour cela il suffit de se référer tant à l’enseignement de Tsuda Itsuo qu’aux textes originaux du créateur de cette enseignement, de cette science de l’humain, de cette philosophie.

Noguchi Haruchika 野口晴哉 senseï

Noguchi Haruchika senseï (1911-1976), fondateur du Seitai.

Ce Japonais, fondateur de l’Institut Seitai3, est l’auteur d’une trentaine de livres dont trois ont été traduits en anglais. Il est aussi le découvreur des techniques qui permettent le déclenchement du Mouvement régénérateur en tant que gymnastique du système involontaire4. Très jeune, il découvre qu’il a une capacité qu’il pense unique et “extra-ordinaire” : celle de “guérir les gens”. Cette capacité, il la découvre lors du grand tremblement de terre de 1923 qui ravage la ville de Tokyo, en soulageant une voisine qui souffre de dysenterie, simplement en posant sa main sur son dos. Très vite la rumeur se répand, et les gens se précipitent à l’adresse de ses parents pour recevoir des soins. Lui, se contente de poser les mains sur les personnes qui repartent soulagées de leurs maux. Il commence alors une carrière de guérisseur, il n’a alors que douze ans, sa réputation prend une telle ampleur qu’à l’âge de quinze ans il ouvre son premier dojo à Tokyo même.

Mais Noguchi senseï se pose des questions : quelle est la force qui agit lorsqu’il pose les mains et pourquoi lui seul détient ce pouvoir ? Au lieu de profiter de ce qu’il pense être un don et d’en encaisser les bénéfices, il cherche, s’interroge, commence à étudier comme autodidacte.

Il va pendant des années chercher des solutions aux problèmes que lui posent ses clients à travers les techniques qui proviennent de l’acupuncture de l’ancienne médecine traditionnelle chinoise qu’il étudie avec son oncle, des médecines japonaises (kampo), les shiatsu, les kuatsu, et même l’anatomie à l’occidentale, etc. Sa renommée est telle qu’il est même connu et reconnu à l’international. Il rencontrera d’ailleurs par la suite nombre de thérapeutes dont certains sont déjà, ou deviendrons, célèbres, comme Oki Masahiro, le créateur de l’Oki-do Yoga, ou Kishi Akinobu senseï, créateur du shiatsu Sei-ki, ou encore, plus connu en France, Moshé Feldenkrais, avec qui il échangera de nombreuses fois. Mais déjà il a compris que cette force qu’il sent en lui ne lui appartient pas en tant qu’individu, et qu’elle existe en revanche chez tous les êtres humains et c’est ce qu’il appellera plus tard la force de cohésion de la vie.

Le Seitai : une vision globale

Régis Soavi faisant yuki

C’est dans les années cinquante que Maître Noguchi change complètement d’orientation. À travers son expérience pratique et ses études personnelles, il arrive à la conclusion qu’aucune méthode de guérison ne peut sauver l’être humain. Il abandonne la thérapeutique, conçoit l’idée de Seitai et le Katsugen undo. Déjà à l’époque il déclare : « la santé est une chose naturelle qui ne requiert aucune intervention artificielle. La thérapeutique renforce les rapports de dépendance. Les maladies ne sont pas des choses à guérir, mais des occasions dont il faut profiter pour activer l’organisme et le rééquilibrer », tous thèmes qu’il reprendra plus tard dans ses livres5. Il décide donc d’arrêter de guérir les personnes et de propager le Katsugen undo, ainsi que yuki6, qui n’est pas la prérogative d’une minorité, mais un acte humain et instinctif.

L’aboutissement des recherches que fit Noguchi Haruchika senseï nous porte à voir le Seitai comme une philosophie – et donc non comme une thérapeutique– et c’est lui-même qui le définissait ainsi dans ses livres7. Cela ne veut pas dire que ce qu’il faisait et enseignait n’avait pas de conséquences sur la santé, bien au contraire puisque son domaine de compétence était au service des personnes et consistait à permettre aux individus de vivre pleinement. Malgré cela un certain nombre de personnes, tant à son époque qu’aujourd’hui, ont été dérangées par une opinion aussi radicale et cela entraîna pour celles qui ne voulaient voir et comprendre que selon leur propre opinion une confusion entre les genres. Il en résulta qu’elles privilégièrent le soutien aux personnes au détriment du réveil de l’être.

La technicité de ce très grand maître était unanimement reconnue au Japon, il avait même été le président de l’association des thérapeutes manuels dans la période d’avant-guerre. Mais son travail, qu’il considérait comme un accompagnement, un guide, une orientation Seitai, allait beaucoup plus loin que de guérir les personnes qui venaient le voir, il s’agissait plutôt de permettre à chacun de retrouver sa force intérieure et pour cela il était d’une incroyable efficacité.

Il explique que très souvent c’est le Kokoro8 qui est atteint, qui est perturbé et qu’il suffit de conduire ce Kokoro dans la bonne direction pour que la personne retrouve la santé qu’elle avait perdue. Faire s’écouler le Ki dans la bonne direction était sa technique privilégiée, cela peut sembler plutôt facile, mais il en est tout autrement. On ne s’improvise pas guide Seitai, il ne s’agit pas de chercher par des tours de passe-passe à stimuler telle ou telle région mais de comprendre, de sentir d’où vient le problème pour permettre cet écoulement du Ki dans la bonne direction et pour faire travailler la vie. Noguchi senseï avait une intuition extraordinaire et la qualité de ses sensations, la finesse de son observation en faisaient véritablement un homme exceptionnel et même quelqu’un que certains de ses contemporains considéraient comme redoutable d’un certain point de vue à cause de son extrême perspicacité.

Itsuo Tsuda (1914-1984). Introduisit le Seitai en Europe dans les années 70 après l’avoir étudié durant 20 ans avec Noguchi sensei.

Un rêve

La santé est devenue un rêve technologique. Nous sommes passés de la conception du dix-neuvième siècle, si bien résumée par Jules Romain dans sa pièce de théâtre Knock ou le Triomphe de la médecine, où l’on considère que toute personne bien portante est un malade qui s’ignore, à la conception du vingtième siècle qui prétendait éradiquer la maladie grâce à la chimie pharmaceutique et aux rayons. Le vingt-et-unième, quant à lui, nous propose de régler tous les problèmes avec la génétique ou le transhumanisme.

L’analyse se veut de plus en plus minutieuse, on est passé de la dissection au séquençage. En découpant l’être humain en morceaux de plus en plus petits, jusqu’aux cellules et maintenant aux gènes et même plus petit encore, on perd de vue l’ensemble, on s’éloigne de la notion d’individu (du latin individuum : ce qui est indivisible) et curieusement la conséquence est que l’on est obligé de traiter l’humain en général et non plus en particulier. L’être humain apparaît comme une accumulation de parties. Chaque partie du corps a son spécialiste, psychique compris évidemment, et tous s’occupent du symptôme de leur client. Pour des raisons idéologiques voire religieuses, ou quand le résultat espéré n’est pas au rendez-vous avec la médecine classique, on se tourne vers les médecines dites parallèles. Il peut tout aussi bien s’agir de méthodes ancestrales de grande valeur comme de petites combines. Il y a autour de nous quantité de recettes promulguées par internet, et retransmises par nos amis et connaissances, chacun pensant détenir la solution à nos problèmes de santé, d’énergie, ou tout simplement à un trouble quelconque.

Le symptôme

On s’acharne à guérir le symptôme, car c’est lui qui nous dérange. Bien sûr, on ne peut pas nier son importance, il est le signe, souvent le révélateur, d’un problème que l’on avait pas encore perçu. Mais il est aussi et même surtout la manifestation du travail de l’organisme pour résoudre la difficulté. Souvent les problèmes du corps sont mal compris et on veut les résoudre le plus vite possible sans réellement en chercher la cause profonde. Il suffit de faire disparaître le symptôme pour que tout le monde soit content, pour que l’on pense que l’on est guéri, alors que bien souvent on a simplement écarté le problème et, parfois même, empêché le corps de réagir.

Le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas

Noguchi Hirochika, fils ainé du fondateur du Seitai, avec Régis Soavi, durant sa visité à Paris en novembre 1981

Il n’y a pas de corps parfait et immuable, le corps bouge sans cesse de l’extérieur comme de l’intérieur c’est la vie même qui veut cela. Mais il nous faut bien prendre en considération que ce mouvement ou plutôt ces mouvements sont aussi le résultat de nos tendances corporelles, que celles-ci découlent de notre naissance, de nos gênes, ainsi que de l’utilisation que nous faisons de notre corps à travers le travail, le sport, les arts martiaux, et donc en général à travers toute activité quelle qu’elle soit. Par exemple, il existe un phénomène plutôt récurent dans les arts martiaux et dans les sports en général : c’est d’avoir mal à un, ou aux deux genoux. La réponse la plus commune est de traiter la douleur à l’endroit où elle se trouve, de l’anesthésier, d’empêcher le gonflement, etc. En fait, dans ce genre de cas comme dans tant d’autres, on est en train d’oublier voire de nier que c’est une réponse naturelle de l’organisme à un problème d’ordre beaucoup plus vaste, un problème de posture ou une mauvaise utilisation du corps.

Noguchi Haruchika nous a laissé un instrument extrêmement précieux permettant de mieux comprendre les êtres humains en fonction de la polarisation de l’énergie (du Ki) dans les différentes régions du corps. Cet instrument, le concept de Taiheki9, nous offre la possibilité de percevoir l’individu dans son mouvement inconscient à travers ses habitudes corporelles et ce qui en résulte. Noguchi senseï utilisait un système de comparaison de type animalier, conçu au début de ses recherches comme une observation minutieuse du mouvement humain, qu’il réduisit pour des raisons d’enseignement à six groupes comprenant en tout douze tendances principales. Chacun des cinq premiers groupes est en relation avec une vertèbre lombaire et un système corporel (urinaire, pelvien, pulmonaire, etc.), le dernier décrivant plutôt un état général du corps.

Ces tendances qui découlent de la coagulation et de la stagnation du ki ont pour cause les raidissements ou les mollesses du corps lorsqu’il ne parvient plus à se régénérer, à récupérer des fatigues qui lui sont imposées.

Prenons un exemple de manière à rendre la chose concrète : bon nombre de personnes ont tendance à s’appuyer plus sur une jambe que sur l’autre. Cette tendance peut résulter (entre autres) de ce que l’on appelle dans le Seitai soit du latéralisme soit de la torsion, et qui sont comme d’autres déformations corporelles absolument involontaires, elles ne sont que le résultat, la réponse de l’organisme qui cherche à maintenir le corps en équilibre.

Dans le cas de la torsion, la jambe d’appui sert pour se préparer à bondir pour attaquer ou pour se défendre mais dans tous les cas pour vaincre ; avec le latéralisme il s’agit plutôt d’un état qui résulte de tendances digestives et sentimentales avec une déformation au niveau de la deuxième lombaire, cet état pousse à la concertation, à la diplomatie. Dans ces deux exemples, ce sera toujours la même jambe qui sert de point d’appui et c’est par conséquent celle qui supporte en permanence le plus de poids, donc qui se fatigue et a tendance à s’user plus et à devenir rigide. L’ensemble de l’organisme souffre de cette dissymétrie et, notamment, évidemment en premier lieu la colonne vertébrale. Par le biais d’un gonflement par un apport de liquide ou grâce à une douleur, et souvent même à travers les deux réactions, l’organisme cherche à soulager le genou qui porte le plus lourd tribut, en nous empêchant de l’utiliser jusqu’à la guérison, c’est-à-dire le rétablissement de l’équilibre du corps dans son ensemble. Si on empêche ce développement en forçant le dégonflement et en supprimant la douleur, le corps devenu insensible continuera de s’appuyer du même coté et la situation va empirer. Le corps cherchera à retrouver l’équilibre par tous les moyens, au début en renouvelant les problèmes aux genoux dès qu’il a retrouvé de la sensibilité dans cet endroit, puis petit à petit ce sont les hanches qui commencent à compenser le manque de souplesse et enfin le dos, c’est-à-dire la colonne vertébrale, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.

Le mal de dos n’est-il pas considéré comme le problème le plus courant dans notre civilisation et même peut-être comme « le mal du siècle » ? La solution est-elle de supporter la douleur en silence ? Ce n’est pas le point de vue du Seitai, mais maintenir l’équilibre depuis le début, depuis la naissance, consiste à accepter les petites perturbations et à conduire le corps dans la bonne direction dans le quotidien, jour après jour. Si on n’a pas respecté les manifestations de son propre organisme, il devient nécessaire de passer par un réapprentissage corporel, un rééquilibrage lent mais profond. Si en revanche on n’accepte pas le travail de son propre corps, il faudra alors accepter la désensibilisation progressive, le raidissement progressif et ses conséquences : une certaine forme de Robotisation ou l’affaiblissement et l’incapacité de réagir.

Vivre Seitai

Noguchi senseï considérait que s’occuper des enfants à partir de la naissance, c’était déjà tard. Les mois de grossesse, l’accouchement, les premiers soins à donner au bébé faisaient partie intégrante de ses préoccupations concernant la vie future de l’enfant. Tsuda Itsuo senseï nous donne dans ses livres bon nombre d’indications sur la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, la nutrition, le sevrage, les premiers pas, etc. et notamment dans le tome quatre intitulé Un. Le Seitai n’établit pas des règles à suivre en toute circonstance, il ne s’agit pas de trouver une bonne solution aux problèmes de la petite enfance, de l’enfance, ou de l’adolescence comme dans un livre de puériculture ou de pédagogie. Le Seitai s’occupe des manifestations de la vie sans a priori, il permet là encore de guider les parents tout en leur permettant de développer leur intuition grâce à un dialogue dans le silence avec le bébé puis avec le petit enfant. Pour celui qui n’a pas eu la chance, ou parfois la possibilité de laisser le corps travailler en fonction de ses propres besoins, reste t-il encore des possibilités de retrouver un état de santé ? C’est là qu’intervient la pratique du Katsugen undo.

C’est une pratique d’une grande simplicité qui commence par une condition indispensable : ne pas penser. Tsuda senseï appelait cela « se vider la tête ». Dans La Science du particulier, il nous explique ce qu’il entend par cette expression : « Vider la tête ! On en comprend la nécessité aujourd’hui que la tête est devenue une poubelle dans laquelle la fermentation continue vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour produire l’inquiétude du présent, et la peur de l’avenir.

Qu’appelle-t-on  »se vider la tête » ? Il ne s’agit pas, bien entendu, de l’état comateux dans lequel la conscience est perdue. Il s’agit d’un état où la conscience cesse d’être perturbée par la succession des idées. Au lieu de la cérébralisation excessive, la vie commence à s’éveiller dans les parties du corps jusqu’alors laissées en léthargie. » 10

La notion d’individu dans le Seitai

Pour Noguchi senseï, l’être humain divisé en parties n’existe pas, il existe toujours en tant que corps unique.

À la lumière des découvertes les plus récentes on s’aperçoit, par exemple grâce à la théorie des fascias, de l’interaction qui existe entre les différentes parties du corps, même si elles sont parfois extrêmement éloignées les unes des autres. Certaines de ces théories ont permis de réhabiliter des techniques ancestrales en provenance de lointains pays, jusque-là incomprises dans leur profondeur et très souvent peu respectées par la science médicale occidentale. D’autres découvertes, rapportées notamment par M.-A. Selosse dans son livre Jamais seul11, ont mis l’accent sur l’aspect symbiotique de l’individu, sur l’interaction qui existe entre les bactéries et le corps : l’être humain n’est plus considéré de façon séparée, la biologie moderne entrevoit de façon flagrante son caractère de symbionte. Une fois de plus, de nouveau devrais-je dire, on est obligé de considérer l’individu dans son ensemble.

Cependant, malgré une époque où les découvertes technologico-scientifiques ont considérablement augmenté la connaissance sur l’être humain, du point de vue du Seitai peu de choses ont changé, il reste le même qu’il y a soixante ou soixante-dix ans ; les causes qui le perturbent, qui perturbent son Kokoro sont différentes mais l’être humain lui est resté le même. On peut constater aussi malheureusement que nombre de corps et d’esprits sont plus fragiles aujourd’hui où les idéologies sur la santé ont créé des individus profondément dépendants de spécialistes en tout genre, générant un certain type d’aliénation parfois difficile à comprendre ou à analyser pour celui qui n’a pas une vue d’ensemble de la société. Le gouffre vers le fond duquel nous nous dirigeons réclame une reprise en main de chacun au niveau individuel et c’est peut-être là que l’orientation Seitai peut nous éclairer : en fournissant à l’individu un outil unique pour retrouver son autonomie, se réapproprier sa vie et la vivre pleinement. C’est pourquoi la pratique de Katsugen Undo et le Yuki sont les deux activités proposées par l’École Itsuo Tsuda car elles sont l’Alpha et l’Oméga de la pratique du Seitai.

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Un article de Régis Soavi paru dans la revue Yashima #7 de mars 2020.

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, Chap. VII, 1973, Le Courrier du Livre, pp. 68-9
  2. Katsugen Undo 活元運動: Mouvement régénérateur (traduction française par Tsuda Itsuo).
  3. Seitai Kyōkai 整体協会.
  4. Il s’agit plus précisément d’un exercice du système moteur extra-pyramidal.
  5. Noguchi Haruchika, Colds and their benefits [Le rhume et ses bienfaits], Zensei Publishing Company, 1986. (Recueil de conférences données dans les années 1960, transcrites, éditées & traduites).
  6. Yuki 愉氣 : acte de concentrer l’attention qui active la force vitale de l’individu.
  7. Noguchi Haruchika, Order, Spontaneity and the Body [De l’ordre et de la spontanéité du corps], Zensei Publishing Company, 1984. (1re éd. en japonais : 1976.)
  8. Kokoro 心 : cœur et esprit, faculté de raisonnement, de compréhension et volonté de l’humain non en tant que l’opposé de son aspect corporel, mais comme ce qui l’anime.
  9. Taiheki 体癖 : habitudes corporelles.
  10. Tsuda Itsuo, La Science du particulier, chap. XIX, 1976, Le Courrier du Livre, p. 143.
  11. Marc-André Selosse, Jamais seul, juin 2017, Actes Sud (Arles).

Aïkido un art qui émancipe. Un art qui s’émancipe

Par Régis Soavi

Dès septembre 2023 dans les dojos de l’École Itsuo Tsuda, à Paris, à Toulouse comme à Milan, en plus des séances quotidiennes, une séance d’Aïkido hebdomadaire sera exclusivement réservée aux femmes.

Une séance pour des femmes, gérée par des femmes, conduite par des femmes

Peut-être est-il important de préciser de prime abord qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle version de l’Aïkido, ni même d’un Aïkido plus doux, et évidemment surtout pas d’un Aïkido « au féminin » mais d’une « non mixité choisie », conçue comme une démarche « d’empowerment ». Fondamentalement, elle ne s’adresse pas aux pratiquantes qui connaissent déjà notre École et qui viennent déjà aux autres séances, bien qu’elles y soient les bienvenues pour être des Sempai ou pour permettre de faire découvrir la pratique aux nouvelles personnes qui vont venir. L’objectif est de permettre aux nouvelles participantes de pratiquer l’Aïkido dans le respect de leur différence, et d’avoir ainsi une autre vision que celles diffusées à travers les divers médias trop souvent à la recherche du sensationnel, de l’exagération, voire du vulgaire. Nous avons tous entendu des propos d’une compagne ou d’une amie qui, après leur avoir parlé de l’Aïkido, nous ont dit « non, non ce n’est pas pour moi c’est trop violent » ou encore « c’est un truc de mec ». Il est aujourd’hui nécessaire de présenter l’Aïkido comme une possibilité réaliste de permettre aux femmes de retrouver « une confiance en elles » souvent altérée par l’ambiance dominante dans les arts martiaux, et de s’affirmer non comme une communauté séparée, mais plutôt comme un groupe qui s’émancipe, qui sort d’un certain type de rapports sociaux afin de tenter de trouver, retrouver ou continuer le chemin, « la voie », qui est sans cesse à redécouvrir, vers une humanité plus simple, plus paisible et, par là-même, plus réelle. Proposer, pour un art martial déjà reconnu de manière spécifique comme l’Aïkido, une séance séparée pour les femmes, n’a rien de révolutionnaire ni de nouveau pour nous car les femmes dans l’École Itsuo Tsuda ont toujours été nombreuses et très souvent même majoritaires. Mais, de là à créer une séance supplémentaire de ce type, il y a le danger qu’elle soit le sujet d’une telle incompréhension pour une grande partie des pratiquants comme des pratiquantes, toutes écoles confondues, qu’il existe un risque que cette innovation soit considérée comme gênante, perturbante, inutile, et donc contre-productive. Cette incompréhension ne sera pas une exclusivité de ceux ou celles qui sont concernés par notre art je le crains, car j’entends déjà bon nombre de critiques tant sur la forme que sur le fond qui pourraient avoir leurs raisons d’être si le monde d’aujourd’hui était vraiment celui qu’il prétend être et non ce qu’il est réellement. Cette démarche est à mon avis devenue une nécessité plus aiguë encore au vingt-et-unième siècle que lors des siècles précédents du simple fait de la modernisation idéologique des esprits qui voudrait faire croire à une nouvelle normalité plus égale alors qu’elle n’est, en fait, que la réification du vieux monde.
Barbara Glowczewski lorsqu’elle écrit sur les aborigènes d’Australie nous donne les raisons de ce besoin « d’entre soi » qui, à mon avis, a toujours existé même si il a été entravé ou travesti pour pouvoir persister malgré la désapprobation sociétale : « Si cette revendication d’un « entre soi » existe c’est parce qu’il y eut historiquement une désappropriation, une spoliation de ce qui leur appartenait ou plutôt de ce qui signait leur appartenance tant aux savoirs qu’aux terres qu’ils et elles ont aménagées au cours des siècles, voire des millénaires. » (Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la Terre, éd. Dehors).

Tout est dit.

aikido émancipe

Pourquoi ai-je suscité et donné résolument mon soutien à ce projet ?

Peut-être parce que, pratiquant les arts martiaux depuis 60 ans et notamment l’Aïkido depuis 50 ans, j’ai toujours été intéressé par le côté Yin qui a une telle importance dans notre art en tant que composante intrinsèque de la totalité et qui est si souvent dévalorisé, tout comme le côté Ura a souvent été déprécié au profit de l’Omoté apparemment tellement plus brillant et donc considéré à tort comme plus fort, plus « valable » dans une échelle de valeurs faussée depuis des siècles.
Peut-être que ces aspects représentent ce qui me manquait ou plutôt ce qui avait du mal à se développer naturellement en moi au sein de cette société si Yang et que l’enseignement de mon maître Tsuda Itsuo me poussait à chercher, à redécouvrir au fond de moi. Très certainement c’est aussi ce que j’imaginais devoir réprimer ou tout au moins modérer pour survivre et tenter de vivre comme je pensais le désirer, comme la société le suggérait. C’est aussi grâce à ma vie familiale personnelle, à tout ce qu’elle a comporté de richesse et surtout de radicalité vis-à-vis du monde social, que j’ai pu trouver le chemin vers cet univers trop souvent méconnu par la moitié de l’humanité, qu’est le monde du féminin, un monde ni totalement Yin comme certains pourraient nous le faire croire au premier abord, ni en manque de Yang bien au contraire.

L’Aïkido de Tsuda senseï, quant à lui, m’a permis d’appréhender une autre dimension qui allait bien au delà de ce que j’avais pu percevoir dans une première approche des arts martiaux. Il écrit d’ailleurs à ce propos, et cela déjà en 1982, cette phrase qui semble prémonitoire : « L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés » (Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, éd. Le Courrier du Livre). Il avait cette façon de toucher, souvent simplement à l’aide de quelques mots, nos points sensibles, d’ouvrir des portes dans notre esprit afin de nous (ses élèves) faire réfléchir sur le concret, sur la vie quotidienne.

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Un art qui émancipe

Sortir des sentiers battus et rebattus, labourés par le soc des conventions et les chariots lourdement lestés par des idées toutes faites est un travail certes difficile mais plus que nécessaire.
L’époque est maintenant venue de sortir du rang, de profiter d’un état de conscience qui a pu émerger en Occident grâce au mouvement féministe reprenant en cela les revendications des générations précédentes avant que de nouveaux idéologues au service du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, n’embrouillent tout ce qu’il y a de vrai dans cette émergence au moyen d’un discours, aux aspects soi-disant novateurs, recyclant les vieilles ritournelles usées, les mélangeant si besoin avec les idées en vogue, au mieux en pensant bien faire, au pire en se comportant en laquais des idéologies dominantes.
Si l’Aïkido est un art qui émancipe l’individu, et c’est sa principale raison d’être dans notre École, il est donc nécessaire voire impératif d’ouvrir les yeux sur ce monde qui nous entoure. Cet affranchissement doit être néanmoins sans limite. Même s’il est parfois douloureux de regarder les choses en face, il est toujours très sain de le faire.
Constater la déshérence de notre art et par conséquent le peu d’intérêt qu’il semble susciter tant parmi les adolescents que parmi les jeunes adultes et, de façon éminemment notoire pour la moitié de l’humanité (le monde féminin), est devenu une évidence pour un grand nombre d’enseignants(es) d’art martiaux. La réponse le plus souvent mise en avant dans l’objectif de recruter de nouveaux pratiquants/es est de proposer des démonstrations d’efficacité et des essais comparatifs entres les différentes tendances, écoles, ou les différents arts, quand ce n’est pas de mélanger des techniques issues du monde entier afin de créer un melting-pot attractif pour le plus grand nombre pense-t-on ! Et si le problème n’était pas là, pas du tout là où on est vainement en train creuser et de s’acharner à découvrir une solution ?

Une personne émancipée est une personne autonome, indépendante, libre : notre recherche est dans cette direction. En créant des espaces de liberté, des lieux différents de par leur nature profonde, on peut permettre que des conditions qui favorisent l’épanouissement de l’être se mettent en place de façon réellement autonome. Les dojos sont des lieux d’une telle nature. Mais qui le sait ?! La crainte de retrouver les mêmes conditions que dans tout ce qui les entoure et les oppresse « en toute discrétion » ne suscite pas les femmes à entrer dans un de nos dojos pour voir ce qui s’y passe réellement, désabusées qu’elles sont par les tentatives infructueuses déjà subies ou par la fausseté des discours souvent lénifiants bien que si sociétaux. Il me semble que nous devons créer des situations à l’image de l’affirmative action aux États-Unis, traduite à mon avis à tort par « discrimination positive », qui fut rendue possible par l’initiative de J. F. Kennedy au tout début des années soixante. Une nouvelle situation, un positionnement des dojos, permettant aux femmes qui, bien qu’attirées par les arts martiaux, n’auraient aucune envie de se confronter une fois de plus au sexisme (même s’il est involontaire et gentil). Permettre de tenter, parce qu’elles ont un rapport au corps qui est le leur, différent de celui des hommes, ce qui, pour une fois, ne leur sera ni reproché ni accepté de manière condescendante, de trouver du plaisir comme de l’efficacité grâce au développement corporel dans les mouvements, de la stabilité et de l’équilibre dans l’harmonisation de la respiration sans ambiguïté ni complaisance. La compétition étant absente, elles peuvent ainsi découvrir toutes les capacités de leur « être », de la totalité de leur corps comme de leur esprit dans un milieu sécurisé par l’aspect non mixte mis en place. Le côté martial qui lui non plus n’est pas oublié permettra de retrouver des capacités et une assurance face à l’adversité existant dans un monde dominé par le pouvoir du masculin.

takako kunigoshi
Kunigoshi Takako (国越孝子)

Un art qui s’émancipe

Depuis Louise Michel et ses consœurs pendant la Commune de Paris, et même avant elles, depuis Olympe de Gouge à l’aube de la révolution française, les femmes revendiquent la Liberté, l’Égalité et la Fraternité (ou la Sororité) pour toutes et tous sans jamais les trouver à l’exception de quelques rares moments historiques, et là encore plus que relativement.
Et si l’Aïkido était ce levier agissant pour changer notre société, cet instrument qui en s’émancipant des habitudes, des idées toutes faites, des accoutrements qui lui on été ajoutés, redevenait ou tout au moins se rapprochait à nouveau des idéaux de son fondateur Ueshiba Morihei, lui qui considérait le monde comme une grande famille ?
O senseï insistait sur l’importance de l’équilibre entre le Yin et le Yang, sur leur alternance au sein de l’Unité. Tsuda senseï nous parlait sans cesse de la respiration Ka Mi, alternance elle aussi de l’inspire et de l’expire au sein de la Vie. Dans les deux exemples tous deux parlaient en fait du Tao, de l’Un. Pour revenir à cette recherche de l’unité au contraire de la séparation, il est parfois nécessaire de prendre du recul, c’est ce que ferait tout bon sociologue, pour analyser ce qui a amené l’Aïkido dans cette impasse où il se trouve aujourd’hui, alors qu’il était considéré comme un des premiers arts martiaux dans les années soixante et soixante-dix, tant du point de vue philosophique que par ses aspects corporels accessibles à toutes et à tous indépendamment de l’âge ou de la forme physique.
Tsuda senseï, comme tous les élèves de O senseï, avait sa manière propre, et en un sens elle était très particulière, de nous communiquer ce qu’il avait vu et compris dans l’enseignement de son maître. Sa recherche était dirigée depuis le début vers le Non-Faire. N’étant pas un homme jeune, il avait quarante-cinq ans lorsqu’il commença à pratiquer l’Aïkido avec maître Ueshiba, il y découvrit quelque chose que les jeunes Uchi-Dechi étaient dans l’incapacité de voir ou de comprendre, comme l’explique si bien Tamura senseï. En fait, Tsuda senseï n’enseignait pas, il nous transmettait ce qu’il avait découvert avec les maîtres qu’il avait connus, entre autres, avec Ueshiba senseï, Noguchi senseï ou Marcel Granet et Marcel Mauss. Cette transmission m’a marqué au plus haut point et elle a été le fil conducteur de mon enseignement pendant toutes ces années. Elle m’a permis de m’adresser aux femmes et aux hommes sans m’occuper de la distinction de genre, d’âge, ou de niveau, de capacité du corps comme de difficultés voire de handicap. Pour moi cela a aussi été l’occasion d’améliorer mon enseignement et d’insister sur certains aspects afin d’aller vers la liberté et l’autonomie des individus.

L’Aïkido est un dépassement des conflits : ai-nuke, il est une occasion de comprendre comment gérer les problèmes de société. Tsuda senseï écrit « L’Aïkido de Maître Ueshiba, d’après ce que j’ai senti, a été entièrement rempli de cet esprit de ai‑nuke, qu’il appelait de « non‑résistance ». Après sa mort, cet esprit a disparu, la technique seulement en est restée. Aïkido, à l’origine, voulait dire la voie de coordination du ki. Entendu en ce sens, ce n’est pas un art de combat. Lorsque la coordination est établie, l’adversaire cesse d’être adversaire. » (Tsuda Itsuo, Face à la science, éd. Le Courrier du Livre.) C’est à chacun d’entre nous de prendre en main cet instrument, car c’est entre nos mains qu’il peut acquérir une réelle efficacité non par des discours mais en servant d’exemple des possibilités à notre portée. En ouvrant le corps, on ouvre les yeux sur les réalités. C’est maintenant ou jamais pour nous enseignants de permettre que notre art, puisque sensé être plus lucide, soit l’art du dépassement des arts anciens, puisant dans ses origines qui ne sont pas niées mais comprises comme étant la nécessité, certes archaïque, d’une époque aujourd’hui révolue. En créant les conditions nécessaires pour permettre que les femmes se réapproprient, au moins dans notre École, ce qui leur échappait et leur manquait depuis tant de siècles, il s’agit de mettre en place un contexte, un environnement, une ambiance indispensable, un cadre essentiel, pour que ce travail de reconquête puisse s’accomplir. Ces séances dédiées ne sont en quelque sorte qu’une proposition pour susciter une situation de rééquilibrage qui devra s’étendre à tout les domaines, dans les arts martiaux comme au dehors dans la société, et principalement dans chaque aspect de la vie quotidienne. Kunigoshi Takako senseï, une des rares élèves féminine du Kobukan Dojo, rapportait ces paroles de O senseï : « Que ce soit la cérémonie du thé ou l’arrangement floral, il existe des points communs avec l’Aïkido car le ciel et la terre sont faits de mouvement et de calme, de lumière et d’ombre. Si tout était continuellement en mouvement il y aurait un complet chaos. » (Kunigoshi Kunigoshi, Les Maîtres de l’Aïkido – période d’avant guerre, éd. budoconcepts).

Régis Soavi

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« Aïkido un art qui émancipe. Un art qui s’émancipe » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°15 en octobre 2023.

Ki no Nagare : la visualisation

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 16 de juillet 2022, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 7€

 

Dans son enseignement, Tsuda Itsuo senseï insistait sur la visualisation qui, liée à la respiration, est un moyen de découvrir ce chemin de ki no nagare, l’écoulement du ki. Respiration et visualisation sont des outils permettant d’approfondir la perception de cette circulation et de profiter de ses bienfaits dans la vie quotidienne.

Imagination ou visualisation

L’imagination n’engendre pas de résultat tangible si ce n’est la désillusion, la déception quand on retourne à la réalité. La visualisation quant à elle, n’est pas un processus mental, une sorte de vagabondage de l’esprit, mais engage tout le corps. Peu de gens font la différence avant d’avoir fait l’expérience des deux procédés de façon bien séparée et d’en avoir vérifié la réalité. La visualisation est à la fois action et non action, anticipation et attente du moment opportun, elle nécessite la plus grande détente ainsi que la plus grande concentration, mais n’éprouve aucune difficulté à les trouver car pour cela elle s’appuie sur le socle ressenti de l’unité vécue.

À travers un art comme l’Aïkido, on peut expérimenter très concrètement et finement cette sensation de ki no nagare

Ki no nagare : un océan d’interactions

Chaque culture développe sa propre compréhension du monde, sa propre philosophie. Notre culture occidentale a développé durant des siècles une approche analytique, qui amène à une grande précision et un souci du détail. Cette approche intéressante est bien visible dans la science et la technologie mais aussi dans les arts martiaux. Cette recherche de précision est aussi ce qui pousse l’être humain à se dépasser, à devenir meilleur dans sa discipline, comme certains pratiquants de haut niveau nous l’ont déjà démontré. Alors il ne s’agit pas seulement du détail dans le geste, mais aussi de la compréhension du fonctionnement de l’humain, de ses ressorts tant physiques que psychologiques. Bien qu’importante et nécessaire c’est en même temps cette direction qui, quand elle devient exclusive, nous empêche de rejoindre l’unité, si le détail et le contrôle deviennent trop présents, on perd l’ensemble et notamment la perception de l’écoulement du ki.
D’autres, comme la culture japonaise, ont aussi un grand souci du détail mais ont gardé plus présente une certaine conception des liens du vivant et donc de la globalité. Le biologiste Marc-André Selosse propose dans son livre Jamais seul un changement de perspective sur ce sujet : on a aujourd’hui élargi la compréhension du vivant avec les notions de phénotypes étendus ou  »holobiontes ». Mais M.-A. Selosse va plus loin encore, disant qu’on peut considérer le monde comme un océan de microbes où  »flottent » des structures plus grandes et pluricellulaires (plantes, animaux), et aussi avoir la vision de l’écologue d’un océan d’interactions où « Chaque  »organisme » (c’est aussi vrai de chaque microbe) est un nœud dans un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau, où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre lesquels ces interactions s’articulent. » M.-A. Selosse remarque que c’est une vision du monde qu’ont déjà certaines cultures non occidentales, qui « ont une perception plus centrée sur les interactions et nous incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. […] Il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et quotidien. La science occidentale a transposé une philosophie basée sur l’individu en une biologie basée sur l’organisme : au-delà des succès engrangés, la vraie rupture consisterait maintenant à redonner à l’interaction une place centrale. » (M.-A. Selosse, Jamais seul, 2017, Éd. Actes Sud, p. 329)
Ki no nagare qui se traduit par écoulement, circulation du ki, est peut être bien une façon de comprendre cet océan d’interactions. J’estime que l’essence de l’Aïkido se trouve dans la compréhension physique, tangible de cette notion d’écoulement du ki. Car même une toute petite rivière peut donner une orientation différente à un fleuve. Qui est à l’origine du changement, qui agit sur l’autre ? Il faut parfois des années, voire des siècles avant de résoudre une telle question.

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Sans repères fixes, une École sans grade

Par Manon Soavi

Tsuda Itsuo senseï disait « il n’y a pas de ceinture noire de vide mental » soulignant ainsi que l’essentiel n’est pas mesurable ni comparable. Suivant cette direction, Régis Soavi senseï a fait ce choix radical dès les années 80 d’une École sans grade. Un choix qui dénote dans le fonctionnement de notre société basé sur la compétition.

Un horizon infini

Avertissement : cet article ne vise absolument pas à prétendre que ce choix serait le meilleur, à dénigrer les grades ou autre. Il se trouve simplement que le riaï de notre École (la cohérence de ses principes) passe par ce chemin. Cet article raconte un autre possible sans esprit d’évaluation entre les systèmes mais plutôt dans un esprit de découverte d’une autre culture.
Ce choix de ne pas avoir de grade, d’aucune sorte, est une chose qui parfois surprend, ou déçoit. En effet certaines personnes ressentent le besoin de mesurer leur parcours, d’avoir des jalons, ce qui est compréhensible au vu du contexte dans lequel nous vivons. Mais cette particularité est aussi une orientation qui libère, qui soulage beaucoup de personnes ! Ici au moins, dans les dojos de notre École, il n’y a ni mesure, ni comparaison, ni hiérarchie.
Dans un monde où tout se quantifie : les vitamines qu’on avale, notre productivité, nos heures de sommeil, en passant par la vitesse de l’extinction de notre planète, tout se mesure et se calcule. Un lieu sans grade c’est un peu comme passer de l’horizon d’une ville, fait de repères, de quartiers, d’immeubles, à l’horizon de l’océan. C’est libérateur et légèrement grisant.

sans grade pliage du hakama
Laisser le temps et l’espace pour d’autres possibles.

Sans repères fixes

Tsuda senseï écrivait qu’avec les enfants nous sommes « sans repères fixes » c’est-à-dire qu’on ne peut pas se référer à des données extérieures, objectives : à tel âge ceci, tant de centimètres, telle capacité, tel besoin. Pourtant c’est ce que suggèrent la plupart des approches en puériculture ! C’est l’esprit de systématisation. Pour Tsuda senseï il s’agissait d’aiguiser sa capacité d’attention, de réveiller son intuition et de sentir à travers la fusion de sensibilité les besoins du bébé. Un dialogue sensible, unique puisque différent pour chacun et à chaque instant, avec une vérification de nos intuitions à travers les réactions du bébé. La nature de la relation se déplace alors de la recherche de performance (élever un bébé ou passer un grade) vers la qualité de la relation, de l’instant présent toujours fluctuant. Une qualité qu’on ne peut pas évaluer de façon extérieure puisqu’il faut toujours la renouveler.
De même, une École sans grade ne donne pas de repères fixes objectifs, telle technique, vitesse, précision ou autre. Puisque nous partons de l’individu et que chacun est différent, il ne peut être comparé à un autre. Dans notre style d’Aïkido, chacun développe, à travers une forme technique commune, sa spécificité qui, non seulement lui correspond, mais épouse aussi les cycles de la vie, les âges et les états de chacun.
C’est dans la relation à l’autre que chacun peut mesurer le chemin parcouru, à la fois par sa propre observation mais aussi par les retours de ses partenaires et de son senseï. Ou en allant voir d’autres enseignants lors de stages occasionnels. Car sans juge extérieur il n’y a ni sanction ni, surtout, récompense ! Il ne s’agit bien sûr pas de s’imaginer génial et tout puissant ! Dans ce cas nos partenaires et notre senseï se chargeront de nous faire redescendre sur terre, il s’agit de retrouver le goût de faire les choses pour elles-mêmes. Retrouver aussi le temps, un temps qui n’est pas linéaire, car notre « progression » n’est pas une ligne droite avec l’arrivée à la fin. Il s’agit plutôt d’une évolution circulaire : « la pensée orientale ne procède pas par démonstration, elle n’est pas orientée vers un sens final et définitif, mais chemine par cercles d’expérimentations successives afin que la compréhension jaillisse d’un retour au centre même de la question » (Gu Meisheng, la voie du souffle, Les Éditions du Relié)
Il est évidemment possible de combiner un système de grade et l’idée d’un chemin sans fin, les grands adeptes l’ont toujours fait, simplement dans notre École nous avons décidé de poser ce paradigme dès le départ.

sans grade hakama
un acte simple, toujours renouvelé.

Le moment juste

Une fois ce modèle écarté nous avons une situation où l’on débute sans hakama et nous rencontrons alors la possibilité de découvrir le moment juste pour mettre ce fameux hakama. Dans la philosophie du Non-faire il s’agit de redécouvrir l’action juste, celle qui n’est ni calculée ni déterminée par notre « petite intelligence », le volontaire calculateur qui se crispe sur de petits buts, mais par la « grande intelligence » qui s’exprime si on l’écoute réellement.
Certaines personnes mettent le hakama au bout d’un an de pratique et d’autres au bout de dix ans, en fait cela n’a aucune importance sinon pour elles-mêmes et leur capacité à sentir le moment juste. Mais nombreux sont ceux pour qui saisir ce moment présente une grande difficulté. Beaucoup manquent cette occasion de retrouver le sens du moment juste à travers le port du hakama. Que ce soit par légèreté excessive, par peur, par anxiété, par prétention, par incompréhension, ou pour mille autres raisons. Nous sommes face à nous-mêmes.
C’est aussi une occasion de découvrir la différence entre le choix et la décision ! Tsuda senseï accordait une importance immense à la décision comme il l’a écrit : « Une décision peut être prise très rapidement selon les circonstances, mais elle peut aussi mettre bien longtemps avant de mûrir.
La plupart du temps, on confond la décision avec l’option.
Mais ce sont deux choses complètement différentes.
L’option implique la comparaison de plusieurs possibilités et le choix qu’on en fait. C’est un acte de l’intelligence. […] Il n’en va pas de même avec la décision qui détermine notre orientation dans la vie. Cette décision‐là n’est pas un acte de l’intelligence, c’est un acte de l’instinct.(…)
La vraie décision est celle qui correspond à la tension intérieure qui monte au maximum. Sans la tension intérieure, il n’y a pas de décision. Plus la décision exige de courage, de sacrifice de l’amour‐propre et des avantages matériels, plus elle gagne en poids. » (Itsuo Tsuda, La voie des dieux, Le Courrier du Livre.)
En offrant aux pratiquants la situation propice à sentir le moment juste et à prendre une vraie décision nous utilisons l’outil du hakama pour cheminer dans cette voie d’autonomie : décider par soi-même. Cela peut paraître anecdotique, pourtant pour beaucoup ça n’est pas facile et le moment juste sera manqué.
Accompagner ce chemin pour chaque personne est également riche d’enseignements pour les plus anciens qui doivent être attentifs à agir dans le Non-faire : laisser mûrir parfois, augmenter la pression intérieure souvent, acquiescer rarement ! Pourtant aucune conduite ne peut être déterminée d’avance, c’est là aussi « sans repères fixes », mais quand l’action est juste elle est une évidence. Pour que cet acte surgisse il faut se vider la tête et ne pas avoir d’idées préconçues. Cet accompagnement ne peut se faire que si, et uniquement si, la personne qui envisage de porter le hakama a « soif » de cette transmission. C’est sa disponibilité, son positionnement qui le permet ou non.

Donner, recevoir, rendre

Le parcours des pratiquants commence déjà, avant de mettre soi-même le hakama, avec le fait de plier celui d’un plus ancien. Là encore, l’absence de grade est un peu déboussolante les premiers temps. Notre optique est toujours que l’acte prenne un sens en lui-même, pas par respect pour la tradition. Pour autant nous ne nous considérons pas tous avec un égalitarisme forcé. Beaucoup de choses entrent en considération : l’âge, les années de pratique, mais aussi l’aptitude ou l’attitude intérieure. Parfois une personne aura une aptitude, une affinité avec une arme, ou un certain type de technique, ou pourra simplement, à travers une respiration plus profonde, aider quelqu’un de pourtant plus ancien qu’elle. Finalement cela dépend de beaucoup de facteurs.
Alors pourquoi plier le hakama ? Pour remercier ? Oui et non. Le fait de plier le hakama n’est pas simplement un retour direct de type « remerciement » pour quelque chose. Parfois cela peut l’être bien sûr, mais on peut y découvrir beaucoup plus, comme une qualité de relation. Cette relation peut être rapprochée de ce que les anthropologues ont appelé « économie du don ». Mis en lumière par M. Mauss et B. Malinowski au début du 20e siècle, on peut souligner que ce système repose sur la triple nécessité : de donner, de recevoir et de rendre. À la différence de l’économie de marché (dont le troc fait partie) l’économie du don n’attend pas de réciprocité. Elle implique qu’une personne A offre une richesse à une personne B, sans que cette personne B ait à donner une contrepartie ou se sente en dette vis-à-vis de A. Par contre c’est un acte qui existe dans un contexte (famille, culture, société) ; dans notre cas il s’agit du dojo et de la pratique. L’économie du don implique donc de donner, de recevoir et de rendre dans le contexte mais pas nécessairement à la même personne, ni la même valeur, ni au même moment. Ce qui importe c’est que continue la circulation de la richesse, qu’il n’y ait pas stagnation ou accumulation. Dans notre cas la richesse est un enseignement ou une attitude, un moment de pratique etc. La personne qui l’a reçue va continuer à faire circuler en donnant elle-même à d’autres. Elle peut également plier le hakama, mais si on comprend le sens de l’économie du don on comprend que plier le hakama n’est pas une façon de rembourser ce que l’autre nous a donné. On n’est pas quitte, car plier le hakama ce n’est pas rendre mais donner à son tour. Plier le hakama implique aussi que l’ancien reçoive ! Pour celui à qui on plie le hakama c’est aussi un don qui « l’oblige » en retour à continuer à rendre et ainsi de suite. C’est pour cela que ça ne doit pas être systématique, sinon on perd le sens de l’acte, le sens de donner, recevoir et rendre.
Cela ne peut pas s’imposer sinon on retombe dans le système binaire hiérarchique, c’est pourquoi nous laissons chacun libre de faire son chemin, de comprendre à plus ou moins longue échéance car « la vrai morale surgit de l’intérieur » comme disait Tsuda senseï, rejoignant l’anarchiste Kropotkine sur cette sagesse interne des êtres vivants. Mais comme depuis l’enfance on apprend aux enfants à respecter les personnes en fonction de la hiérarchie et de l’autorité qu’elles exercent, on perd complètement le sens du respect simple et naturel. Ce respect qui émerge quand on est respecté. Nous laissons travailler le temps et la pratique pour que l’obligation, imposée par nos habitudes et notre éducation, tombe, et qu’enfin surgisse le respect.

sans grade hakama
Deux pratiquants : Donner, recevoir, rendre

D’autres possibles

Récemment la chercheuse Heide Göttner-Abendroth a théorisé dans ses travaux sur les sociétés matriarcales que ce sont des sociétés d’économie du don (précision utile : les sociétés matriarcales ne sont pas l’inverse du patriarcat, ce sont des sociétés égalitaires, matrilinéaires, où les femmes et particulièrement les mères sont au centre du clan, dans une position acratique c’est-à-dire sans pouvoir). Göttner-Abendroth explique même que « les principes économiques des sociétés matriarcales sont indissolublement liés aux principes spirituels. […] Le modèle à suivre pour l’économie est la Terre Mère elle-même et, à l’image de la terre, partager et offrir de l’abondance sont ses valeurs suprêmes. » (Heide Göttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales ; recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Éditions Des femmes, p 534). La maternité étant, de façon évidente le don de la vie sans attente de retour, ces sociétés considèrent comme valeur cardinale la maternité, non le fait d’avoir des enfants biologiques ou pas mais la capacité à donner et l’état d’esprit que cela implique. Dans ces sociétés on peut parler même de maternité sociale qu’hommes et femmes pratiquent, indépendamment du fait d’avoir des enfants biologiques ou pas. Il s’agit donc d’une attitude à la vie, d’un positionnement de respect, de soin, évidemment mis en lien direct avec le don de vie de la planète, la Terre. Aujourd’hui la société commence à peine à prendre conscience de la globalité du vivant et des liens inextricables entre humains et autres formes de vie. Mais si la science a progressé, la mentalité de la société, elle, évolue bien lentement et nos valeurs restent la prédation et la compétition pour des ressources considérées comme inertes, en bref le capitalisme patriarcal.
Quels rapports entre notre petite École d’Aïkido et Katsugen undo et ces grands problèmes du monde ? Quel rapport entre un hakama et une société pratiquant l’économie du don ? Je dirai qu’à notre échelle nous participons à faire vivre des espaces-temps où d’autres valeurs ont cours. Sans partir à l’autre bout du monde on peut faire volontairement ce pas de côté hors de la comparaison, et se concentrer sur l’expérience concrète du ki en retrouvant ainsi la sensation de la vie en toute chose qui guidait nos ancêtres. Sentir, cela commence par savoir se ressentir soi-même ! Indépendamment des projections, des jugements et des idées que l’on a sur soi-même. Le hakama, le plier et le mettre, peut, si l’on est capable de s’en saisir, être une occasion d’expérimenter par soi-même un autre paradigme.

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« Sans repères fixes, une École sans grade » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°14 en juillet2023.
 

Le bambou plie mais ne rompt pas

Ce vieil adage chinois est à la source de beaucoup d’arts martiaux, chinois comme japonais, mais nous éprouvons souvent de grandes difficultés à le vivre au quotidien. Notre société nous amène à être soit dominant, soit dominé, soit fort, soit faible, soit nous nous battons, soit nous abandonnons. Garder le cap sans être rigide, plier sans subir, voici ce que les membres du dojo Scuola della Respirazione à Milan ont du affronter durant trois ans. Depuis qu’ils font tout pour acheter les locaux du dojo en vente depuis 2020. Une vente qui menaçait l’existence même du dojo. Mais comme disait Itsuo Tsuda Senseï « un échec vaut parfois mieux qu’une réussite » et comme dans les contes anciens c’est au moment où tout est perdu qu’on se découvre soi-même.

Récit d’un «échec» par Eloïse Soavi

3 ans ! 1 095 jours, 26 298 heures, 1 576 800 minutes. Tout notre être tendu vers un unique but. Acheter le local situé via Fioravanti 30. En cela nous avons échoué. Mais nous avons gagné autre chose, quelque chose de bien plus précieux. Si les débuts ont été difficiles et que de nombreuses disputes éclataient pour un oui ou pour un non, les embûches quotidiennes sur notre chemin ont fini par effacer ces différences. Comme la rivière polit les galets en les entrechoquant chaque jour, cette lutte quotidienne ponctuée de revers de fortune a fini par nous lisser. Le 30 octobre 2023 a été signé l’achat du local situé via Conte Verde 4 à Milan. Les travaux ont commencé et une goutte de sueur après l’autre il est temps de conquérir notre nouvel espace, d’ériger notre nouveau dojo.

Cliquez sur les flèches pour faire défiler.

L’extérieur et le local dans son état d’origine

Les premiers coups de marteaux

Création des vestiaires, mezzanine et escalier

Plomberie, électricité et carrelage

Le futur Atelier de peinture expression

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Être humble, certes, mais fier de soi

par Régis Soavi

Il semble qu’aujourd’hui le sens du mot “fierté” se soit alourdi de manière trompeuse, la fierté est presque devenue un défaut majeur dans certaines classes de la société. On utilise à tort le mot “fier”pour définir « quelqu’un qui se croit supérieur aux autres et le manifeste par son comportement », alors qu’il s’agit souvent à mon avis, tout simplement d’un inconscient prétentieux.

L’estime de soi

On confond trop souvent l’estime de soi-même qui est éminemment respectable avec la vanité qui est une forme d’auto-satisfaction qui ne peut que nous nuire. Par contre on dira de quelqu’un « qui a soi-disant conscience de ses limites, de ses faiblesses, et qui le manifeste par une attitude volontairement modeste et effacée » qu’il est humble, même si cette humilité est factice et ne sert qu’à tromper son monde. Le monde politique regorge depuis toujours de ce type d’usurpation pour ce qui est de l’utilisation des termes “être humble” ou “être fier”. L’humilité implique un rapport sociétal, elle est nécessaire face aux autres pour maintenir un équilibre externe autant qu’interne, mais elle ne doit pas nuire à notre état de conscience et à la force qui nous guide dans notre vie.

L’amour-propre

Cela commence dès la naissance dans sa forme naturelle qu’on appelle l’égocentrisme et dont il ne faut pas avoir peur malgré les recommandations de certaines écoles de pédiatrie ou de pédagogie, car il est indispensable à la survie du petit enfant. Très vite l’enfant a conscience d’être et il est fier d’être ce qu’il est, de ce qu’il peut faire ou dire. Il participe au monde non comme une créature dépendante mais déjà comme créateur de ce qui l’entoure, pour lui le monde « lui appartient et il veut en jouir ». La force de vie qui peine à être contenue dans ce petit corps le pousse à exercer ses capacités dans toutes les opportunités qu’il trouvera à sa portée, et même au-delà. S’il n’est pas cassé par son éducation, il gardera le sens de ce qu’on appelle l’amour-propre, ce qui est à mon humble avis la fierté. L’amour- propre nous pousse à dépasser nos capacités, à chercher plus loin plus profond, à découvrir, afin d’être fier de soi, ce qui nous remplit d’une satisfaction et en même temps stimule le désir de dépassement propre à tout être vivant.

Être fier de ses talents est le contraire de la prétention et avoir conscience de ce qu’on est capable de faire n’est pas la vanité. J’ai trop souvent vu et reçu des personnes au dojo qui n’étaient plus conscientes de leurs capacités réelles et alors s’en inventaient de fictives afin de survivre dans un monde où seuls les plus forts semblent avoir le dessus. Cassées, elles attendent les ordres ou au minimum les exemples pour pouvoir imiter et devenir ce qu’elles ne seront jamais en réalité, mais afin de le prétendre devant de plus faibles qu’elles.

Un humble dojo

C’est dans un de ces vieux quartiers de Paris qui a gardé son ambiance à la fois calme et populaire que, parisien à l’ancienne manière, j’ai la chance d’enseigner chaque matin.
Niché au premier étage d’un bâtiment qui fut industriel, le dojo Tenshin se situe dans le vingtième arrondissement de Paris. On y accède après avoir franchi une porte qui donne côté rue sur une petite impasse et de l’autre côté sur un jardinet qu’il faut traverser avant de monter l’escalier. Pas d’enseigne lumineuse tape-à-l’œil, pas de grandes photos vantant les mérites de l’endroit et proposant remise en forme et/ou culture physique et martiale. Collé à l’ancienne petite ceinture de Paris, tout près d’un de ces ponts ferroviaires qui n’existent presque plus, il a le charme des endroits cachés que l’on aime découvrir à l’occasion d’une balade en ville un jour de grève ou de vacances quand la ville est désertée. Quand on pénètre dans le dojo tout change ; bien que les fenêtres du coin café donnent sur le jardin, bien que dès qu’on les ouvre les chants d’oiseaux résonnent, l’espace des tatamis se présente comme un cocon de plus de 200 mètres carrés, éclairé tout autant par le ciel que par des éventails lumineux disposés au plafond.

Fruit du travail des pratiquants qui en ont assuré la réhabilitation comme l’entretien journalier, le dojo a fière allure à nos yeux. Dans ce lieu de travail du corps et sur le corps, dans la douceur et la concentration comme dans la résistance et la ténacité, chaque personne qui participe aux séances d’Aïkido ou de Katsugen Undo1 se sent fière d’être là, sans prétention aucune, mais avec le plaisir de vivre ce que le monde du quotidien a rendu difficile voire impossible pour certains. Tout est à reconquérir et si le désir est là, le lieu s’y prête. Si le dojo se présente si humblement (c’est son coté Ura) c’est aussi afin de permettre la rencontre avec des personnes simples et courageuses qui sauront découvrir son intérêt (son coté Omote) au-delà des apparences.

humble mais fiere
O senseï Ueshiba : quelle posture superbe !

Humilité et posture

Préserver l’humilité pour permettre de retrouver la fierté d’être ce qu’on est réellement ne manque pas d’intérêt et se présente fréquemment comme une nécessité face aux egos démesurés et de fabrication récente, souvent dus à l’éducation des enfants d’une partie favorisée de la société. On représente habituellement les personnes humbles courbées, pliées en deux, tête baissée ce qui n’est en fait qu’un signe de soumission ou de renoncement. La respiration dans ce cas est bloquée ou sifflante et tout le corps aura tendance à aller vers la fourberie s’il n’y est déjà. Humilité et humiliation sont deux choses différentes, on ne devient pas humble à coup d’humiliation, la réaction la plus saine sera la rébellion, on se redressera alors pour montrer ses capacités, et cela même dans l’adversité. Lorsque le corps est droit, le squelette est en équilibre et non plus écrasé par le poids des chairs, ce qui l’entoure le maintient dans cette posture, animé par cette énergie vitale que l’on peine à définir mais que l’on connaît et reconnaît.

Je me souviens encore aujourd’hui de la posture de Tsuda senseï, quittant le dojo après la séance du matin avec son sac pour faire quelques courses avant de rentrer chez lui. Pour qui ne le connaissait pas il ressemblait à un homme ordinaire, un asiatique choisissant des fruits rue Saint-Denis ou achetant un journal, pour qui savait “voir”, il se dégageait de lui une présence, une manière de se mouvoir, différente de tous ceux qui l’entouraient. Le dos droit la tête alignée, on peut dire qu’il avait fière allure, même sans rien connaître à la posture on pouvait sentir sa force intérieure, son “aura”.

Tsuda Itsuo senseï. Le corps se redresse et se distingue au milieu d’une foule.

Un

Tous les maîtres qui avaient été des élèves de Ueshiba Morihei, sous la direction desquels j’ai eu la chance d’apprendre et de travailler, tels que Noro senseï, Nocquet senseï, Tamura senseï, avaient une très haute idée de ce qui leur avait été transmis et se sentaient investis d’une mission qu’ils ne pouvaient trahir. Au même titre que d’autres comme Sugano senseï, Hikitsuchi senseï, Kobayashi senseï, ou encore Shirata senseï que j’ai croisés à l’occasion de stages, tous avaient une grande simplicité, une grande rigueur et ils étaient fiers de transmettre notre art avec l’humilité qui seyait à chacun d’eux, sachant de façon claire être à la fois “fier et humble” en même temps.
Évidemment Tsuda senseï, qui fut mon maître pendant dix ans, faisait partie de cette lignée et il savait très bien nous remettre à notre place quand il le fallait, usant souvent de l’humour ou de la dérision car il avait l’art de nous guider sans nous rabaisser, mais plutôt en valorisant nos qualités propres et ne nous laissant jamais nous en enorgueillir.

Voici un texte de Noguchi Haruchika2 traduit par Tsuda senseï, qui de prime abord et pour qui ne connaît pas l’auteur peut sembler extrêmement prétentieux, mais peut aussi nous donner une petite idée de la vision d’un maître reconnu dans son art comme le plus prestigieux.

« “pensée sur la vie intégrale

Moi, je suis.
Je suis le Centre de l’Univers. En moi réside la Vie.
La Vie n’a ni commencement ni fin.
À travers moi, elle s’étend à l’infini, à travers moi, elle se lie à l’éternité.
Comme la Vie est absolue et infinie, moi aussi, je suis absolu et infini.
Si je me meus, l’Univers se meut. Si l’Univers se meut, moi, je me meus. « Moi » et l’Univers sont Un indivisible, un corps et une pensée.
Je suis libre et sans barrière. Je suis détaché de la vie et de la mort. Ainsi en va-t-il, bien entendu, de la vieillesse et de la maladie. Maintenant je réalise la Vie et demeure dans la quiétude infinie et éternelle.
Ma conduite dans la vie quotidienne reste imperturbable et inaltérable. Cette conviction est incorruptible et éternellement inattaquable.

Oum ! Tout va bien. » 3

Tsuda senseï ajoute dans son livre quelques remarques : « Cette pensée n’a peut-être pas besoin de commentaire pour ceux qui en sentent directement l’impact. Pourtant je me rends compte de l’énorme distance qui sépare cette pensée de la pensée occidentale qui sous-tend la structure mentale des civilisés. […]
[…]
Moi, je suis.
Cette affirmation est simple, profonde et sublime. À la différence de Descartes, Noguchi n’a pas besoin de prouver son affirmation. Il n’est pas en position de recul, il est « dedans » par rapport à son affirmation. Celle-ci peut nous embarrasser par sa simplicité même […] Mais personne n’ose dire : moi, je suis, tout court.
Je suis le Centre de l’Univers.
Du point de vue occidental, ce ne peut être qu’une parole de fou. Noguchi est-il un mégalomane, un fanatique qui se croit Dieu ? […] Pourtant, ce qu’il dit ne relève que d’une constatation très banale : je suis le seul à ressentir la valeur directe de mon expérience. À ce titre, n’importe qui peut reconnaître qu’il est lui-même le Centre de l’Univers. À chacun son Univers.
Univers mental ? Univers subjectif ? Combien y a-t-il d’Univers dans l’Univers ? » 4
Calligraphie de Tsuda Itsuo. Moi, je suis. Je suis le Centre de l’Univers. En moi réside la Vie.

Avoir un port altier

Regardons la posture de O senseï lorsqu’il marche ou lorsqu’il arrose ses fleurs : quelle posture superbe ! De la même façon je reste sans voix quand je regarde comment se déplace Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu.

humble mais fiere
Shimada Teruko senseï.

Hommes ou femmes sans distinction montrent de la hauteur dans leur présence face aux autres, autant que de la simplicité et de la modestie dans leur intimité. Il n’y a pas si longtemps la prestance était valorisée, si elle n’était pas mise en valeur pour cacher des défauts, de la faiblesse ou encore la médiocrité voire la fausseté, elle était censée refléter l’intérieur, l’“âme” de la personne. Bon nombre de valeurs sont aujourd’hui comprises comme négatives ou absurdes, on parle d’arrogance, d’orgueil, de stupidité, d’infantilisme, etc., là où ma façon de comprendre le monde voyait audace, courtoisie, intelligence ou panache, comme par exemple dans la tirade des « Non, merci » issue de la pièce d’Edmond Rostand Cyrano de Bergerac.

Les arts martiaux et plus particulièrement l’Aïkido nous ramènent à nous-mêmes, indépendamment de l’éducation que l’on a reçue, c’est la possibilité de se recentrer et tout à la fois de mesurer notre indépendance comme notre dépendance de tout ce qui nous entoure. C’est l’occasion, grâce aux contacts avec les autres, de retrouver nos racines vivantes bien qu’invisibles mais non immatérielles, ou plutôt d’une matérialité non encore reconnue comme mesurable. Par la pratique régulière, le corps se redresse et sans être remarquable, il sera distingué au milieu d’une foule comme un élément chargé et digne d’intérêt.

Régis Soavi

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Article publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n° 14 en juillet 2023.

Notes :

  1. Katsugen Undo (en français Mouvement Régénérateur) : pratique permettant la normalisation du corps grâce à l’activation du système moteur extra-pyramidal (système involontaire)
  2. Noguchi Haruchika (1911–1976) fondateur du Seitaï, dont Tsuda I. suivit l’enseignement durant plus de vingt ans
  3. Tsuda Itsuo, Un, chap. I, 1978, Le Courrier du Livre, p. 7
  4. ibid., pp. 8–9
  5. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (disponible en ligne), Acte II, Scène VIII, 1898, Librairie Charpentier et Fasquelle

Vivre l’utopie – entretien avec Manon Soavi

Dans cet entretien Manon Soavi nous parle de son livre « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda. Savoir vivre l’utopie ».

« Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda » est disponible chez votre libraire ou bien sur le site des éditions L’originel : https://loriginel.com/produit/le-maitre-anarchiste-itsuo-tsuda-savoir-vivre-lutopie/

Manon Soavi aborde dans cet entretien plusieurs aspects présents dans son livre :

  1. Une enfance libre
  2. Les racines du taoïsme et de l’anarchisme
  3. Itsuo Tsuda et l’anarchisme
  4. La philosophie pratique d’Itsuo Tsuda : Aïkido et Katsugen undo
  5. Les outils d’une révolution
  6. Le dojo, lieu d’expérimentation collective
  7. Un outil quotidien : le bain chaud
  8. La science du particulier
  9. Les capacités naturelles des enfants
  10. La société du haut du corps
  11. Le rapport hommes-femmes

Pour être au courant des rencontres et événements autour du livre, rendez-vous sur la page : https://soavimanon.rifleu.fr/

Un entretien réalisé à Paris au dojo Tenshin.

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Rendre l’impossible possible

Entretien avec Régis Soavi

 

Pourquoi avez-vous commencé l’Aïkido ?

J’ai commencé le Judo-jujitsu, comme on l’appelait à ce moment-là, en 1962 et notre professeur nous le présentait comme « la voie de la souplesse », l’utilisation de la force de l’adversaire. J’avais presque douze ans et j’adorais les techniques, le déséquilibre, les chutes qui pouvaient être aussi un dépassement de la technique subie. Notre instructeur nous parlait du hara, de la posture et nous savions que lui-même apprenait l’Aïkido et qu’il avait le grade de « jupe noire », ce qui était pour nous très impressionnant. Les événements de 68 m’ont orienté vers des techniques de combat de rue, de kobudo, et des tactiques différentes. Cependant en 1972 j’ai voulu reprendre le judo, et je me suis inscrit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève chez Plée senseï, on pouvait pratiquer le Judo le Karaté ou l’Aïkido pour le prix d’une seule cotisation, c’était idéal pour s’entraîner. Mais le judo avait changé : les catégories de poids, le travail d’un spécial afin de gagner un combat, j’étais très déçu. Un soir après la séance je suis resté pour regarder l’Aïkido, c’était Maroteaux senseï qui conduisait la séance et j’ai tout de suite été conquis.

Régis Soavi, débuts au Judo en 1964.

 

Pourquoi continuer ?

J’ai trouvé dans l’Aïkido bien plus qu’un art, une « Voie » d’une très grande richesse qui comme toute voie n’a besoin que d’être approfondie. Chaque jour la séance me permet de découvrir un aspect, de sentir que l’on peut aller beaucoup plus loin, que je ne suis qu’au bord de quelque chose de plus vaste, comme si un océan se présentait à moi. Au-delà du plaisir que j’éprouve, il me semble important de témoigner de son existence.

 

Quel aspect vous parle le plus : martial, mystique, santé, spiritualité ?

Il n’y a aucune séparation pour moi entre toutes ces choses, elles sont interdépendantes.

 

Pourquoi vous créez des dojos plutôt que pratiquer dans des gymnases ?

Je comprends votre question, ce serait tellement plus simple d’utiliser les structures existantes, rien à faire, même pas de ménage, tout serait pris en charge par la direction. On aurait la possibilité de râler si ce n’est pas assez propre, de réclamer si quelque chose ne va pas, de toute façon nous ne serions que des passants temporaires. A contrario pour moi le dojo a une importance cruciale. Déjà parce que c’est un lieu dédié et donc il permet une ambiance différente, libérée des contraintes des administrations, un endroit où on se sent chez soi, où on a la liberté de s’organiser comme on veut, où on est responsable de tout ce qui se passe. C’est grâce à cette mise en situation que l’on peut comprendre ce qu’est un dojo, cela change la donne, cela permet une pratique qui va au-delà de l’entraînement et porte les individus vers l’autonomie, la responsabilité. Mais la raison principale est que le lieu se charge du point de vue du KI, au même titre qu’une vieille demeure, un théâtre ancien ou certains temples. Cette charge permet de sentir qu’un autre monde est possible, même au sein de celui dans lequel nous évoluons.

 

Vous avez créé plusieurs dojos mais aussi d’autres lieux dès les années 80. Le Jardin Floréal, un lieu pour les enfants, puis plusieurs ateliers de peinture , ainsi qu’une école de musique La musique Buissonnière. Pourquoi tous ces lieux ? Qu’ont-ils en commun ?

Mon désir a toujours été de favoriser la liberté des corps comme des esprits dans le but qu’ils soient enfin réunis. Ce travail, pour être mené à bien, exige une vision très large sans aucune idéologie, en dehors des systèmes abrutissants, en dehors de la compétition, toujours à la recherche d’une part de la sensibilité, qui semble être devenue une maladie ou une tare dans notre société, et d’autre part et entre autres de la spontanéité. Créer un jardin d’enfants pour permettre les bases d’une éducation dans la liberté favorisant par là même la non-scolarisation, des « ateliers de peinture-expression »1 dans l’esprit du travail d’Arno Stern qui soient des bulles, qui libèrent l’être humain de la sclérose névrotique qui l’entoure, donner la possibilité pour des adultes et des enfants de se passionner pour la musique, notamment classique, grâce à une notation « la musique en clair »2 qui permet de jouer immédiatement et de découvrir ce plaisir de jouer sans subir la rigidification du mental et du corps organisée par les spécialistes du solfège et de l’enseignement musical en général. Tout cela toujours au service de l’être humain, de la possibilité d’un développement harmonieux des corps et des esprits.

créer un dojo, impossible ?
Régis Soavi enseigne tous les matins depuis plus de quarante ans. Dojo Tenshin, Paris

 

Vous cultivez une place de non-maître, n’est-ce pas ? En étant à la fois le senseï, celui qui indique le chemin, celui qui endosse la responsabilité de l’enseignement, et à la fois un membre ordinaire de l’association, qui participe aux tâches quotidiennes et se préoccupe autant du chauffage que d’une fuite ou du bricolage.

Je vois que vous avez très bien saisi mon positionnement. Cette attitude est une nécessité pour moi, il n’est pas question que je me perde, abusé par un pouvoir factice que j’aurais acquis en profitant de subterfuges et de faux-semblants mais qui flatterait mon ego. Ma recherche dans cette direction est issue du Non-Faire et concerne tous les aspects de ma vie, elle est ancienne, à la fois longue et hasardeuse car « sans repères fixes » comme l’écrivait Tsuda senseï3. Cette orientation est un instrument, un outil indispensable pour permettre aux membres des associations de cheminer vers leur propre liberté, leur propre autonomie à travers l’activité au dojo. Pour résumer ma pensée, je voudrais citer un philosophe du 19e siècle que j’apprécie depuis très longtemps et dont l’importance m’a toujours semblé sous-évaluée dans notre société :

« Pas un individu ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si ce n’est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s’émanciper s’il n’émancipe avec lui tous les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit de tous les hommes, mes égaux. »4

 

Comment était Tsuda Itsuo et qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?

C’était un homme d’une grande simplicité et en même temps d’une grande finesse. Le fait qu’il parlait aussi parfaitement le français, qu’il l’écrivait, nous permettait une communication que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs avec un maître japonais. C’était aussi un intellectuel dans le meilleur sens du terme, sa connaissance de l’Orient comme de l’Occident lui a permis de faire passer un certain type de message, par rapport au corps et à la liberté de pensée, notamment dans ses livres, qui reste aujourd’hui encore inégalé. Il avait rencontré Ueshiba Morihei en 1955 comme traducteur de Nocquet senseï et commença à pratiquer en 1959 alors qu’il avait déjà quarante-cinq ans. Il fut son élève pendant dix ans, mais comme il était par ailleurs déjà pratiquant de Seitai et qu’il traduisait pour les étrangers français et américains les propos d’O senseï, il a pu saisir la profondeur de ses paroles ainsi que l’importance de la posture, de l’esprit, et surtout de la respiration (du Ki) dans la première partie de l’Aïkido, ce qui semble aujourd’hui oublié – à ma grande tristesse.

Tsuda Itsuo avec Regis Soavi en 1980, Paris.

 

Comment trouver l’équilibre entre enseignement et pratique personnelle ?

Je pratique tout simplement l’Aïkido depuis cinquante ans, chaque matin à 6h45 pendant une heure et demie et cela 365 jours par an. Bien sûr, je pratique aussi le Katsugen Undo (que Tsuda senseï avait traduit par Mouvement Régénérateur) là aussi – je pourrais dire – tous les jours, ne serait-ce que, au minimum, à travers le bain chaud Seitai5. Quand à l’enseignement, j’ai des stages à peu près une fois par mois, que ce soit à Paris, Toulouse, Milan, ou Rome.

 

Y a-t-il eu des évolutions dans votre pratique ou votre enseignement ?

Bien sûr ! comment pourrait-il en être autrement ? Si on s’exerce sincèrement la pratique s’étend à tous les aspects de notre vie, j’ai du mal à comprendre les personnes qui ont abandonné ou vont chercher d’autres arts car elles trouvent l’Aïkido répétitif. La vie lorsqu’elle est pleinement vécue est-elle répétitive ? Chaque instant de ma pratique provoque des changements, des évolutions, et même des bouleversements qui m’ont amené à des remises en cause, des approfondissements. C’est ce qui provoque en moi la joie dans ma pratique de l’Aïkido. Même les moments les plus difficiles, et peut-être ceux-là plus que d’autres, ont été les vecteurs de transformations et d’enrichissements.

 

Votre maître, Tsuda Itsuo vous a, un jour, donné un koan, n’est-ce pas ?

Oui, mais j’ai du mal à en raconter les circonstances exactes. Je dois d’abord vous expliquer que Tsuda senseï savait parler au subconscient des personnes, chaque fois qu’il le faisait c’était une manière de leur donner un coup de main mais il n’en parlait quasiment jamais. Il disait que Noguchi senseï le faisait couramment car cela fait partie des techniques Seitai. Un jour, suite à une discussion il me dit « Bon courage », phrase somme toute assez banale, mais le ton qu’il utilisa en s’appuyant évidemment en plus sur « l’intermission respiratoire » me bouleversa et me fit réagir, me donnant une force intérieure que je ne soupçonnais pas. Une autre fois ce fut plus important car c’est à ce moment-là qu’il me donna le koan.

Alors que je lui racontais mes difficultés par rapport au travail (comment gagner de quoi vivre pour ma famille et moi, etc.) et comment trouver le moyen de continuer à pratiquer, voire à monter un dojo puisque j’allais quitter Paris pour quelques années et que je serais à 800 kms, il commença par m’expliquer que dans l’école de Zen Rinzai (je venais de lire les Entretiens de Lin Tsi6 et il le savait) le maître donne à ses disciples des koans qu’ils doivent résoudre. Brusquement il me dit « Impossible » « voila c’est pour vous » ! puis il partit rapidement, me laissant cloué sur place, interloqué, complètement ébahi. Je dois dire que j’ai tout d’abord trouvé cela absurde, ridicule, il m’avait déjà donné quelques temps auparavant une direction pour ma pratique en choisissant de façon précise la calligraphie MU7 comme cadeau de la part de mes élèves parisiens. Mais là, j’étais choqué, je ne comprenais pas. Mu me semblait un vrai koan, déjà connu, répertorié, acceptable, mais « impossible » ça n’avait pas de sens. Pourquoi me dire ça à moi ? C’est au fil des années que la « réponse » est apparue comme une évidence.

 

Quelle est la place du Katsugen Undo dans votre pratique ?

Oh ! il a une importance de premier plan, mais, pour vous répondre, voici une anecdote. Nous étions au restaurant avec Tsuda senseï, et Noguchi Hirochika – le premier fils de Noguchi senseï – qui était assis à coté de moi me demanda soudain : « Le Katsugen Undo, qu’est-ce que c’est pour vous ? ». Ma réponse fut aussi immédiate que spontanée : « C’est le minimum » ai-je répondu, et depuis je n’ai pas changé d’opinion. Cette réponse avait beaucoup plu à Tsuda senseï et il l’utilisa dans certaines de ses conférences pendant les stages. Le « minimum » pour maintenir l’équilibre, pour permettre que notre système involontaire fonctionne correctement et ainsi que l’on n’ait plus besoin de se préoccuper de sa santé, de ne plus avoir peur de la maladie.

Noguchi Hirochika avec Régis Soavi Paris 1981.

 

Pour vous, un Aïkido sans Katsugen Undo a-t-il un sens ?

Oui bien sûr, malgré tout, cela dépend de la manière dont on pratique. Il est simplement dommage de ne pas profiter de ce qui peut nous rendre indépendant, de ce qui peut réveiller notre intuition, notre attention, notre capacité de concentration et libérer notre mental.

 

Cela fait de nombreuses années que vous contribuez à Dragon Magazine. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Cela me permet de faire passer un message et en même temps cela me contraint à ce qu’il soit le plus clair possible par rapport à l’enseignement de mon maître Tsuda senseï, et donc à notre école. C’est aussi une manière de sortir de l’ombre tout en restant dans la simplicité, sans faire de la publicité ou du tapage. Le fait de lire régulièrement les articles de mes contemporains ainsi que des jeunes enseignants m’apporte beaucoup et me permet de voir et de comprendre les différentes directions vers lesquelles va l’Aïkido et leurs raisons d’être, même lorsque je ne les approuve pas.

 

L’écriture est-elle importante dans le Budo ?

L’écriture est toujours importante car c’est une des bases de la communication – « les paroles s’envolent mais les écrits restent ». Cependant, sans une pratique réelle cela risque de demeurer dans le domaine des idées et ne satisfaire que l’intellect, dans ce cas la cible est manquée.

 

D’autres maîtres vous ont-ils également marqué ?

J’ai la chance d’appartenir à une époque ou il était possible de rencontrer un grand nombre de senseï de la première génération. Les années 70 étaient très riches de ce point de vue, nous courions de stages en stages pour nous former, à l’écoute attentive de leurs paroles de leurs postures pour tirer le meilleur de ce que chacun d’entre eux apportait. Toute ma reconnaissance va donc à tous ceux qui m’ont enseigné, mon maître Tsuda Itsuo senseï, Noro Masamichi senseï, Tamura Nobuyoshi senseï, André Nocquet senseï, ainsi qu’à ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Je préfère les citer par ordre alphabétique afin de ne rien suggérer par rapport à l’importance qu’ils ont eu sur ma pratique : Hikitsuchi Michio senseï, Kobayashi Hirokazu senseï, Shirata Rinjiro senseï, Sugano Seiichi senseï, Ueshiba Kisshomaru senseï, ainsi que – bien que je n’aie jamais pratiqué le Karaté – Kasé Taiji senseï, ou Mochizuki Hiroo senseï que j’ai croisés grâce à Tsuda senseï et qui m’ont marqué. Je n’oublie pas Rolland Maroteaux senseï qui fut mon premier enseignant d’Aïkido et qui m’a permis de rencontrer celui qui fut mon principal mentor : Tsuda Itsuo senseï.

Régis Soavi

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Entretien avec Régis Soavi publié en avril 2023 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 13.

Notes :
  1. appelés aujourd’hui « ateliers du jeu de peindre »
  2. pédagogie de M. Jacques Greys (1929-2019), pianiste.
  3. [Tsuda Itsuo, Même si je ne pense pas, JE SUIS, chap. XVIII–XX, 1981, Le Courrier du Livre]
  4. Mikhail Bakounine (1814-1876), philosophe anarchiste.
  5. revue Yashima, N° 13, octobre 2021
  6. [Paul Demiéville, Les Entretiens de Lin-tsi, 1972, éd. Fayard]
  7. « rien » ou « non-existence », terme utilisé dans le taoïsme pour exprimer la vacuité

Crédit photos : Paul Bernas, Dominique Guiraud

Dojo Tenshin « chaque jour est un bon jour »

Quand des visiteurs passent la porte du dojo, après un temps d’arrêt, ils s’exclament assez souvent « Quelle chance vous avez d’être ici ! ». Plus de 200m² de tatamis en plein Paris, un coin café convivial, un petit jardin, c’est appréciable ! Cependant il ne s’agit pas de chance mais d’orientations prises par un petit groupe d’individus pour leurs pratiques, il y a plus de trente ans.

Le besoin d’un lieu autonome et consacré.

Dès son arrivée en France dans les années 70, Tsuda Senseï insiste sur la nécessité d’un lieu consacré à la pratique de la voie. Il crée lui-même plusieurs dojos exclusivement pour la pratique de l’Aïkido et du Katsugen Undo. L’association Tenshin est fondée par des élèves de Régis Soavi Senseï, lui-même élève de Tsuda Senseï. Au début, ils expérimentent la pratique dans des lieux publics, mais après quelques mois trouver un espace dédié devient nécessaire : un lieu à soi et à tous. Pour autant, une telle création représente beaucoup de travail et d’implication continue. Pourquoi s’embêter à faire des travaux, payer un loyer, s’occuper du chauffage, des poubelles, du ménage, plutôt que d’aller dans un gymnase ? Dans notre École, un dojo est moins un lieu matériel qu’un espace chargé d’une atmosphère, d’un ki*. Il est en tout cas impossible de créer cette ambiance dans un lieu public, dont personne ne s’occupe vraiment.Dojo Tenshin Paris

Le réveil intérieur à travers la pratique

Le premier dojo Tenshin était quai de la Gare, dans un ancien local de la SNCF. De gros travaux sont réalisés par les membres. Du fait d’une opération urbaine, ce dojo est détruit sept ans après notre arrivée. « Tant d’énergie déployée pour si peu de temps ! », pourrait-on dire, mais agir ici et maintenant était pourtant primordial.

Faire avec les moyens du bord et ensemble

Le local du 120 rue des Grands Champs, anciens bureaux, n’est pas d’emblée adapté. Sans moyens financiers importants, les travaux sont faits avec des matériaux récupérés, en mettant en commun les connaissances de chacun, ce qui donne à tous l’occasion d’apprendre. Tous les dojos de l’École Itsuo Tsuda ont été bâtis suivant ces principes, décrits bien en détail par le dojo Yuki-Ho dans le numéro 9 de ce magazine, en avril 2022.

Le 120 rue des Grands-Champs 75020 Paris Dojo Tenshin Paris

Un vide plein

Nous avons donc un beau lieu qui est vide la plupart de la journée, sans logique de rentabilité ! A part la séance le matin et certains soirs : le vide. Mais un vide plein, chargé. Bien qu’étant une parenthèse silencieuse dans la cacophonie urbaine, c’est aussi un lieu de discussions, de rencontres, de lectures, de projections : c’est un lieu de culture. Et c’est aussi un lieu de vie, pour tous les âges. Ainsi quand des petits enfants découvrent le dojo, eux ne disent rien mais beaucoup marquent un temps d’arrêt à l’entrée des tatamis pour bien vite s’approprier cet espace. Pour embrasser toutes ces contradictions apparentes sur ce qu’on y fait et ce qu’on n’y fait pas, il faut bien comprendre que Tenshin est un lieu de transmission. A nos yeux, c’est le « hombu-dojo » de notre école, où Régis Soavi Senseï enseigne quotidiennement. Pouvoir venir tous les jours pratiquer l’Aïkido en présence de notre Senseï et échanger avec lui est inestimable. Il est impossible de parler en quelques mots de ce qui prend des années à appréhender.

Dojo Tenshin Paris

Une utopie autogérée

Cela fait près de quarante ans que notre dojo existe. Un dojo indépendant et autonome laisse la possibilité aux membres de décider de son utilisation. Le dojo Tenshin est ainsi ouvert chaque matin et certains soirs, 365 jours par an, pour des séances et des stages d’Aïkido et de Katsugen Undo. Chacun peut venir selon son rythme. Après deux années de repli, nous organisons plusieurs événements cette année afin de faire découvrir à tous cet endroit qui nous est cher.

Cette utopie est possible grâce à la responsabilité et la décision de chacun. C’est une chance, qu’on se donne.

Le coin bibliothèque du dojo Tenshin Paris

Notes :
* Voir à ce sujet l’article de Manon Soavi « Dojo, un autre espace-temps  »

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Article publié dans Self et Dragon Spécial n°12 en janvier 2023.

Philosophie du Non-faire. Rencontre avec Manon Soavi

Entrevue avec Manon Soavi pour la parution de « Le Maître anarchiste, Itsuo Tsuda. Savoir vivre l’utopie » aux éditions L’originel. Entretien réalisé par Jean Rivest pour la chaîne Réseau Vox Populi à Montréal le 20 mai 2023.

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Manon Soavi est aïkidoka et enseignante d’arts martiaux dans l’École Itsuo Tsuda à Paris. Toute son enfance a baigné dans la philosophie du Non-faire d’Itsuo Tsuda, rencontré dans les années soixante-dix par ses parents. Cette philosophie, et la pratique de l’Aïkido et du Seitaï (le Mouvement régénérateur), ont fait partie intégrante de leur vie quotidienne. Jamais scolarisée, Manon Soavi débute la pratique de l’Aïkido à six ans et ses études de piano classique à onze ans. Devenue adulte, Manon Soavi complète sa pratique des arts martiaux avec le sabre japonais et le jujitsu ; elle exerce également en tant que pianiste concertiste et accompagnatrice durant plus de dix ans. En parallèle, elle commence à enseigner elle-même l’Aïkido et la philosophie du Non-faire. Aujourd’hui, elle se consacre entièrement à cette transmission. http://soavimanon.rifleu.fr/ Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda – Savoir vivre l’utopie Publié aux Éditions L’Originel Charles Antoni (2022)

Les choses extérieures n’ont rien de certain ni de nécessaire

Par Manon Soavi

Max Stirner écrivait en 1844 : « il existe des vagabonds de l’esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s’en vont chercher au loin plus d’air et plus d’espace. Au lieu de rester au coin de l’âtre familial à remuer les cendres d’une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le champ paternel et s’en vont, par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur indomptable curiosité de douter. » (Max Stirner, L’Unique et sa propriété)

Tsuda Itsuo senseï est connu pour ses dix livres, parfois aussi pour ses calligraphies empruntes de philosophie tch’an (Zen en japonais) ou encore pour avoir introduit le Seitaï en Europe. Son école de pensée « L’école de la respiration », bien que relativement modeste, a marqué durablement les milliers de personnes qui sont passées dans les dojos ou qui ont lu ses livres. Pourtant il ne faut pas s’imaginer que son chemin fut un long fleuve tranquille jusqu’à la sagesse. Au contraire, c’est le refus des certitudes du passé qui l’ont poussé vers une autre voie. Tsuda senseï était assurément un « vagabond de l’esprit » qui étouffait sous le toit paternel comme le dit Stirner. En 1914, quand il naît, son père est un grand industriel japonais ayant fait fortune qui s’est installé en Corée, alors sous domination japonaise. Il n’est pas possible de savoir exactement ce qui a motivé la révolte de Tsuda Itsuo contre son père et son départ à seize ans. Néanmoins nous savons qu’il y a la façon dont son père s’y prend après le décès de sa mère et de sa grande sœur. Il y a quelque chose d’inacceptable pour le jeune homme qu’est alors Tsuda Itsuo mais son père attend de lui qu’il se résigne, qu’il endure et se taise. À cette souffrance s’ajoute la rencontre avec une jeune fille coréenne (qu’il épousera finalement, quatorze ans plus tard, quand il la retrouvera durant la Deuxième Guerre mondiale). Cette jeune fille, dont il tombe amoureux, lui permet d’approcher certaines des immenses souffrances du peuple coréen alors dominé avec la plus grande violence d’État par le Japon.
À seize ans, en rupture totale avec son père, il refuse le droit d’aînesse et part, seul, sans aucune certitude, sauf celle qu’il lui serait insupportable de continuer sur la voie qui était tracée pour lui. Ainsi durant quatre ans va-t-il vagabonder, au sens littéral, en Chine et en Mandchourie, passant deux ans à Shanghaï. Il trouve une ville alors extraordinairement cosmopolite, avec d’un coté les concessions françaises et britanniques et de l’autre une très forte présence des mouvements anarchistes coréens, japonais et chinois.

certitude intérieure incertitude extérieur
Accepter l’incertitude extérieure

Il faut croire que Tsuda Itsuo n’aimait pas les certitudes car à vingt ans il part cette fois pour Paris, ne connaissant que quelques mots de français, à la recherche de la liberté de pensée. Quand il arrive en 1934, il tombe en plein milieu des mouvements du Front populaire, des grèves et des manifestations massives de l’époque. Un mouvement d’une force qu’il nous est difficile d’imaginer aujourd’hui et que la guerre va écraser, fauchant la jeunesse ouvrière révolutionnaire de l’époque. Petit à petit, Tsuda Itsuo s’intègre et il débute alors des études à la Sorbonne avec Marcel Mauss et Marcel Granet. Il est en contact avec les milieux intellectuels de Montparnasse, et je crois pouvoir dire qu’il projette de rester à Paris, au moins un bon moment. Mais en 1940 le monde bascule dans la guerre et il est réquisitionné par le Japon. À son grand désespoir, il doit s’embarquer pour un pays que, finalement, il ne connaît pas. Ce qui l’attend au Japon c’est le chaos de la guerre, le nationalisme et l’incertitude totale du lendemain. Peut-être les situations extrêmes révèlent-elles ceux qui s’écroulent et ceux qui ont la résistance de continuer leur route. Tsuda senseï avait-il des certitudes, je ne sais pas, mais le fait est qu’il poursuit son chemin malgré la guerre. Ses intérêts pour la sinologie et pour l’ethnologie ne se démentent pas, au contraire, il publie des traductions et des articles. Après la guerre, sa vie semble se « stabiliser », marié et salarié (il travaille à Air France comme interprète) il continue pourtant de creuser inlassablement. La rencontre avec le Nô, puis avec le Seitai et son fondateur Noguchi Haruchika (avec qui il étudiera durant vingt ans), et enfin avec O senseï Ueshiba et l’Aïkido seront les instruments décisifs de l’articulation de sa philosophie : le Non-faire et la notion de Ki.

certitudes
Les choses extérieurs n’ont rien de certain ni de nécessaire. Calligraphie de Itsuo Tsuda,

Cultiver l’incertitude

On pourrait croire qu’arrivé là, les évidences s’installent, comme souvent chez les personnes d’un certain âge après une jeunesse tumultueuse. Mais il n’en est rien, c’est à cinquante-six ans qu’il retourne en France sans garantie ni promesse, comme il l’écrira lui-même. Vivant de nouveau chichement, dans une chambre de bonne près de la Gare du Nord à Paris, il se met à écrire, en français directement. Il commence aussi à enseigner l’Aïkido et à diffuser le Katsugen undo (la gymnastique de l’involontaire du Seitaï). À soixante-huit ans, dans son huitième livre, il écrit ceci :
« Du point de vue courant, je suis un homme imprudent. Je ne prends pas de précautions contre les microbes, les virus, les pollutions, les maladies. Je ne suis ni protégé ni armé contre les dangers. Je fais ce qu’il me plaît de faire, sans gêner personne.
Il ne m’appartient pas d’imposer mes idées, en disant : Ne faites pas ce que je fais, mais faites ce que je vous dis. Une telle formule appartient aux grands, aux puissants, mais pas à moi. Ma formule est : “Je vis, je vais, je fais.”
Ce n’est pas pour me conformer à un but moral, social ou politique que je fais quelque chose. Je fais ce que je sens en moi, ce que je peux faire sans regret. Je ne cherche pas l’utopie à l’extérieur. Je cherche la satisfaction intérieure, inconditionnelle. C’est dans la respiration calme et profonde que je trouve ma vraie satisfaction. Cela, en dépit des nombreuses contrariétés de la vie moderne. J’ai surmonté et vais surmonter des difficultés, tant que dure ma vie. C’est ainsi que je trouve le plaisir de vivre. » (Itsuo Tsuda, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre)
Tsuda Itsuo nous a laissé aussi des enseignements précieux à travers ses calligraphies. Sur cette question de l’incertitude, on trouve cette phrase de Tchouang-tseu qu’il calligraphia : « Les choses extérieures n’ont rien de certain ni de nécessaire » (1). Les choses extérieures vont et viennent, malheurs ou bonheurs, rien n’est prévisible et rien n’est en soi un malheur ou un bonheur. Intégrer réellement cette donnée de l’incertitude des choses extérieures est pourtant difficile, nous avons pu le constater par nous-mêmes avec les deux années de crise que nous venons de vivre. Des mois d’instabilité et de crise qui, sans être l’équivalent d’une guerre, nous ont usés, fatigués. Nous avons pu mesurer, à notre échelle, la difficulté à continuer et les effets n’ont pas fini de se faire sentir.

La force intérieure

Le défaut de l’éducation occidentale est que celle-ci tend à nous faire prendre en compte seulement l’aspect volontaire de l’individu. Alors, pour compenser sa faiblesse, l’être l’humain affiche ses certitudes à l’extérieur tout en restant pourtant très incertain de lui-même à l’intérieur.
L’enseignement de Tsuda senseï réoriente notre attention vers les capacités insoupçonnées de notre involontaire. Écouter nos besoins intérieurs qui s’expriment et nous donnent les directions à suivre pour nous-mêmes et garder l’imprévisibilité, la disponibilité vers l’extérieur puisque rien n’est certain ni nécessaire. C’est faire confiance aux capacités d’adaptation humaine.
N’ayant jamais été à l’école, j’ai eu à faire avec un cortège de personnes qui projetaient leurs propres inquiétudes sur nos choix et qui avaient la certitude que mes parents gâchaient mes chances d’avenir. Pourtant, une chose est sûre, c’est que l’avenir est toujours incertain (voire absent parfois). J’ai donc vécu une enfance de l’instant présent plutôt que dictée par un futur inexistant. Dans la joie et la confiance de faire les choses pour elles-mêmes, dans le moment où l’intérêt était présent. Mes parents ont eu des moments de doutes évidemment mais ils avaient la conviction que vivre comme leurs aînés n’était tout simplement pas vivre mais mourir lentement. Ils ont préféré faire le choix de l’incertitude en prenant une voie divergente. Car la certitude intérieure que le plus important était de vivre maintenant ne les a pas quittés. Ne pas aller à l’école était cette chance inouïe d’apprendre à compter sur ses propres ressources pour faire face aux inévitables difficultés de l’existence.
Pratiquer un art comme l’Aïkido c’est, au moins sur les tatamis, devoir compter sur cette spontanéité car quel que soit l’apprentissage technique il n’est pas possible de tout prévoir. Les corps sont souvent plus ou moins paralysés de l’intérieur et l’activité du corps est figée (activité du corps entendue selon J. F. Billeter : “ensemble des énergies et de l’activité inconsciente qui nourrissent et soutiennent l’action consciente”) (2). Mais alors l’adaptation, l’intégration, ne se font plus. Ainsi, un art qui remet en mouvement les ressources du corps, qui réintroduit du jeu, est vraiment salutaire bien qu’il ne soit pas une thérapie. La vie reprend par le corps.
C’est pourquoi l’Aïkido ne doit pas devenir un catalogue technique stérile, avec des attaques toujours prévisibles et des réponses standards. La part de l’incertitude doit être maintenue avec différents moyens pédagogiques comme jyu waza ou le travail à plusieurs attaquants par exemple. Quand j’ai commencé l’étude des techniques de jujitsu de la Bushuden Kiraku ryu, ce qui était formateur c’était de sortir du cadre de l’Aïkido et de retrouver certaines techniques, très proches de l’Aïkido, mais de façon différente ; cela cassait le cadre et m’a permis de continuer l’Aïkido avec la sensation interne des possibilités d’atemi, de kubi shime, de kaeshi waza, etc. Sans pour autant placer forcément ces éléments à chaque technique, le simple fait de les avoir ressentis dans mon corps me donnait un positionnement différent.

Manon Soavi
Cultiver le calme intérieur

Créativité

L’Aïkido nous entraîne évidemment à sentir les situations où il nous faut partir ou agir avant qu’il ne soit trop tard. C’est bien sûr une base. Mais cela a plus à voir avec l’intuition et avec le potentiel de créativité de l’individu dans le sens où l’exprime le chercheur Arno Stern qu’avec le contrôle : « Créer, c’est acquérir une liberté hors de l’emprise de la société consommante. Lorsque je parle de liberté, ce n’est pas un mot léger que je prononce ; elle est la condition et aussi le but de l’éducation qui engendre l’acte créateur. Créativité ne signifie pas production d’œuvre. C’est une attitude dans la vie, une capacité de maîtriser n’importe quelle donnée de l’existence. » (Arno Stern, L’Expression ou l’Homo-vulcanus, Delachaux & Niestlé)
Dans les arts martiaux il y a de bien nombreux exemples. Car ce qui fait l’efficience d’un art n’est pas le panel technique mais d’abord l’humain et sa capacité de réaction. Il y a bien sûr beaucoup d’histoires et de contes d’arts martiaux qui le racontent, mais j’ai envie pour finir cette réflexion de vous rapporter une histoire qui replace l’Aïkido dans une réalité où il n’y a pas de certitude sur l’issue (l’extérieur) mais il y a évidence sur la nécessité de faire face (l’intérieur). Elle est relatée par la fille de Virginia Mayhew (pionnière de l’Aïkido, fondatrice du New York Aïkikaï et élève directe d’O senseï) :
« Quand j’avais sept ans, ma mère et moi avons déménagé dans le sud de la Californie et avons vécu dans un vieux motel du centre-ville de Los Angeles. Tard dans la nuit, alors que nous retournions dans notre chambre, un homme en colère brandissant une batte a bloqué notre chemin et a exigé notre argent. Ma mère a essayé de le raisonner et lui a proposé de partager son argent. Cela semblait juste le mettre plus en colère et il s’est approché de ma mère brandissant sa batte de manière menaçante au-dessus de lui. Je me souviens avoir eu peur au moment où ma mère s’est dirigée vers lui. Je ne comprenais pas encore la notion d’irimi, donc cela n’avait aucun sens pour moi de la voir se diriger vers un homme qui était sur le point de la frapper avec une batte. L’affrontement proprement dit n’a duré que quelques secondes. La batte n’a jamais été en contact avec ma mère parce que tout à coup elle en a pris possession et ensuite, elle a immobilisé le poignet du gars dans une clé douloureuse. Elle s’est penchée près de lui et a dit : “Je ne vais pas vous faire de mal, mais sachez qu’il n’est pas bien d’attaquer une femme, surtout lorsque son enfant est présent. Quand je vais vous laisser partir, vous partirez paisiblement mais nous garderons votre batte.” Quand elle a finalement lâché son poignet, son agresseur potentiel ne pouvait pas s’enfuir assez vite. » (Shankari Patel, Irimi sur feministaikidoka.blogspot.com. Trad. G. Érard.)

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« Les choses extérieures n’ont rien de certain ni de nécessaire » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°12 en janvier 2023.

Notes :

1. Régis Soavi, Sara Rossetti, Manon Soavi, Itsuo Tsuda – Calligraphies de printemps, Yume Editions, 2017, p. 354.
2. Voir les travaux du sinologue Jean François Billeter sur Tchouang-tseu ou son livre Un paradigme aux éditions Allia (2012).

 

Vivre sans certitude ni incertitude

par Régis Soavi

Ce sont sans nul doute les certitudes qui font le plus de mal dans la pratique des arts martiaux car elles sont souvent issues d’une pensée qui s’est arrêtée à des schémas que d’autres ont éprouvés en d’autres temps. En refusant le doute on se cantonne à un monde connu, certes rassurant, mais qui risque de bloquer l’esprit et le corps.

Les certitudes amènent fréquemment vers la répétition qui est sécurisante, la monotonie qui est démotivante, quand ce n’est pas vers la prétention ou la suffisance qui elles, empêchent toute évolution réelle. L’incertitude par contre, si elle n’est pas un prétexte pour se défiler d’une situation à laquelle on aurait pu répondre avec courage, et si elle ne bloque pas l’action déjà entreprise par des doutes qui souvent ne s’appuient sur rien de consistant et amènent à tourner en rond, peut être à la source de la compréhension, de l’originalité, de la création, et donc de l’ouverture d’esprit qui porte à l’intelligence. Par la remise en cause des certitudes acquises, elle peut faire découvrir l’origine de techniques qui étaient restées incomprises, leur importance à une époque donnée et par conséquent parfois leur inutilité à une autre. Lorsque la certitude est le fruit de l’expérience personnelle du pratiquant et qu’elle repose sur une pratique concrète dénuée de présomptions elle peut alors apporter une tranquillité qui ne sera pas factice, et favoriser le réveil d’une force intérieure qui saura utiliser l’intuition afin d’être en adéquation avec la situation réelle qui se présente.

incertitude
Ne favoriser ni les certitudes, ni les incertitudes

Enseigner

Une des difficultés quand on enseigne est de ne favoriser ni les certitudes, ni les incertitudes, d’éviter l’idéalisation qui pourrait naître d’affirmations trop péremptoires sur le pouvoir de certaines techniques, de certaines Écoles, etc. Il est tout à fait possible et même très sain que certains élèves aient des incertitudes et se posent des questions par rapport à leur pratique. Il leur suffit alors d’avoir des réactions simples et de se faire expliquer la raison de telle ou telle posture. Cela ne veut pas dire la remise en cause du responsable de la séance, ni n’est l’occasion de mettre en doute ses capacités afin de le provoquer pour qu’il fasse la démonstration de son habileté. L’utilisation du principe d’incertitude ne se fait pas afin de remettre en cause les qualités de l’enseignant, dans le but de prouver qu’il y a des failles et susciter des problèmes en ne respectant pas les règles de l’entraînement, en les enfreignant, ou en mélangeant les techniques. L’incertitude si elle est bien utilisée nous contraint à chercher plus loin et en profondeur, que ce soit physiquement ou psychiquement, pour comprendre pourquoi cet art a convaincu tant de personnes déjà, avant d’arriver jusqu’à nous, et comment il a pu traverser les années et parfois les siècles dans des centaines de pays et rester parfaitement d’actualité sur le fond.

Certitude

La certitude peut être très utile si on a bien compris la philosophie taoïste du Yin et du Yang, chacun des deux principes contenant une partie active même minime de l’autre. Il n’y a alors aucun inconvénient à utiliser notre conviction de la valeur d’une technique qui par essence est considérée comme Yang, car elle contient intrinsèquement le doute (sa part de Yin). Si cette technique est battue en brèche malgré nos certitudes, une adaptation surgit immédiatement pour combler le déséquilibre qui s’est créé et l’ordre revient de lui-même. Ce n’est pas la technique qui est remise en cause ni la certitude de sa valeur, mais son utilisation trop rigide car trop assurée, mal maîtrisée du fait du manque d’entraînement ou d’un certain niveau d’incompétence, ou encore en raison de l’incompréhension de l’action en cours. La compétence peut à certains moments nous amener à des certitudes, c’est important en terme de survie par exemple, car il est des circonstances où on ne peut se permettre d’avoir des doutes, être incertain pourrait provoquer les plus terribles dégâts. Il est indispensable dans ce cas de laisser de coté tout ce qui peut aller à l’encontre du résultat qui est nécessaire. Si la certitude nous fait aller de l’avant avec les risques que cela comporte parfois, l’incertitude aurait plutôt tendance à nous tirer en arrière, ou à nous immobiliser. Mais elle nous oblige aussi à réfléchir sur la réalité, à sortir de la confusion où nous sommes entraînés par le coté virtuel et par là même irréel des images, des séries, des films qui nous sont proposés par le monde environnant. L’équilibre de l’individu sera meilleur si on passe après réflexion de l’incertitude à la certitude, quand bien même elle serait relative, plutôt que si on suit le chemin inverse, car l’incertitude, si elle est le résultat de cette démarche, peut se présenter comme de la sagesse, afin de servir d’excuse à la peur ou à la méfiance. Elle amène dans ce cas à des hésitations, des blocages et très souvent des regrets de n’avoir pas trouvé la voie juste.

incertitude
La pratique régulière de l’Aïkido transforme nos points de vue

Vivre dans l’incertitude

De fait chacun d’entre nous vit au jour le jour et donc dans l’incertitude de ce qui se passera le jour suivant. Qui peut dire avec certitude quand notre vie va s’arrêter ni ce qu’il va se passer demain ? Même si nous n’avons aucune certitude sur quoi que ce soit, nous vivons comme si nous étions sûrs de l’avenir, ou pour être plus juste, nous évitons de trop nous inquiéter car nous savons instinctivement les conséquences qu’engendre l’inquiétude. Si cette incertitude nous empêche de vivre normalement à cause de la tension qu’elle procure, la suite logique sera la maladie, les blocages handicapants ou des problèmes mentaux, voire une certaine forme de névrose. Il est toujours possible de vivre dans la conviction que nos idées sont indubitables, mais si à l’occasion d’un événement, peut-être fortuit, on sort de l’illusion, on s’aperçoit très vite de la fausseté du chemin que l’on a emprunté.
Fondamentalement, pour vivre dans la certitude il pourrait sembler quasiment indispensable d’épouser même inconsciemment une idéologie, qu’elle soit religieuse, politique, sectaire, scientifique ou autre. C’est une solution extrêmement rassurante, très tranquillisante, et cela donne à la vie un caractère enviable car cela semble être un recours, peut-être même le refuge idéal devant les difficultés quotidiennes qu’affrontent les êtres humains. Ce ne sont pas forcément les individus faibles qui adoptent cette solution ; il existe un grand nombre de personnes qui, se pensant libres d’influences ou même tout en étant contestataires, se trouvent entraînées par des raisonnements qui, bien que fallacieux, leur semblent extrêmement convaincants. Il s’agit aussi très souvent d’un mode de comportement rendu indispensable ou tout simplement nécessaire par l’entourage dans certains types de sociétés, qu’elles soient modernes ou ancestrales, et qui rend ainsi les rapports plus faciles. L’éducation et la médiatisation de certaines idéologies ont fini par embrigader des populations entières avec pour conséquence de rendre les personnes apathiques et par là même plus manipulables.

L’Aïkido pour passer au travers

Sans certitude ni incertitude la pratique de l’Aïkido permet de rejoindre cet instant du présent si souvent décrit dans le Taoïsme ou le Bouddhisme zen. C’est par le Non-Faire qu’il est possible de retrouver la sérénité indispensable à notre pratique. Aucune technique n’a d’intérêt si elle n’est pas le support à la circulation d’un Ki visant à purifier notre mental comme notre corps de ce qui nous encombre. Il s’agit de réveiller des phénomènes enfouis au fin fond de notre humanité, qui échappent peut-être au rationnel mais nous rapprochent de l’enfance et par là même du Sacré dans son acceptation la plus simple. Dès l’instant où l’on pratique, commence un voyage initiatique qui nous porte vers des rivages qui nous étaient inconnus, mais que l’on soupçonnait pour les avoir pressentis depuis très longtemps. A la fin de chaque séance quand commence la partie « mouvement libre », on a la possibilité d’échapper pendant ces quelques instants aux problématiques de certitude ou d’incertitude pour, étant dans le moment présent occupé à sentir et même à fusionner avec notre partenaire, communiquer avec une dimension différente, qui nous est connue mais est trop souvent bloquée dans la vie quotidienne. Notre attention concentrée sur ce qui se passe « ici et maintenant » se libère de ce qui l’entrave, nous permettant de laisser les mouvements et les techniques s’enchaîner, se déployer dans la plus grande liberté et en même temps dans la rigueur qui est indispensable à leur réalisation.

Les aveugles et l'éléphant par Katsushika Hokusai
Les aveugles et l’éléphant par Katsushika Hokusai

L’histoire des aveugles et de l’éléphant

Il y a au moins deux mille cinq cents ans que déjà circulait cette fable d’origine indienne devenue une des paraboles philosophiques des plus connues. Cette histoire raconte comment six aveugles érudits qui voulaient accroître leur savoir comparèrent leurs informations après avoir touché un éléphant mais, du fait de leur cécité, chacun d’eux n’avait eu accès qu’à une partie du corps de l’animal. Le résultat fut désastreux car aucun d’entre eux n’avait la même réponse. L’un disait qu’il ressemblait à un mur, un autre à un long tube, un troisième qui lui, palpa la jambe, pensa qu’il était comme un arbre ou une colonne. Chacun était individuellement persuadé d’avoir raison et du fait de sa connaissance passée, de son expérience d’hier et d’aujourd’hui, il avait la certitude d’être dans le vrai. Leur certitude pouvait même les amener à un conflit ; un sage qui passait par là leur apporta la solution, en résolvant leur problème ce qui était conflictuel s’évanouit, il leur rendit ainsi la paix de l’esprit. Ils repartirent sereins car aucun d’entre eux n’avait tort, mais tout simplement leur vérité se trouvait être parcellaire. Les certitudes peuvent comme dans ce conte nous amener dans de fausses directions si nous ne savons pas aller au delà des apparences, chaque fois que nous les rencontrons et que nous les reconnaissons. Comme les aveugles nous pouvons reconnaître que nos certitudes sont bien une réalité, mais certainement pas la seule, et si nous fouillons avec sincérité dans notre être nous trouverons des réponses éventuellement différentes de ce que nous pensions. Là où étaient incertitudes ou certitudes, nous trouverons peut-être compréhension et intelligence.

Insoupçonnable

La pratique régulière de l’Aïkido transforme nos points de vue et nous amène plus loin que nous ne le pensions au départ, on ne peut avoir idée de ce qu’il y a derrière cette pratique, peut-être devrais- je dire dans son essence. Il s’agit d’un retour à la confiance en soi, qui s’appuie et se vérifie grâce à l’expérience en cours pendant ces années de pratique sans compétition mais non sans émulation. Une confiance qui devient à la fois une assurance et une spontanéité que l’on pensait souvent avoir perdue suite aux désillusions ou aux déceptions subies au fil du temps. Il ne s’agit plus de rechercher des certitudes afin de pouvoir vivre en toute tranquillité, ou de se sentir persécuté par les incertitudes du quotidien, mais de regarder la réalité en face et de la vivre pleinement en s’appuyant sur nos capacités propres, insoupçonnées et insoupçonnables, mais en fait plus réelles et concrètes que ce que le monde nous en avait, jusqu’à maintenant, permis d’augurer. Il s’agit moins d’un espoir de résoudre quelque chose qui nous empêchait de nous réaliser, que d’une prise de conscience de ce que nous sommes réellement qui, grâce à cette union du corps et de l’esprit fruit du travail sur la circulation du Ki, éclot enfin pour nous permettre d’avoir la satisfaction de vivre sans incertitudes ni certitudes.

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« Vivre sans certitude ni incertitude » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°12 en janvier 2023.

La voie d’Itsuo Tsuda – entretien avec Manon Soavi

Entretien avec Manon Soavi pour la parution de « Le Maître anarchiste, Itsuo Tsuda. Savoir vivre l’utopie » aux éditions L’originel. Par Louise Vertigo dans l’émission Respiration diffusée en direct sur AligreFM, le 17 février 2023.

Retrouvez ici le podcast ou la retranscription ci-dessous :

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LV : Bonjour Manon Soavi

MS : Bonjour

LV : Très heureuse de vous accueillir pour la publication de votre livre « Le maître anarchiste Itsuo Tsuda, savoir vivre l’utopie » aux éditions L’Originel. Chez vous la pratique de l’énergie, de l’art martial, débouche sur quelque chose de plus, puisque cela va engager une réflexion, un positionnement sur le fonctionnement de la société elle-même. C’est ce qu’on va découvrir tout au long de l’émission. Tout d’abord je vais vous demander de vous présenter.

MS : Merci de m’accueillir aujourd’hui. Effectivement je dis souvent que je suis comme Obélix, je suis tombée dans la marmite quand j’étais petite, puisque c’est un parcours que mes parents ont commencé avant ma naissance. Cela a commencé avec les révoltes de mai 68, les remises en question des systèmes des années 70. Puis leur rencontre avec Itsuo Tsuda va leur permettre de vraiment mettre en œuvre, de vivre dans leur corps, dans leur sensibilité une autre façon d’envisager le monde, d’envisager la vie et les rapports humains. C’est un tournant pour mettre en œuvre toutes ces idées, tout ce bouillonnement qu’il y avait autour de ces années là : les anarchistes, les situationnistes, tous ces penseurs qui ont remis en question le monde moderne. Et ces pensées qui les ont nourrit ont trouvé un écho très fort chez Itsuo Tsuda. Cette rencontre a modifié leur façon de vivre, leur façon d’être – progressivement, c’est un parcours. Quand je suis née, et puis ma sœur ensuite, trois ans après, il y a quelque chose qui s’est évidemment continué, dans le rapport aux enfants, dans le rythme de vie. C’est-à-dire qu’il n’était pas question pour eux d’avoir fait tout ce chemin de libération, ce chemin pour sortir de ces systèmes de domination, et laisser leurs enfants recommencer au point zéro. C’est pour ça que très naturellement il en a découlé que ni moi, ni ma sœur, ne sommes jamais allées à l’école. Ça c’est fondamental. Parce que le fait de ne pas être allées à l’école nous a permis une vie très différente, une sorte de continuum entre l’enfance, l’adolescence, la vie adulte, de ne pas avoir ces séparations, ces cases, ces catégories enfant | homme | femme | travail | loisirs – tout était imbriqué. Et la philosophie d’Itsuo Tsuda, la philosophe du Non-Faire, l’importance du corps, du subconscient, tout ça était présent, omniprésent dans notre vie quotidienne.

Manon Soavi en entretien sur Aligre FM
Manon Soavi sur AligreFM 93.1

LV : Très bien oui nous allons développer tout ça. Vous êtes la fille du Sensei Régis Soavi. Votre père a été élève d’Itsuo Tsuda pendant dix ans. Il enseigne l’Aïkido depuis plus de quarante ans…

MS : cinquante ans même maintenant.

LV : Ah oui d’accord ! Et pourriez-vous… Donc j’imagine que c’est Itsuo Tsuda qui l’a amené à ce niveau ?

MS : Mon père a commencé le judo quand il était jeune, à 12 ans, il a fait un parcours par rapport à ça. Ensuite il a commencé l’Aïkido, il a pratiqué avec plusieurs maîtres d’Aïkido, maître Noro, maître Tamura. Il a eu un parcours au niveau de son Aïkido… et un jour (en 1973) il a rencontré Itsuo Tsuda. Et Itsuo Tsuda c’est quelqu’un qui a complètement réorienté sa pratique de l’Aïkido, et la découverte du Katsugen Undo, qu’on traduit par Mouvement Régénérateur, est aussi une dimension qui a changé aussi, par sa découverte, la nature de son Aïkido. Itsuo Tsuda est devenu son maître, c’est celui qu’il a suivi, pendant dix ans, jusqu’à son décès. Un petit peu avant le décès d’Itsuo Tsuda, en 1983, Régis Soavi a décidé de partir à Toulouse et d’ouvrir son propre dojo. Avec l’accord d’Itsuo Tsuda qui l’a, à ce moment-là, encouragé à poursuivre son chemin. Et depuis il continue à enseigner tous les matins, depuis 50 ans. Tous les matins, l’Aïkido et initier des gens au Katsugen Undo.

Régis Soavi

LV : Très bien oui. J’ai eu la chance de vivre cette expérience avec vous. Alors maintenant nous allons parler du parcours singulier d’Itsuo Tsuda. Et d’abord parler de ses influences. Qui était-il ? Et peut-être on va pouvoir parler un peu au départ de ce qui est le départ de toute chose dans l’énergie qui est le Tao. Mais donc qui était-il, quel est son parcours ?

MS : Itsuo Tsuda est né en 1914 dans une famille japonaise vivant en Corée. La Corée était occupée à l’époque par le Japon. C’était une société très rigide, très dure, militarisée, colonialiste. A 16 ans, Itsuo Tsuda va refuser le droit d’aînesse. Il s’oppose à son père, assez violemment puisqu’il part. Il quitte tout à 16 ans et il part vagabonder comme il l’a dit. Il passe par la Chine. Et finalement dans les années 30 il n’a qu’un seul désir c’est rencontrer la France. Déjà en Chine à mon avis il a été en contact avec des pensées anarchistes, avec des publications, c’est quelque chose qui l’a déjà marqué. Mais alors en France quand il arrive en 1934 c’est le Front Populaire, c’est un moment où il y a tout un mouvement social très important en France dont aujourd’hui on a beaucoup oublié l’ampleur et où le mouvement anarchiste est très très fort. Ces années à Paris sont extrêmement importantes pour Itsuo Tsuda. Il va suivre l’enseignement de Marcel Granet et Marcel Mauss à la Sorbonne en sinologie et sociologie. Ce sont des chercheurs qui le marquent profondément dans sa pensée, dans sa compréhension du monde, des cultures. Au moment de la guerre il est obligé de partir pour le Japon. Et il découvre, à 30 ans, son pays pendant la deuxième guerre mondiale. Là aussi c’est un grand bouleversement. Lui aurait souhaité rester en France, il avait tout un parcours encore à faire. Mais la vie en a décidé autrement. Après guerre il va alors se plonger dans sa propre culture, que finalement il ne connaît pas. Il va découvrir le Noh et puis ensuite le Seitai, avec Maître Haruchika Noguchi et les dix dernières années de maître Ueshiba pour l’Aïkido. Ce parcours-là, avec ces découvertes de cette culture où le corps n’est pas séparé de l’esprit, où il y a cette sensation de la vie en toute chose, les choses ne sont pas matière inerte, ne sont pas séparées, autant le corps que l’esprit, la nature, que nous-mêmes… Nous sommes un tout. Et ça c’est une découverte d’une pensée qu’il a déjà approchée, à travers la Chine ancienne, à travers Marcel Granet. Et ses recherches sur l’anthropologie, qu’il continue toutes ces années au Japon – il traduit d’ailleurs « La Religion des Chinois » de Marcel Granet, il est le premier traducteur en japonais, c’est vraiment quelque chose qu’il approfondit. Et cette découverte du Taoïsme – il est un grand connaisseur de Tchouang Tseu. Mais le Japon aussi a été fermé pendant 200 ans. Cela explique qu’ils ont gardé des traces d’une culture beaucoup plus ancienne, beaucoup plus fondamentale, qui continue à s’exprimer dans les arts traditionnels

LV : Oui. Très intéressant. Alors, je vais lire un passage de votre livre et puis on fera une pause musicale, ça vous donnera le temps de réfléchir à la question. A propos du Tao, auquel il s’intéresse :
« Dans cette géographie initiatique du dao [tao], il est un seuil obscur que l’on représente par le fond d’une vallée mystérieuse. » Le Dao de jing s’exprime de façon vague et poétique pour parler de cela « L’esprit de la vallée ne meurt pas. C’est la Femelle Obscure, […] voilà l’origine du ciel et de la terre. Indiscernable, elle semble toujours présente et en nous jamais ne s’épuise » Gu Meisheng explique qu’il s’agit d’une façon imagée de parler du sens actif du vide, il l’explicite par ces mots « La vallée est à la fois un lieu vide et sensible qui répercute les sons. La vallée est vide, mais lorsqu’on crie, l’écho nous répond. Telle est la nature du dao. Le dao est donc un vide d’une extrême sensibilité »
On écoute « Dead of night », d’Orville Peck

MS : Dans cet extrait que vous avez lu sur le Tao, Maître Gu Meisheng le raconte très bien. Il n’y a que la poésie qui peut vraiment rendre quelque chose qu’on ne peut pas exprimer avec des mots. Vous connaissez certainement cette histoire Zen où il y a un maître Zen dans un monastère qui demande à un des moines de nettoyer le Jardin… Alors le moine ratisse, ratisse, nettoie, tout est impeccable, il va voir le maître et lui dit « Voilà, c’est fait ». Le maître arrive, il regarde et il lui dit « Recommence ». Alors l’élève recommence, de nouveau, il nettoie tout bien, bien, impeccable, il retourne voir le maître et lui dit « Voilà, c’est fait maître ». Alors le maître vient et dit « ça va pas ». et il repart. L’élève commence a en avoir assez. Alors cette fois il laisse un petit tas de feuilles mortes. Il retourne voir le maître et lui dit « C’est fait ». Et quand le maître arrive, il regarde, et il ne dit rien. Eh bien c’est ça le vide : le vide est actif. On ne peut pas le définir de façon définitive. Mais c’est vrai que ça va complètement à l’encontre de notre philosophie, de la façon dont on voit aujourd’hui le monde en Occident, qui s’est répandue dans le monde entier pratiquement. C’est exactement ce que déplorait Tanizaki dans « L’Éloge de l’ombre ». On a une espèce d’idée que tout doit être mis en lumière, tout doit être disséqué, il ne faut pas qu’il y ait de zone d’ombre, il ne faut pas qu’il y ait d’inconnaissance, tout doit pouvoir être expliqué par la rationalité. Sauf que quand on dissèque un corps humain, un corps animal, peu importe, l’essentiel n’est plus là de toute façon. Il y aura toujours cet essentiel qui nous échappe. Et à mon avis ça rejoint complètement les analyses de quelques penseuses écoféministes, ou aussi Mona Chollet qui parlent de tout cet aspect inconnaissable par la science rationnelle, mais qui se sent, qui se vit, qui est quelque chose que les êtres humains connaissent, dans lequel ils ont un lien très fort et les penseuses écoféministes essaient de déconstruire notre compréhension du monde pour voir que la rationalité n’est peut-être pas du côté qu’on pense, ce n’est peut-être pas de tout disséquer, de tout aborder sous cet angle qui est le plus rationnel. Peut-être qu’il y a un ensemble qui nous échappe complètement, un rapport à la Terre, un rapport au vivant, peut-être effectivement un rapport à l’obscur, au corps, à toutes ces choses qu’on a dénigrées, reléguées, écrasées et qu’il faut revaloriser ou redécouvrir.

LV : Oui. C’est très important le mystère, c’est très précieux. Alors là on arrive sur les principes des arts martiaux : cultiver sa sensibilité, son attention. Rester attentif à la vitesse biologique, ce qui demande une intensité d’attention. J’ai pris ça dans votre ouvrage. Donc on parlait du gyo dans les influences de ce maître…

MS : Oui, alors Itsuo Tsuda va trouver dans les pratiques du corps que sont le seitai et l’Aïkido cette incarnation, cette possibilité de sentir. Il va trouver la dimension du ki et de la respiration. Le gyo c’est un terme qu’on traduit souvent par ascèse. Sauf que la différence entre l’ascèse version occidentale c’est qu’on va chercher à sortir de son corps à travers des pratiques, à ne plus sentir, à s’extraire du corps. Alors que dans le gyo, dans les pratiques ascétiques d’Asie ou même aussi en Inde, enfin en tout cas certaines branches, au contraire on cherche l’unité, la réunification entre l’esprit et le corps à travers des pratiques ascétiques. Ce sont des pratiques ascétiques qui ont influencé notamment Me Ueshiba qui en a transmis une partie à travers l’Aïkido. On peut voir à travers l’Aïkido une possibilité de retrouver ce lien, cette totalité de l’être.

LV : Vous avez parlé à nouveau du seitai, le mouvement régénérateur peut-être pourriez-vous nous éclairer un peu là-dessus.

MS : Le Seitai a été mis en place par Me Haruchika Noguchi à partir des années 50. Il s’intéresse à ce qui fait que chaque individu est unique et indivisible et à sa capacité innée d’équilibration pour maintenir sa santé. C’est le mouvement inconscient du corps. Parmi le seitai, qui est on pourrait dire une philosophie, une compréhension de l’humain, il y a plusieurs techniques, plusieurs pratiques et il y a notamment le Katsugen Undo qu’Itsuo Tsuda va traduire par Mouvement Régénérateur, et c’est cet aspect-là précisément qui va intéresser Itsuo Tsuda, le mouvement régénérateur. C’est cet aspect du seitai qu’il va choisir de retransmettre dans les années 70 en France ; ça l’intéresse parce que justement son orientation personnelle, sa philosophie, sa recherche de liberté autant pour lui que pour les autres, cette recherche de liberté, d’autonomie, il en trouve à travers le Katsugen Undo une possibilité de réactiver par soi-même les moyens de notre propre corps pour retrouver son équilibre. De ne plus dépendre d’un expert, d’une pratique extérieure, d’un avis d’un maître ou autre. C’est pour ça que je le rapproche de ce qu’Ivan Illich appelait des choses « conviviales », ce sont des outils que n’importe qui peut utiliser, il n’y a pas d’expertise et ça c’est fondamental pour Itsuo Tsuda.

LV : Oui, ça me fait penser dans le Qi Qong on travaille avec cette dimension-là. On collabore avec ces dimensions d’auto-médication qu’est le corps.

MS : Me Noguchi disait qu’on n’en finissait pas avec les “il faut” et “il ne faut pas”, avec les indications extérieures et cela, depuis les années 50, ça n’a fait que s’aggraver. Aujourd’hui il faut manger 5 fruits et légumes par jour, il faut boire 1L d’eau, il faut manger mais bouger, il faut faire du sport, mais pas trop, … on a des injonctions extérieures permanentes…

LV : C’est vrai.

MS : Et on oublie notre propre besoin biologique à nous qui dépend du jour, du moment, de plein de choses et qui n’est pas le même pour nous, pour mon voisin, pour mon enfant, chacun a un besoin différent et la seule boussole c’est nous-mêmes. Retrouver la capacité de sentir si on a envie de carottes ou de chocolat, si on a assez mangé ou pas, c’est le début de l’autonomie tout simplement.

LV : Tout à fait. Alors maintenant parlons un peu du Ki, qu’on appelle Qi en Chine par exemple. Vous écrivez « Le Ki échappe à toute tentative de catégorisation » disait Itsuo Tsuda qui expliquait ceci de multiples fois. Ici en Occident le Ki est très difficile à expliquer car il n’entre pas dans le système des catégories. Et vous donnez cet exemple : se sentir observé.

MS : le ki peut se traduire selon les circonstances par intuition, ambiance, intention, vitalité, respiration, action, mouvement, spontanéité… c’est quelque chose de fluide qu’on ne peut pas effectivement définir. Itsuo Tsuda disait aussi « le ki meurt à la forme ». Mais c’est quelque chose qu’on peut sentir. C’est de l’expérience concrète. Il donnait cet exemple : on marche dans la rue et tout à coup on sent. On sent qu’on est observé, on se retourne… peut-être qu’on trouve « quelqu’un « qui nous observait derrière un rideau. Peut-être que c’est un chat simplement, mais de toute façon on l’a senti. On sent l’intention. Évidemment que dans les arts martiaux on va l’utiliser pour sentir plutôt le ki d’agression, le danger. C’est une des formes. Mais on peut très bien sentir le ki de danger pour d’autres raisons. On peut sentir au contraire un ki accueillant, on peut sentir une ambiance. On se sent bien dans certains lieux. Et dans certains lieux on se sent extrêmement mal à l’aise.

LV : Et même avec des personnes. Pour moi il y a des amitiés, des amours de ki.

MS : tout à fait. Il y a des gens qui dégagent quelque chose.

LV : On se sent tout de suite en confiance, tout de suite bien, parce que ce qi – moi je dirais plutôt qi ou ki bon peu importe – parle au mien (rires)

MS : Bien sûr. Tout à fait. Le problème, c’est le fait qu’on apprend dès l’enfance, dès la toute petite enfance à ne pas s’écouter soi-même. A ne pas écouter cette intuition, cette chose qui nous parle. Alors malheureusement en perdant le contact avec soi-même on oublie un peu cette sensation.

LV : Très bien on va réfléchir à ça en écoutant Hot Hot Hot de Matthew E. White.

LV : On a évoqué assez rapidement, parce qu’il faut dire que ce livre est très très riche et je vous le recommande, on va maintenant parler de son enseignement à proprement parler. Et je vais vous demander d’abord qu’est-ce qu’il a trouvé dans la pratique de l’Aïkido de Me Ueshiba ?

MS : Il a connu Me Ueshiba les dernières années de sa vie. Me Ueshiba à la fin d’une vie entière de pratique, de recherche a proposé une évolution de son art. Il a appelé ça une voie de l’amour. Je crois que c’est un outil puissant d’évolution pour l’humain. Il y a effectivement le gyo, des pratiques ascétiques, des misogi, diverses choses qui l’ont alimenté dans sa propre recherche. Je crois que ce qui a fasciné Itsuo Tsuda c’est cette liberté de mouvement de ce maître. Me Ueshiba était octogénaire déjà et il avait pourtant une liberté de mouvement qu’Itsuo Tsuda, lui qui avait quarante ans n’avait pas, il se sentait déjà raide. A travers la pratique de l’Aïkido, la pratique quotidienne de la première partie qu’Itsuo Tsuda appelait la pratique respiratoire, qui est une pratique individuelle avec toute sorte de mouvements qui remettent en vie, en mouvement le corps, qui approfondissent la respiration, c’est quelque chose qui alimente en fait, qui alimente la vie en nous. Ce qui est assez étrange, ou curieux c’est que par exemple on retrouve même chez des rebelles, des révolutionnaires comme « le comité invisible » cette phrase où ils disent « l’épuisement des ressources naturelles est probablement bien moins avancé que l’épuisement des ressources subjectives, les ressources vitales qui frappe nos contemporains ». C’est de cet épuisement-là dont il est question et il s’agit de revitaliser les ressources internes, cette racine. Itsuo Tsuda disait qu’il était là pour proposer de ranimer la racine. Et je pense que c’est ça qu’il a trouvé aussi dans l’Aïkido. En tout cas c’est ça que « cette pratique « lui a enseigné, c’est ça que lui a donné comme orientation. Parce que là encore, comme pour le seitai où il a pris le katsugen undo, dans l’Aïkido il y avait aussi des aspects plus martiaux et autres, qui ne l’ont pas intéressé en fait, que d’autres élèves de Me Ueshiba ont développé, chacun a fait son parcours. Mais lui ce qui l’a intéressé c’est cet aspect respiration, la circulation du ki, c’est cette possibilité à travers le corps. C’est ça qui l’a marqué et c’est ça qu’il a transmis dans son école.

Itsuo Tsuda à droite, Régis Soavi au centre vers 1980

 

LV : C’est vrai que c’est une grande richesse l’aikido de Me Ueshiba et que certains ont développé leur propre voie. Et il y a aussi Me Noro qui a créé lui un mouvement, un art du mouvement.

MS : Tout à fait oui

LV : Ce n’est plus un art martial mais un art du mouvement. D’ailleurs ils étaient amis.

MS : Oui tout à fait. Il connaissait assez bien maître Noro qui a créé le Ki no michi. Il y avait une grande différence d’âge, puisque Me Noro a été élève de Me Ueshiba très jeune, il a été un élève interne, il avait 17 ans, 18 ans, alors qu’effectivement Itsuo Tsuda a commencé l’Aïkido à quarante-cinq ans. Et malgré cette grande différence d’âge, ils avaient de grands points communs, une affinité qui était assez marquée. Le fait d’avoir commencé aussi tard l’Aïkido pour Itsuo Tsuda ça a été aussi la possibilité d’avoir un bagage intellectuel puisqu’il avait aussi le bagage en sinologie, d’avoir ces références parce que Me Ueshiba parlait de façon poétique, littéraire, avec des références à la mythologie, des références à la culture chinoise. Et Itsuo Tsuda avait un bagage, c’était vraiment un intellectuel et il avait cette connaissance qui lui a permis de rentrer dedans. Aussi, il était le traducteur, l’interprète en fait au départ, et il a continué à l’être, l’interprète des Occidentaux qui venaient voir Me Ueshiba. Comme André Nocquet et d’autres personnes. Donc c’était aussi une façon pour lui d’être très en contact avec le discours de Me Ueshiba qu’il devait traduire pour le rendre compréhensible pour ces occidentaux.

LV : Très bien. Alors il y a un autre aspect que j’ai trouvé intéressant chez ce maître Itsuo Tsuda c’est la mnémotechnique qui consiste à oublier.

MS : (rires) C’est là encore retrouver ce branchement avec soi-même comme il disait. Cette capacité. C’est faire confiance à notre capacité interne, à nos propres ressources et aussi à notre inconscient, à notre subconscient. On a l’impression que c’est nous qui décidons de faire ceci ou de faire cela, mais en fait, 90% de notre activité vitale, voire 100% est totalement inconsciente. On ne peut pas accélérer nos battements de cœur ou les ralentir, à part peut-être quelques Yogis mais la plupart du temps on n’a aucun impact sur nos fonctions vitales. Et on a une illusion de contrôle sur soi-même, sur la Nature, sur les autres… on est complètement dans une illusion de contrôle. Au lieu de se crisper sur « il faut absolument que je n’oublie pas d’acheter le lait en rentrant à la maison » – ça c’est une crispation, c’est le mental qui va essayer de s’en rappeler. Et on sait tous très bien que la plupart du temps on rentre à la maison, on pose les clés et là on se dit « Ah ! Le Lait, j’ai oublié… ». Alors que au contraire, Itsuo Tsuda dit « visualisez-vous en train de sortir du métro et faire le détour par le petit supermarché à côté, et vous prenez le lait ». Visualisez cette action, vous la voyez, Ok ? Et maintenant, oubliez, n’y pensez plus.

LV : Merci pour ce conseil que je vais appliquer de ce pas. Alors, qu’est-ce qui se passe dans le dojo ? Le dojo permet de reprendre le pouvoir sur son corps et cela s’étend à la vie quotidienne. Je vous cite. « Le dojo fait partie de ces lieux uniques où le temps s’écoule différemment, où le monde s’arrête quelques instants. »

MS : Dans notre Ecole, nous avons plusieurs dojos et ce sont des lieux entièrement consacrés à l’Aïkido et au Katsugen Undo. Ce ne sont pas des gymnases, ce ne sont pas des salles de sport, il n’y a aucune autre activité. Ce sont des lieux qui sont gérés par des associations. Donc les personnes s’auto-gèrent, s’auto-organisent. Tous les membres sont responsables de leur dojo. Il n’y a pas d’un côté le dojo et de l’autre côté des clients. Chacun est chez lui et chez les autres à la fois. Donc c’est un espace, un peu hors du temps, hors du monde, de part l’orientation qu’Itsuo Tsuda a donnée, et l’orientation que Régis Soavi, mon père, continue depuis 50 ans, et qu’aujourd’hui moi-même j’essaie de continuer. Continuer à donner cette impulsion. De faire comprendre qu’on peut vivre différemment.

LV : Oui alors le dojo c’est l’endroit où l’on vient travailler la Voie. Je reviens un peu sur cette notion d’art martial, ça ne peut pas être quelque chose de mécanique où le corps serait un objet. Donc c’est beaucoup plus relié effectivement avec cette dimension du souffle. Donc avec la spiritualité. Donc votre père récite un norito, le matin.

MS : Oui, alors pas seulement mon père. Nous commençons tous la séance par ce norito qui est une récitation. On ne sait même pas ce que ça veut dire, à vrai dire. C’est un moment, c’est une façon de se mettre dans un autre état, une autre disponibilité. Parfois mon père prend cet exemple, de parler d’un Liede de Schubert qui est en allemand – et peut-être on ne comprend pas l’allemand. Pourtant quand on l’écoute, il y a quelque chose en nous qui résonne. On le sent, on l’entend, c’est inexplicable.

LV : Oui. Il y a des voyelles qui sont sacrées notamment dans le sanskrit et vraiment le son, la vibration a une action. Donc ça vient du Shintoïsme. C’est une invocation aux dieux d’origine. Je vais lire un extrait où justement votre père en parle. « Régis Soavi dit : « Le norito n’appartient pas au monde de la religion mais certainement au monde du sacré au sens animiste. Les vibrations et la résonance conduites par la prononciation de ce texte nous apportent à chaque séance une sensation de calme, de plénitude et parfois quelque chose qui va au-delà et reste inexprimable. Le norito est un misogi. Par essence il n’est jamais parfait, il change et évolue. Il est le reflet d’un moment de notre être. » ». Alors on va y réfléchir durant l’écoute du morceau Sure de Shannon Lay

itsuo tsuda
Itsuo Tsuda

LV : Alors on parle du Maître Itsuo Tsuda aujourd’hui. Et il est question d’anarchisme.

MS : L’anarchisme est un mot qui est devenu un mot tabou. Un mot qui est empreint de violence et de chaos. Et en fait on oublie complètement, on oublie et je dirai même que c’est fait sûrement « fait »exprès de détacher ça de ce qu’était, de ce que c’est toujours la philosophie anarchiste. La philosophie anarchiste c’est l’organisation par soi-même, l’autogestion. C’est l’ordre sans le pouvoir. C’est simplement un refus de la domination des uns sur les autres. C’est finalement quelque chose qui n’est pas si inconnu. Déjà avant la création des États qui sont apparus, on va dire à peut-être à -3000 ou -4000, il existait et il a existé pendant de très nombreux milliers d’années des sociétés qui s’autogéraient. Et même après la création des États il y a beaucoup d’endroits sur terre qui ont continué à s’autogérer, à avoir des fonctionnements divers. On a un certain nombre d’historiens, de chercheurs, Pierre Clastres ou David Graber par exemple qui ont fait des recherches et montré que toutes sortes d’organisations sociales existent. Ce qui est sûr c’est que même s’il y a un chef, le rôle du chef n’est pas de la coercition, ce n’est pas de diriger les autres. C’est bien souvent un rôle de médiateur, de quelqu’un qui doit trouver la façon d’organiser les choses mais qui ne décide de rien seul. Le chef ne peut pas donner des ordres aux autres. L’anarchisme c’est retrouver cette puissance individuelle et quelque chose qui s’organise avec les autres. Les mouvements anarchistes ont été très puissants. Il y a eu effectivement quelques faits de violence qui ont été totalement montés en épingle pour discréditer le mouvement, discréditer toute une pensée riche et complexe. Il n’y a pas un anarchisme, il y en a plusieurs. Et c’est quelque chose qui a beaucoup marqué la pensée d’Itsuo Tsuda, y compris la pensée de mon père Régis Soavi. Cette recherche de liberté, non seulement la liberté intérieure bien sûr mais aussi la liberté avec les autres. Dans le dojo il est vraiment question de prendre en charge tous les aspects de notre existence. Par conséquent il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une liberté hors sol. Aurélien Berlan oppose le fantasme de délivrance, où on serait libéré de toutes les contingences matérielles, mais évidemment libéré avec d’autres personnes qui sont des esclaves, que ce soient des esclaves énergétiques, technologiques ou d’autres personnes dominées. Ainsi contre le fantasme de délivrance, il parle de la quête d’autonomie. Reprendre en main sa propre capacité, dans tous les aspects de sa vie. Cela rejoint évidemment aussi les féministes de la subsistance, qui parlent aussi de cet aspect très important, de se réapproprier tous les aspects de notre vie. Et c’est ça qu’on cherche dans un dojo. En tout cas dans les nôtres, il y a évidemment l’aspect pratique du corps mais il y a aussi l’aspect fondamental de cette organisation, de sortir d’un rapport où on arrive, on est client, on paie et on veut avoir quelque chose en retour. On est tous concerné, on est tous à faire vivre ce dojo pour que le lieu existe, pour nous-mêmes. Ce n’est pas non plus de se dire il faut le faire pour les autres, je me sacrifie… pas du tout. Chacun de nous le fait pour lui-même mais en collaboration avec les autres.

dojo
Dojo Scuola della Respirazione Milano

LV : Oui alors ce que je trouve vraiment très intéressant dans ce chemin – et là on retrouve, et vous en parlez dans votre livre des choses communes avec notamment les Kogis – c’est-à-dire que la vraie morale surgit de l’intérieur. Ce travail, ce changement intérieur va rejaillir vers un changement extérieur. Et vous dites aussi que la création d’un État a entraîné une dépossession des valeurs créatives de l’individu.

MS : La morale surgit de l’intérieur, Kropotkine, l’anarchiste en parle, autant que Itsuo Tsuda, autant effectivement que les Kogis. Il ne s’agit pas d’avoir des règles extérieures, des interdits, encore une fois des injonctions, mais de retrouver cette morale qui fait qu’on va collaborer les uns avec les autres. On retrouve aussi la notion d’attention. Se passer de chef, les kogis vivent comme ça. Mais nous, nous vivons avec la domination. Nous sommes à la fois dominés et dominants de quelqu’un. On ne peut pas juste dire « Ah oui c’est la liberté, on va se passer de chef et tout est facile ». Ce n’est pas la réalité. La réalité c’est que c’est une auto-éducation qu’il faut refaire pour comprendre l’attention, l’auto-discipline que cela demande. Redécouvrir à la fois sa puissance et sa capacité d’organisation. Au final il y a une prise de conscience qui rejoint un petit peu ce que dit Winona LaDuke à propos des amérindiens, qu’ils savent qu’ils sont opprimés mais qu’ils ne se sentent pas impuissants. Par contre les Blancs ne se savent pas opprimés mais se sentent impuissants. Eh bien c’est exactement ça. On redécouvre que finalement nous sommes dominés, nous sommes dominants mais que nous ne sommes pas impuissants. Je pense que c’était aussi le sens de la phrase quand Itsuo Tsuda disait « L’utopie n’existe nulle part sauf là où l’on est. » C’est retrouver cette puissance aujourd’hui et maintenant. Et moi je suis là pour dire que c’est possible.

LV : C’est sûr. (rires)

MS : Même si ça demande un chemin ! Ce n’est pas une baguette magique. C’est quelque chose qui doit se travailler, se découvrir. Ça demande un chemin dans son corps, comme effectivement dans son esprit. Il y a des outils philosophiques, des outils de compréhension intellectuelle, et des outils pour sortir de ce que nous avons totalement intégré depuis la toute petite enfance. Dès la toute petite enfance on apprend aux enfants à ne pas s’écouter, à ne pas pouvoir dire Non, à ne pas être eux-mêmes, eh bien effectivement on arrive à des gens qui intègrent la domination et il faut faire un travail pour en sortir, et c’est possible. C’est possible de faire ce chemin, et de cheminer au moins un peu plus libres.

LV : Oui, nous sommes en chemin de toute façon. Alors cette culture de la séparation vous en parlez notamment en évoquant les pleurs des bébés, en disant que ce n’est pas spécialement normal que les bébés pleurent dans d’autres cultures. Au Kenya c’est plutôt une culture de proximité, d’attachement.

MS : La culture de la séparation c’est une façon de nous séparer de nous-mêmes, de notre corps, de nos sensations, des uns et des autres évidemment. Et c’est penser qu’il est normal de laisser pleurer un bébé, de tirer un enfant dans la rue qui hurle parce qu’il ne veut pas aller à l’école, que c’est normal, que la vie est comme ça, que de toute façon il faut « perdre sa vie à la gagner » comme disaient les soixante-huitards.
Et pourtant est-ce que c’est ça la vie ? Est-ce que ce n’est pas possible de complètement refuser de jouer à ce jeu ? Est-ce qu’on ne peut pas redécouvrir que nous sommes à l’intérieur de nous, libres. Alors bien sûr on va me dire « Oui, mais l’argent ? Oui mais il y a des dettes… Oui mais il faut payer ceci, c’est comme ça, dans la vie il faut souffrir… » – mais en fait qui a dit ça ? Ah bon ? Pourquoi ? En fait, peut-être que juste, non. Peut-être qu’on a l’impression d’avoir toutes ces chaînes, et quelque part on les a réellement bien sûr. Elles ne tombent pas d’un coup de baguette magique. Mais on peut faire un chemin qui nous réunit et où on s’apercevra qu’effectivement les pleurs des enfants expriment peut-être la chose fondamentale qui est que ça ne va pas du tout !

LV : Je trouve que c’est une très belle conclusion ! Alors Manon Soavi, je recommande vraiment ce livre « Le maitre anarchiste Itsuo Tsuda. Savoir vivre l’utopie ».

 

Déséquilibrer c’est déstabiliser

par Régis Soavi

Lorsqu’on cherche à déséquilibrer une personne on sait instinctivement où on doit la toucher, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Dans la plupart des cas c’est son centre que l’on doit atteindre de manière à le fragiliser et à le rendre vulnérable.

La vision du Seitai

Il est difficile de parvenir au centre de la sphère du partenaire si la périphérie est puissante car toutes les actions semblent rebondir à la surface ou glisser comme sur une couche lisse, élastique et capable de se déformer sans perdre de sa densité, donc sans être pénétrée ni être atteinte d’aucune façon. Tout dépend de la manière dont chacun des partenaires saura et réussira à utiliser son énergie centrale, son ki, que ce soit dans le rôle de Tori comme dans celui de Uke. Il va sans dire que d’autres facteurs non moins importants, comme la détermination, le besoin de vaincre font partie intégrante de cette sphère et peuvent changer la donne, car le ki n’est pas une énergie comme l’Occident a l’habitude de l’envisager aujourd’hui, c’est-à-dire une sorte d’électricité ou de magnétisme. Le ki est la résultante de composants multifactoriels, qui ayant pris une certaine forme, devient concret même s’il est difficilement analysable et quasiment non mesurable sinon dans ses effets. Dans tous les cas, un des éléments essentiels de l’action sera la posture, pas seulement la posture physique, mais son équilibre énergétique, ses tensions, ses coagulations, les lieux où elles se trouvent bloquées, emprisonnées, ainsi que ses relations, tant positives que négatives, avec le reste du corps et les conséquences que cela entraîne. Une science du comportement humain basée sur l’observation physique, la sensibilité aux flux qui parcourent le corps, et la connaissance anatomique est de première importance quand on en a besoin pour exercer bon nombre de professions. Il n’empêche que même pour un dilettante, un amateur, elle peut aussi nous aider à comprendre notre entourage ou nous permettre de sortir de l’embarras quand cela est nécessaire. Un des objectifs de cette science qu’est le Seitai, est de mieux comprendre l’être humain dans son mouvement en général et dans son mouvement inconscient en particulier. C’est un instrument de qualité qui a déjà donné des preuves de sa valeur au Japon comme en Europe, et que l’on peut difficilement négliger lorsqu’on pratique un art martial. Bien qu’il fût enseigné en France pendant une dizaine d’années par Tsuda senseï à travers la pratique du Katsugen Undo, ses conférences, et la publication de ses livres, la méconnaissance en Occident du travail de son initiateur Noguchi senseï a pénalisé sa diffusion. Il demande à être aujourd’hui plus connu, plus reconnu afin de permettre à qui s’y intéresse de trouver les éléments qui l’amèneront à une meilleure compréhension, tout au moins théorique. C’est donc important que le Seitai se fasse connaître pour être mieux compris et admis, c’est pourquoi de temps à autre je donne modestement pour les personnes intéressées quelques indications notamment sur les Taiheki qui, si l’on peut dire de façon un peu caricaturale certes, présentent comme une sorte de cartographie du territoire humain, tant au niveau de la circulation du ki, que de ses passages, de ses ponts, de ses points de sortie, d’entrée, etc. Il est possible de mieux comprendre les Taiheki et le Seitai en pratiquant le Katsugen Undo, qui est à la base du retour à l’équilibre physique et à la sensibilité nécessaires pour aborder de manière pratique cette connaissance. On peut aussi, tout au moins intellectuellement, aller directement à la source des informations, en lisant ou relisant les livres que Tsuda senseï a écrit en français. Le principe de base étant résumé dans cette « définition » que lui-même donnait :

« Le but du Seitai est de régulariser le circuit de l’énergie vitale, qui se trouve polarisé chez chaque individu, et de normaliser ainsi sa sensibilité

La philosophie qui sous-tend le Seitai est le principe que l’homme est un Tout indivisible, ce qui le différencie évidemment de la science humaine occidentale qui est basée sur un principe analytique. »1

déstabiliser
Laisser surgir l’action juste.

Un corps athlétique

Certaines personnes ont un corps aux proportions harmonieuses, des épaules larges et carrées, de longues jambes, elles semblent extrêmement stables, pour beaucoup elles représentent l’exemple de l’être humain idéal, femme ou un homme. Mais si on observe leur comportement dès qu’elles bougent, elles ont tendance à se pencher en avant (c’est une des caractéristiques du type 5 qui fait partie du groupe « avant-arrière » appelé aussi antéro-postérieur). En conséquence lorsqu’elles doivent s’incliner, elles propulsent les fesses en arrière et parfois appuient les mains sur leurs genoux pour compenser. On peut les reconnaître facilement car souvent, même immobiles, elles croisent les mains dans leur dos afin de demeurer en équilibre, ce n’est pas une habitude, c’est un besoin de rééquilibrage. C’est très nettement le signe d’un bassin qui manque d’équilibre, et de solidité, malgré tous les efforts, le centre, le Hara reste vulnérable. Lors d’une rencontre ou d’un entraînement il suffit pourtant, si on a bien pris le temps de l’observer, de profiter du moment où le partenaire bouge et donc penche en avant, pour entrer sous le troisième point du ventre, environs deux doigts sous le nombril, et l’aspirer ou le laisser glisser par dessus nous, et cela, quelle que soit la technique que l’on aura choisi d’appliquer. Cela parait simple quand on le lit, mais bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect des choses, la découverte et la compréhension de la posture sont sans doute parmi les éléments qui ont la plus grande importance. Au début, dans la phase d’apprentissage des arts martiaux, pour ce qui est de la réalisation plus concrète des techniques, il y a une connaissance à avoir, mais c’est malgré tout grâce à un entraînement basé sur la sensation et la respiration, qu’on acquiert la capacité à saisir le moment juste et à être « dedans ». Au demeurant le travail d’observation des partenaires, si on possède la connaissance des postures, ne peut que nous faire du bien, il peut être un plus décisif dans le cas d’une compétition ou si on doit déterminer s’il s’agit d’un danger réel ou d’une intimidation.

Sentir les lignes d’équilibre.

Les Sumotori

Les Sumotori avec leur corpulence, leur posture très basse, leur manière de se déplacer, semblent des exemples idéaux de stabilité et d’équilibre, tout au moins physique. Bien que leur entraînement accentue certaines tendances déjà présentes et renforce leurs capacités dans le sens de la solidité, il risque d’en déformer d’autres au profit de leur réussite future en combat. Du point de vue des Taiheki, malgré tout ils n’échappent pas à leur tendance de base. Il y a des Sumotori de tous les types, bien sûr, mais certaines tendances de Taiheki sont plus représentées que d’autres. Dans le cas des Sumotori appartenant aux groupes des verticaux, il y en a peu de type 1 car ce genre de déformation provoque très vite leur élimination. Cela s’explique par le fait que dès le plus jeune âge, ils s’avèrent assez incompétents, même lorsqu’ils sont fort physiquement, ils sont très facilement déstabilisés. Le motif principal se trouve dans la manière dont ils abordent l’action. C’est toujours l’idée du combat préconçu ou perçu au fur et à mesure qu’ils suivent, et ils sont donc toujours en retard et surpris par la démarche de leur adversaire. Par contre les types 2, s’ils ont bien observé les derniers combats de leurs adversaires, s’ils sont bien guidés, peuvent définir une stratégie qui, si elle n’est pas perturbée par des impondérables, peut les amener à la victoire. Ils ont une excellente connaissance de la physiologie et de l’anatomie du corps aussi bien immobile qu’en mouvement, ce qui leur permet lorsqu’ils veulent déséquilibrer l’adversaire, de le faire avec le maximum de chance de réussite, car le terrain a été bien préparé tout au moins théoriquement. Ils s’appuient aussi sur la logique et la réflexion issues des combats précédents car c’est cela qui les guide et rarement la sensation ou l’intuition. Devenus Yokozuna, ils se retirent et se consacrent à l’écriture de livres, d’articles sur leur vie, sur leur entraînement ou encore utilisent leur réputation afin de soutenir de bonnes œuvres etc.

Sumo. Photo de Yann Allegret, extrait de Dohyô.

Se tordre pour vaincre

Pour certains, déséquilibrer veut dire vaincre, et foncer puis prendre l’avantage à la faveur d’une attaque frontale, directe. Cela semble être la meilleure solution si ce n’est l’unique possibilité qui se présente à leur esprit, et ils ne peuvent en aucun cas y résister. Ces personnes toujours prêtes à combattre, à réagir, sont en général très physiques dans leurs réactions. Lorsqu’elles réagissent par des attaques ou des réponses d’ordre psychologique, par exemple de petites phrases insidieuses, on peut facilement voir qu’elles se tordent, leur bassin n’étant plus dans la même direction que la ligne centrale de leur visage. On peut aussi remarquer que dans le but de se préparer à l’action immédiate, leur corps montre une torsion qui accentue leurs points d’appui. Cette torsion lorsqu’elle est permanente est une entrave à un mouvement libre pour qui la possède et doit la supporter. La solution serait, si on n’arrive pas à la normaliser, de réussir à l’utiliser dans un travail par exemple ou grâce à une activité qui demande un bon sens de la compétition. Les personnes qui ont ce type de déformation en subissent les conséquences malgré elles. On peut noter chez elles une tension qui est quasi permanente et donc une grande difficulté à se détendre, à prendre son temps, cela entraîne des relations difficiles avec les autres car elles se sentent éternellement en concurrence.

Lorsqu’on connaît le Seitai et plus précisément les Taiheki, on comprend mieux ce type de tendances comportementales. Cela permet de savoir quand et comment agir sans tomber dans le piège de la rivalité que ces personnes tentent de mettre en place autour d’elles pour se préparer à se défendre et conséquemment pour attaquer. Les individus de ce genre font partie du groupe « Torsion » et tout repose sur le fait qu’ils ont inconsciemment une sensation de grande faiblesse qu’ils ne reconnaîtront jamais. Fondamentalement ils se sentent en danger de façon permanente, c’est pourquoi ils considèrent que la meilleure défense c’est l’attaque immédiate car elle surprend l’adversaire et est sensée ne pas lui donner l’occasion de répliquer.

Déséquilibrer avec le regard
Ueshiba Morihei Osenseï. Déstabiliser avec le regard.

Un archétype de l’être humain

Parfois, une petite phrase, ou quelques mots bien placés peuvent changer une situation et cela pour le meilleur comme pour le pire. Si on est capable de respirer profondément et de concentrer le ki dans le bas-ventre, on peut en agissant au moment opportun faire s’écrouler tout un édifice et métamorphoser ce qui semblait être une forteresse inexpugnable en un décor de carton-pâte pour fête foraine. La respiration abdominale fait partie des secrets qui sont accessibles à tous les pratiquants à la condition qu’ils portent leur attention dans cette direction et qu’ils s’y exercent. Les personnes dont l’énergie se concentre naturellement dans le bas du corps, au risque de s’y coaguler s’il n’y a pas de normalisation, sont, du point de vue Seitai, soit classées dans le groupe dit de « torsion » (type 7 principalement), soit dans le groupe bassin. Je voudrais m’attarder sur ceux qui au sein de ce groupe ont une tendance à la fermeture du bassin, c’est-à-dire au niveau des os iliaques (type 9), car pour Tsuda senseï ils représentent une tendance qui se trouve à l’origine de l’humanité. Dans ces époques historiquement très lointaines, l’aspect survie du point de vue physique était primordial, mais la sensibilité de même que l’intuition étaient elles aussi des qualités indispensables. Ce sont justement ces qualités qui permettent au type 9 d’avoir une longueur d’avance sur les autres en cas de danger, car il sent intuitivement s’il doit répondre à un geste de menace ou si celui-ci est une simple provocation, de plus il sait si cette provocation sera suivie d’un acte ou si elle se dégonflera d’un petit rien. « L’intuition ne peut pas être remplacée par la connaissance ni par l’intelligence. L’intuition ne se généralise pas. Ce sont dans bien des cas, la connaissance et l’intelligence qui faussent l’intuition. »2 La présence d’une personne de ce type dans un groupe humain ne laisse jamais indifférent, même si on est incapable d’en connaître la raison ni de la percevoir avec facilité. Ces personnes ont un comportement qui surprend parfois le plus grand nombre, que ce soit à cause de leur rigidité, car elles peuvent se braquer très facilement, comme à cause de la puissance de leur concentration très inhabituelle dans notre monde où la dispersion et la superficialité sont la norme. « Lorsqu’il se concentre, il ne concentre pas une partie de ses fonctions physico-mentales. Il y concentre tout son être. »3 Leur concentration est perceptible à travers l’intensité de leur regard, ce qui est déjà en soit extrêmement déstabilisant, il suffit pour s’en convaincre de revoir les quelques films que nous connaissons sur O senseï, qui lui-même était du type 9, pour en être persuadé.

La posture des Sumotori au moment du combat est une posture qui convient particulièrement bien à une personne de type 9 étant donné que « l’écart entre l’ouverture et la fermeture du bassin est très grand chez lui. Il peut s’accroupir complètement, sans décoller ses talons et rester longtemps dans cette position, car c’est sa position de détente. Lorsqu’il se lève, son poids se déplace des côtés extérieurs des pieds aux racines des gros orteils. C’est sa position de tension. »4

Sensibilité et intuition

L’Aïkido nous guide vers la stabilité et l’équilibre, le Seitai lui aussi se présente comme une voie allant dans la même direction, bien qu’il le fasse grâce à d’autres exercices ; la conjugaison des deux techniques, Aïkido comme art martial et le Seitai à travers le Katsugen Undo comme le proposait Tsuda senseï a permis à notre École de continuer dans cette direction qu’est le retour vers une sensibilité simple mais indispensable, dans un monde qui vise plutôt à l’insensibilité et à la rigidification soi-disant protectrices. L’intuition retrouvée, la réceptivité de nouveau active nous sont indispensables pour être acteur de notre vie.

 

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« Déséquilibrer c’est déstabiliser » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°11 en octobre 2022.

Crédits photos : Bas van Buuren, Yann Allegret, Paul Bernas

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, chap. VII, Le Courrier du Livre, 2016, p. 72 (1re éd. 1973 : p. 68)
  2. ibid., chap. IX, p. 94 (1re éd. : p. 90)
  3. ibid., p. 92 (p. 87)
  4. ibid., p. 91 (p. 87)

En toute autonomie – le dojo Yuki Ho

Lorsque Tsuda Itsuo revient en France au début des années 70, il souhaite créer un pont entre Orient et Occident, faire connaître à cette culture si différente de la sienne ce qu’il a lui-même découvert à travers ses recherches sur le « ki » : des moyens pour réveiller la sensibilité et pour retrouver la liberté intérieure. Il voit dans l’Aïkido qu’il a pratiqué avec Ueshiba Moriheï senseï et le Katsugen Undo qu’il a découvert auprès de Noguchi senseï des outils concrets pour travailler dans cette direction. Afin de transmettre ces pratiques, il souhaite que « [son] dojo soit un dojo, et non un club avec un patron et ses habitués, afin de ne pas déranger la sincérité des pratiquants » (I.Tsuda, Cœur de Ciel Pur, Le courrier du Livre). Il réunit donc ses élèves dans un lieu exclusivement dédié à ces deux pratiques et qui fonctionne sur une base associative, de façon indépendante et autogérée. C’est ainsi qu’est créé Katsugen Kai à Paris en 1971.
Au début des années 80, son élève Régis Soavi déménage à Toulouse et, avec l’accord de son maître, ouvre un premier dojo au 10 rue Dalmatie. Ce sera le premier dojo de l’École Itsuo Tsuda. L’aspect du lieu, abritant diverses activités professionnelles, n’avait alors rien d’esthétique – à côté de la gare Matabiau, une cour avec un garage, un hangar et au fond, une maisonnette – mais il y avait « quelque chose »…

Tout était à faire. Un petit groupe qui pratiquait déjà l’Aïkido et le Katsugen Undo avec Régis Soavi se lança dans un immense chantier pour transformer un ancien atelier de mécanique en dojo. Maçonnerie, pose de fenêtres et de portes, travaux de consolidation, électricité, peinture… sans argent mais avec enthousiasme et détermination, parfois avec de l’aide inattendue. Quelques mois plus tard, les tatamis sont posés et les premières séances ont lieu. Et depuis cela ne s’est jamais arrêté…

1983, un hangar où tout était à faire - autonomie
1983, un hangar où tout était à faire
1983, premier stage d’été

Aujourd’hui, bientôt quarante ans plus tard, le dojo Yuki Ho est ouvert tous les jours : pour l’Aïkido, chaque matin et le soir deux fois par semaine, pour le Katsugen Undo trois fois par semaine. Les pratiquants les plus anciens conduisent les séances quotidiennes et l’ensemble des membres s’occupe du lieu et des activités dans un esprit qui tient à la fois de celui des dojos traditionnels et de celui de l’autogestion. Ils accueillent Régis Soavi Senseï lors des stages qu’il conduit tous les deux mois, gèrent la comptabilité, les tâches administratives, organisent ménage et gros travaux… individuellement et collectivement responsables du lieu et « chez eux ». Ce qui n’était que quelques tatamis est maintenant devenu un espace de 100 mètres carrés avec un tokonoma en son centre abritant une calligraphie d’Itsuo Tsuda montée sur kakémono.

Le dojo
Vue sur la cours

Il y a aussi un étage avec les vestiaires, une cuisine et un coin repas où partager les petits cafés quotidiens et repas de stage et bien d’autres aménagements qui en font maintenant un dojo rempli d’une histoire, de la pratique quotidienne… de cette ambiance particulière qui fait d’un espace un dojo.

Le premier étage : les vestiaires, une cuisine, un espace lecture, un coin bureau…

Ce lieu n’est pas seulement un dojo dans une cour avec un magnifique pin parasol, mais aussi un collectif d’associations, comprenant un lieu d’éducation alternative, un atelier de peinture Arno Stern et un centre culturel de partage de savoirs et savoir-faire. Car les membres du dojo, nourris par la pratique et la vitalité qu’elle permet de retrouver, ont travaillé à ce projet commun dans le but de continuer à partager ce qu’ils ont découvert. Tsuda Senseï utilisait l’Aïkido et le Katsugen Undo comme des voies permettant de retrouver « sa force intérieure », pour beaucoup, Yuki Ho est un lieu qui a offert et offre encore cette possibilité. C’est ainsi qu’il y est possible de laisser de côté les perturbations du quotidien, de respirer, de retrouver « Tenshin, le cœur de ciel pur » comme le disait Tsuda Itsuo.

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« En toute autonomie » un article publié dans Self et Dragon Spécial n°9 en avril 2022.

Crédits photos : Elio Scintu

Informations :

Dojo Yuki Ho (École Itsuo Tsuda)
10 rue Dalmatie, 31500 Toulouse.
www.dojo-yukiho.org

Mysticisme ou Mystification

par Régis Soavi

La mystification est le résultat obtenu par celui qui utilise le mystère pour abuser autrui.

La mystique ou le mysticisme est ce qui a trait aux mystères, aux choses cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine spirituel, et sert à qualifier ou à désigner des expériences intérieures de l’ordre du contact ou de la communication avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun.

O Senseï un mystique !

Nul ne peut nier que O senseï ait été un mystique, mais fut-il pour cela un mystificateur ? Sa vie, sa renommée déjà de son vivant, ses combats devenus historiques – notamment contre un Sumotori, ou des maîtres d’arts martiaux –, son enseignement, les témoignages de ses élèves, tout cela tend à démontrer le contraire. De nombreux Uchi-Dechi racontaient comment O senseï réussissait à se faufiler dans la foule au milieu des gares surpeuplées du Japon, comme à Tokyo aux heures de pointe par exemple. Quel était son secret malgré son grand âge ? La pratique d’un art comme le nôtre n’apporte pas seulement puissance et résistance, cela c’est ce que l’on obtient après quelques années d’effort, et je dirais même que cela ne dure qu’un temps, car avec l’âge, il devient difficile de compter seulement dessus. Il existe pourtant un domaine qu’il me semble important de comprendre et d’expérimenter, c’est le travail à travers ce qui est directement vécu et ressenti, et cela dès le tout début.

L’espace, le Ma, doit devenir quelque chose de palpable, car c’est une réalité qui n’est pas théorique, technique ou mentale. C’est plutôt comme une sphère de protection adaptable à toutes les circonstances, loin d’être une cape d’invisibilité ou une carapace indestructible, elle se meut en même temps que nous, elle est à la fois fluide et très résistante, elle se contracte, s’étend ou se rétracte en fonction des besoins et indépendamment de notre capacité consciente ou volontaire. Elle n’est pas une sécurité à toute épreuve mais peut dans bien des cas nous sauver la vie ou tout au moins nous éviter le pire. On en a trop souvent fait une valeur mystique, alors qu’elle n’est que le résultat d’un travail passionné et passionnant. C’est une réalité à laquelle on ne doit jamais renoncer, et cela dès le départ, quand bien même cela peut sembler inatteignable. S’il y a une orientation essentielle que nous enseigne l’Aïkido, c’est de ne pas s’opposer de manière frontale, d’éviter la confrontation directe chaque fois que cela sera possible, et de ne l’utiliser qu’en dernier recours.

Mysticisme ou mystification
Le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique.

Yin et Yang une supercherie ?

Le Tao n’est pas uniquement une compréhension orientale du monde mais bien plutôt une intelligence intuitive ancestrale. Elle est connue intimement par de nombreux peuples et les artistes, poètes, peintres ou autres, ont parfois su nous communiquer à leur manière l’essence des forces qui l’animent. Le peintre Kandinsky, bien qu’artiste moderne et européen, a su trouver les mots qui, même si cela concerne une œuvre d’art, nous parlent en tant que pratiquant et nous permettent une visualisation du Yin et du Yang :

« Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. […] Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »1

C’est grâce à la compréhension du Yin et du Yang que l’on peut voir plus clairement certains fonctionnements du corps et de son mouvement, pour le dire simplement, comprendre comment tout cela fonctionne. En voici une approche qui devrait permettre de clarifier mon propos : l’enveloppe extérieure de notre corps dans son ensemble est Yang et donc l’intérieur est Yin, là aussi, dans son ensemble. L’aspect corporel, le côté lumineux des personnes, leur aspect social ainsi que la manière dont ils se présentent, la communication, le rapport aux autres, tout cela est plutôt, s’il n’y a pas de déformations, de tendance Yang. L’intérieur, entendu non seulement du point de vue organique mais tout autant psychique et énergétique est Yin. Il n’y a évidemment pas de séparation réelle entre l’un et l’autre mais l’aspect de complémentarité amène à constater que c’est le Yin qui alimente le Yang, au même titre que c’est l’inspire qui permet l’expire et donc l’action. Le Yin soutient le Yang, lui donne sa plénitude, la force du corps vient de la force du Yin et se manifeste à travers le Yang.

Toute la force du Yin a besoin d’une enveloppe, aussi malléable soit-elle de l’intérieur, celle-ci doit aussi avoir la possibilité de se durcir pour à la fois contenir cette force et en même temps la préparer à réagir, à agir. Si la puissance du Yin n’est pas contenue, si elle n’a pas la possibilité de se centrer – car elle serait alors sans bornes et donc sans repères – elle risque de se disperser sans donner aucun fruit. Si le Yang est sous-alimenté du fait de la pauvreté du Yin qui peine à se régénérer ou d’une séparation entre Yin et Yang ayant pour cause le durcissement intérieur de la « paroi » qui à la fois les sépare et les unit, alors l’action devient impossible.

Comme toujours c’est l’équilibre entre les deux qui en fait une force unique, le déséquilibre au profit de l’un ou de l’autre crée les conditions pour un déséquilibre général, origine de multiples pathologies plus ou moins importantes, et de l’incapacité de donner des réponses correctes et rapides à tous problèmes physiques, psychiques ou simplement énergétiques et donc fonctionnels.

regis soavi yin yang
« Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. » (Kandinsky)

Un esprit sain dans un corps sain

Un organisme qui réagit en toutes circonstances, avec souplesse et efficacité, que ce soit face à une agression humaine ou microbienne, voilà un idéal auquel on peut être attaché, ou en tout cas quelque chose qui mérite d’être recherché. L’Aïkido dans notre École, de par la qualité de sa préparation en début de séance basée sur la respiration, ainsi que par la manière dont les choses se passent pendant une séance, permet de réveiller le corps dans son ensemble.

Déjà, rien que le simple fait de respirer de manière plus profonde, de concentrer notre souffle dans le bas-ventre, et de laisser cette faculté naturelle se développer à son rythme, permet entre autre une augmentation de l’oxygénation du cerveau et donc une amélioration du fonctionnement des cellules ainsi qu’une meilleure communication entre elles. De là à dire que l’on devient plus intelligent il y a un pas que je ne veux pas franchir, car l’intelligence dépend de multiples facteurs et est difficilement mesurable, même avec les méthodes des sciences actuelles. Je classerais plutôt l’intelligence comme une qualité du cerveau humain dont l’utilisation est parfois surprenante. Mais si simplement chacun d’entre nous s’aperçoit qu’il bouge mieux, raisonne mieux et plus vite, qu’il devient plus difficile de le gruger ou de l’abuser par des propositions alléchantes, ou des arguments basés sur des raisonnements fallacieux faute de réflexion, c’est déjà un grand pas. C’est peut-être aussi en partie une sortie, même relative, du monde de la stupidité et de la fausseté qui régit notre planète.

Découvrir par soi-même ; expérience plutôt que croyance

Lorsqu’il s’agit de la force, on a tendance à parler et à voir la chose en termes de quantité, plutôt que de qualité. Passionné d’arts martiaux, je me souviens qu’au tout début de l’engouement qui traversa la fin des années soixante et les années soixante-dix, nous regardions avec avidité les articles qui expliquaient comment parvenir à la plus grande efficacité avec le minimum de force musculaire. Comment grâce à la vitesse, au positionnement, à la posture, à la technicité, et avec une puissance musculaire qui, sans être le plus important, devait être présente mais surtout bien dirigée, on arrivait à des résultats qui pouvaient être surprenants. Que ce soit en Karaté, en Kung-fu, en Jiu-jitsu ou tous autres arts martiaux, les exemples ne manquaient pas.

Il était mentionné dans ces revues toutes sortes de méditations orientales aptes à donner des capacités incroyables à qui les pratiquait. Bien que très souvent grossièrement exagéré, le fond de vérité des techniques, des postures ou des méditations, est aujourd’hui reconnu, analysé, théorisé par des chercheurs en mathématiques, sciences humaines, ou sciences cognitives. Cette reconnaissance, même si elle a l’intérêt de rendre justice à ces pratiques, reste purement intellectuelle. Au lieu de déboucher sur une recherche physique concrète et permettre à tout un chacun d’en profiter, elle provoque une lassitude, ou un échauffement mental, qui risque de rendre inutiles les efforts que certains pratiquants mettent à poursuivre une voie légèrement différente avec l’aide de professeurs compétents et avisés.

C’est par l’expérience au sein de la pratique, que l’on découvre ce qu’aucun texte n’aurait pu nous apporter. Les textes anciens ou même parfois plus récents, ont une valeur qui est indéniable et souvent ils nous auront servi de guide ou auront été les révélateurs a posteriori de nos découvertes. Leur capacité à mettre en mots, à expliciter ce que nous avons ressenti, à révéler une expérience qui nous « parle », peut s’avérer une aide précieuse. Qu’aurais-je fait si je n’avais pas été guidé par les livres et les calligraphies, sortes de Koan, de mon maître Tsuda Itsuo.

regis soavi
Faire « UN » avec la plus grande simplicité.

Favoriser la qualité plutôt que la quantité

Nous vivons dans un monde où l’accumulation de biens, de marchandises, de connaissances comme de sécurités est la règle. On nous propose un « être humain augmenté », comme dans le projet transhumaniste, grâce à l’Intelligence Artificielle (dite I. A.). Est-ce parce qu’aujourd’hui l’être humain ne s’y retrouve plus, parce que les valeurs ont changé ? Ou parce que déçu de son environnement autant immédiat que global, il n’a plus goût à rien d’autre que du superficiel et perd le sens comme l’intérêt pour ce qui est lent et profond. Déjà à la fin du siècle dernier, dans les années quatre-vingt, le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, lors d’un stage de direction d’orchestre à Paris auquel j’ai eu la chance d’assister, se plaignait du fait qu’il n’y avait plus de grands mouvements de symphonies écrits sur un tempo « largo » – « tout s’est accéléré », disait-il.

L’Aïkido a su garder du passé, des valeurs d’humanité, de respect de l’autre, de sensibilité, qui en font un instrument de qualité pour des retrouvailles avec ce qui fait de l’humain un être sensible et non un robot. Aussi perfectionné soit-il, cet « humain augmenté », ne sera au mieux qu’une pâle imitation, un ersatz de ce que chacun de nous peut être et surtout de ce qu’il peut devenir.

La rébellion n’est pas négation

La rébellion est un acte de santé de notre organisme physique comme de notre mental. Il ne faut surtout pas négliger son importance salutaire. Si nous pratiquons un art comme le nôtre ce n’est nullement un hasard. Si l’intelligence de cette « discipline » nous est apparue, c’est que quelque chose en nous était prêt et cela même si nous ne le savions pas, je veux dire même si nous n’en avions pas conscience. Si nous faisons confiance aux réactions de notre corps physique au lieu d’avoir peur de celles-ci, nous pouvons recommencer à comprendre la logique de ses réactions. Là encore il ne s’agit pas de “croyance de bonne-femme”, de retour en arrière, d’obscurantisme. Il s’agit d’une autre connaissance, à la fois connue de tous, et non reconnue dans sa plénitude car dérangeante.

Lorsqu’il y a une infection, un malaise, ou tout autre dysfonctionnement qui évidemment nous incommode, spontanément notre corps se rebelle, il cherche par tous les moyens à résoudre le problème, à retrouver l’équilibre perdu. Il augmente la température, fait appel à ses armes de réserve comme les anticorps de tous types, ainsi qu’à ses amis, avec qui il est en symbiose, bactéries productrices d’antibiotiques, virus macrophages, etc. Cette saine révolte peut s’avérer violente et rapide parfois, mais en fait le plus souvent cela commence tout doucement, lentement, on ne s’en aperçoit peut-être même pas au début. D’autres fois cela se résout avant que l’on ne prenne conscience de cette réponse, là encore tout dépend de l’état du corps et malgré tout il peut arriver qu’il soit nécessaire de soutenir la nature qui travaille en nous. Là chacun prend ses responsabilités. Si on a su entretenir son organisme en le laissant travailler pour tous les petits désagréments sans le contraindre, le laissant libre dans ses manifestations, il faudra peu de chose pour lui donner un coup de main, parfois il suffira d’un peu de repos, ou de l’aide ponctuelle de personnes compétentes. C’est en amont que l’on doit considérer ce qui se passe dans notre corps, et une saine réflexion sur la vie, son mouvement, et sa nature ne peut faire que du bien.

mysticisme
O senseï. Norito, invocation des dieux. Photo publiée dans La Voie du dépouillement de Tsuda Itsuo.

Suivre les traces

Ce qui est passionnant dans l’Aïkido, c’est de retrouver les traces laissées par nos anciens maîtres, de constater comment chacun d’entre eux s’est approprié cet art pour créer, pour réaliser sa propre vie. Inutile de les copier, mieux vaut apprendre, de leur posture, de leurs écrits. Trouver des compagnons pour avoir une pratique saine, où notre intuition se réveille, où notre corps redevient comme dans l’enfance, souple, agile, intrépide, et où l’on retrouve ce qu’il n’aurait jamais dû perdre, une certaine vaillance.

L’Aïkido n’est pas un trampoline sur lequel on s’épuise à sauter, perfectionnant sans cesse la technique, mais retombant toujours au même endroit du fait de la gravitation. C’est une formidable voie où les difficultés sont dosées par la nature même du chemin, par nos capacités du moment, par notre persévérance et notre sincérité. Ce sont des portes qui s’ouvrent, nous amenant à une conscience plus fine et parfois même à un état jubilatoire lorsque les sensations qui nous parcourent font « UN »2 avec notre performance physique dénuée de toute prétention mais proche de la plus grande simplicité. C’est parce que j’ai vu le plaisir et l’aisance dans la pratique qu’avaient certains professeurs, et les résultats des recherches comme la simplicité que montraient de nombreux maîtres que j’ai connus, que mon désir d’atteindre leur niveau, ou tout au moins de m’en approcher dans cette vie, a grandi.

Les maîtres anciens, chacun avec leur méthode, nous ont guidé vers ce que nous sommes au plus profond de nous-même. Mais le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique. Tout dépend toujours de nous, même si nous avons été trompés par de faux prophètes ou des charlatans hâbleurs prêts à tout pour les miettes de pouvoir qu’ils parviennent à obtenir de leurs tromperies. Si on observe les réalisations que nos prédécesseurs dans cette voie ont laissées, si on sait utiliser leur enseignement, si on sait les reconnaître sans en faire des idoles ou des saints, on s’apercevra que le chemin, même s’il est ardu et obscur, n’est pas si difficile. Pour le découvrir, une vie ne suffit pas, mais la vie se suffit à elle-même pour peu qu’on la vive pleinement.

Régis Soavi

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Article de Régis Soavi publié en juillet 2022 dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 10.

Notes :
  1. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (VO all. 1912), Éditions Denoël (1989), p. 116
  2. [voir aussi Tsuda Itsuo, Un, chap. I, II & III, 1978, Le Courrier du Livre (note de l’éditeur)]

Dojo, un mouvement perpétuel

Par Manon Soavi.

L’ouverture d’un nouveau lieu de pratique est toujours une joie et c’est pourquoi nous sommes heureux qu’un nouveau dojo voie le jour à Pescara, ville située dans la région des Abruzzes au bord de la mer Adriatique. Manola D.P. qui est, avec un groupe de personnes, à l’origine de la création du dojo Bodaï à Rome, ouvre aujourd’hui ce deuxième lieu, après 18 ans à parcourir les deux cents kilomètres qui séparent Pescara de Rome pour pratiquer et faire vivre le dojo.

A cette occasion, nous avions envie de partager avec vous quelques réflexions et quelques photos mettant en perspective l’histoire des dojos de notre école. Avec une sélection de photos illustrant comment les dojos sont à la fois des lieux, des espaces concrets, chargés par des années de pratiques quotidiennes. Des lieux portés par l’énergie et la direction donnée par notre senseï Régis Soavi depuis plus de quarante ans. Et en même temps, des lieux qui sont construits par la volonté propre des membres, par eux-mêmes et pour eux-mêmes.

Commençons par voir à quoi ressemble actuellement le local à Pescara, et si cela peut sembler décourageant, en regardant plus bas à quoi ressemblaient les dojos avant les travaux des membres, vous verrez que tout va bien !

 

Pour accompagner ce regard en arrière sur les dojos ayant déjà traversé l’étape de la création voici quelque réflexions extraites de mon livre « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda »

Extraits du chapitre 8 Créer des situations : « Itsuo Tsuda va lui aussi, a l’instar de Tchouang-tseu, du mamá kogui et des situationnistes créer des “situations’’ qui permettent et favorisent la découverte de la philosophie du Non-Faire. Il n’est pas vraiment sûr qu’il l’ait pensé en ces termes, mais son attachement à certaines choses – montrant l’importance qu’il accordait, le pouvoir qu’il donnait à ces possibilités, à ces situations – me paraît intéressant à noter, c’est pourquoi je vais en relever plusieurs pour les mettre en lumière.[..] »

« Quand il arrive à Paris, Itsuo Tsuda veut très vite créer un dojo. Pour le travail qu’il vient faire en Occident, il a besoin de cet outil, de ce lieu : un dojo, non pas un gymnase ou un club. On pourrait s’arrêter à l’idée qu’Itsuo Tsuda, Japonais de presque soixante ans, est traditionaliste et que dojo est une notion culturelle japonaise – il y a des dojos de kyudo, de kendo, de karaté, etc. – néanmoins, Tsuda ne crée pas des dojos japonais au sens strict du terme. Il insuffle à ces lieux une fonction d’autoémancipation.[…] »

Yuki Ho Toulouse, depuis 1983

 

« Le dojo n’est pas un lieu de consommation, ni même uniquement de pratique personnelle. Au Japon, il est indissociable de la notion d’uchideshi, élèves internes. Ces élèves qui vivent sur place et s’occupent de tout, passent le balai, préparent le bain du maître, font la cuisine, le jardinage, etc. Cet enseignement par imprégnation, par le partage d’une vie collective avec la famille du maître mais aussi avec les autres uchideshi est un élément fort de la culture japonaise. Le principe de base est que c’est l’élève qui veut apprendre et non l’enseignant qui cherche à transmettre. On parle au Japon de “voler l’enseignement’’ : tout le positionnement est donc inversé. »

Tenshin Paris, depuis 1985

 

« De cette culture, Itsuo Tsuda va garder le côté “enseignement total’’ de l’expérience vécue et du travail en commun. Bien sûr, il n’y aura pas d’uchideshi, Tsuda ne souhaite jamais singer les traditions, faire du japonisme. Au contraire, il extrait l’essentiel de ces traditions et, bien que dépouillées de leurs couleurs locales, il cherche comment les réutiliser dans le monde contemporain. Le dojo est ouvert tous les jours, une séance a lieu à 6h30 le matin et deux soirs par semaine. Toute l’année, sans aucune interruption, les séances sont assurées par Tsuda et par les membres eux-mêmes. »

Scuola della respirazione Milano, depuis 1983

 

« Car le dojo est un lieu d’expérimentation individuelle et collective, de pratique de l’autonomie, ou, a l’instar des uchideshi, chacun prend en charge les différents aspects de la vie quotidienne du dojo – discuter, décider, bricoler, jardiner, réparer, conduire les séances. Il s’agit de sortir de la logique d’assistanat et de la “facilité’’ de s’en remettre a des experts. Comme le pointe le philosophe Ivan Illich, les individus ont désappris à reconnaître leurs propres besoins et, «intoxiqués par la croyance en une meilleure prise des décisions, ils ont du mal à décider tout seul et bientôt perdent confiance dans leur propre pouvoir de le faire.» (Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973, p. 126.) »

Bodaï Roma, depuis 2004

 

« Le dojo n’accueille pas de client. Tsuda refusant toute prise en charge des personnes, chaque démarche doit être un acte individuel de prise en charge de soi-même. […]
Ainsi, chacun est chez soi au dojo, et chez les autres en même temps. C’est le lieu de l’individu et du collectif. »[…]

Akitsu Blois, depuis 2007
Extrait du chapitre Cultiver sa sensibilité et son attention « Pour se passer de règle, de loi et de chef il faut une grande attention tournée autant vers soi que vers le collectif. Comme le résument parfaitement bien les insurgés du Comité Invisible : « Soudain, la vie cesse d’être découpée en tronçons connectés. Dormir, se battre, manger, se soigner, faire la fête, conspirer, débattre, relèvent d’un seul mouvement vital. Tout n’est pas organisé, tout s’organise. La différence est notable. L’un appelle la gestion, l’autre l’attention. » Cet état de déconcentration et d’insensibilité qui amène au manque d’attention est, bien souvent, ce qui fait échouer nombre d’expériences communautaires. Nous sommes tellement habitués à suivre des ordres, des règles et à être assistés dans tous les aspects de notre vie qu’on ne réalise même pas le degré de sensibilité et d’attention nécessaire pour vivre “l’ordre moins le pouvoir’’ comme le propose l’anarchisme. » (extrait de « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda« )

Dojo, pensé ainsi, est un excellent outil pour redécouvrir nos capacités d’attention, de sensibilité et d’organisation.

Ryokan Ancona, depuis 2005
Notre école contient encore deux dojos qui ont demandé moins de travaux mais qui méritent d’être présent dans cet article
Zensei, Torino depuis 2013
Katsugen kaï, Amsterdam depuis 2005

 

Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda

Nous sommes très heureux de vous annoncer la publication du livre « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda » de Manon Soavi aux éditions L’originel-Charles Antoni.

Des retards d’acheminement affectent la distribution néanmoins il est d’ores et déjà possible de le commander chez votre libraire (méthode que nous recommandons) ou sur le web, chez l’éditeur (19€ plus 2,50€ de frais de port pour la France) ou sur la Fnac ou Amazon.

Dans cet essai Manon Soavi propose d’explorer la philosophie d’Itsuo Tsuda et ses points de convergence avec les idéaux libertaires. En effet, la philosophie d’Itsuo Tsuda puise principalement dans deux cultures rarement mises sur le même plan, celle du Tao et celle de l’anarchisme. L’anarchisme, comme le Tao, étant des chemins de liberté, mais pour faire émerger d’autres modes d’existence et de relation comme le propose l’anarchisme,  l’humain doit se retrouver, retrouver son unité d’être et sa force d’action avant toute chose.

En parallèle et à partir de la trajectoire philosophique et historique d’Itsuo Tsuda, Manon Soavi fait dialoguer les idées de ce dernier avec celles d’autres penseurs, philosophes, chercheurs, savants, tels que Miguel Benasayag, Jean François Billeter, Mona Chollet, Guy Debord, Ivan Illich, Emma Goldman… Elle aborde ainsi des sujets relatifs à la capacité à s’auto-déterminer, la recherche d’autonomie, le renversement de perspectives et le changement de paradigmes relationnels.

Cliquez sur l’image pour agrandir le sommaire : Le maître anarchiste

Plusieurs événements sont programmés pour présenter le livre et rencontrer Manon Soavi, notamment le 8 novembre au dojo Tenshin à Paris et le 19 novembre au dojo Yuki Ho à Toulouse. Pour consulter la liste complète des rencontres en librairie rendez-vous sur cette page : http://soavimanon.rifleu.fr/calendrier-des-rencontres-livre/

 

Vidéo de présentation

L’art de l’insatisfaction

Par Manon Soavi

La maître d’Ikebana Ando Keiko Mei raconte comment, quand elle était encore enfant, elle observait sa grand-mère, pratiquer son art: « Je la vis prendre deux feuilles de la plante et les poser, devant le tokonoma, sur un drap blanc parfaitement repassé où se trouvait déjà un petit nombre d’autres végétaux. Puis, elle alla chercher dans le placard un bol de couleur foncée et de facture rustique et, s’asseyant à la japonaise sur le sol recouvert de tatamis, elle y plaça un kenzan et versa de l’eau d’un petit arrosoir. Avec un grand calme elle prit ensuite une branche et se mit à l’observer attentivement, ses mains bougeant lentement et amoureusement. Au moment de couper pour ajuster la longueur ou enlever des feuilles, elle n’avait aucune hésitation.
Moi, pour ne pas la déranger, je m’étais assise juste derrière elle et je la regardais manier avec soin ces matériaux si simples et si modestes. A la fin, elle avait créé une fois de plus un Ikebana qui appartenait à l’essence des choses et était plein de charme, et de l’intérieur de moi monta un profond soupir d’admiration.
[…] Un jour je m’exclamai:  »je voudrais être capable de disposer les fleurs aussi bien que toi dans tes compositions! » et elle me répondit avec simplicité:  »moi aussi je voudrais réussir à faire mes Ikebana un peu mieux! ».
Cette affirmation me frappa car, jusqu’à ce moment-là, j’avais pensé que ma grand-mère, arrivée au point culminant de la Voie, se sentait toujours satisfaite de ses compositions.
Je compris, cependant, que cette réponse n’était pas née d’un sentiment de fausse modestie et ne contenait pas de jugement sur ses propres capacités. C’était l’expression sincère de la sensation de quelque chose d’inachevé qu’elle seule, dans son cœur, pouvait connaître […]
Par ces paroles simples ma grand-mère, sans le vouloir, m’avait déjà dévoilé toute la profondeur et la beauté [de la Voie] » (K.A.Mei, Ikebana, Art zen.)


Cette sensation de quelque chose d’inachevée ou d’une insatisfaction, qui est comme un aiguillon, est très typique des maîtres japonais dans leurs arts. Mais je pense que cette sensation est très loin de la frustration et de l’insatisfaction profonde que connaissent beaucoup de personnes à notre époque. Dans nos dojos, dans nos pratiques, nous sommes confrontés parfois à la difficulté de mettre en perspective des Voies qui demandent persévérance et continuité alors qu’on cherche de plus en plus à obtenir rapidement satisfaction. La notion même d’effort n’est plus très à la mode, ou si il y a effort il faut qu’il y ait résultat, rentabilité de cet effort. Le problème c’est que la recherche d’un résultat, d’une finalité à priori, conditionne l’action et donc ce résultat.
J’observe deux tendances qui semblent assez répandues : l’une où l’on voit tout en noir, sans futur, sans espoir, c’est un état dépressif. L’autre où l’on essaye de se concentrer sur ce qui nous procure de la satisfaction et du plaisir. Il est assez évident que des états dépressifs ou des pensées suicidaires ne sont pas des états très vivables pour l’humain, mais je souhaite interroger ici l’autre posture: la recherche de l’état de satisfaction. Et évidement interroger la position du budo et ce qu’elle peut nous amener à comprendre. Je ne cherche pas à opposer deux positions mais à creuser un questionnement. Est-on plus épanoui parce que satisfait? Ou plutôt, de quel type de satisfaction parlons-nous?
La recherche de la satisfaction a pris de l’ampleur ces dernières années; certains tiennent des cahiers de gratitude où ils notent ce qu’il c’est passé de positif dans leurs journées. D’autres changent de métier ou de ville pour être dans un contexte plus en accord avec leurs visions, leurs valeurs. Enfin le bien-être et l’épanouissement sont des préoccupations constantes pour beaucoup de personnes. Certains pointent le paradoxe d’une humanité qui n’a jamais connu un tel niveau de bien être matériel et qui continue à se sentir mal dans sa peau. Nous baignions dans le confort matériel et pourtant nous voilà encore insatisfaits. Tels des enfants gâtés?
De plus nous savons que la satisfaction de tous nos désirs ne nous donnerait même pas la satisfaction réelle, profonde. Finalement nous sommes un peu comme le chantait Johnny Hallyday dans la chanson l’envie « On m’a trop donné, bien avant l’envie. J’ai oublié les rêves et les merci. Toutes ces choses qui avaient un prix. Qui font l’envie de vivre et le désir ».
Bien avant, les contes anciens nous mettaient en garde contre l’oubli, contre la dissolution du Soi que procure la réalisation de tous les désirs. Comme ces contes ou l’on entre dans une auberge pour n’en plus ressortir, happé par une vie de plaisir et de satisfaction immédiate qui nous conduit même parfois à la mort. Cela veut il dire que nous devons suivre une morale austère ou une vie de labeur? Ceux qui ont moins que nous n’aspirent-ils pas à ce confort? Faut-il rester dans un boulot qui ne nous convient pas, nous ennuie ? Ou près de personnes toxiques? A priori non, bien sûr ; alors devons nous suivre nos rêves?

L’insatisfaction, un moteur puissant

Nos actes ont des motivations inconscientes que nous justifions après coup, mais ce qui déclenche chez nous l’action est indéfinissable. Nous aimons faire du piano, de l’arrangement floral, de la cuisine ou des arts martiaux mais pourquoi, l’un dans l’autre nous ne le savons pas. La pratique de ces arts nous procure en même temps une satisfaction profonde et en même temps une insatisfaction. C’est pourquoi nous nous remettons à l’ouvrage encore et encore.
Dans la culture japonaise il y a une notion intéressante, qui cultive comme moteur cette légère insatisfaction. Par exemple dans le Seitai on conseille aux parents de ne pas nourrir leurs bébés à 100%. Tsuda Itsuo parle de « la cuillère en moins ». Si les parents sont bien attentifs et concentrés ils peuvent arrêter de donner la cuillère au bébé juste avant le « trop plein ». Juste une petite cuillère avant. Bien sûr si le bébé réclame c’est qu’il a encore faim et il faut le nourrir, mais quand le rythme des bouchées diminue, si on est très attentif, on perçoit le moment juste où une cuillère en moins ne manque même pas. Cette très légère insatisfaction stimule l’appétit du bébé au lieu de le « remplir à ras le-bord », au lieu d’arriver à la satiété totale, béate. Elle garde aussi vivace la sensibilité du bébé qui sait, à la bouchée près, ce dont il a besoin ou pas, sans que ce soit brouillé par d’autres messages tel que les sentiments, les convenances, finir l’assiette, faire plaisir à maman, etc. Il en est de même dans le Bain chaud Seitai (voir Yashima #13 octobre 2021.) où l’on sort du bain quelques secondes avant la détente complète, juste avant d’être comme un légume bouilli, ainsi le corps a profité de la détente et cette sortie lui donne « un coup de fouet », un regain d’énergie.
Le maître de karaté Shimabukuro Yukinobu fait allusion à hara hachibu, un principe des îles d’Okinawa, qui consiste à s’arrêter de manger quand on a atteint 80% de satiété. (Yashima #11 mars 2021) Je pense qu’il s’agit un peu de la même idée.
D’ailleurs, on remarquera que c’est l’insatisfaction qui pousse un enfant à marcher, à parler, à sauter, à courir etc. Si il cherchait seulement la sensation de béatitude il resterait au même stade: dorloté par ses parents! Bien entendu il ne s’agit aucunement de justifier la maltraitance, mais plutôt de faire remarquer que, ici aussi, le mieux est parfois l’ennemi du bien. Ce n’est pas en surajoutant qu’on nourrit mieux. Tout dépend de l’optique que nous avons, Tsuda Itsuo remarquait « J’ai eu la chance de connaître quelques aspects de la tradition japonaise. Mon expérience peut être encore superficielle mais le contraste qu’elle offre vis-à-vis de la pensée moderne est frappant. Il ne s’agit pas là de la satisfaction matérielle, mais de l’approfondissement de la sensibilité. » (I.Tsuda, Le Non-Faire.)

L’insatisfaction nous pousse à nous perfectionner

Bien utilisé, l’aiguillon de l’insatisfaction nous pousse à la continuité et à la persévérance. Parlant de sa pratique de l’aïkido Tsuda senseï écrivait « Pour moi, apprendre à m’asseoir et à me lever, c’est déjà énorme. Je ne cesse d’en découvrir de nouveaux aspects. Je suis bien loin d’être satisfait de ce que je fais. Cette insatisfaction me propulse toujours en avant, vers la satisfaction complète.
Par contre, je connais un milliardaire malgré lui, malheureux comme pas un. Il est jeune, beau, intelligent. Rien ne lui manque. Il peut tout avoir du jour au lendemain. Mais cette facilité même l’exaspère. Il ne sait pas comment trouver une vraie satisfaction.
Le spontané, c’est quelque chose qu’on sent. C’est le ki. C’est l’invisible, l’impondérable qui cherche à prendre une forme tangible. Si la forme est satisfaisante, le spontané s’éteint.
Le ki meurt à la forme, voilà le point commun que j’ai trouvé chez Maîtres Ueshiba et Noguchi. Entendez ici: ki par impulsion.
On a faim. On mange. On est rassasié. On ne veut plus entendre parler de nourriture.
Mais la valeur de l’homme est dans la possibilité de trouver le ki qui n’est jamais satisfait. Me Ueshiba m’a parlé de ce que serait son aïkido quand il aurait cent cinquante ans. Il est mort à mi-chemin. […] » (I.Tsuda, La Voie du dépouillement.)

 Itsuo Tsuda respiration
Itsuo Tsuda « Je vis, je vais, je fais »

Rêves ou illusions

Le problème de l’insatisfaction arrive quand elle nous écrase. Travail, famille, ennui, métro, voiture, ras-le-bol, c’est quand le monde se rétrécit autour de nous, qu’on cherche l’évasion. Alors on rêve. Et un autre piège se referme sur nous car l’injonction « vivez vos rêves » n’est que trop devenue un phénomène de compensation. Paradoxalement on invite les personnes à courir après leurs rêves mais cela devient une illusion, un mirage qui les maintient dans la place qu’ils occupent déjà. Comme l’analysait, dès les années cinquante le philosophe H.Lefebvre « L’insatisfaction, l’étouffement, obligent l’individu qui se sent mourir sans avoir vécu à revendiquer follement la  »répétition » de la vie qu’il n’a pas eue. […] Dans leur travail comme dans leur vie privée et leurs loisirs, la plupart restent prisonniers de cadres étroits ou désuets. Même inquiets ou mécontents, même s’ils veulent la rupture de ces cadres sociaux, ils aperçoivent mal les possibilités. » (H.Lefebvre, Critique de la vie quotidienne.) Habitués depuis l’enfance, il est difficile de sortir du rapport de consommation-compensation du loisir, du tourisme, sortir de la compensation pour revenir à un rapport vécu, direct, à une jouissance de l’acte comme le proposaient les Situationnistes, pour lesquels Lefebvre a été une source d’inspiration.
Je pense que la pratique intense, approfondie, d’un art peut nous aider à retrouver le contact avec le réel. Dans le cas de l’Aïkido, cet art nous met en présence de l’acte pleinement vécu, du moment présent. Non pas le réel absurde (déréalisé) de notre quotidien mais le réel de la sensation, du contact avec l’autre, le réel du corps. Quand on pratique Aïkido on n’est plus dans le cadre d’un travail, ni d’un loisir, c’est une pratique qui demande la totalité de l’individu. Il ne s’agit pas seulement de nombre d’heures de pratique. Évidement quand la pratique est quotidienne cela aide mais ce n’est pas forcé. Au bout d’un moment, quelque soit ce qu’on fait dans la vie, l’Aïkido, et aussi dans notre école le katsugen undo, deviennent des axes qui articulent nos existences. Enfin pour paraphraser un auteur parlant de l’acte de se révolter, la pratique dans un dojo est une situation où « à s’y donner entièrement, on y trouve toujours plus que ce qu’on y amène ou que ce qu’on y cherche : on y trouve avec surprise sa propre force, une endurance et une inventivité que l’on ne se connaissait pas, et le bonheur qu’il y a à habiter stratégiquement et quotidiennement une situation d’exception. »(Comité invisible, À nos amis.)
Ainsi, petit à petit, c’est toute notre vie qui « devient » aïkido. Et on se retrouve à « habiter quotidiennement une situation d’exception ».
C’est souvent ce que dégagent les maîtres d’ailleurs, leurs vies sont totales. Leurs vies entières sont une démarche permanente et une quête d’aller au delà de ce qui, encore, les insatisfait.
Itsuo Tsuda ramenait comme toujours chacun à sa propre décision en disant « Ma formule est :  »Je vis, je vais, je fais. » Ce n’est pas pour me conformer à un but moral, social ou politique que je fais quelque chose. Je fais ce que je sens en moi, ce que je peux faire sans regret. Je ne cherche pas l’utopie à l’extérieur. Je cherche la satisfaction intérieure, inconditionnelle.
C’est dans la respiration calme et profonde que je trouve ma vraie satisfaction. Cela, en dépit des nombreuses contrariétés de la vie moderne. J’ai surmonté et vais surmonter des difficultés, tant que dure ma vie. C’est ainsi que je trouve le plaisir de vivre.
La vie, peinte tout en rose, non merci.
On dira que je suis égoïste, parce que je ne parle que de ce qui se passe en moi. Il est vrai que je ne dis pas comme tant de philanthropes :  »Ne vous inquiétez pas. Je ferai tout pour vous. Je mangerai pour vous, je digérerai pour vous, j’évacuerai pour vous, je respirerai pour vous. »
Je dis froidement :
 »Je ne ferai rien pour vous, tant que vous n’êtes pas décidés à faire par vous-mêmes. » » (I.Tsuda, La Voie des dieux.)

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« L’art de l’insatisfaction » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°9 en avril 2022.

Crédits photos : Bruno Vienne, Bas van Buuren.

Entre soumission et rage : la peur

Par Manon Soavi

Tout le monde connaît la peur à différentes échelles, mais nous ne connaissons pas tous les mêmes peurs et quand on parle d’un sujet de façon générale, on en parle au masculin. Si avoir peur n’est évidemment pas l’apanage des femmes, il y a des spécificités à la peur au féminin dans notre monde et c’est l’angle de réflexion que j’ai choisi d’aborder ici. La situation des femmes est toujours une double ou triple peine. Si vous êtes un homme pauvre ce sera difficile, mais si vous êtes une femme pauvre, ce sera pire. Si vous êtes immigré, ce sera difficile, mais femme immigrée ce sera pire et ainsi de suite. Il y a toujours cumul, car être femme est déjà perçu comme un « handicap ». Le sujet de la peur et son rapport avec les arts martiaux n’est déjà en soi pas un sujet facile, au masculin. Mais au féminin c’est autre chose. Au féminin, la peur est bien souvent une compagne quotidienne, aux multiples visages. Il y a une véritable éducation à la peur dans l’éducation des filles. Alors si ce n’est peut-être pas pire que pour les hommes, je crois qu’il est tout à fait nécessaire d’entendre aussi ce point de vue, car comme le dit Howard Zinn « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs… ». Les femmes doivent raconter elles-mêmes leur propre vécu. Raconter ce que la peur induit comme rapport au monde et ce qu’elle fait au corps. Pour commencer il nous faut regarder, comme le propose la philosophe Elsa Dorlin :

« Ce que ça fait d’être une femme »

Les femmes sont particulièrement familières de la peur car elles grandissent dans un monde qui leur est plutôt hostile. Le degré d’hostilité dépendant de la région du globe où vous naissez. Bien entendu pour chaque femme cela dépendra de son éducation et de son vécu. Néanmoins on peut dégager des grandes lignes, des tendances de sociétés.
Comme on le sait, c’est dès l’enfance que les garçons pourront se déployer et expérimenter leur agilité, leur force, leur corps, leur pouvoir… Au contraire l’espace des filles est très souvent réduit à des jeux statiques et à de petits jouets mignons. Leurs esprits sont accaparés par cette préoccupation sur l’apparence, qui détourne et consomme leur énergie. Leurs corps ne se déploient pas et elles ne connaîtront pas leurs puissances, ou rarement. Là-dessus va se greffer tout un mythe de la surpuissance masculine qui alimente une culture de la soumission et une norme, celle d’une « féminité sans défense ». La philosophe Elsa Dorlin, qui étudie comment les dominants « désarment » à tous les niveaux les populations dominées, explique la politique qui consiste à rendre impossible, impensable la possibilité de se défendre. Elle nomme ce phénomène « la fabrique des corps désarmés. » Ou comment « il s’agit de conduire certains sujets à s’anéantir comme sujets […] Produire des êtres qui, plus ils se défendent, plus ils s’abîment. » (Elsa Dorlin Se défendre, 2019) C’est ainsi que la peur est transmise de façon séculaire. Être femme c’est, tellement souvent, avoir peur. Une peur qui se déconnecte des situations réelles, qui devient un background, comme une proie qui s’ignore. Bien sûr c’est tellement insupportable que beaucoup de femmes luttent contre cette peur. Certaines réussissent plus ou moins à s’en extraire. Néanmoins, bien que ce ne soit pas très agréable à regarder, ni à reconnaître, je crois qu’il faut se pencher un peu plus en avant sur cette position de proie.

Elsa Dorlin décortique ce positionnement culturel de proie qui s’attache aux femmes depuis trop longtemps. À travers l’analyse d’un roman(1) elle en fait une démonstration flagrante dont je ne peux que citer de longs passages pour en faire comprendre le sens. Le personnage du roman s’appelle Bella. « Comme des millions d’autres, Bella est une jeune femme sans histoires, dont nul n’était censé se souvenir. Dans la vie, elle n’a ni ambition ni prétentions, pas même au bonheur le plus simple, le plus stéréotypé. […] Bella est une anti-héroïne, un personnage anonyme, une femme qui passe et presse le pas, une ombre dans une foule. Et, Bella est à ce point commune qu’elle peut précisément figurer toutes les femmes. […] Qui n’a pas une fois ressenti la médiocrité existentielle de Bella, son propre anonymat, la peur si familière qui l’accompagne, ses espoirs avortés, son épuisement revendicatif, sa claustrophobie à vivre dans son espace étriqué, à survivre dans son corps, son genre, son humilité à supporter sa galère sociale, sa seule exigence de vivre tranquille ? Parce que nous faisons à peu près quotidiennement, de façon répétitive, diverse, l’expérience de toute cette myriade de violences insignifiantes qui nous pourrissent la vie, qui met en permanence à l’épreuve notre consentement. […]
Les premières pages qui décrivent la vie de Bella dessinent en creux ce qui pourrait être qualifié de phénoménologie de la proie. Une expérience vécue que nous tentons par tous les moyens de supporter, de normaliser par une herméneutique du déni, en tentant de donner sens à cette expérience en la vidant de son caractère invivable, insupportable. […] Elle tente de vivre comme à son habitude, de se rassurer en faisant semblant que tout va bien, de se protéger en faisant comme si rien ne s’était passé, en déréalisant sa propre appréhension de la réalité – en face dans la rue, un homme la regarde jour et nuit depuis sa fenêtre, mais peut-être est-ce elle qui pense qu’un homme la regarde. Bella vit dans cet effort constant qui consiste à n’accorder que peu d’importance à soi : à ses ressentis, à ses émotions, à son malaise, à sa peur, à son angoisse, à sa terreur. Ce scepticisme existentiel de la victime relève d’une perte de confiance généralisée qui touche tout ce qui est vécu, perçu, au je. Puis, quand le déni devient impossible, Bella  »prend sur elle » : en se recroquevillant dans son corps, en restant tapie dans son appartement, en rétrécissant son espace vital qui, malgré tous ses efforts, est violé. Elle vit dans la banalité d’un quotidien d’une proie qui veut s’ignorer, en aménageant sa vie pour en sauver le sens […] »(ibid)
Elsa Dorlin démontre dans ce passage cette fabrique en action sur les femmes. Bien sûr il s’agit d’un roman mais parfois c’est à travers la fiction que s’exprime le mieux une réalité : cette peur paralysante, plus ou moins permanente qu’on essaye de nier pour continuer à vivre. Une peur inculquée, culturelle, qui empêche d’agir et qui fait des femmes, encore et toujours, des corps de victimes. Nous l’avons toutes plus ou moins fortement ressenti. Nous avons toutes lutté contre cette peur pour vivre quand même. Pour rentrer tard, pour partir seule en voyage, pour accepter une invitation, pour travailler. Nous sommes obligées de passer au-dessus de cette peur sinon nous ne faisons rien.
Malheureusement et paradoxalement cette peur inculquée et nos efforts pour passer par-dessus court-circuitent l’instinct, dont la crainte nécessaire, celle qui nous permet de sentir le danger et d’y réagir, d’une façon ou d’une autre.

Phénoménologie de la proie

La vraie proie, l’animal chassé par un prédateur extérieur à son espèce, a une grande attention à elle-même et accorde une immense confiance à tous les signaux de peur instinctive. En refusant de s’accorder cette attention à elles, les femmes se mettent encore plus en danger. Suivant toujours l’analyse du roman Dorlin poursuit « L’histoire de Bella, c’est aussi l’histoire d’un voisin, un homme lambda, habitant l’immeuble en face, qui a décidé un jour de la violenter. Pourquoi ? Parce que Bella paraît si pathétique, si fragile, déjà si  »victime ». Et, si nous sommes toutes un peu Bella, c’est aussi parce que, comme Bella, nous avons d’abord commencé à ne plus sortir à certaines heures, dans certaines rues, à sourire quand un inconnu nous interpellait, à baisser les yeux, à ne pas répondre, à presser le pas quand nous rentrions chez nous ; nous avons veillé à fermer à clef nos portes, à tirer nos rideaux, à ne plus bouger, à ne plus répondre au téléphone. Et, comme Bella, nous avons dépensé beaucoup d’énergie à croire que notre perception de cette situation n’était pas digne de faire sens, qu’elle n’avait pas de valeur, de réalité : à dissimuler nos intuitions et émotions, à simuler que rien de révoltant ne se passait ou, au contraire, que ce n’était peut-être pas acceptable d’être épiée, harcelée ou menacée, mais que c’est nous qui étions de mauvaise humeur, qui devenions intolérantes, paranoïaques, ou alors qu’on avait la poisse, que ce genre de  »trucs », ça n’arrivait qu’à nous. Précisément, l’expérience de Bella est une somme de bribes d’expériences communément partagées mais aussi la description minutieuse de toutes ces tactiques prosaïques, de tout ce travail phénoménal (perceptif, affectif, cognitif, gnoséologique, herméneutique), que nous effectuons chaque jour pour vivre  »normalement », qui relève du déni, du scepticisme, et rend indigne tout ce qui relève de soi. »(ibid)

Ce manque d’attention à soi, à son ressenti, commence dans l’enfance, c’est là que s’opère la distorsion de la perception. Combien de petites filles entendront « Il te bouscule/il te tape parce qu’il t’aime bien. C’est un garçon, c’est normal. » Explicite ou implicite on apprend aux petites filles à ne pas s’écouter. Ce qui amène chez les femmes adultes cette situation paradoxale, se sentir proie, avoir peur, mais en devant nier sans cesse les signaux. Car le prédateur, l’ennemi n’est pas d’une autre espèce ! Un lapin n’aura jamais le moindre doute sur les intentions d’un renard. Mais pour nous qui sommes de la même famille, il est à la fois un potentiel ennemi mais il peut être plutôt un ami, un amant, un mari, un père, un patron, un collègue… Comment garder le discernement ? Ces injonctions paradoxales empoisonnent durablement la vie de la plupart des femmes. Alors nous luttons contre la peur avec l’énergie du désespoir. Nous essayons tant bien que mal de nous affirmer dans ce monde. Et un jour ça craque, alors la rage remplace la soumission. Parfois elle nous permet de réagir mais souvent elle détruit tout autour.

Que peut l’Aïkido à cet état des choses ?

Je crois qu’il est possible de cheminer vers un changement de cet état des choses à travers le corps. Car il faut préciser que cette entreprise de domination agit très profondément au niveau des corps, « L’objet de cet art de gouverner est l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux ; il opère sur ce qui l’excite ou l’inhibe, le laisse agir ou le contre, le retient ou le provoque, l’assure ou le rend tremblant, ce qui fait qu’il frappe ou ne frappe pas. »(ibid) Dans l’éducation des filles, comme pour les femmes adultes, la pratique de l’Aïkido sur le long terme ouvre une perspective inédite. Un jour, lors d’une séance d’Aïkido que conduisait mon père, Régis Soavi, enseignant à Paris depuis cinquante ans, celui-ci a dit : « Avant de s’affirmer, il faut se positionner. » Cette phrase m’a frappée comme la définition parfaite de ce que pouvait être l’Aïkido pour les femmes. Plutôt que de tenter de s’affirmer, de revendiquer face à une société qui ne nous écoute pas ou rejette notre perception, apprendre d’abord à se positionner. Se positionner au sens martial du terme, donc une question de Shisei. Finalement ne pas être une proie c’est une position, une posture. Il ne s’agit pas d’être un lapin qui s’arme pour se défendre mais, par sa posture intérieure, de dire « tu es peut être un renard, mais regarde, moi aussi je suis renarde et non pas lapin ». Quand nous sommes positionnés, l’affirmation est là.

Se positionner avant de s’affirmer.

L’Aïkido permet de créer de nouvelles pratiques de soi qui transforment notre réalité et nos rapports.
La première étape est de retrouver, non le neutre illusoire, mais l’indéterminé, la sensation de la vie, avant les séparations. Dans notre école, l’école Itsuo Tsuda, nous commençons par une méditation, puis durant une vingtaine de minutes nous pratiquons des mouvements et des exercices de respiration qui, bien qu’ils puissent s’apparenter à des échauffements, n’en sont pas. On pourrait dire qu’il s’agit d’une communion avec l’espace, avec la vie qui nous entoure. C’est un moment où chacun est en soi et avec les autres dans une respiration commune indéterminée. Ueshiba Osenseï disait « Je me place au commencement de l’univers ». Cette indication, bien qu’elle puisse paraître farfelue, nous donne en fait une perspective bien plus vaste qu’un simple exercice. Oublier qui nous sommes, où nous sommes et simplement respirer. Progressivement la respiration s’approfondit et le calme naît, on commence à retrouver l’individu, avant les catégorisations, les séparations, la culture. C’est un peu comme souffler sur les braises pour ranimer un feu qui s’éteint.

Au fur et à mesure de la pratique seul·e ou à deux, les corps se libèrent, les mouvements se déploient. Une pratique régulière, quotidienne si possible, sur un certain temps, est nécessaire pour remodeler notre rapport au monde, petit à petit. Pour retrouver un corps qui habite son espace, qui occupe la rue, qui instaure une autre façon d’être. Comme je l’ai dit il ne s’agit pas de devenir des sur-femmes, capable de se défendre comme des héroïnes. De rendre coup sur coup. Il s’agit de rééduquer notre corps et notre esprit afin d’avoir un Shisei, un positionnement différent dans nos vies. De justement ne plus se trouver « proie » tout en ignorant les signaux d’alertes.
Le rôle de l’enseignant est de faire Uke autant que possible pour aider les pratiquant.es à sentir toutes les possibilités qui s’offrent à elles, les Atemis, le Ma-aï, le Hyoshi, tout ce qui fera la différence avant d’être complètement bloqué·es. Si la peur nous submerge on va surestimer l’attaquant et, tétanisé·es, la situation va empirer. À force de pratique on arrive à garder une respiration plus calme et, sans se surestimer soi-même, à se positionner. C’est pourquoi l’attaque doit être engagée, représenter un certain danger sans bloquer totalement.

Cela nous permettra aussi de ne plus stagner dans une situation avant d’y réagir, qu’elle soit familiale, au travail, ou ailleurs. Et en même temps ne plus être pollué·es par des peurs inutiles, des angoisses ne correspondant pas aux situations qui nous recroquevillent. Attention, je ne dis pas que les victimes d’agressions auraient dû réagir, nous savons que la sidération est une stratégie de protection de l’être humain et que parfois la meilleure chose à faire est de ne pas se battre pour ne pas mourir. Mon propos ne concerne pas forcément les situations extrêmes, de grande violence, mais plutôt celles banales, soi-disant « peu graves », mais dont nous avons une peur inculquée et qui par accumulation sont dévastatrices.

Ce n’est pas simple de changer, de sortir du dualisme de la soumission ou de la rage. C’est pourquoi c’est par la pratique que le corps se redécouvre capable et que l’esprit s’apaise, se tranquillise. Dans l’histoire que j’ai citée, celle de Bella, le roman ne commence vraiment qu’au moment où Bella va basculer, le moment où enfin, elle considère que finalement ça suffit. Alors elle va saisir un marteau. Elle est étonnée d’avoir finalement la force de le soulever, étonnée qu’il ait toujours été là, à portée de main. Et le jeu de massacre va commencer, au point que ce roman fera scandale en Angleterre par la violence de la deuxième partie.
Il ne s’agit pas pour moi de légitimer la violence de ce roman ; ceci dit, combien de grandes œuvres, du roman historique au western, de Ben Hur au Comte de Monte Cristo ont fait de la vengeance la force d’action pour des hommes… Mais passons. Je crois que nous pouvons avoir cette révélation de notre propre puissance bien avant d’en arriver aux extrêmes de la destruction de soi ou des autres.

Au fur et à mesure d’une pratique de l’Aïkido qui nous réconcilie avec nous-même, on peut retrouver la sensation de puissance. Non une puissance qui écrase les autres, mais la puissance qui vient du hara, du centre de l’humain. C’est une démarche centripète qu’on nomme parfois empowerment quand des personnes s’emparent de manières d’êtres, de pratiques de soi pour détricoter les dominations qui s’exercent sur elles et reprendre le pouvoir sur leur propre vie. Dans les années 60/70, des féministes américaines ont utilisé ce terme pour mettre en avant une libération non dictée de l’extérieur, où l’on dirait encore une fois aux femmes ce qu’elles doivent être, ce qu’est « une femme libre occidentale », mais plutôt une émancipation centripète, s’appuyant sur les moyens dont dispose chacune pour répondre elles-mêmes aux situations problématiques. Dans cette perspective l’Aïkido peut être un processus d’empowerment qui permet de raviver ses propres ressources internes et de minimiser le « brouillage radio » de la peur culturelle. Alors notre Shisei, notre attitude sera comme celle de l’oiseau du proverbe : « L’oiseau ne craint pas que la branche cède, parce que sa confiance n’est pas dans la branche, mais dans ses propres ailes ».

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« Entre soumission et rage : la peur » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :

1) Elsa Dorlin Se défendre, La Découverte, 2019. Analyse du roman d’Helen Zahavi. Dirty Week-end, paru en 1991.

La peur, une origine congénitale acquise ?

Par Régis Soavi

La peur a une double origine, c’est d’abord une réponse primitive, atavique, déjà parfaitement connue, mais elle a aussi une origine congénitale acquise, et est donc par là même une conséquence de la civilisation.
Bien qu’elle puisse être un des éléments de préservation pour la survie, elle est trop souvent devenue un handicap dans nos sociétés industrialisées.

La peur dans le monde d’aujourd’hui a tendance à précéder presque toutes les actions d’un grand nombre de personnes et ne survient pas par hasard, elle se décline – j’ai trouvé trente-deux synonymes de cette émotion – sous forme de crainte, appréhension, inquiétude, angoisse etc., qui se démultiplient en s’entrecroisant. À chaque fois, elle annule l’acte, le geste, la démarche, ou les détourne de l’objectif visé, se présentant comme si, a minima, elle était déjà « la » réponse indispensable à chaque problème qui se pose.

La respiration, son mécanisme

Le blocage de la respiration et les difficultés respiratoires de beaucoup de nos contemporains lors d’une agression ou, et même surtout, de la menace d’un conflit peuvent s’expliquer par un mécanisme involontaire sauvage, c’est à dire primitif, qui s’est rigidifié. Il s’agit moins d’un manque d’entraînement à combattre ou à dépasser sa peur, que d’une habitude qui est née justement de cette peur. On bloque l’air, on le comprime, pour répondre de la manière la plus juste à ce qui risque de se passer. On retient sa respiration, « son souffle » pour être prêt à agir, on emmagasine de l’air par une inspiration rapide car pour agir, pour se défendre, pour fuir, ou même simplement pour crier il faudra expirer. C’est l’expiration qui permet l’action agressive ou défensive et donc c’est l’inspire qui, la précédant, nous rassure car elle nous positionne de manière favorable par rapport aux actes qui semblent devoir inexorablement suivre. Instinctivement on agit de cette façon à chaque fois que l’on pense avoir besoin de se défendre, et cela depuis l’enfance.

En réalité, indépendamment du fait que nous aurions pu en avoir l’intention, nous ne pouvons pas toujours nous défendre, la société ne le permet pas, il y a des règles. Dans de nombreux cas nous sommes contraints de rester avec une angoisse, un trac, le souffle court sans pouvoir nous libérer. Il suffit pour cela de se souvenir de nos années d’enfance ou d’adolescence, de nos réactions physiques lors des examens ou tout simplement quand un de nos professeurs faisait une interrogation surprise ou nous posait une question sur un sujet que nous n’avions pas assez travaillé ou mis en impasse. Il y a de trop nombreuses personnes pour qui la scolarité a représenté un tragique parcours pendant lequel l’anxiété, même intériorisée, a été un de leurs compagnons les plus fidèles dans l’adversité. Il n’est pas si sûr que, pour paraphraser l’aphorisme de Nietzsche, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Cela dépend beaucoup trop de l’individu, du moment et de la situation, entre autres choses. Les difficultés dans l’enfance ne sont pas toujours à l’origine de facultés de résistance ou de résilience comme certains pourraient le penser, elles peuvent provoquer des faiblesses ou des handicaps et cela provient souvent en grande partie du point de départ, de la naissance, de l’environnement familial, etc. Mais la peur étant devenue une habitude de réaction primaire, un a priori qui se présente en chaque circonstances, la solution retenue par le corps via son système involontaire perturbé reste systématiquement la même. Bloquer la respiration, ce qui était la bonne réponse, devient son contraire. « La solution devient le problème » (1). Le corps n’arrive plus à expirer ni à bouger, ni même à parler, et encore moins à crier. Si quelque chose se débloque quelle qu’en soit la raison, alors l’expiration vient et avec elle l’action se révèle, le besoin trouve une riposte à la situation, la peur passe au second plan et laisse la place à des réactions qui seront parfois même présentées comme du courage ou de l’inconscience, de la lâcheté ou du bon sens en fonction du moment ou de l’idée que l’on s’en fait.

Régis Soavi - La peur - être instinctif
Être instinctif

Une antériorité à la naissance

C’est surtout à partir de la moitié du vingtième siècle qu’est née l’idéologie de la préservation de l’espèce humaine grâce à la protection des manifestations de la vie. Ce concept de la protection engagea la société occidentale dans une course à la médicalisation des corps qui n’avait jamais été envisagée jusque là. Cette prophylaxie qui pouvait se comprendre comme une réponse moderne et salvatrice s’est malheureusement faite en utilisant des mises en garde contre des risques simples que l’on trouvait normaux auparavant, et qui étaient inhérents au fait de vivre. Provoquant ainsi par la peur qu’elles ont engendrée, un effet nocebo d’une ampleur inégalée par le passé.

La prévention pendant la grossesse est devenue au fil des ans une hyper-médicalisation qui s’est banalisée, et qui a privé la femme en tout premier lieu, mais le père aussi, bien que d’une moindre façon et par répercussion, d’un rapport simple au corps, à leur propre corps. La joie du fait de porter un enfant, et la force qui en découle s’est transformée en angoisse de son devenir, et même de son présent in-utero, la vie du futur enfant subissant le traumatisme de la contraction qu’il ressent, et qui est due à l’inquiétude de ses parents. L’inquiétude malheureusement se communique plus qu’on ne le pense. Malgré le désir du contraire, de la sérénité que l’on voudrait apporter au bébé, cette préoccupation se transforme vite en peur, en crainte du mouvement, des changements, et de manière plus générale en appréhension devant l’inconnu. Les conséquences sont facilement prévisibles : des risques de chocs émotionnels et une fragilité face aux difficultés qui peut perdurer dans la vie future de l’enfant. Lors de la naissance, si la tranquillité manque, si elle est remplacée par l’agitation ou par l’anxiété, il se produit une tension et une crispation qui bloquent la respiration du nouveau né qui ne comprend pas ce qui se passe mais en souffre viscéralement sans rien pouvoir faire. En grandissant, et petit à petit, l’absence de réponse à cette incompréhension générera dans un premier temps des pleurs et des cris, puis une certaine forme d’apathie, de renoncement, par abandon de la lutte si aucune solution satisfaisante n’est apportée à cette requête.

Régis Soavi - La peur - Ne pas se laisser submerger
Ne pas se laisser submerger

Taïheki un instrument pour la compréhension

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans Dragon Magazine (n° 23, janvier 2019) en quoi la connaissance des Taïheki peut être un instrument de qualité dans des circonstances particulières pour comprendre les réactions des personnes. La classification des Taïheki mise au point par Noguchi Haruchika senseï (2) s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci. Tsuda Itsuo senseï nous en donne une description sommaire dans cet extrait d’un de ses livres :
« Les 12 types de Taïheki sont les suivants :
1. cérébral actif  5. pulmonaire actif  9. bassin fermé
2. cérébral passif 6. pulmonaire passif  10. bassin ouvert
3. digestif actif  7. urinaire actif    11. hypersensible
4. digestif passif 8. urinaire passif   12. obtus

De 1 à 10, on voit les régions de polarisation qui sont au nombre de cinq :
cerveau, organes digestifs, poumons, organes urinaires, bassin.
11 et 12 sont un peu spéciaux, car ils sont des états plutôt que des régions.
Pour une même région, on a un numéro impair et un numéro pair. Les numéros impairs s’appliquent aux personnes qui agissent par excès d’énergie, dans le domaine de la région respective. Les numéros pairs sont des personnes qui subissent l’influence extérieure par la pénurie d’énergie. » (Tsuda I., Le Non-faire, 1973)

Face au danger lorsque la peur se présente nos réponses seront multiples, mais elles ne le seront pas seulement en fonction de notre entraînement ni de nos capacités, mais aussi, et même surtout, à cause de la circulation du ki dans notre corps, de cette énergie qui peut être coagulée en un point ou un autre, entraînant des stagnations spécifiques et donc des résultats et des réponses différentes.

Groupe vertical

Pour que l’action se déclenche, le ki doit se porter au koshi mais lorsque la coagulation se produit au niveau de la première lombaire, l’énergie monte au cerveau et a de la difficulté à redescendre. C’est pourquoi les personnes de type un, cérébral actif, auront tendance à sublimer leur peur, à l’objectiver, à en faire un objet qu’elles pourront contempler pour l’analyser, et trouver une solution qui satisfait leur intellect, car l’action, surtout immédiate n’est pas leur ambition principale. On comprend souvent mal ce genre de positions qui peuvent sembler stupide. On se demande pourquoi la personne n’a pas réagi dans telles ou telles circonstances, on trouvera peut-être grâce aux Taïheki une réponse aux questions que l’on peut se poser sur le mystère de certains comportements humains.
Les personnes de type deux, cérébral passif, ont tout à fait conscience de ce qui se passe, mais leur corps ne réagit pas comme leur cerveau a pensé, bien que cela n’ait rien d’imprévisible. Elles ne peuvent contrôler leur énergie, qui dans ce cas descend, mais provoque des réactions physiques incontrôlables du genre maux de ventre ou tremblements qui rendent difficile une réponse adéquate.

Régis Soavi - La posture est essentielle
La posture est essentielle

Groupe latéral

Dans ce groupe la coagulation se situe au niveau de la deuxième lombaire et affecte le système digestif. C’est pourquoi le type trois, digestif actif, lui, s’affole tout en cherchant à amadouer sa peur, vite il croque un petit truc, ce qu’il a toujours sous la main en cas de besoin. S’il a un peu plus de temps, il mange quelque chose de plus consistant, un sandwich, une pâtisserie, l’important c’est d’avoir l’estomac plein, c’est grâce à cela que son plexus solaire s’assouplit et que sa peur diminue ou même s’évapore. Il devient alors diplomate et cherche à arranger les choses, s’il n’y arrive pas, alors là, il se met en colère et fonce de manière désordonnée, sans réfléchir aux conséquences.
Le type quatre, digestif passif, reste inerte face à la peur, incapable de réactions. C’est une personne affable, et on aurait presque l’impression qu’il n’est pas concerné. De l’extérieur on voit bien peu de chose de sa nature car il a du mal à exprimer ses sensations ou ses sentiments. Du point de vue de l’action il se présentera comme quelqu’un de prévenant, de courtois, qui cherche à arrondir les angles, à dédramatiser la situation.

Groupe avant-arrière

Le type cinq, pulmonaire actif, a la tendance à pencher en avant ce qui facilite l’action en force, la régulation ou la coagulation, voire le blocage de son énergie qui se situe au niveau de la cinquième lombaire.
Lorsqu’il se trouve devant un danger, et donc face à la peur, il voit cela comme un face-à-face. Il agit souvent de façon extravertie, mais c’est aussi quelqu’un qui raisonne, qui calcule, si la peur qu’il ressent est logique, il l’affrontera de manière méthodique et ne reculera que si son intérêt entre en jeu c’est-à-dire s’il risque d’y perdre des plumes. Il passe à l’acte de sang-froid car il s’est préparé, pour lui, l’entraînement a toujours une raison d’être, hors de tout sentiment.
Le type six, pulmonaire passif, à l’inverse, est introverti, inhibé, il a un sentiment de frustration, mais par contre il s’enflamme vite, surtout au niveau des paroles ; face à la peur il se raidit encore plus que d’habitude mais peut ou exploser comme pendant une crise d’hystérie ou se fermer comme une huître, bouder, et attendre.

Groupe Torsion

Ici la vertèbre concernée est la troisième lombaire, c’est la plus enfoncée vers l’avant par rapport à l’axe de la colonne vertébrale, c’est aussi le pivot à partir duquel le corps bouge du point de vue de la rotation. Sans rotation de celle-ci et sans courbure lombaire il y a peu d’action possible du koshi.
Le type sept, urinaire actif, se tord de manière à protéger ses endroits faibles tant physiques que psychiques, il ne veux rien savoir de la peur, il veut l’ignorer, et ça marche. Il sait qu’il ne peut la combattre au risque qu’elle se renforce et le bloque dans son action, il estime qu’il faut surtout ne pas penser, il faut foncer droit devant, quoi qu’il en coûte. Il est souvent considéré comme un héros ou un inconscient, lui s’en moque, il ne peut simplement pas résister à ce qui le pousse en avant, l’action est sa raison de vivre et son modus operandi.
Le type huit, urinaire passif, a le koshi qui devient dur et sa combativité se crispe à l’intérieur. Il a par contre tendance à fanfaronner et se vexe pour un rien. Il affronte sa peur s’il y a du public, ou s’il est mis en compétition, si son adversaire le défie. Même s’il ne peut pas vaincre, il s’obstine de manière à ne pas perdre, alors que le type sept lui veut absolument triompher. Il exagère les conditions qui l’ont amené à avoir peur et comme il a une voix forte, il peut parfois s’imposer par ses seules vociférations.

Groupe bassin

Dans le cas des personnes de type neuf ou dix, la polarisation se fait dans tout le corps. On pourrait dire qu’il y a une tendance à la tension, à la concentration pour les uns ou inversement à la relaxation, voire au relâchement de façon permanente pour les autres.
Chez le type neuf, bassin fermé, c’est la tension qui est prépondérante. Il n’a pas facilement peur car son intuition lui permet de sentir le danger avant qu’il ne se manifeste. De toute manière, la peur, même si elle est présente à un moment donné, ne l’arrête jamais dans ses démarches. C’est une personne chez qui l’intuition est plus importante que la réflexion. Il est vigoureux mais par contre extrêmement répétitif, il est tenace, et plutôt introverti. Son énergie est intériorisée au niveau du bassin. Il représente un exemple pour qui veut observer la continuité chez l’être humain.
Le type dix, bassin ouvert, est le plus capable de dissiper l’énergie. Face à la peur il trouve plus de force en protégeant les autres que pour sa protection personnelle, on pense qu’il agit par gentillesse, en fait en agissant ainsi il oublie sa peur et ses propres difficultés. En cas de danger, s’il est tout seul, loin de chercher à se battre il pourra chercher à s’enfuir, car ce qui compte c’est de rester en vie et il peut donc facilement être considéré comme un pleutre, alors que si d’autre vies sont en jeu c’est son instinct primitif de survie qui jaillit de façon involontaire « pour assurer le futur de la race humaine ». Il risque de souffrir de l’opinion des autres qui évidemment ne le comprennent pas dans ce genre de cas, et qui à cause de cela réagissent en fonction de la morale ou des idées inculquées sur la bravoure.

Type onze dit « hypersensible »

Il réagit très vite face à la peur car elle lui est coutumière, mais cette réaction n’engendre pas une action, elle se présente plutôt comme ayant un caractère émotif et il a une forte tendance à l’exagérer. Même s’il ne se passe presque rien, il dramatise car il se produit une accélération de son cœur dès que son Kokoro est perturbé, il peut facilement s’évanouir ou déclencher une crise d’asthme. Du fait de sa sensibilité exacerbée, il est le candidat idéal pour toutes sortes de moqueries, même s’il en réchappe, lui, il sait qu’il peut devenir un souffre-douleur et subir un harcèlement auquel il ne saurait comment répondre.

Type douze dit « apathique »

Pour qu’il réagisse face à la peur, il a besoin qu’on lui donne des ordres clairs. Bien qu’il se présente avec un corps robuste et carré, ce n’est qu’une apparence car il ne sait pas comment réagir, il le fait parfois de manière trop forte, ou il laisse tomber. Il a tendance à suivre la masse, à agir si les autres à coté agissent, à faire comme tout le monde ou à attendre en subissant.
Comme la société a tendance à surprotéger les citoyens, leur refusant même le droit de se défendre tout seuls, sauf dans certaines circonstances très encadrées par la loi, il se produit un engourdissement des individus qui est susceptible de favoriser une direction qui façonne des corps de type douze quel que soit le Taïheki d’origine.

Senza incidenti, così va l'uomo dabbene, calligrafia di Itsuo Tsuda
Sans incident, ainsi va l’homme de bien (calligraphie de Tsuda Itsuo)

L’Aïkido, un espoir

La normalisation du terrain ne passe pas par le combat contre la peur. Si ce quelque chose qui continue de vivre en nous, qui aspire à une plus grande liberté, ne se réveille pas, c’est une lutte qui risque de n’être que superficielle. L’enseignement de l’Aïkido vise à rendre les individus indépendants et autonomes et non à former des combattants, cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit de l’apprentissage d’un art martial. On peut parfaitement apprendre la menuiserie ou la musique sans vouloir devenir un professionnel, mais chercher plutôt à être un amateur éclairé, capable de fabriquer une table, ou une armoire, capable d’apprécier une symphonie, comme un quatuor ou un lieder. Si on a une bonne formation, on saura réagir de manière correcte en toutes circonstances, on saura jauger la situation, on sentira quand il faut intervenir et comment, ou s’il faut s’abstenir de toute intervention. La pratique de l’Aïkido transforme les personnes indépendamment de leur passé, de leurs tendances, mais seulement à condition qu’elles acceptent de s’arrêter dans leur course folle à l’acquisition de techniques psychiques ou physiques censées apporter la solution à tous les problèmes, à toutes les peurs. La délivrance si elle est nécessaire, vient même parfois dans l’acte qui consiste à faire « marche arrière toute », pour retrouver l’équilibre et la force que chacun d’entre nous possède et qui n’attend que de surgir, que de se déployer.

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« La peur, une origine congénitale acquise ? » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :
1) Watzlawick Paul, théorie de Palo Alto (cf. titre du 3e chapitre de Changements : paradoxes et psychothérapie, 1975, Seuil (VO 1974, Norton)
2) Noguchi Haruchika, concepteur du Seitaï (1911–1976)

La « Pratique Respiratoire »

Par Régis Soavi

On a pour habitude dans presque tous les dojos de nommer les quelques exercices qui précédent un cours, « préparation »ou « échauffement ». Et s’il ne s’agissait pas de gymnastique, ni d’éducation physique, mais de toute autre chose ! Tsuda senseï écrivait que son maître Ueshiba Morihei, était furieux quand, déjà à l’époque, et bien qu’il ne lui ait jamais donné de nom, ses jeunes élèves appelaient cette partie exercices préparatoires ou échauffement.

Une première partie !

Pour O senseï cette première partie de la séance était indispensable et inséparable de l’ensemble de sa pratique ; c’est pourquoi Tsuda senseï quant à lui, à défaut d’autre chose, lorsqu’il devait en parler à ses élèves ou pour la décrire, lui avait donné le nom de « Pratique Respiratoire ». Il s’explique de son choix du mot  »respiration » – qui pour lui sera un mot clé pour faire passer un message aux Occidentaux – dès le premier chapitre de son premier livre Le Non Faire  : « Par le mot respiration, je ne parle pas d’une simple opération bio-chimique de combinaison oxygène-hémoglobine. La respiration, c’est à la fois vitalité, action, amour, esprit de communion, intuition, prémonition, mouvement. L’Orient conserve encore ces aspects sous le nom de prâna ou celui de ki. L’Occident semble également les avoir connus : témoins, le mot psyché, âme-souffle, ou anima dont dérivent des mots comme âme, animer, animal, animosité, ou spiro, dont nous avons tiré des mots comme esprit, inspiration, aspiration, respiration. »(I.Tsuda, Le Non Faire, 1973) Ces exercices de respiration, de circulation de notre « énergie vitale », de notre ki revêtent pour moi encore aujourd’hui une importance primordiale.

Norito - la pratique respiratoire
Norito

La répétition

Je ne peux pas vraiment décrire ce qui est différent dans notre École par rapport à ce qui se fait dans d’autres lieux, ni en faire l’apologie, car il appartient à chacun de se faire sa propre idée sur ce qu’il reçoit, sur ce qu’il ressent. Chaque professeur de chaque École ou groupe, du fait de l’enseignement qu’il a reçu, de son parcours, de ses études, aura sa propre méthode, sa propre pédagogie, qui s’accorde autant à lui qu’à ses élèves. Certains usent de techniques nouvelles, puisent dans d’autres cultures, cherchent d’autres méthodes d’éducation, utilisent une psychologie de l’apprentissage plus moderne. Rien n’est à dénigrer, tout est possible et tout se justifie a priori pour permettre de faire vivre au mieux notre pratique, de faire passer l’essentiel : « l’universalité du message de paix de O senseï ». Un des reproches que l’on peut faire, à « l’École Itsuo Tsuda » est qu’elle est plutôt répétitive, et conservatrice. En effet, cette première partie que nous faisons chaque matin, n’a pas changé depuis que mon maître a commencé à l’enseigner au tout début des années soixante dix. Quant à moi, ne m’en étant jamais lassé, je n’ai jamais, en plus de cinquante ans de pratique journalière, ressenti le besoin d’y changer quoi que ce soit, ni pour moi-même, ni pour mes élèves. C’est même cette répétition qui permet un approfondissement de notre respiration et par contrecoup une découverte des principes qui régissent tous les mouvements de notre pratique.

Funakogi undo - la pratique respiratoire
Funakogi undo

Les fondements de ce travail

Cette première partie suit un ordre logique qui lui est propre, et il me semble inutile d’en détailler tous les mouvements. Cependant quelques points doivent être précisés et notamment ce qui en fait quelque chose de différent de ce que connaissent généralement la plupart des Aïkidokas. Après le salut vers le Kamiza, il y a une méditation en seiza de quelques minutes, et la récitation du Norito « Misogi no harae » par celui qui conduit la séance. Puis on commence par un exercice visant à libérer la région du plexus solaire de toutes les tensions accumulées. Ce mouvement est issu du Katsugen undo, il fut introduit par Tsuda senseï et provient de l’enseignement de son maître de Seitaï Noguchi Haruchika senseï. Pour le reste, tous les exercices qui suivent ont été enseignés pendant des années par O senseï. Je ne revendique pas un retour aux origines, une authenticité unique et cachée jusqu’à ce jour, face à des déformations qu’auraient provoquées de mauvais enseignements, car il est notoire que O senseï variait les exercices de cette première partie. Pourtant, d’après ce que l’on sait, il y en avait quelques-uns qui ne variaient jamais. Le Salut aux huit directions, ou Funakogi undo(1) et Tama-no-hireburi(2) font partie de ceux-ci. Ces deux derniers ont des rythmes spécifiques, une respiration précise et un protocole particulier quant à la direction vers laquelle se tourner ou le nombre de fois que l’on doit les exécuter. Il serait fastidieux et même peut-être hasardeux de les décrire dans un article, car ils doivent être enseignés directement de maître à élève sur les tatamis. Pour ce qui est des autres exercices, ce qui compte le plus dans tous ces gestes, ce n’est pas le nombre de fois qu’on les exécute, ni la vitesse, ni la force mais plutôt l’intensité de la vibration ressentie par tout le corps pendant ce moment-là. Il en va de même avec le Kiai que pousse celui qui conduit la séance à la fin de la Première partie. Là non plus, ce n’est ni la puissance du cri, du son, ni son intensité, mais la nature de l’acte, la profondeur de la respiration, l’exactitude du moment et la concentration qui est exigée, liées à la justesse de son exécution, qui transcendent l’action pour en faire une réponse adéquate, un processus de normalisation du corps. Chaque exercice pendant cette partie doit être exécuté dans un état de conscience précis. On doit les enchaîner avec autant de concentration que si notre vie, et en tout cas notre santé en dépendaient, et en même temps la relaxation est indispensable à leur bon déroulement. La meilleure attitude possible consiste à être à la fois recueilli et sans pensée, ce qui demande quelques années d’apprentissage, mais surtout de la persévérance.

La nécessité d’un contexte adéquat

Je ne saurais trop insister sur l’importance de l’ambiance lorsque l’on envisage de faire la Pratique respiratoire dans un style proche de ce que nous faisons dans notre École. L’atmosphère qui règne dans un dojo dédié est d’une toute autre nature si on la compare à celle que l’on trouve dans un club ou un gymnase. Si en plus, dans ce lieu consacré on a pu créer un Tokonoma(3) dans lequel sont placés un Kakegiku(4) et un Ikebana(5), la qualité de la concentration, le respect du silence, y seront plus faciles. Il sera ainsi plus aisé de s’imprégner, de s’immerger dans un milieu qui favorise cette recherche. On pourra trouver grâce à cet environnement la manière d’exécuter les gestes, les enchaînements, qui, un peu comme une chorégraphie n’ayant jamais rien de superficiel, font bouger le corps de façon à le rendre plus perméable à la perception des flux intérieurs, le rendant plus souple, ainsi que plus réactif. Il s’agit simplement de retrouver le chemin parcouru par les anciens senseï, de comprendre pourquoi ceux qui nous guidaient, tous ceux que j’ai connus ou parfois simplement croisés lors de stages, ou de rencontres, suivaient bon nombre de ces « rites » sans avoir posé de questions dans leur jeunesse mais en ayant alors cherché les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes.

La découverte du Yin et du Yang

C’est dans La voie des dieux que Tsuda senseï rapporte cette mise en garde de Madame Nakanishi(6), grand maître dans l’art du Kotodama(7) :
« « Après la disparition de l’initiateur, les kata, les formes commencent à se décomposer parce que les continuateurs ne sont pas en mesure de comprendre ce qui a motivé l’initiateur en profondeur. On hérite les formes, on les simplifie, les formes dégénèrent », dit Mme Nakanishi. L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés. »(Tsuda Itsuo, La voie des dieux, 1982).
Ces commentaires de deux très grands maîtres, Nakanishi senseï et Tsuda senseï, auraient tout à fait pu me décourager, c’est pourtant très typiquement ce genre de phrases qui m’a stimulé et poussé vers l’avant. La découverte du Yin et du Yang, c’est précisément dans cette première partie que l’on peut la faire car c’est une pratique « solitaire ». Rien ne peut nous perturber pourvu que l’on reste concentré sur la perception de ce que l’on ressent, c’est comme un courant intérieur qui petit à petit se traduit en terme de Yin et Yang. C’est une approche empirique fondamentalement non mentale et le corps tout entier en perçoit les effets immédiatement. Alors notre Aïkido se transforme, on passe dans une autre dimension, avec une perspective psychophysique de plus grande ampleur. Le fait de sentir concrètement dans ses propres membres, dans toute sa posture, la circulation du Ki comme différents flux qui ont une nature précise, positive ou négative, Yin ou Yang. Des courants qui se transforment et s’alternent passant parfois de Yin à Yang, circulent d’un coté à l’autre, tournent ou s’arrêtent de façon impromptue et au final nous guident dans tous nos mouvements alors que nous en avons à peine conscience. Cela n’arrive pas en un jour mais cela a donné un sens à ma pratique de l’Aïkido, cela m’a permis de persévérer, et de dépasser les moments de découragement, les passages difficiles, ceux où l’on se sent bloqué, sans ressort. C’est aussi grâce à ces répétitions journalières, à tous ces gestes, que notre corps se régénère et perçoit les autres non plus seulement par le biais de leur aspect physique ou social, mais bien plutôt à travers ce qu’ils dégagent en profondeur, qui n’est pas seulement psychologique mais d’un tout autre ordre, d’une autre nature.

De la pratique solitaire à l’osmose

Il s’agit là d’une métamorphose qualitative importante qui n’est pas faite pour faire rêver, car elle sort de l’ordinaire, et parce que cette transformation ouvre des possibilités pour appréhender notre univers, notre humanité dans toute sa complexité. À l’opposé des mondes virtuels qui nous sont proposés via la technologie et les rapports sociétaux dans notre quotidien, on commence à percevoir l’univers du réel, sa nature profonde. À la fois pas si différent de notre vie de tous les jours et pourtant d’un tout autre genre. Chaque exercice de cette première partie est lié à notre souffle, chaque mouvement se trouve en relation avec l’inspire ou l’expire. Tsuda senseï prononçait à haute voix Ka lors de l’inspiration et Mi lors de l’expiration, il nous expliquait que lorsqu’on unit la respiration on réalise Ka et Mi qui devient Kami que l’on peut traduire par Dieu. Il ne s’agit pas d’un dieu au sens religieux ni même mystique mais plus concrètement de la vie dans toutes ses manifestations. La martialité ne disparaît pas, mais elle est tout simplement transcendée. On comprendra mieux pourquoi Tsuda senseï écrivait « L’Aïkido, la voie de coordination du ki, est un art de « fusionner le ki » donc une forme martiale d’osmose. »(Tsuda Itsuo, Le Non Faire, 1977)

Tama-no-hireburi - la pratique respiratoire
Tama-no-hireburi

L’Aïkido, religion ou philosophie ?

Dès l’instant que l’on ritualise tout ou partie de la pratique dans un art martial, on est accusé de religiosité ou de mysticisme. Le Reishiki, les saluts, la concentration, les méditations diverses, tout devient suspect, de la même manière que tout ce qui en fait un art pacifique, respectueux de l’humain. Il est difficile d’expliquer à la lueur du matérialisme scientifique et des connaissances d’aujourd’hui en quoi une pratique ritualisée a un tel intérêt car elle échappe à l’idée de progrès. Pourtant le monde de la recherche va malgré tout de l’avant dans les études actuelles pour comprendre de manière plus fine comment fonctionne notre environnement. Mais les travaux doivent être teintés de scientisme pour être acceptés. Par exemple on peut en arriver à brancher des capteurs, fabriqués à partir des détecteurs de mensonges, sur des plantes pour comprendre leur langage, alors que l’on est toujours incapable d’expliciter pourquoi certaines personnes ont « la main verte ». On cherche par tous les moyens à reproduire la nature pour ce qu’elle apporte de bienfaits à l’être humain, sans comprendre comment cette même nature produit ce travail. On analyse, on divise, on découpe, afin de trouver l’élément actif d’une substance sans se rendre compte que c’est l’ensemble qui est créateur de ce composant. S’il manque une seule partie, un seul élément, ou si le rythme n’est pas respecté, le résultat sera tout autre, et peut même être contraire à ce que l’on avait espéré trouver ou à ce que l’on avait découvert auparavant. Si nous n’avons pas besoin de religions qui nous enchaînent à des dogmes, nous n’avons pas plus besoin des idéologies qui contraignent nos libertés ou pire nous asservissent. Même si certaines de ces nouvelles croyances ou de ces doctrines, parfois prétendument validées par la science, ont été conçues pour notre « bien », pour notre « bonheur » présent ou futur, elles ne valent pas plus à mes yeux que les chimères du passé. Une aliénation en vaut une autre. La recherche de l’unité de l’être reste pour beaucoup d’entre nous la valeur ultime ; pour la trouver, la Pratique respiratoire demeure un instrument de qualité, facilement à notre disposition. Les anciens dieux sont morts en tant que représentations, en tant qu’images projetées par l’humanité, mais cette énergie qui leur était attribuée et qui nous anime est toujours là, nous pouvons la sentir, la redécouvrir et l’utiliser en nous.

Maintenir la santé

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».(8) Telle est la définition de
l’O.M.S. et nous l’acceptons en Occident comme allant de soi. Elle est souvent comprise au premier degré de même que son corollaire avec ses implications : il faut combattre la maladie, éliminer les microbes, les virus, il faut corriger la nature qui est si imparfaite, il faut soutenir, protéger l’être humain etc. La doctrine devient si absolue qu’elle finit par donner des résultats contraires à ce que l’on espérait, et notamment celui-ci : « les gens s’affaiblissent ». Au lieu de donner la possibilité au corps de s’épanouir de façon naturelle, on l’oblige à se préserver de tout ce qui pourrait éventuellement être dangereux ou on le blinde. On force, et on le force au nom d’impératifs conceptuels sur la santé, prétendument scientifiques ou médicaux. On renforce l’éducation théorique sur le fonctionnement du corps comme sur l’hygiène sans en comprendre les fondements, on norme l’esthétique des jeunes garçons et des jeunes filles, au détriment de leur santé réelle. Le résultat est loin d’être à la hauteur des espérances que la société y a mises mais le conditionnement, lui, est là, et pour longtemps. La Pratique respiratoire, cette première partie accessible à tous quelque soit notre passé ou notre état physique, est peut-être la réponse à ce que l’on ressent quand on découvre le poids de l’oppression qui s’exerce sur le corps, notre corps et son influence sur notre esprit, notre réflexion, et par conséquent nos actes.

Des gestes simples

C’est un processus de décontamination qui peut commencer. Comme pour la planète quand il faut dépolluer la nature, il est important d’arrêter un processus, de cesser d’utiliser les mêmes fonctionnements, de « faire un peu plus de la même chose » (9) . Les gestes simples associés à la respiration, « la circulation du ki », apportent, dès le début de ce lent travail de reconstruction, des résultats visibles qui étonnent souvent l’entourage des personnes qui pratiquent, quel que soit leur âge ou leur condition physique. La vraie difficulté se trouve dans la continuité beaucoup plus que dans les efforts qui sont en réalité extrêmement modestes. Il est même possible de se limiter à cette première partie si on en a le désir ou si des conditions impératives nous y obligent, le bien-être qui en résultera n’en sera pas diminué, car l’unité « corps-esprit » que l’on aura retrouvée est le vrai cadeau que notre nature profonde a toujours cherché.

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« La pratique respiratoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°7 en octobre 2021.

Notes :
1) Souvent traduit par « Mouvement du rameur »
2) Tsuda senseï le traduisait par « Vibration de l’âme »
3) Alcôve servant à exposer un Kakegiku.
4) Encadrement en rouleau pour une calligraphie ou une peinture.
5) Arrangement floral japonais.
6) Mme Nakanishi prêtresse Shinto, elle enseigna le Kotodama à maître Ueshiba.
7) Le kotodama est la connaissance du pouvoir spirituel attribué au sons.
8) Définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
9) Watzlawic Paul, théoricien de l’École de Palo Alto.