Archives de catégorie : Aïkido

Miroir

par Régis Soavi

Le Shiseï est le reflet de l’âme comme de la santé du corps tant physique que psychique. Il est le révélateur indiscutable d’un état, permanent ou passager, pour qui sait lire la posture dans l’expression de sa manifestation de la vie. « La posture est la concrétisation du mouvement inconscient. »1

Posture et involontaire

La recherche scientifique moderne a mis en évidence que, mis à part les problèmes de structure corporelle ou mentale, la maladie ou encore l’âge, la posture est la plupart du temps, le résultat de l’éducation et des efforts que l’on fait pour obtenir une conformité à notre environnement culturel et social, c’est par conséquent par un mélange de volontaire et d’involontaire qu’on obtient la posture que l’on désire. Il est nécessaire de prendre conscience, qu’à moins de se rigidifier, l’involontaire, quel que soit le nom qu’on lui donne (inconscient, subconscient, ou encore système nerveux autonome) a toujours la prépondérance sur le volontaire. Il nous est souvent difficile malgré tout de l’accepter, d’en avoir une conscience pleine et entière. La preuve de notre incompréhension, est notre désir de corriger notre posture à l’aide du volontaire dans l’espoir de suppléer à un manque, une indisposition, une souffrance personnelle ou pour toutes sortes d’autres raisons, chacune d’entre elles ayant à nos yeux une valeur qui lui est propre.

Notre système involontaire est au service de la vie qui travaille en chacun de nous. Il est justement là, entre autres, pour corriger nos difficultés posturales et permettre de préserver un équilibre qui soit le plus naturel possible afin que la vie se maintienne en nous. Et cela même, parfois, au prix de douleurs ou de déformations si nous résistons à ses impulsions régulatrices et persistons à refuser de lâcher prise, donc à nous raidir en luttant contre lui. Il est donc important de stimuler ce système involontaire grâce à des exercices qui, au lieu de le mettre en péril ou de chercher à le dominer, lui donnent la liberté de faire son travail et de nous rééquilibrer chaque fois qu’il y en aura besoin.

Le Katsugen Undo, introduit en France sous le nom de Mouvement régénérateur par Tsuda Itsuo senseï dès le début des années soixante-dix correspondait exactement à la réponse que beaucoup d’entre nous, pratiquants d’arts martiaux, cherchions déjà à cette époque-là pour améliorer notre posture. Ce n’était évidemment pas la seule méthode existante et certains ont trouvé dans diverses disciplines ou thérapies des moyens qui leur ont permis d’avancer sans s’abîmer. Mais évidement, ce n’était pas à la portée de tout le monde, autant du point de vue financier, que de l’investissement que cela demandait en continuité, en résistance, ou en temps.

Tsuda Itsuo : introduisit le Katsugen Undo en France au début des années 70.

Cette méthode d’activation de l’involontaire, le Katsugen Undo découvert par Noguchi Haruchika senseï, est pratiquée depuis plus d’un demi-siècle par des milliers de Japonais. Elle est, de par sa simplicité, sa philosophie et son très faible coût d’initiation comme de cotisation pour la pratique, une activité qui non seulement est à la portée de tous et de toutes, mais surtout, elle est d’un grand secours pour chacun grâce à sa capacité à résoudre de nombreux problèmes posturaux par l’activation du système involontaire. C’est une possibilité pour toute personne qui en a le désir de trouver un chemin vers la santé de manière autonome et indépendante. Un grand nombre de chercheurs, de médecins, de shiatsuka qui avaient axé leurs recherches sur les bienfaits d’une posture à la fois souple, forte, saine et qui amenait l’individu vers l’autonomie et l’indépendance dans le traitement de sa propre santé, sont allés rendre visite à Noguchi senseï afin de prendre contact et d’échanger leurs points de vue et même leurs techniques, à l’exemple de Moshe Feldenkrais dont la méthode est bien connue en France ou encore Kishi senseï qui développa sa propre technique sous le nom de Sei-ki.

Le souffle

Il n’y a pas si longtemps on utilisait un miroir que l’on mettait devant la bouche d’un mourant pour savoir s’il y avait encore un peu de vie ou si la mort était déjà passée. Cette méthode, bien que primitive, donnait une indication, certes relative, mais elle indiquait clairement l’importance accordée au souffle, à la respiration, et donc à cette manifestation de la vie de celui ou celle devant qui on le présentait. Aujourd’hui le miroir ne suffit plus, on teste l’activité cérébrale en espérant ne pas se tromper sur la capacité de l’individu à retrouver une vie normale, en tout cas on a appliqué le protocole imposé, on a mis les machines en route, donc on est protégé juridiquement. Le souffle est cependant quelque chose de bien différent de la respiration pulmonaire car il est porteur d’une énergie bien plus vaste, même si peu de gens en ont conscience ou le reconnaissent.

Le souffle est l’aliment de la posture, simplement par sa composition interne, par les éléments tant visibles qu’invisibles qu’il porte. Qui peut croire à une posture forte, à la réelle puissance d’une personne alors que l’on voit que sa respiration est bloquée. Ce ne sont pas les exercices qui amplifient le souffle, ils permettent éventuellement et tout simplement de libérer le psychisme, de calmer l’esprit, pour que le Ki circule à nouveau sans encombre dans ce corps enfin débarrassé de ses tensions.

La posture : un bien-être personnel

La recherche d’une posture à tout prix comporte des risques pour l’organisme, surtout lorsque les techniques proposées comprennent des exercices visant à la rigidification afin de se conformer à une idée du corps publicisée aujourd’hui par les réseaux sociaux. Les images et les représentations occupent de plus en plus de place dans la vie quotidienne, au détriment d’une réalité simple, considérée comme peu attirante. Les postures qui se dégagent de la présence des Maîtres anciens, attirent de moins en moins car elles sont trop souvent incomprises et semblent être cachées au plus grand nombre. C’est après de longues années de pratique que les yeux de l’intérieur s’ouvrent pour nous révéler ce que nous aurions pu voir, si nous n’avions été aveuglés par le spectacle du monde.

Lorsque Tsuda senseï écrit pour nous permettre de mieux comprendre O senseï Ueshiba, il le fait toujours d’une façon particulière, et il me semble important de retrouver les témoignages des maîtres qui, comme lui, ont connu le fondateur de l’Aikido :

« Mon contact avec lui qui a duré plus de dix ans m’a donné une image de lui complètement différente de celle couramment admise pour un athlète.
[…]
Je ne l’ai jamais vu faire le moindre exercice qui soit de nature à fortifier ses muscles pendant tout le temps que je l’ai connu. Par contre, je l’ai souvent vu faire le norito, incantation rituelle, qui le mettait en communication avec les dieux. C’était une pratique religieuse sans rapport avec les sports ou l’athlétisme.
Un jour, il m’a dit lors de ma visite à Iwama, dans sa retraite à la campagne : « Quand j’avais cinquante à soixante ans, j’avais une force extraordinaire. Maintenant, je n’ai plus beaucoup de force et il m’est déjà pénible de porter même un seau d’eau. Par contre, je comprends l’Aïkido beaucoup mieux qu’à cette époque. »
Qui accepterait, en Occident, l’idée d’un athlète qui n’a plus de force physique, qui passe sa journée en pratique religieuse, et qui, pourtant, est capable d’accomplir des performances extraordinaires ? En tout cas sans aucune incohérence, je l’acceptais comme tel. J’étais fasciné par sa posture, sa démarche. Chez lui, tout était naturel, simple, sans le moindre geste inutile, sans aucune ostentation ni orgueil. Je sentais autour de lui, bien qu’invisible, tout un paysage de sérénité, d’épanouissement. Moi, clown grossier, je ne pouvais pas résister au plaisir de le voir tous les matins, en me levant à quatre heures, pendant dix ans jusqu’à sa mort.
Il balayait tous mes soucis mesquins de la vie sociale. » 2
Régis Soavi, récitant le norito, au début de la séance.

Le Centre

Un bon équilibre, un bon Shiseï nécessite un bon centre, bien positionné, mais comment le trouver, l’entretenir, le garder ? Tsuda senseï raconte3 que pendant la méditation que O senseï appelait « Ka- Mi » (méditation qui se pratique debout au début de la séance), il disait à ses élèves : Ame-tsuchi no hajime « placez vous au commencement de l’univers ». Il est devenu très difficile aujourd’hui de proposer une telle image, cela risque fort d’être incompris ou compris seulement au premier degré, ce qui revient à être une compréhension purement mentale alors qu’il s’agit de tout autre chose. Seule l’expérience peut nous guider pour réaliser ce centre. Nous devons aller au cœur de notre sensibilité, être sans pensée, être présent de manière réelle « ici et maintenant ». La science a cassé ce rapport simple à notre environnement, à ce que nous pouvons ressentir, nous n’arrivons même plus à savoir qui nous sommes et où nous sommes.

Il me semble qu’il fut un temps où l’être humain ne se posait pas plus de questions sur sa position dans l’univers que cela ne lui était nécessaire pour vivre sa vie de tous les jours. Peu lui importaient l’espace, les planètes, les constellations, si ce n’était pour ce qui avait un rapport direct avec son quotidien, l’agriculture, le temps qu’il faisait, le mouvement des animaux et leurs cycles de reproduction. La connaissance de l’astrologie était tournée vers l’humain et ce qui l’entoure. Là où il se trouvait devenait le centre de sa vie et par conséquent de son univers. C’est grâce à cela qu’il se sentait appartenir à un univers, « son monde, son cosmos ». La science a élargi notre conception et notre perception de l’univers, très bien, mais le résultat est une déstabilisation de notre réalité.

L’être vivant se sentait au centre de la planète, « sa terre », où qu’il soit, où qu’il vive. Puis ce fut le début de sa désorganisation mentale. Bien qu’elle fût nécessaire pour sortir de l’oppression religieuse de l’époque médiévale qu’il subissait, elle créa un choc, puis des bouleversements qui allaient être de plus en plus perturbants. D’abord on lui a appris que la Terre était ronde comme une boule, puis qu’elle tournait autour d’un axe, ensuite qu’elle tournait autour du Soleil et enfin que le Soleil était au centre du système solaire. L’être humain s’est alors retrouvé décentré, il n’était plus le centre d’un univers mais rejeté vers l’extérieur. Comme si cela ne suffisait pas, il apprit que le système solaire faisait partie d’une gigantesque galaxie, la voie lactée, traînée blanche qu’il avait pu voir dans son ciel, que celui-ci était lui-même en compétition avec d’autres systèmes solaires, des trous noirs etc. Mais là encore il constata qu’il n’était pas le centre de cette galaxie, qu’il se trouvait plutôt sur un des bords extérieurs, une sorte de corne d’étoiles dans une banlieue lointaine. Plus récemment encore on découvrit que cette galaxie n’est presque rien par rapport aux milliards de milliards de milliards de galaxies connues, ou simplement devinées, ou encore conceptualisées grâce à l’art des mathématiques. La chose humaine s’est retrouvée bien petite, insignifiante même au regard de ce qui l’entoure.

La question reste : comment trouver, retrouver son centre dans ces conditions ?

Ueshiba Morihei : une posture simple, sans le moindre geste inutile.

Ameno-minaka-nushi

Au début de la séance d’Aïkido, juste après le funakogi undo, « mouvement d’aviron » comme le dénommaient les jeunes élèves d’O senseï, vient une sorte de méditation en mouvement, mais très lente au début, tama-no-hireburi « la vibration de l’âme ». Elle se pratique avec les mains jointes, placées devant le Hara, la gauche posée sur le dessus. On fait vibrer les mains, sans excès, mais de façon régulière. Une des particularités de cette méditation est que l’on doit la faire pendant une seule inspiration qui doit être très, très lente. Cet exercice doit être répété trois fois, en accélérant légèrement à chaque fois le rythme de la vibration. C’est juste avant cette pratique que O Senseï faisait à haute voix des évocations en forme d’invocation des noms de Kami que Tsuda senseï nous a transmis dans les dernières années de sa vie. C’est pour moi, à la fois comme une fissure, un léger espace, une légère ouverture, et c’est à la fois une direction, une porte et une clef, qui me permettent de me recentrer. Cela me permet chaque matin de me faufiler lors de la pratique, dans ce qui peut représenter malgré tout, j’en ai conscience, « un risque ». Celui de plonger dans un univers mental parallèle, une sorte de schizophrénie ou un tourbillon mystique dont on ne sort que difficilement. Il suffit pourtant de garder son sang-froid, sa lucidité physique et psychique pour rester présent à soi-même.

O Senseï utilisait des rituels shinto comme une sorte de transposition de ses sensations. Au même titre qu’un écrivain, un musicien ou un peintre transposent leurs sensations lorsqu’ils composent une œuvre, ou nous font découvrir un monde qui leur appartient. Dans le Shinto, Ameno-minaka-nushi est considéré comme le Kami Centre de l’Univers et c’est la première des évocations, puis vient le temps de Kuni-toko-tachi, Éternelle Terre, la matérialisation du monde, en tant qu’être humain, que pratiquant, on prend corps, on réalise la matière, ce que nous sommes pourrait-on dire, presque chair et sang. Enfin Amaterasu-o-mi-kami se présente à notre conscience, et il n’y a pas d’autre alternative que de l’accepter. Principe féminin, Amaterasu est « La » Kami Soleil, à la fois vie et stimulation de la vie, la création. Entre chaque moment de vibration, la vibration se continue, rien ne s’arrête, le rythme des mouvements de rames, funakogi undo, s’accélère, passant de lent à moyennement rapide puis à très rapide. Tsuda Itsuo senseï nous expliquait que, pour lui, ce rythme lui rappelait la récitation de Noh qu’il étudia pendant près de vingt-cinq ans, et où il y a aussi trois rythmes différents qui se suivent : Jo, Ha et Kyu4. Pour nous, Européens, on peut par exemple se permettre d’évoquer les rythmes musicaux que sont les largo, andante, puis presto, prestissimo. Tsuda senseï nous donne quelques indications concernant sa propre compréhension des invocations d’O Senseï :

« 1) Wake-mitama (émanation) : Tous les êtres sont des émanations d’un Tout, de Ame-no-minaka-nushi, du Dieu centre. Nous sommes tous Dieu lui-même dans notre essence. Foncièrement, nous nous identifions au Dieu centre.
Dans les religions de révélation comme le Christianisme ou l’Islam, l’essence divine appartient exclusivement à un seul être. Tous les autres sont des brebis ou moutons qui ont besoin d’un pasteur ou d’un guide spirituel.

2) Kotodama (vibrations) : Tout l’Univers est conçu comme rempli de sensations de vibrations. Ces vibrations préexistent avant d’être perceptibles. »5

Le reflet de l’âme

Notre état mental ne peut que se refléter dans notre posture, quelle que soit la théorie que, peut-être, nous avons faite nôtre. La posture de chacun est influencée par le moment que l’on est en train de vivre, par notre entourage immédiat ou lointain. En fait par toutes les circonstances internes ou externes. Notre capacité à maintenir une posture correcte, capable de réactions, est malgré tout une chose qui peut se travailler et donner de bons résultats si on ne va pas à contresens de ce qui fait du bien au corps et de ce que nous sommes tout au fond de nous-même.

« Humble fleur dressée au creux d’un mur
Ton bonheur d’être toi-même te suffit
Pour être au centre de l’univers »6

 

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« Miroir », un article de Régis Soavi publié en avril 2024 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17.

Notes :
  1. Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur (œuvre posthume), 2014, Le Courrier du Livre, « ENTRETIENS AVEC MAÎTRE TSUDA », « Interviews à France Culture », « Émission n° 2 », p. 23
  2. Tsuda Itsuo, Le Dialogue du silence, chap. XI, 1979, Le Courrier du Livre, pp. 75–76
  3. [Voir par exemple Tsuda Itsuo, La Science du particulier, chap. XVIII, 1976, Le Courrier du Livre, p. 132, ainsi que (mêmes auteur & éditeur) La Voie des dieux, chap. XIII, 1982, p. 96 (note de l’éditeur)]
  4. Cf. La Science du particulier (op. cit.), fin du chap. XVII
  5. La Voie des dieux, loc. cit.
  6. Bing Xin, autrice, poétesse (1900-1999), citée par F. Verdier dans son livre Passagère du silence (sept. 2003, éd° Albin Michel, p. 111).

Tout est dans tout, et réciproquement

par Régis Soavi

Comprendre le Riai c’est, au-delà des correspondances techniques, sortir du monde de la séparation. C’est accepter de retrouver l’unité de l’être pour sentir dans tout son corps la vie qui se manifeste.

Oui le Riai existe, je l’ai rencontré

Pour vraiment à la fois le comprendre et le sentir dans notre être, il nous faut effectuer un dépassement. Aller au delà de la technicité, ne pas se réduire simplement à l’imitation, tout en respectant bien sûr ceux qui nous guidèrent et apportèrent les fruits de leurs propres recherches. Lorsque Noro Masamichi senseï créa le Kinomichi, il révéla, déjà il y a plus de quarante ans, ce qu’il avait découvert. Il a pu en faire profiter ses élèves et cela sans nécessité de discourir à propos du Riai, car il en démontrait bien avant déjà les capacités, la vigueur et la finesse dans ses si extraordinaires démonstrations que j’ai eu la chance de voir. Les capacités de Tamura Nobuyoshi senseï dans ce domaine ne sont plus à démontrer non plus. Tant d’autres nous en ont fait la démonstration.

Régis Soavi. Riai
Régis Soavi : Rendre visible les axes du corps qui portent l’action

Dans les coulisses

Quelle que soit notre technique et, aussi précise soit-elle, celle-ci dépend de très nombreux éléments. D’abord notre mental avant et pendant l’action, ainsi que les réactions du partenaire versus adversaire, notre forme physique du jour, et enfin l’instant T, toujours dans l’indéfinissable. Dans les coulisses de notre for intérieur si l’on peut dire, quelque chose travaille dont nous n’avons pas connaissance, et même dont nous ne pouvons ni ne devons prendre conscience – si ce n’est dans le moment même où il se produit –, car le risque est grand de l’empêcher de se manifester. Seules les personnes qui ont accepté de se vider l’esprit des bruits perturbateurs qui l’encombrent peuvent réaliser l’unité nécessaire à l’action juste.

Quand nous sommes vides de toute pensée parasite, de toute interrogation superficielle, nous sommes dans l’état naturel de l’être humain où, ce qui peut et doit surgir saura utiliser tout à la fois notre potentiel qui lui-même saura s’appuyer sur notre entraînement, et notre comportement dans la vie de tous les jours.

Créer un comparatif est un danger

Voir les axes du corps qui portent l’action me semble « l’acte » le plus important pour un pratiquant car les lignes qui définissent ces axes dépendent de chaque personne, de chaque tendance corporelle et chacune a ses spécificités. Le danger de la comparaison est le risque de bloquer l’attention sur des détails au détriment de l’ensemble de l’observation. Par contre, savoir apprécier à sa juste valeur un mouvement, un geste, quel que soit l’art, nous permet d’élargir notre champ de connaissance et, par la même occasion, nos capacités.

Peut-être le Yoseikan Budo est-il l’art où la réalité du Riai a été dès le début la plus évidente pour moi. Créé à la fin des années soixante par Mochizuki Minoru qui était sans conteste l’un des plus hauts gradés dans plusieurs arts martiaux du Japon (Aïkido, Jujitsu, Iaido, Judo, Kendo, Karaté), le Yoseikan Budo est maintenant conduit par son fils Mochizuki Hiroo qui en est le Soke. J’ai eu la chance de le rencontrer, dans les années soixante-dix, lors d’une démonstration où Tsuda senseï, invité lui-même, nous avait emmenés. Étant donné que j’avais pratiqué le Judo pendant plus de six ans, le Ju-jitsu Hakko-ryu avec Maroteaux senseï et le Jiu-jitsu de l’école Jigo ryu avec Tatsuzawa senseï, j’ai tout de suite apprécié la performance qui m’était donné à voir. Les katas de Iaido qui clôturaient la présentation de cet art révélaient sans conteste une compréhension et une mise en lumière de la réalité du Riai.

De même, je me souviens avoir vu un documentaire1 au début des années quatre-vingt-dix sur le Taï-chi-chuan qui présentait le travail de maître Gu Meisheng, et avoir été extrêmement impressionné par les mouvements de son corps, sa façon de bouger pendant ses démonstrations. Je voyais de manière très précise le même mouvement corporel que mon maître Tsuda Itsuo, les techniques étaient fondamentalement différentes, mais tant l’esprit que ce quelque chose qui l’habitait donnait un résultat incroyable : je voyais mon maître vivant et pourtant ce n’était pas lui. Je me suis procuré la cassette vidéo et nous la visionnons au dojo chaque fois que cela est opportun, comme par exemple lors du stage d’été.

Comparer l’efficacité de la technique sans voir l’essentiel du mouvement serait une grave erreur. Parfois, indépendamment de l’éventuelle compétence technique, c’est la seule présence ou la détermination de la personne – c’est-à-dire la concentration du Ki (du Chi pour les arts chinois) – qui suffira à résoudre un problème.

La respiration KA MI

Ce qu’il y a derrière tout mouvement, et que bien souvent on ne perçoit pas assez, c’est la « Respiration ». Au même titre que le sang circule dans toutes les parties de notre corps, même les plus petites, la respiration, notamment en tant qu’oxygénation, circule sans interruption, elle aussi, à travers chaque cellule. Elle est le vecteur de notre faculté à nous mouvoir, donc à nous déplacer, et donc à réagir quand il y en a le besoin. La visualisation de la respiration est la prise de conscience de la réalité du Ki. Il est très difficile de concevoir le Ki, qui est du domaine du sentir, c’est pourquoi les maîtres d’art martiaux utilisent différentes méthodes dans leurs enseignements afin de permettre à leurs élèves d’approcher cette perception. C’est, notamment, à travers la prononciation des noms Ka et Mi que Tsuda senseï nous a enseigné que l’on peut comprendre l’identité commune existante entre toutes les techniques et entre tous les arts. Ceci ne retire rien à la spécificité de chacune d’entre elles ou de chacun d’entre eux, mais nous ouvre une fenêtre pour sa compréhension.

Itsuo Tsuda, exercice de respiration Ka-Mi durant la pratique respiratoire. Riai
Tsuda Itsuo, exercice de respiration Ka-Mi durant la pratique respiratoire

À chaque inspiration on prononce mentalement, ou à voix basse, ce qui aide à la visualisation, le mot Ka (radical de « feu » en japonais) et à chaque expiration Mi (radical de l’eau) ; petit à petit on intègre cette manière de faire et donc la visualisation devient de plus en plus facile. À tel point que l’on n’a plus à s’en préoccuper, sauf pour certains exercices qui requièrent une plus grande concentration. Il est important de savoir que la visualisation n’a rien à voir avec l’imagination car c’est un acte qui se produit par l’action concrète du koshi qui est en prise directe avec la réalité. L’imagination est, au contraire, un produit des zones supérieures du cerveau, dont le but est de nous faire entrer dans un monde abstrait et donc fondamentalement irréel.

Grâce à cet enseignement, il est possible de prendre conscience que notre perception du temps se dilate dans cette réalité qui est notre quotidien. C’est une chose que chacun a déjà vécu au moins une fois, voire de nombreuses fois, dans sa vie. Par exemple, lorsqu’on attend un autobus qui a deux minutes de retard, le temps nous semble très long, alors qu’une soirée avec des amis est passée avant que l’on ne s’en rende compte. Mais cette technique de visualisation qui s’appuie sur la respiration peut nous révéler beaucoup plus que ces simples constatations, elle peut nous dévoiler un univers que nous ignorions jusque-là. Tsuda senseï nous en a décrit quelques aspects lorsqu’il écrivait dans son deuxième livre :

« La dilatation du temps constitue le fondement même de la technique seitaï. Entre l’expiration et l’inspiration, il y a un arrêt de respiration, un point mort pendant lequel l’homme ne peut réagir en aucune façon. Cette fissure, comme on peut s’en rendre compte, est presque imperceptible et on a l’impression que l’expiration et l’inspiration se succèdent sans solution de continuité. Mais pour Noguchi2, c’est comme une porte largement ouverte.
[…]

C’est d’ailleurs dans la fissure de la respiration que toute technique, qu’il s’agisse de Judo, de Kendo, ou de Sumo, marche vraiment. L’inspiration permet de contracter les muscles, l’expiration de les relâcher. Mais pendant la rétention, on ne peut ni contracter ni relâcher. Si c’est après l’inspiration et avant l’expiration, on a beau essayer de se décontracter, on reste raide. On se laisse emporter par-dessus l’épaule, par exemple. »3

C’est à chacun d’entre nous d’utiliser cette découverte pour le bien-être de tous.

Le Non-Faire

Pourquoi aborder le Non-Faire dans un article sur le Riai ? Parce que je pense que c’est une clef des plus importantes dans la pratique des arts martiaux, et qu’elle est aujourd’hui trop méconnue ou négligée, car elle échappe à l’état actuel de l’expérimentation dite scientifique couramment admise. Cette clef est considérée comme faisant partie du domaine mystique alors qu’elle était à la base des enseignements anciens et, par là même, des savoirs de nos maîtres dans de nombreux arts martiaux. Toutes les techniques se sont construites à partir de l’expérience involontaire et bien souvent inconsciente du corps de l’être humain, quel que soit son genre, la latitude où il vivait, ou son âge. Toutes les techniques se sont développées et enchaînées pour permettre une meilleure efficacité face à l’adversité. Elles naissent toutes d’une réponse à un acte, qu’il soit déjà commencé ou à peine naissant. La précision vient après, elle découle des axes, de l’ambiance, comme de la volonté qui naît de la rencontre, du danger qui se révèle ou non, donc de la nécessité.

L’Aïkido est un art du Non-Faire (le wu-wei si renommé en Chine ancienne) et c’est ce qu’O senseï a transmis durant les dix dernières années de sa vie – prônant la paix et préconisant ce qu’aujourd’hui on appelle la symbiose, plutôt que le parasitisme et la soi-disant « Lutte pour la vie » si mal comprise déjà à l’époque de Darwin.

Tsuda senseï, en insistant sur la capacité de fusion des personnes et la respiration coordonnée, nous a donné une orientation et a permis cette recherche que certains d’entre nous continuent. O senseï, lui, qui n’avait plus de technique réellement détectable ni compréhensible comme nous l’expliquaient les maîtres qui l’ont directement connus dans leurs jeunesses, nous guide au premier plan pour aller dans cette direction. Si l’on s’éloigne de l’idée d’efficacité et par là même de rendement – si cher à notre société dite moderne ou encore civilisée –, on aura la possibilité de rencontrer la vie, et de pouvoir déployer nos capacités qui alors pourrons s’appuyer sur ces connaissances ancestrales trop souvent dévalorisées.

Régis Soavi

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« Tout est dans tout, et réciproquement » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°16 en janvier 2024.

Notes :
  1. Yolande du Luart, Le Taiji quan : de Shanghai à Pékin à la recherche du qi, 1991
  2. Noguchi Haruchika, créateur de la technique Seitai et du Katsugen undo [note de l’éditeur]
  3. Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, chap. XII, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 117–118

Voir

Par Régis Soavi

« Le maître ne demande qu’à ce qu’on vienne lui voler son enseignement qui, pour lui, est d’une simplicité extrême, mais qui, pour les autres, semble mystérieux, incompréhensible, invraisemblable. » 1

Voir, sentir

Même si on commence l’Aïkido avec des idées superficielles issues du monde qui nous entoure, il est important que petit à petit elles se rapprochent de la réalité et deviennent un outil pour se réapproprier le corps, notre corps authentique.

À chaque séance que je conduis, après la première partie que chacun accomplit de manière solitaire mais en harmonie avec les autres, et qui est basée essentiellement sur des exercices de circulation du KI, je commence par la démonstration d’une technique que, à priori, un grand nombre de pratiquants connaissent déjà. Tout l’art de la démonstration consiste à faire passer un message à travers le mouvement effectué. Il y a l’amorce d’un dialogue, ce n’est pas seulement une technique ni même une manière de faire car chaque pratiquant, en fonction de son niveau, de son attention, comme de sa capacité du moment, doit pouvoir y trouver ce qui lui est nécessaire pour approfondir sa pratique. Il s’agit plus d’une transmission que de tout autre chose. J’insiste sur un élément, la précision, la distance, ou toute autre particularité, afin que quelque chose que je tiens à rendre concret soit bien visible et devienne une forme évidente de par sa simplicité et que, de par le travail et l’entraînement qui va suivre, le corps dans son ensemble n’ait plus à réfléchir mais agisse naturellement en retrouvant sa spontanéité.

voir
Calligraphie de Tsuda Itsuo : Ciseler un insecte, graver une fleur

Ciseler un insecte, graver une fleur

Il y a une expression courante en Chine, un proverbe, qui signifie « Travail facile » et dont les deux premiers idéogrammes sont les mêmes que la calligraphie en style petit sceau (sigillaire) de Tsuda senseï : 雕蟲小技 ciseler insecte petite technique.

Cette calligraphie (voir photo) peut donc exprimer : « La gravure d’une fleur est très facile, de même que la sculpture d’un insecte ».

Le proverbe a pour sens que tout le monde peut graver ou dessiner une petite fleur car c’est un travail simple et facile à réaliser, mais par contrecoup cela indique que seuls les grands maîtres peuvent accomplir une œuvre remarquable. Tout dépend du kokyu. Tsuda senseï s’exprime sur la signification de ce mot dans son deuxième livre La Voie du dépouillement. Il est rare de pouvoir disposer d’une telle définition, à la fois simple et précise, qui nous permette à nous Occidentaux à priori non préparés d’appréhender sa teneur :

« Dans l’apprentissage d’un art japonais il est toujours question de “kokyu”, qui est l’équivalent proprement dit de la respiration. Mais ce mot signifie aussi le tour de main pour faire quelque chose, le truc. Quand on n’a pas de “kokyu”, on ne peut pas exécuter la chose comme il faut. Un cuisinier a besoin du “kokyu” pour bien se servir de son couteau, et l’ouvrier pour ses outils. Le “kokyu” ne s’explique pas, il s’acquiert.
[…]
Quand on acquiert le “kokyu”, on a l’impression que les outils, les machines, les matériaux, jusqu’alors “indomptables”, deviennent tout à coup dociles et obéissent à notre commande sans opposer de résistance.

Le ki, le kokyu, respiration, intuition, voilà les thèmes autour desquels tournoient les arts et les métiers du Japon. Ils constituent le secret professionnel, non parce qu’on veut le garder comme brevet d’invention ou comme recette de gagne-pain, mais parce que c’est intransmissible intellectuellement. La respiration, c’est le dernier mot. Le secret suprême de l’apprentissage. Seuls les meilleurs disciples y accèdent, après des années d’efforts soutenus. » 2

Le rôle de l’enseignant

Un des rôles de l’enseignant – et c’est loin d’être son unique tâche – est d’agir, entre autres, comme une sorte de chef d’orchestre. Il donne le tempo, propose diverses manières d’interpréter une technique, de l’amener dans une direction afin de lui donner tout son potentiel, au même titre que le maestro donne des indications sur le « comment interpréter » un morceau de musique en mettant l’accent sur une note, un ensemble de notes, un trait particulier. L’enseignant comme le chef d’orchestre a un rôle très important et par sa manière de conduire une séance d’Aïkido il peut la rendre ennuyeuse ou captivante ; trop rapide et sans précisions par exemple, elle peut rater son objectif alors que l’intention était bonne ; de même qu’un chef peut faire dérailler un morceau de musique qui était d’une grande sensibilité s’il se montre trop dur dans sa manière de diriger. Ni rigide ni trop mou, à la fois souple et convaincant, l’un comme l’autre donne son interprétation de ce qu’il a ressenti, de ce qu’il a compris de son art, de la musique comme de la séance qu’il conduit. Un autre chef ou un autre enseignant y verra d’autres choses, d’autres accents à mettre en valeur, chacun d’entre eux insistera sur divers aspects.

Les rapports aux musiciens comme aux élèves sont eux aussi déterminants. Dictatorial, celui qui conduit n’aura pas l’adhésion des personnes qui sont censées le suivre, il obtiendra au mieux une soumission qui ne pourra que rendre l’œuvre musicale banale ou le cours d’Aïkido sans esprit et sans joie. À l’exemple du chef d’orchestre qui ne doit surtout pas oublier qu’il n’est pas le compositeur et qu’il se doit de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est, ou ce qu’il pense ou ressent qu’elle est, l’enseignant dans les arts martiaux n’est pas le créateur de cet art qu’il désire développer et faire connaître, il en est l’interprète, aussi génial soit-il. Le compositeur lui-même, tel Beethoven je crois, disait qu’il ne faisait que transcrire la musique qu’il entendait et qui préexistait dans l’univers qui l’entourait. De la même façon, nous ne faisons qu’interpréter ce que faisait O senseï, ce que nous en connaissons, ce que nous avons pu percevoir des vidéos de l’époque, ce que différents maîtres ont su nous transmettre et, plus précisément, ce que personnellement j’ai pu découvrir grâce au contact direct avec Tsuda senseï pendant toutes ces années. Mais O senseï lui-même considérait que son art lui était donné, transmis par quelque chose de plus grand que lui, quelque chose qu’il percevait et qu’il essayait de communiquer à travers ses mouvements, sa personne, ses paroles, sa posture, ou tout simplement sa présence.

Reste que chaque séance est une gageüre et dépend de l’ambiance que l’on a réussi à créer. Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidache considérait que, quel que soit le nombre de répétitions, l’engagement de chaque musicien, l’attention du public, tout pouvait être remis en cause au dernier moment. Le concert, comme moment de vérité ultime, dépend d’éléments parfois imprévisibles qui, favorables ou non, changent le cours de l’événement, de la démonstration. Le rôle de l’enseignant consiste à permettre à chaque élève de déployer ses capacités au-delà même de ce que chacun d’entre eux peut en concevoir ou en percevoir.

Un travail sur le corps

C’est grâce à la sincérité du travail sur le corps que l’on peut désenclaver notre structure mentale aliénée par des habitudes de raisonnement et de réaction profondément dualistes. Les démonstrations ne sont là que pour montrer que quelque chose est possible et peut nous permettre de changer ce qui nous ligote si on va dans une direction avec sincérité. Le corps doit retrouver sa base naturelle, ce qu’il est réellement en profondeur, et non pas être modelé pour suivre les désirs d’une époque, d’une mode, d’une idée de soi pré-imprimée sur un cerveau fragilisé par son environnement. La démonstration d’une technique dépend de facteurs multiples qui conditionnent une réponse ad hoc et non une riposte inconditionnelle prévue par la nomenclature. Elle doit permettre à tout un chacun de se sentir concerné par ce qui se passe sous ses yeux afin de savoir réagir en fonction du besoin, indépendamment de son environnement mais plutôt en intégrant ce qui l’entoure pour créer une situation qui apportera une solution paisible – et si possible pacifique – à tout acte qui risquerait de devenir désagréable voire dangereux.

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Avec un débutant, il faut se montrer particulièrement disponible.

Quel partenaire utiliser

J’ai souvent vu des enseignants prendre de façon régulière leur meilleur élève comme uke. Si ce choix semble judicieux lors des démonstrations publiques, lors de « portes ouvertes » car il s’agit de montrer la beauté de l’art ou son efficacité, sans risque pour le partenaire qui saura chuter en toutes circonstances, cela perd son sens dans le quotidien où le but est tout autre à mon avis. Travailler avec des anciens est souvent valorisant à cause de leur disponibilité, de la qualité de leurs déplacements, du suivi qu’ils apportent mais quant à eux l’inconvénient est qu’ils cherchent souvent à mettre en valeur leur professeur. Avec un débutant, surtout les très débutants d’ailleurs, c’est très différent, là, pas d’erreur possible, il faut se montrer particulièrement disponible en face de ce corps qui n’est pas habitué à bouger, à réagir dans cette situation et qui risque de se faire mal pour rien. Il est indispensable de comprendre, de sentir l’autre, et malgré tout parvenir à faire passer le message que l’on désire pour permettre l’apprentissage et le développement des personnes qui viennent pour apprendre. J’ai toujours trouvé intéressant de faire mes démonstrations de techniques avec des personnes nettement moins avancées, voire très débutantes, ce qui me permet de montrer et même démontrer que l’adaptation au corps de l’autre est un des secrets du Non-faire.

Le secret du vivant

Il est nécessaire que les démonstrations pendant une séance soient à chaque fois adaptées aux types de personnes qui sont présentent et qui, grâce à cela, peuvent percevoir par imprégnation la circulation du Ki, ce qui est beaucoup plus difficile lorsque ces démonstrations sont médiatisées. Les livres contenant dessins ou photos ne peuvent servir que comme un appoint technique ou un complément parfois indispensable, mais ils ne peuvent remplacer les démonstrations in vivo. Les vidéos aussi peuvent être utiles pour connaître les différentes écoles ou les « Maîtres historiques », mais aussi – et peut-être plus – afin de donner une image de notre art et par là même de susciter le désir de découvrir sa beauté comme son efficacité. Malgré tout, que ce soit dans la musique ou dans les arts martiaux, le secret se trouve au-delà de la forme ou de l’entraînement, il est plutôt à mon avis dans la manifestation du vivant que l’on ne peut découvrir que grâce à ce que l’on a ressenti à son contact. Un musicien amateur peut animer un bal folk et permettre à un village entier de trouver une unité dans le plaisir d’être ensemble parce qu’il est partie prenante de l’ambiance. Dans un dojo, le vivant et donc le ki se manifeste grâce à ce qui habite la personne qui conduit la séance. C’est la qualité intérieure qui s’exprime dans les démonstrations, qu’elles soient rapides ou lentes, puissantes ou subtiles et pénétrantes. C’est le Ki qu’elles dégagent qui nous amène à commencer la pratique de l’Aïkido, qui nous pousse à continuer ou parfois à fuir l’endroit. Rien ne peut remplacer le vivant, ni les discours ni les sourires, ni les faux-semblants. Les démonstrations pendant les séances sont pour moi la référence ultime, « un moments de vérité ».

Régis Soavi

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« Voir » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°15 en octobre 2023.

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Triangle instable, Chap. XVIII, Le Courrier du Livre, 1980, p. 132
  2. Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Chap. III, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 31–32

Aïkido un art qui émancipe. Un art qui s’émancipe

Par Régis Soavi

Dès septembre 2023 dans les dojos de l’École Itsuo Tsuda, à Paris, à Toulouse comme à Milan, en plus des séances quotidiennes, une séance d’Aïkido hebdomadaire sera exclusivement réservée aux femmes.

Une séance pour des femmes, gérée par des femmes, conduite par des femmes

Peut-être est-il important de préciser de prime abord qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle version de l’Aïkido, ni même d’un Aïkido plus doux, et évidemment surtout pas d’un Aïkido « au féminin » mais d’une « non mixité choisie », conçue comme une démarche « d’empowerment ». Fondamentalement, elle ne s’adresse pas aux pratiquantes qui connaissent déjà notre École et qui viennent déjà aux autres séances, bien qu’elles y soient les bienvenues pour être des Sempai ou pour permettre de faire découvrir la pratique aux nouvelles personnes qui vont venir. L’objectif est de permettre aux nouvelles participantes de pratiquer l’Aïkido dans le respect de leur différence, et d’avoir ainsi une autre vision que celles diffusées à travers les divers médias trop souvent à la recherche du sensationnel, de l’exagération, voire du vulgaire. Nous avons tous entendu des propos d’une compagne ou d’une amie qui, après leur avoir parlé de l’Aïkido, nous ont dit « non, non ce n’est pas pour moi c’est trop violent » ou encore « c’est un truc de mec ». Il est aujourd’hui nécessaire de présenter l’Aïkido comme une possibilité réaliste de permettre aux femmes de retrouver « une confiance en elles » souvent altérée par l’ambiance dominante dans les arts martiaux, et de s’affirmer non comme une communauté séparée, mais plutôt comme un groupe qui s’émancipe, qui sort d’un certain type de rapports sociaux afin de tenter de trouver, retrouver ou continuer le chemin, « la voie », qui est sans cesse à redécouvrir, vers une humanité plus simple, plus paisible et, par là-même, plus réelle. Proposer, pour un art martial déjà reconnu de manière spécifique comme l’Aïkido, une séance séparée pour les femmes, n’a rien de révolutionnaire ni de nouveau pour nous car les femmes dans l’École Itsuo Tsuda ont toujours été nombreuses et très souvent même majoritaires. Mais, de là à créer une séance supplémentaire de ce type, il y a le danger qu’elle soit le sujet d’une telle incompréhension pour une grande partie des pratiquants comme des pratiquantes, toutes écoles confondues, qu’il existe un risque que cette innovation soit considérée comme gênante, perturbante, inutile, et donc contre-productive. Cette incompréhension ne sera pas une exclusivité de ceux ou celles qui sont concernés par notre art je le crains, car j’entends déjà bon nombre de critiques tant sur la forme que sur le fond qui pourraient avoir leurs raisons d’être si le monde d’aujourd’hui était vraiment celui qu’il prétend être et non ce qu’il est réellement. Cette démarche est à mon avis devenue une nécessité plus aiguë encore au vingt-et-unième siècle que lors des siècles précédents du simple fait de la modernisation idéologique des esprits qui voudrait faire croire à une nouvelle normalité plus égale alors qu’elle n’est, en fait, que la réification du vieux monde.
Barbara Glowczewski lorsqu’elle écrit sur les aborigènes d’Australie nous donne les raisons de ce besoin « d’entre soi » qui, à mon avis, a toujours existé même si il a été entravé ou travesti pour pouvoir persister malgré la désapprobation sociétale : « Si cette revendication d’un « entre soi » existe c’est parce qu’il y eut historiquement une désappropriation, une spoliation de ce qui leur appartenait ou plutôt de ce qui signait leur appartenance tant aux savoirs qu’aux terres qu’ils et elles ont aménagées au cours des siècles, voire des millénaires. » (Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la Terre, éd. Dehors).

Tout est dit.

aikido émancipe

Pourquoi ai-je suscité et donné résolument mon soutien à ce projet ?

Peut-être parce que, pratiquant les arts martiaux depuis 60 ans et notamment l’Aïkido depuis 50 ans, j’ai toujours été intéressé par le côté Yin qui a une telle importance dans notre art en tant que composante intrinsèque de la totalité et qui est si souvent dévalorisé, tout comme le côté Ura a souvent été déprécié au profit de l’Omoté apparemment tellement plus brillant et donc considéré à tort comme plus fort, plus « valable » dans une échelle de valeurs faussée depuis des siècles.
Peut-être que ces aspects représentent ce qui me manquait ou plutôt ce qui avait du mal à se développer naturellement en moi au sein de cette société si Yang et que l’enseignement de mon maître Tsuda Itsuo me poussait à chercher, à redécouvrir au fond de moi. Très certainement c’est aussi ce que j’imaginais devoir réprimer ou tout au moins modérer pour survivre et tenter de vivre comme je pensais le désirer, comme la société le suggérait. C’est aussi grâce à ma vie familiale personnelle, à tout ce qu’elle a comporté de richesse et surtout de radicalité vis-à-vis du monde social, que j’ai pu trouver le chemin vers cet univers trop souvent méconnu par la moitié de l’humanité, qu’est le monde du féminin, un monde ni totalement Yin comme certains pourraient nous le faire croire au premier abord, ni en manque de Yang bien au contraire.

L’Aïkido de Tsuda senseï, quant à lui, m’a permis d’appréhender une autre dimension qui allait bien au delà de ce que j’avais pu percevoir dans une première approche des arts martiaux. Il écrit d’ailleurs à ce propos, et cela déjà en 1982, cette phrase qui semble prémonitoire : « L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés » (Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, éd. Le Courrier du Livre). Il avait cette façon de toucher, souvent simplement à l’aide de quelques mots, nos points sensibles, d’ouvrir des portes dans notre esprit afin de nous (ses élèves) faire réfléchir sur le concret, sur la vie quotidienne.

femmes aikido émancipe

Un art qui émancipe

Sortir des sentiers battus et rebattus, labourés par le soc des conventions et les chariots lourdement lestés par des idées toutes faites est un travail certes difficile mais plus que nécessaire.
L’époque est maintenant venue de sortir du rang, de profiter d’un état de conscience qui a pu émerger en Occident grâce au mouvement féministe reprenant en cela les revendications des générations précédentes avant que de nouveaux idéologues au service du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, n’embrouillent tout ce qu’il y a de vrai dans cette émergence au moyen d’un discours, aux aspects soi-disant novateurs, recyclant les vieilles ritournelles usées, les mélangeant si besoin avec les idées en vogue, au mieux en pensant bien faire, au pire en se comportant en laquais des idéologies dominantes.
Si l’Aïkido est un art qui émancipe l’individu, et c’est sa principale raison d’être dans notre École, il est donc nécessaire voire impératif d’ouvrir les yeux sur ce monde qui nous entoure. Cet affranchissement doit être néanmoins sans limite. Même s’il est parfois douloureux de regarder les choses en face, il est toujours très sain de le faire.
Constater la déshérence de notre art et par conséquent le peu d’intérêt qu’il semble susciter tant parmi les adolescents que parmi les jeunes adultes et, de façon éminemment notoire pour la moitié de l’humanité (le monde féminin), est devenu une évidence pour un grand nombre d’enseignants(es) d’art martiaux. La réponse le plus souvent mise en avant dans l’objectif de recruter de nouveaux pratiquants/es est de proposer des démonstrations d’efficacité et des essais comparatifs entres les différentes tendances, écoles, ou les différents arts, quand ce n’est pas de mélanger des techniques issues du monde entier afin de créer un melting-pot attractif pour le plus grand nombre pense-t-on ! Et si le problème n’était pas là, pas du tout là où on est vainement en train creuser et de s’acharner à découvrir une solution ?

Une personne émancipée est une personne autonome, indépendante, libre : notre recherche est dans cette direction. En créant des espaces de liberté, des lieux différents de par leur nature profonde, on peut permettre que des conditions qui favorisent l’épanouissement de l’être se mettent en place de façon réellement autonome. Les dojos sont des lieux d’une telle nature. Mais qui le sait ?! La crainte de retrouver les mêmes conditions que dans tout ce qui les entoure et les oppresse « en toute discrétion » ne suscite pas les femmes à entrer dans un de nos dojos pour voir ce qui s’y passe réellement, désabusées qu’elles sont par les tentatives infructueuses déjà subies ou par la fausseté des discours souvent lénifiants bien que si sociétaux. Il me semble que nous devons créer des situations à l’image de l’affirmative action aux États-Unis, traduite à mon avis à tort par « discrimination positive », qui fut rendue possible par l’initiative de J. F. Kennedy au tout début des années soixante. Une nouvelle situation, un positionnement des dojos, permettant aux femmes qui, bien qu’attirées par les arts martiaux, n’auraient aucune envie de se confronter une fois de plus au sexisme (même s’il est involontaire et gentil). Permettre de tenter, parce qu’elles ont un rapport au corps qui est le leur, différent de celui des hommes, ce qui, pour une fois, ne leur sera ni reproché ni accepté de manière condescendante, de trouver du plaisir comme de l’efficacité grâce au développement corporel dans les mouvements, de la stabilité et de l’équilibre dans l’harmonisation de la respiration sans ambiguïté ni complaisance. La compétition étant absente, elles peuvent ainsi découvrir toutes les capacités de leur « être », de la totalité de leur corps comme de leur esprit dans un milieu sécurisé par l’aspect non mixte mis en place. Le côté martial qui lui non plus n’est pas oublié permettra de retrouver des capacités et une assurance face à l’adversité existant dans un monde dominé par le pouvoir du masculin.

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Kunigoshi Takako (国越孝子)

Un art qui s’émancipe

Depuis Louise Michel et ses consœurs pendant la Commune de Paris, et même avant elles, depuis Olympe de Gouge à l’aube de la révolution française, les femmes revendiquent la Liberté, l’Égalité et la Fraternité (ou la Sororité) pour toutes et tous sans jamais les trouver à l’exception de quelques rares moments historiques, et là encore plus que relativement.
Et si l’Aïkido était ce levier agissant pour changer notre société, cet instrument qui en s’émancipant des habitudes, des idées toutes faites, des accoutrements qui lui on été ajoutés, redevenait ou tout au moins se rapprochait à nouveau des idéaux de son fondateur Ueshiba Morihei, lui qui considérait le monde comme une grande famille ?
O senseï insistait sur l’importance de l’équilibre entre le Yin et le Yang, sur leur alternance au sein de l’Unité. Tsuda senseï nous parlait sans cesse de la respiration Ka Mi, alternance elle aussi de l’inspire et de l’expire au sein de la Vie. Dans les deux exemples tous deux parlaient en fait du Tao, de l’Un. Pour revenir à cette recherche de l’unité au contraire de la séparation, il est parfois nécessaire de prendre du recul, c’est ce que ferait tout bon sociologue, pour analyser ce qui a amené l’Aïkido dans cette impasse où il se trouve aujourd’hui, alors qu’il était considéré comme un des premiers arts martiaux dans les années soixante et soixante-dix, tant du point de vue philosophique que par ses aspects corporels accessibles à toutes et à tous indépendamment de l’âge ou de la forme physique.
Tsuda senseï, comme tous les élèves de O senseï, avait sa manière propre, et en un sens elle était très particulière, de nous communiquer ce qu’il avait vu et compris dans l’enseignement de son maître. Sa recherche était dirigée depuis le début vers le Non-Faire. N’étant pas un homme jeune, il avait quarante-cinq ans lorsqu’il commença à pratiquer l’Aïkido avec maître Ueshiba, il y découvrit quelque chose que les jeunes Uchi-Dechi étaient dans l’incapacité de voir ou de comprendre, comme l’explique si bien Tamura senseï. En fait, Tsuda senseï n’enseignait pas, il nous transmettait ce qu’il avait découvert avec les maîtres qu’il avait connus, entre autres, avec Ueshiba senseï, Noguchi senseï ou Marcel Granet et Marcel Mauss. Cette transmission m’a marqué au plus haut point et elle a été le fil conducteur de mon enseignement pendant toutes ces années. Elle m’a permis de m’adresser aux femmes et aux hommes sans m’occuper de la distinction de genre, d’âge, ou de niveau, de capacité du corps comme de difficultés voire de handicap. Pour moi cela a aussi été l’occasion d’améliorer mon enseignement et d’insister sur certains aspects afin d’aller vers la liberté et l’autonomie des individus.

L’Aïkido est un dépassement des conflits : ai-nuke, il est une occasion de comprendre comment gérer les problèmes de société. Tsuda senseï écrit « L’Aïkido de Maître Ueshiba, d’après ce que j’ai senti, a été entièrement rempli de cet esprit de ai‑nuke, qu’il appelait de « non‑résistance ». Après sa mort, cet esprit a disparu, la technique seulement en est restée. Aïkido, à l’origine, voulait dire la voie de coordination du ki. Entendu en ce sens, ce n’est pas un art de combat. Lorsque la coordination est établie, l’adversaire cesse d’être adversaire. » (Tsuda Itsuo, Face à la science, éd. Le Courrier du Livre.) C’est à chacun d’entre nous de prendre en main cet instrument, car c’est entre nos mains qu’il peut acquérir une réelle efficacité non par des discours mais en servant d’exemple des possibilités à notre portée. En ouvrant le corps, on ouvre les yeux sur les réalités. C’est maintenant ou jamais pour nous enseignants de permettre que notre art, puisque sensé être plus lucide, soit l’art du dépassement des arts anciens, puisant dans ses origines qui ne sont pas niées mais comprises comme étant la nécessité, certes archaïque, d’une époque aujourd’hui révolue. En créant les conditions nécessaires pour permettre que les femmes se réapproprient, au moins dans notre École, ce qui leur échappait et leur manquait depuis tant de siècles, il s’agit de mettre en place un contexte, un environnement, une ambiance indispensable, un cadre essentiel, pour que ce travail de reconquête puisse s’accomplir. Ces séances dédiées ne sont en quelque sorte qu’une proposition pour susciter une situation de rééquilibrage qui devra s’étendre à tout les domaines, dans les arts martiaux comme au dehors dans la société, et principalement dans chaque aspect de la vie quotidienne. Kunigoshi Takako senseï, une des rares élèves féminine du Kobukan Dojo, rapportait ces paroles de O senseï : « Que ce soit la cérémonie du thé ou l’arrangement floral, il existe des points communs avec l’Aïkido car le ciel et la terre sont faits de mouvement et de calme, de lumière et d’ombre. Si tout était continuellement en mouvement il y aurait un complet chaos. » (Kunigoshi Kunigoshi, Les Maîtres de l’Aïkido – période d’avant guerre, éd. budoconcepts).

Régis Soavi

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« Aïkido un art qui émancipe. Un art qui s’émancipe » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°15 en octobre 2023.

Ki no Nagare : la visualisation

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 16 de juillet 2022, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 7€

 

Dans son enseignement, Tsuda Itsuo senseï insistait sur la visualisation qui, liée à la respiration, est un moyen de découvrir ce chemin de ki no nagare, l’écoulement du ki. Respiration et visualisation sont des outils permettant d’approfondir la perception de cette circulation et de profiter de ses bienfaits dans la vie quotidienne.

Imagination ou visualisation

L’imagination n’engendre pas de résultat tangible si ce n’est la désillusion, la déception quand on retourne à la réalité. La visualisation quant à elle, n’est pas un processus mental, une sorte de vagabondage de l’esprit, mais engage tout le corps. Peu de gens font la différence avant d’avoir fait l’expérience des deux procédés de façon bien séparée et d’en avoir vérifié la réalité. La visualisation est à la fois action et non action, anticipation et attente du moment opportun, elle nécessite la plus grande détente ainsi que la plus grande concentration, mais n’éprouve aucune difficulté à les trouver car pour cela elle s’appuie sur le socle ressenti de l’unité vécue.

À travers un art comme l’Aïkido, on peut expérimenter très concrètement et finement cette sensation de ki no nagare

Ki no nagare : un océan d’interactions

Chaque culture développe sa propre compréhension du monde, sa propre philosophie. Notre culture occidentale a développé durant des siècles une approche analytique, qui amène à une grande précision et un souci du détail. Cette approche intéressante est bien visible dans la science et la technologie mais aussi dans les arts martiaux. Cette recherche de précision est aussi ce qui pousse l’être humain à se dépasser, à devenir meilleur dans sa discipline, comme certains pratiquants de haut niveau nous l’ont déjà démontré. Alors il ne s’agit pas seulement du détail dans le geste, mais aussi de la compréhension du fonctionnement de l’humain, de ses ressorts tant physiques que psychologiques. Bien qu’importante et nécessaire c’est en même temps cette direction qui, quand elle devient exclusive, nous empêche de rejoindre l’unité, si le détail et le contrôle deviennent trop présents, on perd l’ensemble et notamment la perception de l’écoulement du ki.
D’autres, comme la culture japonaise, ont aussi un grand souci du détail mais ont gardé plus présente une certaine conception des liens du vivant et donc de la globalité. Le biologiste Marc-André Selosse propose dans son livre Jamais seul un changement de perspective sur ce sujet : on a aujourd’hui élargi la compréhension du vivant avec les notions de phénotypes étendus ou  »holobiontes ». Mais M.-A. Selosse va plus loin encore, disant qu’on peut considérer le monde comme un océan de microbes où  »flottent » des structures plus grandes et pluricellulaires (plantes, animaux), et aussi avoir la vision de l’écologue d’un océan d’interactions où « Chaque  »organisme » (c’est aussi vrai de chaque microbe) est un nœud dans un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau, où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre lesquels ces interactions s’articulent. » M.-A. Selosse remarque que c’est une vision du monde qu’ont déjà certaines cultures non occidentales, qui « ont une perception plus centrée sur les interactions et nous incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. […] Il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et quotidien. La science occidentale a transposé une philosophie basée sur l’individu en une biologie basée sur l’organisme : au-delà des succès engrangés, la vraie rupture consisterait maintenant à redonner à l’interaction une place centrale. » (M.-A. Selosse, Jamais seul, 2017, Éd. Actes Sud, p. 329)
Ki no nagare qui se traduit par écoulement, circulation du ki, est peut être bien une façon de comprendre cet océan d’interactions. J’estime que l’essence de l’Aïkido se trouve dans la compréhension physique, tangible de cette notion d’écoulement du ki. Car même une toute petite rivière peut donner une orientation différente à un fleuve. Qui est à l’origine du changement, qui agit sur l’autre ? Il faut parfois des années, voire des siècles avant de résoudre une telle question.

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Sans repères fixes, une École sans grade

Par Manon Soavi

Tsuda Itsuo senseï disait « il n’y a pas de ceinture noire de vide mental » soulignant ainsi que l’essentiel n’est pas mesurable ni comparable. Suivant cette direction, Régis Soavi senseï a fait ce choix radical dès les années 80 d’une École sans grade. Un choix qui dénote dans le fonctionnement de notre société basé sur la compétition.

Un horizon infini

Avertissement : cet article ne vise absolument pas à prétendre que ce choix serait le meilleur, à dénigrer les grades ou autre. Il se trouve simplement que le riaï de notre École (la cohérence de ses principes) passe par ce chemin. Cet article raconte un autre possible sans esprit d’évaluation entre les systèmes mais plutôt dans un esprit de découverte d’une autre culture.
Ce choix de ne pas avoir de grade, d’aucune sorte, est une chose qui parfois surprend, ou déçoit. En effet certaines personnes ressentent le besoin de mesurer leur parcours, d’avoir des jalons, ce qui est compréhensible au vu du contexte dans lequel nous vivons. Mais cette particularité est aussi une orientation qui libère, qui soulage beaucoup de personnes ! Ici au moins, dans les dojos de notre École, il n’y a ni mesure, ni comparaison, ni hiérarchie.
Dans un monde où tout se quantifie : les vitamines qu’on avale, notre productivité, nos heures de sommeil, en passant par la vitesse de l’extinction de notre planète, tout se mesure et se calcule. Un lieu sans grade c’est un peu comme passer de l’horizon d’une ville, fait de repères, de quartiers, d’immeubles, à l’horizon de l’océan. C’est libérateur et légèrement grisant.

sans grade pliage du hakama
Laisser le temps et l’espace pour d’autres possibles.

Sans repères fixes

Tsuda senseï écrivait qu’avec les enfants nous sommes « sans repères fixes » c’est-à-dire qu’on ne peut pas se référer à des données extérieures, objectives : à tel âge ceci, tant de centimètres, telle capacité, tel besoin. Pourtant c’est ce que suggèrent la plupart des approches en puériculture ! C’est l’esprit de systématisation. Pour Tsuda senseï il s’agissait d’aiguiser sa capacité d’attention, de réveiller son intuition et de sentir à travers la fusion de sensibilité les besoins du bébé. Un dialogue sensible, unique puisque différent pour chacun et à chaque instant, avec une vérification de nos intuitions à travers les réactions du bébé. La nature de la relation se déplace alors de la recherche de performance (élever un bébé ou passer un grade) vers la qualité de la relation, de l’instant présent toujours fluctuant. Une qualité qu’on ne peut pas évaluer de façon extérieure puisqu’il faut toujours la renouveler.
De même, une École sans grade ne donne pas de repères fixes objectifs, telle technique, vitesse, précision ou autre. Puisque nous partons de l’individu et que chacun est différent, il ne peut être comparé à un autre. Dans notre style d’Aïkido, chacun développe, à travers une forme technique commune, sa spécificité qui, non seulement lui correspond, mais épouse aussi les cycles de la vie, les âges et les états de chacun.
C’est dans la relation à l’autre que chacun peut mesurer le chemin parcouru, à la fois par sa propre observation mais aussi par les retours de ses partenaires et de son senseï. Ou en allant voir d’autres enseignants lors de stages occasionnels. Car sans juge extérieur il n’y a ni sanction ni, surtout, récompense ! Il ne s’agit bien sûr pas de s’imaginer génial et tout puissant ! Dans ce cas nos partenaires et notre senseï se chargeront de nous faire redescendre sur terre, il s’agit de retrouver le goût de faire les choses pour elles-mêmes. Retrouver aussi le temps, un temps qui n’est pas linéaire, car notre « progression » n’est pas une ligne droite avec l’arrivée à la fin. Il s’agit plutôt d’une évolution circulaire : « la pensée orientale ne procède pas par démonstration, elle n’est pas orientée vers un sens final et définitif, mais chemine par cercles d’expérimentations successives afin que la compréhension jaillisse d’un retour au centre même de la question » (Gu Meisheng, la voie du souffle, Les Éditions du Relié)
Il est évidemment possible de combiner un système de grade et l’idée d’un chemin sans fin, les grands adeptes l’ont toujours fait, simplement dans notre École nous avons décidé de poser ce paradigme dès le départ.

sans grade hakama
un acte simple, toujours renouvelé.

Le moment juste

Une fois ce modèle écarté nous avons une situation où l’on débute sans hakama et nous rencontrons alors la possibilité de découvrir le moment juste pour mettre ce fameux hakama. Dans la philosophie du Non-faire il s’agit de redécouvrir l’action juste, celle qui n’est ni calculée ni déterminée par notre « petite intelligence », le volontaire calculateur qui se crispe sur de petits buts, mais par la « grande intelligence » qui s’exprime si on l’écoute réellement.
Certaines personnes mettent le hakama au bout d’un an de pratique et d’autres au bout de dix ans, en fait cela n’a aucune importance sinon pour elles-mêmes et leur capacité à sentir le moment juste. Mais nombreux sont ceux pour qui saisir ce moment présente une grande difficulté. Beaucoup manquent cette occasion de retrouver le sens du moment juste à travers le port du hakama. Que ce soit par légèreté excessive, par peur, par anxiété, par prétention, par incompréhension, ou pour mille autres raisons. Nous sommes face à nous-mêmes.
C’est aussi une occasion de découvrir la différence entre le choix et la décision ! Tsuda senseï accordait une importance immense à la décision comme il l’a écrit : « Une décision peut être prise très rapidement selon les circonstances, mais elle peut aussi mettre bien longtemps avant de mûrir.
La plupart du temps, on confond la décision avec l’option.
Mais ce sont deux choses complètement différentes.
L’option implique la comparaison de plusieurs possibilités et le choix qu’on en fait. C’est un acte de l’intelligence. […] Il n’en va pas de même avec la décision qui détermine notre orientation dans la vie. Cette décision‐là n’est pas un acte de l’intelligence, c’est un acte de l’instinct.(…)
La vraie décision est celle qui correspond à la tension intérieure qui monte au maximum. Sans la tension intérieure, il n’y a pas de décision. Plus la décision exige de courage, de sacrifice de l’amour‐propre et des avantages matériels, plus elle gagne en poids. » (Itsuo Tsuda, La voie des dieux, Le Courrier du Livre.)
En offrant aux pratiquants la situation propice à sentir le moment juste et à prendre une vraie décision nous utilisons l’outil du hakama pour cheminer dans cette voie d’autonomie : décider par soi-même. Cela peut paraître anecdotique, pourtant pour beaucoup ça n’est pas facile et le moment juste sera manqué.
Accompagner ce chemin pour chaque personne est également riche d’enseignements pour les plus anciens qui doivent être attentifs à agir dans le Non-faire : laisser mûrir parfois, augmenter la pression intérieure souvent, acquiescer rarement ! Pourtant aucune conduite ne peut être déterminée d’avance, c’est là aussi « sans repères fixes », mais quand l’action est juste elle est une évidence. Pour que cet acte surgisse il faut se vider la tête et ne pas avoir d’idées préconçues. Cet accompagnement ne peut se faire que si, et uniquement si, la personne qui envisage de porter le hakama a « soif » de cette transmission. C’est sa disponibilité, son positionnement qui le permet ou non.

Donner, recevoir, rendre

Le parcours des pratiquants commence déjà, avant de mettre soi-même le hakama, avec le fait de plier celui d’un plus ancien. Là encore, l’absence de grade est un peu déboussolante les premiers temps. Notre optique est toujours que l’acte prenne un sens en lui-même, pas par respect pour la tradition. Pour autant nous ne nous considérons pas tous avec un égalitarisme forcé. Beaucoup de choses entrent en considération : l’âge, les années de pratique, mais aussi l’aptitude ou l’attitude intérieure. Parfois une personne aura une aptitude, une affinité avec une arme, ou un certain type de technique, ou pourra simplement, à travers une respiration plus profonde, aider quelqu’un de pourtant plus ancien qu’elle. Finalement cela dépend de beaucoup de facteurs.
Alors pourquoi plier le hakama ? Pour remercier ? Oui et non. Le fait de plier le hakama n’est pas simplement un retour direct de type « remerciement » pour quelque chose. Parfois cela peut l’être bien sûr, mais on peut y découvrir beaucoup plus, comme une qualité de relation. Cette relation peut être rapprochée de ce que les anthropologues ont appelé « économie du don ». Mis en lumière par M. Mauss et B. Malinowski au début du 20e siècle, on peut souligner que ce système repose sur la triple nécessité : de donner, de recevoir et de rendre. À la différence de l’économie de marché (dont le troc fait partie) l’économie du don n’attend pas de réciprocité. Elle implique qu’une personne A offre une richesse à une personne B, sans que cette personne B ait à donner une contrepartie ou se sente en dette vis-à-vis de A. Par contre c’est un acte qui existe dans un contexte (famille, culture, société) ; dans notre cas il s’agit du dojo et de la pratique. L’économie du don implique donc de donner, de recevoir et de rendre dans le contexte mais pas nécessairement à la même personne, ni la même valeur, ni au même moment. Ce qui importe c’est que continue la circulation de la richesse, qu’il n’y ait pas stagnation ou accumulation. Dans notre cas la richesse est un enseignement ou une attitude, un moment de pratique etc. La personne qui l’a reçue va continuer à faire circuler en donnant elle-même à d’autres. Elle peut également plier le hakama, mais si on comprend le sens de l’économie du don on comprend que plier le hakama n’est pas une façon de rembourser ce que l’autre nous a donné. On n’est pas quitte, car plier le hakama ce n’est pas rendre mais donner à son tour. Plier le hakama implique aussi que l’ancien reçoive ! Pour celui à qui on plie le hakama c’est aussi un don qui « l’oblige » en retour à continuer à rendre et ainsi de suite. C’est pour cela que ça ne doit pas être systématique, sinon on perd le sens de l’acte, le sens de donner, recevoir et rendre.
Cela ne peut pas s’imposer sinon on retombe dans le système binaire hiérarchique, c’est pourquoi nous laissons chacun libre de faire son chemin, de comprendre à plus ou moins longue échéance car « la vrai morale surgit de l’intérieur » comme disait Tsuda senseï, rejoignant l’anarchiste Kropotkine sur cette sagesse interne des êtres vivants. Mais comme depuis l’enfance on apprend aux enfants à respecter les personnes en fonction de la hiérarchie et de l’autorité qu’elles exercent, on perd complètement le sens du respect simple et naturel. Ce respect qui émerge quand on est respecté. Nous laissons travailler le temps et la pratique pour que l’obligation, imposée par nos habitudes et notre éducation, tombe, et qu’enfin surgisse le respect.

sans grade hakama
Deux pratiquants : Donner, recevoir, rendre

D’autres possibles

Récemment la chercheuse Heide Göttner-Abendroth a théorisé dans ses travaux sur les sociétés matriarcales que ce sont des sociétés d’économie du don (précision utile : les sociétés matriarcales ne sont pas l’inverse du patriarcat, ce sont des sociétés égalitaires, matrilinéaires, où les femmes et particulièrement les mères sont au centre du clan, dans une position acratique c’est-à-dire sans pouvoir). Göttner-Abendroth explique même que « les principes économiques des sociétés matriarcales sont indissolublement liés aux principes spirituels. […] Le modèle à suivre pour l’économie est la Terre Mère elle-même et, à l’image de la terre, partager et offrir de l’abondance sont ses valeurs suprêmes. » (Heide Göttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales ; recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Éditions Des femmes, p 534). La maternité étant, de façon évidente le don de la vie sans attente de retour, ces sociétés considèrent comme valeur cardinale la maternité, non le fait d’avoir des enfants biologiques ou pas mais la capacité à donner et l’état d’esprit que cela implique. Dans ces sociétés on peut parler même de maternité sociale qu’hommes et femmes pratiquent, indépendamment du fait d’avoir des enfants biologiques ou pas. Il s’agit donc d’une attitude à la vie, d’un positionnement de respect, de soin, évidemment mis en lien direct avec le don de vie de la planète, la Terre. Aujourd’hui la société commence à peine à prendre conscience de la globalité du vivant et des liens inextricables entre humains et autres formes de vie. Mais si la science a progressé, la mentalité de la société, elle, évolue bien lentement et nos valeurs restent la prédation et la compétition pour des ressources considérées comme inertes, en bref le capitalisme patriarcal.
Quels rapports entre notre petite École d’Aïkido et Katsugen undo et ces grands problèmes du monde ? Quel rapport entre un hakama et une société pratiquant l’économie du don ? Je dirai qu’à notre échelle nous participons à faire vivre des espaces-temps où d’autres valeurs ont cours. Sans partir à l’autre bout du monde on peut faire volontairement ce pas de côté hors de la comparaison, et se concentrer sur l’expérience concrète du ki en retrouvant ainsi la sensation de la vie en toute chose qui guidait nos ancêtres. Sentir, cela commence par savoir se ressentir soi-même ! Indépendamment des projections, des jugements et des idées que l’on a sur soi-même. Le hakama, le plier et le mettre, peut, si l’on est capable de s’en saisir, être une occasion d’expérimenter par soi-même un autre paradigme.

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« Sans repères fixes, une École sans grade » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°14 en juillet2023.
 

Être humble, certes, mais fier de soi

par Régis Soavi

Il semble qu’aujourd’hui le sens du mot “fierté” se soit alourdi de manière trompeuse, la fierté est presque devenue un défaut majeur dans certaines classes de la société. On utilise à tort le mot “fier”pour définir « quelqu’un qui se croit supérieur aux autres et le manifeste par son comportement », alors qu’il s’agit souvent à mon avis, tout simplement d’un inconscient prétentieux.

L’estime de soi

On confond trop souvent l’estime de soi-même qui est éminemment respectable avec la vanité qui est une forme d’auto-satisfaction qui ne peut que nous nuire. Par contre on dira de quelqu’un « qui a soi-disant conscience de ses limites, de ses faiblesses, et qui le manifeste par une attitude volontairement modeste et effacée » qu’il est humble, même si cette humilité est factice et ne sert qu’à tromper son monde. Le monde politique regorge depuis toujours de ce type d’usurpation pour ce qui est de l’utilisation des termes “être humble” ou “être fier”. L’humilité implique un rapport sociétal, elle est nécessaire face aux autres pour maintenir un équilibre externe autant qu’interne, mais elle ne doit pas nuire à notre état de conscience et à la force qui nous guide dans notre vie.

L’amour-propre

Cela commence dès la naissance dans sa forme naturelle qu’on appelle l’égocentrisme et dont il ne faut pas avoir peur malgré les recommandations de certaines écoles de pédiatrie ou de pédagogie, car il est indispensable à la survie du petit enfant. Très vite l’enfant a conscience d’être et il est fier d’être ce qu’il est, de ce qu’il peut faire ou dire. Il participe au monde non comme une créature dépendante mais déjà comme créateur de ce qui l’entoure, pour lui le monde « lui appartient et il veut en jouir ». La force de vie qui peine à être contenue dans ce petit corps le pousse à exercer ses capacités dans toutes les opportunités qu’il trouvera à sa portée, et même au-delà. S’il n’est pas cassé par son éducation, il gardera le sens de ce qu’on appelle l’amour-propre, ce qui est à mon humble avis la fierté. L’amour- propre nous pousse à dépasser nos capacités, à chercher plus loin plus profond, à découvrir, afin d’être fier de soi, ce qui nous remplit d’une satisfaction et en même temps stimule le désir de dépassement propre à tout être vivant.

Être fier de ses talents est le contraire de la prétention et avoir conscience de ce qu’on est capable de faire n’est pas la vanité. J’ai trop souvent vu et reçu des personnes au dojo qui n’étaient plus conscientes de leurs capacités réelles et alors s’en inventaient de fictives afin de survivre dans un monde où seuls les plus forts semblent avoir le dessus. Cassées, elles attendent les ordres ou au minimum les exemples pour pouvoir imiter et devenir ce qu’elles ne seront jamais en réalité, mais afin de le prétendre devant de plus faibles qu’elles.

Un humble dojo

C’est dans un de ces vieux quartiers de Paris qui a gardé son ambiance à la fois calme et populaire que, parisien à l’ancienne manière, j’ai la chance d’enseigner chaque matin.
Niché au premier étage d’un bâtiment qui fut industriel, le dojo Tenshin se situe dans le vingtième arrondissement de Paris. On y accède après avoir franchi une porte qui donne côté rue sur une petite impasse et de l’autre côté sur un jardinet qu’il faut traverser avant de monter l’escalier. Pas d’enseigne lumineuse tape-à-l’œil, pas de grandes photos vantant les mérites de l’endroit et proposant remise en forme et/ou culture physique et martiale. Collé à l’ancienne petite ceinture de Paris, tout près d’un de ces ponts ferroviaires qui n’existent presque plus, il a le charme des endroits cachés que l’on aime découvrir à l’occasion d’une balade en ville un jour de grève ou de vacances quand la ville est désertée. Quand on pénètre dans le dojo tout change ; bien que les fenêtres du coin café donnent sur le jardin, bien que dès qu’on les ouvre les chants d’oiseaux résonnent, l’espace des tatamis se présente comme un cocon de plus de 200 mètres carrés, éclairé tout autant par le ciel que par des éventails lumineux disposés au plafond.

Fruit du travail des pratiquants qui en ont assuré la réhabilitation comme l’entretien journalier, le dojo a fière allure à nos yeux. Dans ce lieu de travail du corps et sur le corps, dans la douceur et la concentration comme dans la résistance et la ténacité, chaque personne qui participe aux séances d’Aïkido ou de Katsugen Undo1 se sent fière d’être là, sans prétention aucune, mais avec le plaisir de vivre ce que le monde du quotidien a rendu difficile voire impossible pour certains. Tout est à reconquérir et si le désir est là, le lieu s’y prête. Si le dojo se présente si humblement (c’est son coté Ura) c’est aussi afin de permettre la rencontre avec des personnes simples et courageuses qui sauront découvrir son intérêt (son coté Omote) au-delà des apparences.

humble mais fiere
O senseï Ueshiba : quelle posture superbe !

Humilité et posture

Préserver l’humilité pour permettre de retrouver la fierté d’être ce qu’on est réellement ne manque pas d’intérêt et se présente fréquemment comme une nécessité face aux egos démesurés et de fabrication récente, souvent dus à l’éducation des enfants d’une partie favorisée de la société. On représente habituellement les personnes humbles courbées, pliées en deux, tête baissée ce qui n’est en fait qu’un signe de soumission ou de renoncement. La respiration dans ce cas est bloquée ou sifflante et tout le corps aura tendance à aller vers la fourberie s’il n’y est déjà. Humilité et humiliation sont deux choses différentes, on ne devient pas humble à coup d’humiliation, la réaction la plus saine sera la rébellion, on se redressera alors pour montrer ses capacités, et cela même dans l’adversité. Lorsque le corps est droit, le squelette est en équilibre et non plus écrasé par le poids des chairs, ce qui l’entoure le maintient dans cette posture, animé par cette énergie vitale que l’on peine à définir mais que l’on connaît et reconnaît.

Je me souviens encore aujourd’hui de la posture de Tsuda senseï, quittant le dojo après la séance du matin avec son sac pour faire quelques courses avant de rentrer chez lui. Pour qui ne le connaissait pas il ressemblait à un homme ordinaire, un asiatique choisissant des fruits rue Saint-Denis ou achetant un journal, pour qui savait “voir”, il se dégageait de lui une présence, une manière de se mouvoir, différente de tous ceux qui l’entouraient. Le dos droit la tête alignée, on peut dire qu’il avait fière allure, même sans rien connaître à la posture on pouvait sentir sa force intérieure, son “aura”.

Tsuda Itsuo senseï. Le corps se redresse et se distingue au milieu d’une foule.

Un

Tous les maîtres qui avaient été des élèves de Ueshiba Morihei, sous la direction desquels j’ai eu la chance d’apprendre et de travailler, tels que Noro senseï, Nocquet senseï, Tamura senseï, avaient une très haute idée de ce qui leur avait été transmis et se sentaient investis d’une mission qu’ils ne pouvaient trahir. Au même titre que d’autres comme Sugano senseï, Hikitsuchi senseï, Kobayashi senseï, ou encore Shirata senseï que j’ai croisés à l’occasion de stages, tous avaient une grande simplicité, une grande rigueur et ils étaient fiers de transmettre notre art avec l’humilité qui seyait à chacun d’eux, sachant de façon claire être à la fois “fier et humble” en même temps.
Évidemment Tsuda senseï, qui fut mon maître pendant dix ans, faisait partie de cette lignée et il savait très bien nous remettre à notre place quand il le fallait, usant souvent de l’humour ou de la dérision car il avait l’art de nous guider sans nous rabaisser, mais plutôt en valorisant nos qualités propres et ne nous laissant jamais nous en enorgueillir.

Voici un texte de Noguchi Haruchika2 traduit par Tsuda senseï, qui de prime abord et pour qui ne connaît pas l’auteur peut sembler extrêmement prétentieux, mais peut aussi nous donner une petite idée de la vision d’un maître reconnu dans son art comme le plus prestigieux.

« “pensée sur la vie intégrale

Moi, je suis.
Je suis le Centre de l’Univers. En moi réside la Vie.
La Vie n’a ni commencement ni fin.
À travers moi, elle s’étend à l’infini, à travers moi, elle se lie à l’éternité.
Comme la Vie est absolue et infinie, moi aussi, je suis absolu et infini.
Si je me meus, l’Univers se meut. Si l’Univers se meut, moi, je me meus. « Moi » et l’Univers sont Un indivisible, un corps et une pensée.
Je suis libre et sans barrière. Je suis détaché de la vie et de la mort. Ainsi en va-t-il, bien entendu, de la vieillesse et de la maladie. Maintenant je réalise la Vie et demeure dans la quiétude infinie et éternelle.
Ma conduite dans la vie quotidienne reste imperturbable et inaltérable. Cette conviction est incorruptible et éternellement inattaquable.

Oum ! Tout va bien. » 3

Tsuda senseï ajoute dans son livre quelques remarques : « Cette pensée n’a peut-être pas besoin de commentaire pour ceux qui en sentent directement l’impact. Pourtant je me rends compte de l’énorme distance qui sépare cette pensée de la pensée occidentale qui sous-tend la structure mentale des civilisés. […]
[…]
Moi, je suis.
Cette affirmation est simple, profonde et sublime. À la différence de Descartes, Noguchi n’a pas besoin de prouver son affirmation. Il n’est pas en position de recul, il est « dedans » par rapport à son affirmation. Celle-ci peut nous embarrasser par sa simplicité même […] Mais personne n’ose dire : moi, je suis, tout court.
Je suis le Centre de l’Univers.
Du point de vue occidental, ce ne peut être qu’une parole de fou. Noguchi est-il un mégalomane, un fanatique qui se croit Dieu ? […] Pourtant, ce qu’il dit ne relève que d’une constatation très banale : je suis le seul à ressentir la valeur directe de mon expérience. À ce titre, n’importe qui peut reconnaître qu’il est lui-même le Centre de l’Univers. À chacun son Univers.
Univers mental ? Univers subjectif ? Combien y a-t-il d’Univers dans l’Univers ? » 4
Calligraphie de Tsuda Itsuo. Moi, je suis. Je suis le Centre de l’Univers. En moi réside la Vie.

Avoir un port altier

Regardons la posture de O senseï lorsqu’il marche ou lorsqu’il arrose ses fleurs : quelle posture superbe ! De la même façon je reste sans voix quand je regarde comment se déplace Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu.

humble mais fiere
Shimada Teruko senseï.

Hommes ou femmes sans distinction montrent de la hauteur dans leur présence face aux autres, autant que de la simplicité et de la modestie dans leur intimité. Il n’y a pas si longtemps la prestance était valorisée, si elle n’était pas mise en valeur pour cacher des défauts, de la faiblesse ou encore la médiocrité voire la fausseté, elle était censée refléter l’intérieur, l’“âme” de la personne. Bon nombre de valeurs sont aujourd’hui comprises comme négatives ou absurdes, on parle d’arrogance, d’orgueil, de stupidité, d’infantilisme, etc., là où ma façon de comprendre le monde voyait audace, courtoisie, intelligence ou panache, comme par exemple dans la tirade des « Non, merci » issue de la pièce d’Edmond Rostand Cyrano de Bergerac.

Les arts martiaux et plus particulièrement l’Aïkido nous ramènent à nous-mêmes, indépendamment de l’éducation que l’on a reçue, c’est la possibilité de se recentrer et tout à la fois de mesurer notre indépendance comme notre dépendance de tout ce qui nous entoure. C’est l’occasion, grâce aux contacts avec les autres, de retrouver nos racines vivantes bien qu’invisibles mais non immatérielles, ou plutôt d’une matérialité non encore reconnue comme mesurable. Par la pratique régulière, le corps se redresse et sans être remarquable, il sera distingué au milieu d’une foule comme un élément chargé et digne d’intérêt.

Régis Soavi

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Article publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n° 14 en juillet 2023.

Notes :

  1. Katsugen Undo (en français Mouvement Régénérateur) : pratique permettant la normalisation du corps grâce à l’activation du système moteur extra-pyramidal (système involontaire)
  2. Noguchi Haruchika (1911–1976) fondateur du Seitaï, dont Tsuda I. suivit l’enseignement durant plus de vingt ans
  3. Tsuda Itsuo, Un, chap. I, 1978, Le Courrier du Livre, p. 7
  4. ibid., pp. 8–9
  5. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (disponible en ligne), Acte II, Scène VIII, 1898, Librairie Charpentier et Fasquelle

Rendre l’impossible possible

Interview de Régis Soavi

Pourquoi avez-vous commencé l’Aïkido ?

J’ai commencé le Judo-jujitsu, comme on l’appelait à ce moment-là, en 1962 et notre professeur nous le présentait comme « la voie de la souplesse », l’utilisation de la force de l’adversaire. J’avais presque douze ans et j’adorais les techniques, le déséquilibre, les chutes qui pouvaient être aussi un dépassement de la technique subie. Notre instructeur nous parlait du hara, de la posture et nous savions que lui-même apprenait l’Aïkido et qu’il avait le grade de « jupe noire », ce qui était pour nous très impressionnant. Les événements de 68 m’ont orienté vers des techniques de combat de rue, de kobudo, et des tactiques différentes. Cependant en 1972 j’ai voulu reprendre le judo, et je me suis inscrit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève chez Plée senseï, on pouvait pratiquer le Judo le Karaté ou l’Aïkido pour le prix d’une seule cotisation, c’était idéal pour s’entraîner. Mais le judo avait changé : les catégories de poids, le travail d’un spécial afin de gagner un combat, j’étais très déçu. Un soir après la séance je suis resté pour regarder l’Aïkido, c’était Maroteaux senseï qui conduisait la séance et j’ai tout de suite été conquis.

Régis Soavi, début au Judo en 1964.

Pourquoi continuer ?

J’ai trouvé dans l’Aïkido bien plus qu’un art, une « Voie » d’une très grande richesse qui comme toute voie n’a besoin que d’être approfondie. Chaque jour la séance me permet de découvrir un aspect, de sentir que l’on peut aller beaucoup plus loin, que je ne suis qu’au bord de quelque chose de plus vaste, comme si un océan se présentait à moi. Au-delà du plaisir que j’éprouve, il me semble important de témoigner de son existence.
Quel aspect vous parle le plus : martial, mystique, santé, spiritualité ?
Il n’y a aucune séparation pour moi entre toutes ces choses, elles sont interdépendantes.
Pourquoi vous créez des dojos plutôt que pratiquer dans des gymnases ?
Je comprends votre question, ce serait tellement plus simple d’utiliser les structures existantes, rien à faire, même pas de ménage, tout serait pris en charge par la direction. On aurait la possibilité de râler si ce n’est pas assez propre, de réclamer si quelque chose ne va pas, de toute façon nous ne serions que des passants temporaires. A contrario pour moi le dojo a une importance cruciale. Déjà parce que c’est un lieu dédié et donc il permet une ambiance différente, libérée des contraintes des administrations, un endroit où on se sent chez soi, où on a la liberté de s’organiser comme on veut, où on est responsable de tout ce qui se passe. C’est grâce à cette mise en situation que l’on peut comprendre ce qu’est un dojo, cela change la donne, cela permet une pratique qui va au-delà de l’entraînement et porte les individus vers l’autonomie, la responsabilité. Mais la raison principale est que le lieu se charge du point de vue du KI, au même titre qu’une vieille demeure, un théâtre ancien ou certains temples. Cette charge permet de sentir qu’un autre monde est possible, même au sein de celui dans lequel nous évoluons.

Vous avez créé plusieurs dojos mais aussi d’autres lieux dès les années 80. Le Jardin Floréal, un lieu pour les enfants, puis plusieurs ateliers de peinture , ainsi qu’une école de musique La musique Buissonnière. Pourquoi tous ces lieux ? Qu’ont-ils en commun ?

Mon désir a toujours été de favoriser la liberté des corps comme des esprits dans le but qu’ils soient enfin réunis. Ce travail, pour être mené à bien, exige une vision très large sans aucune idéologie, en dehors des systèmes abrutissants, en dehors de la compétition, toujours à la recherche d’une part de la sensibilité, qui semble être devenue une maladie ou une tare dans notre société, et d’autre part et entre autres de la spontanéité. Créer un jardin d’enfants pour permettre les bases d’une éducation dans la liberté favorisant par là même la non-scolarisation, des « ateliers de peinture-expression »(1) dans l’esprit du travail d’Arno Stern qui soient des bulles, qui libèrent l’être humain de la sclérose névrotique qui l’entoure, donner la possibilité pour des adultes et des enfants de se passionner pour la musique, notamment classique, grâce à une notation « la musique en clair »(2) qui permet de jouer immédiatement et de découvrir ce plaisir de jouer sans subir la rigidification du mental et du corps organisée par les spécialistes du solfège et de l’enseignement musical en général. Tout cela toujours au service de l’être humain, de la possibilité d’un développement harmonieux des corps et des esprits.

créer un dojo, impossible ?
Régis Soavi enseigne tous les matins depuis plus de quarante ans. Dojo Tenshin, Paris

Vous cultivez une place de non-maître, n’est-ce pas ? En étant à la fois le senseï, celui qui indique le chemin, celui qui endosse la responsabilité de l’enseignement, et à la fois un membre ordinaire de l’association, qui participe aux tâches quotidiennes et se préoccupe autant du chauffage que d’une fuite ou du bricolage.

Je vois que vous avez très bien saisi mon positionnement. Cette attitude est une nécessité pour moi, il n’est pas question que je me perde, abusé par un pouvoir factice que j’aurais acquis en profitant de subterfuges et de faux-semblants mais qui flatterait mon ego. Ma recherche dans cette direction est issue du Non-Faire et concerne tous les aspects de ma vie, elle est ancienne, à la fois longue et hasardeuse car « sans repères fixes » comme l’écrivait Tsuda senseï. Cette orientation est un instrument, un outil indispensable pour permettre aux membres des associations de cheminer vers leur propre liberté, leur propre autonomie à travers l’activité au dojo. Pour résumer ma pensée, je voudrais citer un philosophe du 19e siècle que j’apprécie depuis très longtemps et dont l’importance m’a toujours semblé sous-évaluée dans notre société. « Pas un individu ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si ce n’est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s’émanciper s’il n’émancipe avec lui tous les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit de tous les hommes, mes égaux. »(3)

Comment était Tsuda Itsuo et qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?

C’était un homme d’une grande simplicité et en même temps d’une grande finesse. Le fait qu’il parlait aussi parfaitement le français, qu’il l’écrivait, nous permettait une communication que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs avec un maître japonais. C’était aussi un intellectuel dans le meilleur sens du terme, sa connaissance de l’Orient comme de l’Occident lui a permis de faire passer un certain type de message, par rapport au corps et à la liberté de pensée, notamment dans ses livres, qui reste aujourd’hui encore inégalé. Il avait rencontré Ueshiba Morihei en 1955 comme traducteur de Nocquet senseï et commença à pratiquer en 1959 alors qu’il avait déjà quarante-cinq ans. Il fut son élève pendant dix ans, mais comme il était par ailleurs déjà pratiquant de Seitai et qu’il traduisait pour les étrangers français et américains les propos d’O senseï, il a pu saisir la profondeur de ses paroles ainsi que l’importance de la posture, de l’esprit, et surtout de la respiration (du Ki) dans la première partie de l’Aïkido, ce qui semble aujourd’hui oublié – à ma grande tristesse.

Tsuda Itsuo avec Regis Soavi en 1980, Paris.

Comment trouver l’équilibre entre enseignement et pratique personnelle ?

Je pratique tout simplement l’Aïkido depuis cinquante ans, chaque matin à 6h45 pendant une heure et demie et cela 365 jours par an. Bien sûr, je pratique aussi le Katsugen Undo (que Tsuda senseï avait traduit par Mouvement Régénérateur) là aussi – je pourrais dire – tous les jours, ne serait-ce que, au minimum, à travers le bain chaud Seitai(4). Quand à l’enseignement, j’ai des stages à peu près une fois par mois, que ce soit à Paris, Toulouse, Milan, ou Rome.

Y a-t-il eu des évolutions dans votre pratique ou votre enseignement ?

Bien sûr ! comment pourrait-il en être autrement ? Si on s’exerce sincèrement la pratique s’étend à tous les aspects de notre vie, j’ai du mal à comprendre les personnes qui ont abandonné ou vont chercher d’autres arts car elles trouvent l’Aïkido répétitif. La vie lorsqu’elle est pleinement vécue est-elle répétitive ? Chaque instant de ma pratique provoque des changements, des évolutions, et même des bouleversements qui m’ont amené à des remises en cause, des approfondissements. C’est ce qui provoque en moi la joie dans ma pratique de l’Aïkido. Même les moments les plus difficiles, et peut-être ceux-là plus que d’autres, ont été les vecteurs de transformations et d’enrichissements.

Votre maître, Tsuda Itsuo vous a, un jour, donné un koan, n’est-ce pas ?

Oui, mais j’ai du mal à en raconter les circonstances exactes. Je dois d’abord vous expliquer que Tsuda senseï savait parler au subconscient des personnes, chaque fois qu’il le faisait c’était une manière de leur donner un coup de main mais il n’en parlait quasiment jamais. Il disait que Noguchi senseï le faisait couramment car cela fait partie des techniques Seitai. Un jour, suite à une discussion il me dit « Bon courage », phrase somme toute assez banale, mais le ton qu’il utilisa en s’appuyant évidemment en plus sur « l’intermission respiratoire » me bouleversa et me fit réagir, me donnant une force intérieure que je ne soupçonnais pas. Une autre fois ce fut plus important car c’est à ce moment-là qu’il me donna le koan. Alors que je lui racontais mes difficultés par rapport au travail (comment gagner de quoi vivre pour ma famille et moi, etc.) et comment trouver le moyen de continuer à pratiquer, voire à monter un dojo puisque j’allais quitter Paris pour quelques années et que je serais à 800 kms, il commença par m’expliquer que dans l’école de Zen Rinzai (je venais de lire les Entretiens de Lin Tsi et il le savait) le maître donne à ses disciples des koans qu’ils doivent résoudre. Brusquement il me dit « Impossible » « voila c’est pour vous » ! puis il partit rapidement, me laissant cloué sur place, interloqué, complètement ébahi. Je dois dire que j’ai tout d’abord trouvé cela absurde, ridicule, il m’avait déjà donné quelques temps auparavant une direction pour ma pratique en choisissant de façon précise la calligraphie MU(5) comme cadeau de la part de mes élèves parisiens. Mais là, j’étais choqué, je ne comprenais pas. Mu me semblait un vrai koan, déjà connu, répertorié, acceptable, mais « impossible » ça n’avait pas de sens. Pourquoi me dire ça à moi ? C’est au fil des années que la « réponse » est apparue comme une évidence.

Quelle est la place du Katsugen Undo dans votre pratique ?

Oh ! il a une importance de premier plan, mais, pour vous répondre, voici une anecdote. Nous étions au restaurant avec Tsuda senseï, et Noguchi Hirochika – le premier fils de Noguchi senseï – qui était assis à coté de moi me demanda soudain : « Le Katsugen Undo, qu’est-ce que c’est pour vous ? ». Ma réponse fut aussi immédiate que spontanée : « C’est le minimum » ai-je répondu, et depuis je n’ai pas changé d’opinion. Cette réponse avait beaucoup plu à Tsuda senseï et il l’utilisa dans certaines de ses conférences pendant les stages. Le « minimum » pour maintenir l’équilibre, pour permettre que notre système involontaire fonctionne correctement et ainsi que l’on n’ait plus besoin de se préoccuper de sa santé, de ne plus avoir peur de la maladie.

Noguchi Hirochika avec Régis Soavi Paris 1981.

Pour vous, un Aïkido sans Katsugen Undo a-t-il un sens ?

Oui bien sûr, malgré tout, cela dépend de la manière dont on pratique. Il est simplement dommage de ne pas profiter de ce qui peut nous rendre indépendant, de ce qui peut réveiller notre intuition, notre attention, notre capacité de concentration et libérer notre mental.

Cela fait de nombreuses années que vous contribuez à Dragon Magazine. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Cela me permet de faire passer un message et en même temps cela me contraint à ce qu’il soit le plus clair possible par rapport à l’enseignement de mon maître Tsuda senseï, et donc à notre école. C’est aussi une manière de sortir de l’ombre tout en restant dans la simplicité, sans faire de la publicité ou du tapage. Le fait de lire régulièrement les articles de mes contemporains ainsi que des jeunes enseignants m’apporte beaucoup et me permet de voir et de comprendre les différentes directions vers lesquelles va l’Aïkido et leurs raisons d’être, même lorsque je ne les approuve pas.

L’écriture est-elle importante dans le Budo ?

L’écriture est toujours importante car c’est une des bases de la communication – « les paroles s’envolent mais les écrits restent ». Cependant, sans une pratique réelle cela risque de demeurer dans le domaine des idées et ne satisfaire que l’intellect, dans ce cas la cible est manquée.

D’autres maîtres vous ont-ils également marqué ?

J’ai la chance d’appartenir à une époque ou il était possible de rencontrer un grand nombre de senseï de la première génération. Les années 70 étaient très riches de ce point de vue, nous courions de stages en stages pour nous former, à l’écoute attentive de leurs paroles de leurs postures pour tirer le meilleur de ce que chacun d’entre eux apportait. Toute ma reconnaissance va donc à tous ceux qui m’ont enseigné, mon maître Tsuda Itsuo senseï, Noro Masamichi senseï, Tamura Nobuyoshi senseï, Nocquet André senseï, ainsi qu’à ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Je préfère les citer par ordre alphabétique afin de ne rien suggérer par rapport à l’importance qu’ils ont eu sur ma pratique : Hikitsuchi Michio senseï, Kobayashi Hirokazu senseï, Shirata Rinjiro senseï, Sugano Seiichi senseï, Ueshiba Kisshomaru senseï, ainsi que – bien que je n’aie jamais pratiqué le Karaté – Kasé Taiji senseï, ou Mochizuki Hiroo senseï que j’ai croisés grâce à Tsuda senseï et qui m’ont marqué. Je n’oublie pas Maroteau Rolland senseï qui fut mon premier enseignant d’Aïkido et qui m’a permis de rencontrer celui qui fut mon principal mentor : Tsuda Itsuo senseï.

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Article publié dans Self et Dragon Spécial n°13 en avril 2023.
Notes :
1) Appelés aujourd’hui « ateliers du jeu de peindre »
2) Pédagogie de M. Jacques Greys (1929-2019) pianiste.
3) Mikhail Bakounine (1814-1876), philosophe anarchiste.
4) Revue Yashima, N°13, octobre 2021.
5) « rien » ou « non-existence », terme utilisé dans le taoïsme pour exprimer la vacuité

Philosophie du Non-faire. Rencontre avec Manon Soavi

Entrevue avec Manon Soavi pour la parution de « Le Maître anarchiste, Itsuo Tsuda. Savoir vivre l’utopie » aux éditions L’originel. Entretien réalisé par Jean Rivest pour la chaîne Réseau Vox Populi à Montréal le 20 mai 2023.

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Manon Soavi est aïkidoka et enseignante d’arts martiaux dans l’École Itsuo Tsuda à Paris. Toute son enfance a baigné dans la philosophie du Non-faire d’Itsuo Tsuda, rencontré dans les années soixante-dix par ses parents. Cette philosophie, et la pratique de l’Aïkido et du Seitaï (le Mouvement régénérateur), ont fait partie intégrante de leur vie quotidienne. Jamais scolarisée, Manon Soavi débute la pratique de l’Aïkido à six ans et ses études de piano classique à onze ans. Devenue adulte, Manon Soavi complète sa pratique des arts martiaux avec le sabre japonais et le jujitsu ; elle exerce également en tant que pianiste concertiste et accompagnatrice durant plus de dix ans. En parallèle, elle commence à enseigner elle-même l’Aïkido et la philosophie du Non-faire. Aujourd’hui, elle se consacre entièrement à cette transmission. http://soavimanon.rifleu.fr/ Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda – Savoir vivre l’utopie Publié aux Éditions L’Originel Charles Antoni (2022)

Les choses extérieures n’ont rien de certain ni de nécessaire

Par Manon Soavi

Max Stirner écrivait en 1844 : « il existe des vagabonds de l’esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s’en vont chercher au loin plus d’air et plus d’espace. Au lieu de rester au coin de l’âtre familial à remuer les cendres d’une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le champ paternel et s’en vont, par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur indomptable curiosité de douter. » (Max Stirner, L’Unique et sa propriété)

Tsuda Itsuo senseï est connu pour ses dix livres, parfois aussi pour ses calligraphies empruntes de philosophie tch’an (Zen en japonais) ou encore pour avoir introduit le Seitaï en Europe. Son école de pensée « L’école de la respiration », bien que relativement modeste, a marqué durablement les milliers de personnes qui sont passées dans les dojos ou qui ont lu ses livres. Pourtant il ne faut pas s’imaginer que son chemin fut un long fleuve tranquille jusqu’à la sagesse. Au contraire, c’est le refus des certitudes du passé qui l’ont poussé vers une autre voie. Tsuda senseï était assurément un « vagabond de l’esprit » qui étouffait sous le toit paternel comme le dit Stirner. En 1914, quand il naît, son père est un grand industriel japonais ayant fait fortune qui s’est installé en Corée, alors sous domination japonaise. Il n’est pas possible de savoir exactement ce qui a motivé la révolte de Tsuda Itsuo contre son père et son départ à seize ans. Néanmoins nous savons qu’il y a la façon dont son père s’y prend après le décès de sa mère et de sa grande sœur. Il y a quelque chose d’inacceptable pour le jeune homme qu’est alors Tsuda Itsuo mais son père attend de lui qu’il se résigne, qu’il endure et se taise. À cette souffrance s’ajoute la rencontre avec une jeune fille coréenne (qu’il épousera finalement, quatorze ans plus tard, quand il la retrouvera durant la Deuxième Guerre mondiale). Cette jeune fille, dont il tombe amoureux, lui permet d’approcher certaines des immenses souffrances du peuple coréen alors dominé avec la plus grande violence d’État par le Japon.
À seize ans, en rupture totale avec son père, il refuse le droit d’aînesse et part, seul, sans aucune certitude, sauf celle qu’il lui serait insupportable de continuer sur la voie qui était tracée pour lui. Ainsi durant quatre ans va-t-il vagabonder, au sens littéral, en Chine et en Mandchourie, passant deux ans à Shanghaï. Il trouve une ville alors extraordinairement cosmopolite, avec d’un coté les concessions françaises et britanniques et de l’autre une très forte présence des mouvements anarchistes coréens, japonais et chinois.

certitude intérieure incertitude extérieur
Accepter l’incertitude extérieure

Il faut croire que Tsuda Itsuo n’aimait pas les certitudes car à vingt ans il part cette fois pour Paris, ne connaissant que quelques mots de français, à la recherche de la liberté de pensée. Quand il arrive en 1934, il tombe en plein milieu des mouvements du Front populaire, des grèves et des manifestations massives de l’époque. Un mouvement d’une force qu’il nous est difficile d’imaginer aujourd’hui et que la guerre va écraser, fauchant la jeunesse ouvrière révolutionnaire de l’époque. Petit à petit, Tsuda Itsuo s’intègre et il débute alors des études à la Sorbonne avec Marcel Mauss et Marcel Granet. Il est en contact avec les milieux intellectuels de Montparnasse, et je crois pouvoir dire qu’il projette de rester à Paris, au moins un bon moment. Mais en 1940 le monde bascule dans la guerre et il est réquisitionné par le Japon. À son grand désespoir, il doit s’embarquer pour un pays que, finalement, il ne connaît pas. Ce qui l’attend au Japon c’est le chaos de la guerre, le nationalisme et l’incertitude totale du lendemain. Peut-être les situations extrêmes révèlent-elles ceux qui s’écroulent et ceux qui ont la résistance de continuer leur route. Tsuda senseï avait-il des certitudes, je ne sais pas, mais le fait est qu’il poursuit son chemin malgré la guerre. Ses intérêts pour la sinologie et pour l’ethnologie ne se démentent pas, au contraire, il publie des traductions et des articles. Après la guerre, sa vie semble se « stabiliser », marié et salarié (il travaille à Air France comme interprète) il continue pourtant de creuser inlassablement. La rencontre avec le Nô, puis avec le Seitai et son fondateur Noguchi Haruchika (avec qui il étudiera durant vingt ans), et enfin avec O senseï Ueshiba et l’Aïkido seront les instruments décisifs de l’articulation de sa philosophie : le Non-faire et la notion de Ki.

certitudes
Les choses extérieurs n’ont rien de certain ni de nécessaire. Calligraphie de Itsuo Tsuda,

Cultiver l’incertitude

On pourrait croire qu’arrivé là, les évidences s’installent, comme souvent chez les personnes d’un certain âge après une jeunesse tumultueuse. Mais il n’en est rien, c’est à cinquante-six ans qu’il retourne en France sans garantie ni promesse, comme il l’écrira lui-même. Vivant de nouveau chichement, dans une chambre de bonne près de la Gare du Nord à Paris, il se met à écrire, en français directement. Il commence aussi à enseigner l’Aïkido et à diffuser le Katsugen undo (la gymnastique de l’involontaire du Seitaï). À soixante-huit ans, dans son huitième livre, il écrit ceci :
« Du point de vue courant, je suis un homme imprudent. Je ne prends pas de précautions contre les microbes, les virus, les pollutions, les maladies. Je ne suis ni protégé ni armé contre les dangers. Je fais ce qu’il me plaît de faire, sans gêner personne.
Il ne m’appartient pas d’imposer mes idées, en disant : Ne faites pas ce que je fais, mais faites ce que je vous dis. Une telle formule appartient aux grands, aux puissants, mais pas à moi. Ma formule est : “Je vis, je vais, je fais.”
Ce n’est pas pour me conformer à un but moral, social ou politique que je fais quelque chose. Je fais ce que je sens en moi, ce que je peux faire sans regret. Je ne cherche pas l’utopie à l’extérieur. Je cherche la satisfaction intérieure, inconditionnelle. C’est dans la respiration calme et profonde que je trouve ma vraie satisfaction. Cela, en dépit des nombreuses contrariétés de la vie moderne. J’ai surmonté et vais surmonter des difficultés, tant que dure ma vie. C’est ainsi que je trouve le plaisir de vivre. » (Itsuo Tsuda, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre)
Tsuda Itsuo nous a laissé aussi des enseignements précieux à travers ses calligraphies. Sur cette question de l’incertitude, on trouve cette phrase de Tchouang-tseu qu’il calligraphia : « Les choses extérieures n’ont rien de certain ni de nécessaire » (1). Les choses extérieures vont et viennent, malheurs ou bonheurs, rien n’est prévisible et rien n’est en soi un malheur ou un bonheur. Intégrer réellement cette donnée de l’incertitude des choses extérieures est pourtant difficile, nous avons pu le constater par nous-mêmes avec les deux années de crise que nous venons de vivre. Des mois d’instabilité et de crise qui, sans être l’équivalent d’une guerre, nous ont usés, fatigués. Nous avons pu mesurer, à notre échelle, la difficulté à continuer et les effets n’ont pas fini de se faire sentir.

La force intérieure

Le défaut de l’éducation occidentale est que celle-ci tend à nous faire prendre en compte seulement l’aspect volontaire de l’individu. Alors, pour compenser sa faiblesse, l’être l’humain affiche ses certitudes à l’extérieur tout en restant pourtant très incertain de lui-même à l’intérieur.
L’enseignement de Tsuda senseï réoriente notre attention vers les capacités insoupçonnées de notre involontaire. Écouter nos besoins intérieurs qui s’expriment et nous donnent les directions à suivre pour nous-mêmes et garder l’imprévisibilité, la disponibilité vers l’extérieur puisque rien n’est certain ni nécessaire. C’est faire confiance aux capacités d’adaptation humaine.
N’ayant jamais été à l’école, j’ai eu à faire avec un cortège de personnes qui projetaient leurs propres inquiétudes sur nos choix et qui avaient la certitude que mes parents gâchaient mes chances d’avenir. Pourtant, une chose est sûre, c’est que l’avenir est toujours incertain (voire absent parfois). J’ai donc vécu une enfance de l’instant présent plutôt que dictée par un futur inexistant. Dans la joie et la confiance de faire les choses pour elles-mêmes, dans le moment où l’intérêt était présent. Mes parents ont eu des moments de doutes évidemment mais ils avaient la conviction que vivre comme leurs aînés n’était tout simplement pas vivre mais mourir lentement. Ils ont préféré faire le choix de l’incertitude en prenant une voie divergente. Car la certitude intérieure que le plus important était de vivre maintenant ne les a pas quittés. Ne pas aller à l’école était cette chance inouïe d’apprendre à compter sur ses propres ressources pour faire face aux inévitables difficultés de l’existence.
Pratiquer un art comme l’Aïkido c’est, au moins sur les tatamis, devoir compter sur cette spontanéité car quel que soit l’apprentissage technique il n’est pas possible de tout prévoir. Les corps sont souvent plus ou moins paralysés de l’intérieur et l’activité du corps est figée (activité du corps entendue selon J. F. Billeter : “ensemble des énergies et de l’activité inconsciente qui nourrissent et soutiennent l’action consciente”) (2). Mais alors l’adaptation, l’intégration, ne se font plus. Ainsi, un art qui remet en mouvement les ressources du corps, qui réintroduit du jeu, est vraiment salutaire bien qu’il ne soit pas une thérapie. La vie reprend par le corps.
C’est pourquoi l’Aïkido ne doit pas devenir un catalogue technique stérile, avec des attaques toujours prévisibles et des réponses standards. La part de l’incertitude doit être maintenue avec différents moyens pédagogiques comme jyu waza ou le travail à plusieurs attaquants par exemple. Quand j’ai commencé l’étude des techniques de jujitsu de la Bushuden Kiraku ryu, ce qui était formateur c’était de sortir du cadre de l’Aïkido et de retrouver certaines techniques, très proches de l’Aïkido, mais de façon différente ; cela cassait le cadre et m’a permis de continuer l’Aïkido avec la sensation interne des possibilités d’atemi, de kubi shime, de kaeshi waza, etc. Sans pour autant placer forcément ces éléments à chaque technique, le simple fait de les avoir ressentis dans mon corps me donnait un positionnement différent.

Manon Soavi
Cultiver le calme intérieur

Créativité

L’Aïkido nous entraîne évidemment à sentir les situations où il nous faut partir ou agir avant qu’il ne soit trop tard. C’est bien sûr une base. Mais cela a plus à voir avec l’intuition et avec le potentiel de créativité de l’individu dans le sens où l’exprime le chercheur Arno Stern qu’avec le contrôle : « Créer, c’est acquérir une liberté hors de l’emprise de la société consommante. Lorsque je parle de liberté, ce n’est pas un mot léger que je prononce ; elle est la condition et aussi le but de l’éducation qui engendre l’acte créateur. Créativité ne signifie pas production d’œuvre. C’est une attitude dans la vie, une capacité de maîtriser n’importe quelle donnée de l’existence. » (Arno Stern, L’Expression ou l’Homo-vulcanus, Delachaux & Niestlé)
Dans les arts martiaux il y a de bien nombreux exemples. Car ce qui fait l’efficience d’un art n’est pas le panel technique mais d’abord l’humain et sa capacité de réaction. Il y a bien sûr beaucoup d’histoires et de contes d’arts martiaux qui le racontent, mais j’ai envie pour finir cette réflexion de vous rapporter une histoire qui replace l’Aïkido dans une réalité où il n’y a pas de certitude sur l’issue (l’extérieur) mais il y a évidence sur la nécessité de faire face (l’intérieur). Elle est relatée par la fille de Virginia Mayhew (pionnière de l’Aïkido, fondatrice du New York Aïkikaï et élève directe d’O senseï) :
« Quand j’avais sept ans, ma mère et moi avons déménagé dans le sud de la Californie et avons vécu dans un vieux motel du centre-ville de Los Angeles. Tard dans la nuit, alors que nous retournions dans notre chambre, un homme en colère brandissant une batte a bloqué notre chemin et a exigé notre argent. Ma mère a essayé de le raisonner et lui a proposé de partager son argent. Cela semblait juste le mettre plus en colère et il s’est approché de ma mère brandissant sa batte de manière menaçante au-dessus de lui. Je me souviens avoir eu peur au moment où ma mère s’est dirigée vers lui. Je ne comprenais pas encore la notion d’irimi, donc cela n’avait aucun sens pour moi de la voir se diriger vers un homme qui était sur le point de la frapper avec une batte. L’affrontement proprement dit n’a duré que quelques secondes. La batte n’a jamais été en contact avec ma mère parce que tout à coup elle en a pris possession et ensuite, elle a immobilisé le poignet du gars dans une clé douloureuse. Elle s’est penchée près de lui et a dit : “Je ne vais pas vous faire de mal, mais sachez qu’il n’est pas bien d’attaquer une femme, surtout lorsque son enfant est présent. Quand je vais vous laisser partir, vous partirez paisiblement mais nous garderons votre batte.” Quand elle a finalement lâché son poignet, son agresseur potentiel ne pouvait pas s’enfuir assez vite. » (Shankari Patel, Irimi sur feministaikidoka.blogspot.com. Trad. G. Érard.)

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« Les choses extérieures n’ont rien de certain ni de nécessaire » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°12 en janvier 2023.

Notes :

1. Régis Soavi, Sara Rossetti, Manon Soavi, Itsuo Tsuda – Calligraphies de printemps, Yume Editions, 2017, p. 354.
2. Voir les travaux du sinologue Jean François Billeter sur Tchouang-tseu ou son livre Un paradigme aux éditions Allia (2012).

 

Déséquilibrer c’est déstabiliser

par Régis Soavi

Lorsqu’on cherche à déséquilibrer une personne on sait instinctivement où on doit la toucher, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Dans la plupart des cas c’est son centre que l’on doit atteindre de manière à le fragiliser et à le rendre vulnérable.

La vision du Seitai

Il est difficile de parvenir au centre de la sphère du partenaire si la périphérie est puissante car toutes les actions semblent rebondir à la surface ou glisser comme sur une couche lisse, élastique et capable de se déformer sans perdre de sa densité, donc sans être pénétrée ni être atteinte d’aucune façon. Tout dépend de la manière dont chacun des partenaires saura et réussira à utiliser son énergie centrale, son ki, que ce soit dans le rôle de Tori comme dans celui de Uke. Il va sans dire que d’autres facteurs non moins importants, comme la détermination, le besoin de vaincre font partie intégrante de cette sphère et peuvent changer la donne, car le ki n’est pas une énergie comme l’Occident a l’habitude de l’envisager aujourd’hui, c’est-à-dire une sorte d’électricité ou de magnétisme. Le ki est la résultante de composants multifactoriels, qui ayant pris une certaine forme, devient concret même s’il est difficilement analysable et quasiment non mesurable sinon dans ses effets. Dans tous les cas, un des éléments essentiels de l’action sera la posture, pas seulement la posture physique, mais son équilibre énergétique, ses tensions, ses coagulations, les lieux où elles se trouvent bloquées, emprisonnées, ainsi que ses relations, tant positives que négatives, avec le reste du corps et les conséquences que cela entraîne. Une science du comportement humain basée sur l’observation physique, la sensibilité aux flux qui parcourent le corps, et la connaissance anatomique est de première importance quand on en a besoin pour exercer bon nombre de professions. Il n’empêche que même pour un dilettante, un amateur, elle peut aussi nous aider à comprendre notre entourage ou nous permettre de sortir de l’embarras quand cela est nécessaire. Un des objectifs de cette science qu’est le Seitai, est de mieux comprendre l’être humain dans son mouvement en général et dans son mouvement inconscient en particulier. C’est un instrument de qualité qui a déjà donné des preuves de sa valeur au Japon comme en Europe, et que l’on peut difficilement négliger lorsqu’on pratique un art martial. Bien qu’il fût enseigné en France pendant une dizaine d’années par Tsuda senseï à travers la pratique du Katsugen Undo, ses conférences, et la publication de ses livres, la méconnaissance en Occident du travail de son initiateur Noguchi senseï a pénalisé sa diffusion. Il demande à être aujourd’hui plus connu, plus reconnu afin de permettre à qui s’y intéresse de trouver les éléments qui l’amèneront à une meilleure compréhension, tout au moins théorique. C’est donc important que le Seitai se fasse connaître pour être mieux compris et admis, c’est pourquoi de temps à autre je donne modestement pour les personnes intéressées quelques indications notamment sur les Taiheki qui, si l’on peut dire de façon un peu caricaturale certes, présentent comme une sorte de cartographie du territoire humain, tant au niveau de la circulation du ki, que de ses passages, de ses ponts, de ses points de sortie, d’entrée, etc. Il est possible de mieux comprendre les Taiheki et le Seitai en pratiquant le Katsugen Undo, qui est à la base du retour à l’équilibre physique et à la sensibilité nécessaires pour aborder de manière pratique cette connaissance. On peut aussi, tout au moins intellectuellement, aller directement à la source des informations, en lisant ou relisant les livres que Tsuda senseï a écrit en français. Le principe de base étant résumé dans cette « définition » que lui-même donnait :

« Le but du Seitai est de régulariser le circuit de l’énergie vitale, qui se trouve polarisé chez chaque individu, et de normaliser ainsi sa sensibilité

La philosophie qui sous-tend le Seitai est le principe que l’homme est un Tout indivisible, ce qui le différencie évidemment de la science humaine occidentale qui est basée sur un principe analytique. »1

déstabiliser
Laisser surgir l’action juste.

Un corps athlétique

Certaines personnes ont un corps aux proportions harmonieuses, des épaules larges et carrées, de longues jambes, elles semblent extrêmement stables, pour beaucoup elles représentent l’exemple de l’être humain idéal, femme ou un homme. Mais si on observe leur comportement dès qu’elles bougent, elles ont tendance à se pencher en avant (c’est une des caractéristiques du type 5 qui fait partie du groupe « avant-arrière » appelé aussi antéro-postérieur). En conséquence lorsqu’elles doivent s’incliner, elles propulsent les fesses en arrière et parfois appuient les mains sur leurs genoux pour compenser. On peut les reconnaître facilement car souvent, même immobiles, elles croisent les mains dans leur dos afin de demeurer en équilibre, ce n’est pas une habitude, c’est un besoin de rééquilibrage. C’est très nettement le signe d’un bassin qui manque d’équilibre, et de solidité, malgré tous les efforts, le centre, le Hara reste vulnérable. Lors d’une rencontre ou d’un entraînement il suffit pourtant, si on a bien pris le temps de l’observer, de profiter du moment où le partenaire bouge et donc penche en avant, pour entrer sous le troisième point du ventre, environs deux doigts sous le nombril, et l’aspirer ou le laisser glisser par dessus nous, et cela, quelle que soit la technique que l’on aura choisi d’appliquer. Cela parait simple quand on le lit, mais bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect des choses, la découverte et la compréhension de la posture sont sans doute parmi les éléments qui ont la plus grande importance. Au début, dans la phase d’apprentissage des arts martiaux, pour ce qui est de la réalisation plus concrète des techniques, il y a une connaissance à avoir, mais c’est malgré tout grâce à un entraînement basé sur la sensation et la respiration, qu’on acquiert la capacité à saisir le moment juste et à être « dedans ». Au demeurant le travail d’observation des partenaires, si on possède la connaissance des postures, ne peut que nous faire du bien, il peut être un plus décisif dans le cas d’une compétition ou si on doit déterminer s’il s’agit d’un danger réel ou d’une intimidation.

Sentir les lignes d’équilibre.

Les Sumotori

Les Sumotori avec leur corpulence, leur posture très basse, leur manière de se déplacer, semblent des exemples idéaux de stabilité et d’équilibre, tout au moins physique. Bien que leur entraînement accentue certaines tendances déjà présentes et renforce leurs capacités dans le sens de la solidité, il risque d’en déformer d’autres au profit de leur réussite future en combat. Du point de vue des Taiheki, malgré tout ils n’échappent pas à leur tendance de base. Il y a des Sumotori de tous les types, bien sûr, mais certaines tendances de Taiheki sont plus représentées que d’autres. Dans le cas des Sumotori appartenant aux groupes des verticaux, il y en a peu de type 1 car ce genre de déformation provoque très vite leur élimination. Cela s’explique par le fait que dès le plus jeune âge, ils s’avèrent assez incompétents, même lorsqu’ils sont fort physiquement, ils sont très facilement déstabilisés. Le motif principal se trouve dans la manière dont ils abordent l’action. C’est toujours l’idée du combat préconçu ou perçu au fur et à mesure qu’ils suivent, et ils sont donc toujours en retard et surpris par la démarche de leur adversaire. Par contre les types 2, s’ils ont bien observé les derniers combats de leurs adversaires, s’ils sont bien guidés, peuvent définir une stratégie qui, si elle n’est pas perturbée par des impondérables, peut les amener à la victoire. Ils ont une excellente connaissance de la physiologie et de l’anatomie du corps aussi bien immobile qu’en mouvement, ce qui leur permet lorsqu’ils veulent déséquilibrer l’adversaire, de le faire avec le maximum de chance de réussite, car le terrain a été bien préparé tout au moins théoriquement. Ils s’appuient aussi sur la logique et la réflexion issues des combats précédents car c’est cela qui les guide et rarement la sensation ou l’intuition. Devenus Yokozuna, ils se retirent et se consacrent à l’écriture de livres, d’articles sur leur vie, sur leur entraînement ou encore utilisent leur réputation afin de soutenir de bonnes œuvres etc.

Sumo. Photo de Yann Allegret, extrait de Dohyô.

Se tordre pour vaincre

Pour certains, déséquilibrer veut dire vaincre, et foncer puis prendre l’avantage à la faveur d’une attaque frontale, directe. Cela semble être la meilleure solution si ce n’est l’unique possibilité qui se présente à leur esprit, et ils ne peuvent en aucun cas y résister. Ces personnes toujours prêtes à combattre, à réagir, sont en général très physiques dans leurs réactions. Lorsqu’elles réagissent par des attaques ou des réponses d’ordre psychologique, par exemple de petites phrases insidieuses, on peut facilement voir qu’elles se tordent, leur bassin n’étant plus dans la même direction que la ligne centrale de leur visage. On peut aussi remarquer que dans le but de se préparer à l’action immédiate, leur corps montre une torsion qui accentue leurs points d’appui. Cette torsion lorsqu’elle est permanente est une entrave à un mouvement libre pour qui la possède et doit la supporter. La solution serait, si on n’arrive pas à la normaliser, de réussir à l’utiliser dans un travail par exemple ou grâce à une activité qui demande un bon sens de la compétition. Les personnes qui ont ce type de déformation en subissent les conséquences malgré elles. On peut noter chez elles une tension qui est quasi permanente et donc une grande difficulté à se détendre, à prendre son temps, cela entraîne des relations difficiles avec les autres car elles se sentent éternellement en concurrence.

Lorsqu’on connaît le Seitai et plus précisément les Taiheki, on comprend mieux ce type de tendances comportementales. Cela permet de savoir quand et comment agir sans tomber dans le piège de la rivalité que ces personnes tentent de mettre en place autour d’elles pour se préparer à se défendre et conséquemment pour attaquer. Les individus de ce genre font partie du groupe « Torsion » et tout repose sur le fait qu’ils ont inconsciemment une sensation de grande faiblesse qu’ils ne reconnaîtront jamais. Fondamentalement ils se sentent en danger de façon permanente, c’est pourquoi ils considèrent que la meilleure défense c’est l’attaque immédiate car elle surprend l’adversaire et est sensée ne pas lui donner l’occasion de répliquer.

Déséquilibrer avec le regard
Ueshiba Morihei Osenseï. Déstabiliser avec le regard.

Un archétype de l’être humain

Parfois, une petite phrase, ou quelques mots bien placés peuvent changer une situation et cela pour le meilleur comme pour le pire. Si on est capable de respirer profondément et de concentrer le ki dans le bas-ventre, on peut en agissant au moment opportun faire s’écrouler tout un édifice et métamorphoser ce qui semblait être une forteresse inexpugnable en un décor de carton-pâte pour fête foraine. La respiration abdominale fait partie des secrets qui sont accessibles à tous les pratiquants à la condition qu’ils portent leur attention dans cette direction et qu’ils s’y exercent. Les personnes dont l’énergie se concentre naturellement dans le bas du corps, au risque de s’y coaguler s’il n’y a pas de normalisation, sont, du point de vue Seitai, soit classées dans le groupe dit de « torsion » (type 7 principalement), soit dans le groupe bassin. Je voudrais m’attarder sur ceux qui au sein de ce groupe ont une tendance à la fermeture du bassin, c’est-à-dire au niveau des os iliaques (type 9), car pour Tsuda senseï ils représentent une tendance qui se trouve à l’origine de l’humanité. Dans ces époques historiquement très lointaines, l’aspect survie du point de vue physique était primordial, mais la sensibilité de même que l’intuition étaient elles aussi des qualités indispensables. Ce sont justement ces qualités qui permettent au type 9 d’avoir une longueur d’avance sur les autres en cas de danger, car il sent intuitivement s’il doit répondre à un geste de menace ou si celui-ci est une simple provocation, de plus il sait si cette provocation sera suivie d’un acte ou si elle se dégonflera d’un petit rien. « L’intuition ne peut pas être remplacée par la connaissance ni par l’intelligence. L’intuition ne se généralise pas. Ce sont dans bien des cas, la connaissance et l’intelligence qui faussent l’intuition. »2 La présence d’une personne de ce type dans un groupe humain ne laisse jamais indifférent, même si on est incapable d’en connaître la raison ni de la percevoir avec facilité. Ces personnes ont un comportement qui surprend parfois le plus grand nombre, que ce soit à cause de leur rigidité, car elles peuvent se braquer très facilement, comme à cause de la puissance de leur concentration très inhabituelle dans notre monde où la dispersion et la superficialité sont la norme. « Lorsqu’il se concentre, il ne concentre pas une partie de ses fonctions physico-mentales. Il y concentre tout son être. »3 Leur concentration est perceptible à travers l’intensité de leur regard, ce qui est déjà en soit extrêmement déstabilisant, il suffit pour s’en convaincre de revoir les quelques films que nous connaissons sur O senseï, qui lui-même était du type 9, pour en être persuadé.

La posture des Sumotori au moment du combat est une posture qui convient particulièrement bien à une personne de type 9 étant donné que « l’écart entre l’ouverture et la fermeture du bassin est très grand chez lui. Il peut s’accroupir complètement, sans décoller ses talons et rester longtemps dans cette position, car c’est sa position de détente. Lorsqu’il se lève, son poids se déplace des côtés extérieurs des pieds aux racines des gros orteils. C’est sa position de tension. »4

Sensibilité et intuition

L’Aïkido nous guide vers la stabilité et l’équilibre, le Seitai lui aussi se présente comme une voie allant dans la même direction, bien qu’il le fasse grâce à d’autres exercices ; la conjugaison des deux techniques, Aïkido comme art martial et le Seitai à travers le Katsugen Undo comme le proposait Tsuda senseï a permis à notre École de continuer dans cette direction qu’est le retour vers une sensibilité simple mais indispensable, dans un monde qui vise plutôt à l’insensibilité et à la rigidification soi-disant protectrices. L’intuition retrouvée, la réceptivité de nouveau active nous sont indispensables pour être acteur de notre vie.

 

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« Déséquilibrer c’est déstabiliser » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°11 en octobre 2022.

Crédits photos : Bas van Buuren, Yann Allegret, Paul Bernas

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, chap. VII, Le Courrier du Livre, 2016, p. 72 (1re éd. 1973 : p. 68)
  2. ibid., chap. IX, p. 94 (1re éd. : p. 90)
  3. ibid., p. 92 (p. 87)
  4. ibid., p. 91 (p. 87)

Mysticisme ou Mystification

Par Régis Soavi

La mystification est le résultat obtenu par celui qui utilise le mystère pour abuser autrui.
La mystique ou le mysticisme est ce qui a trait aux mystères, aux choses cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine spirituel, et sert à qualifier ou à désigner des expériences intérieures de l’ordre du contact ou de la communication avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun.

O Senseï un mystique !

Nul ne peut nier que O senseï ait été un mystique, mais fut-il pour cela un mystificateur ? Sa vie, sa renommée déjà de son vivant, ses combats devenus historiques – notamment contre un Sumotori, ou des maîtres d’arts martiaux – son enseignement, les témoignages de ses élèves, tout cela tend à démontrer le contraire. De nombreux Uchi-Dechi racontaient comment O senseï réussissait à se faufiler dans la foule au milieu des gares surpeuplées du Japon, comme à Tokyo aux heures de pointe par exemple. Quel était son secret malgré son grand âge ? La pratique d’un art comme le nôtre n’apporte pas seulement puissance et résistance, cela c’est ce que l’on obtient après quelques années d’effort, et je dirais même que cela ne dure qu’un temps, car avec l’âge, il devient difficile de compter seulement dessus. Il existe pourtant un domaine qu’il me semble important de comprendre et d’expérimenter, c’est le travail à travers ce qui est directement vécu et ressenti, et cela dès le tout début. L’espace, le Ma, doit devenir quelque chose de palpable, car c’est une réalité qui n’est pas théorique, technique ou mentale. C’est plutôt comme une sphère de protection adaptable à toutes les circonstances, loin d’être une cape d’invisibilité ou une carapace indestructible, elle se meut en même temps que nous, elle est à la fois fluide et très résistante, elle se contracte, s’étend ou se rétracte en fonction des besoins et indépendamment de notre capacité consciente ou volontaire. Elle n’est pas une sécurité à toute épreuve mais peut dans bien des cas nous sauver la vie ou tout au moins nous éviter le pire. On en a trop souvent fait une valeur mystique, alors qu’elle n’est que le résultat d’un travail passionné et passionnant. C’est une réalité à laquelle on ne doit jamais renoncer, et cela dès le départ, quand bien même cela peut sembler inatteignable. S’il y a une orientation essentielle que nous enseigne l’Aïkido, c’est de ne pas s’opposer de manière frontale, d’éviter la confrontation directe chaque fois que cela sera possible, et de ne l’utiliser qu’en dernier recours.

Mysticisme ou mystification
Le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique

Yin et Yang une supercherie ?

Le Tao n’est pas uniquement une compréhension orientale du monde mais bien plutôt une intelligence intuitive ancestrale. Elle est connue intimement par de nombreux peuples et les artistes, poètes, peintres ou autres, ont parfois su nous communiquer à leur manière l’essence des forces qui l’animent. Le peintre Kandinsky, bien qu’artiste moderne et européen, a su trouver les mots qui, même si cela concerne une œuvre d’art, nous parlent en tant que pratiquant et nous permettent une visualisation du Yin et du Yang : « Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur.[…] Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine » (Kandinsky Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1954), p. 116, Denoël 1989)
C’est grâce à la compréhension du Yin et du Yang que l’on peut voir plus clairement certains fonctionnements du corps et de son mouvement, pour le dire simplement, comprendre comment tout cela fonctionne. En voici une approche qui devrait permettre de clarifier mon propos : l’enveloppe extérieure de notre corps dans son ensemble est Yang et donc l’intérieur est Yin, là aussi, dans son ensemble. L’aspect corporel, le côté lumineux des personnes, leur aspect social ainsi que la manière dont ils se présentent, la communication, le rapport aux autres, tout cela est plutôt, s’il n’y a pas de déformations, de tendance Yang. L’intérieur, entendu non seulement du point de vue organique mais tout autant psychique et énergétique est Yin. Il n’y a évidemment pas de séparation réelle entre l’un et l’autre mais l’aspect de complémentarité amène à constater que c’est le Yin qui alimente le Yang, au même titre que c’est l’inspire qui permet l’expire et donc l’action. Le Yin soutient le Yang, lui donne sa plénitude, la force du corps vient de la force du Yin et se manifeste à travers le Yang. Toute la force du Yin a besoin d’une enveloppe, aussi malléable soit-elle de l’intérieur, celle-ci doit aussi avoir la possibilité de se durcir pour à la fois contenir cette force et en même temps la préparer à réagir, à agir. Si la puissance du Yin n’est pas contenue, si elle n’a pas la possibilité de se centrer – car elle serait alors sans bornes et donc sans repères – elle risque de se disperser sans donner aucun fruit. Si le Yang est sous alimenté du fait de la pauvreté du Yin qui peine à se régénérer ou d’une séparation entre Yin et Yang ayant pour cause le durcissement intérieur de la « paroi » qui à la fois les sépare et les unit, alors l’action devient impossible. Comme toujours c’est l’équilibre entre les deux qui en fait une force unique, le déséquilibre au profit de l’un ou de l’autre crée les conditions pour un déséquilibre général, origine de multiples pathologies plus ou moins importantes, et de l’incapacité de donner des réponses correctes et rapides à tous problèmes physiques, psychiques ou simplement énergétiques et donc fonctionnels.

regis soavi yin yang
« Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. » Kandinsky

Un esprit sain dans un corps sain

Un organisme qui réagit en toutes circonstances, avec souplesse et efficacité, que ce soit face à une agression humaine ou microbienne, voilà un idéal auquel on peut être attaché, ou en tout cas quelque chose qui mérite d’être recherché. L’Aïkido dans notre École, de par la qualité de sa préparation en début de séance basée sur la respiration, ainsi que par la manière dont les choses se passent pendant une séance, permet de réveiller le corps dans son ensemble. Déjà, rien que le simple fait de respirer de manière plus profonde, de concentrer notre souffle dans le bas ventre, et de laisser cette faculté naturelle se développer à son rythme, permet entre autre une augmentation de l’oxygénation du cerveau et donc une amélioration du fonctionnement des cellules ainsi qu’une meilleure communication entre elles. De là à dire que l’on devient plus intelligent il y a un pas que je ne veux pas franchir, car l’intelligence dépend de multiples facteurs et est difficilement mesurable, même avec les méthodes des sciences actuelles. Je classerais plutôt l’intelligence comme une qualité du cerveau humain dont l’utilisation est parfois surprenante. Mais si simplement chacun d’entre nous s’aperçoit qu’il bouge mieux, raisonne mieux et plus vite, qu’il devient plus difficile de le gruger ou de l’abuser par des propositions alléchantes, ou des arguments basés sur des raisonnements fallacieux faute de réflexion, c’est déjà un grand pas. C’est peut-être aussi en partie une sortie, même relative, du monde de la stupidité et de la fausseté qui régit notre planète.

Découvrir par soi-même ; expérience plutôt que croyance

Lorsqu’il s’agit de la force, on a tendance à parler et à voir la chose en termes de quantité, plutôt que de qualité. Passionné d’arts martiaux, je me souviens qu’au tout début de l’engouement qui traversa la fin des années soixante et les années soixante-dix, nous regardions avec avidité les articles qui expliquaient comment parvenir à la plus grande efficacité avec le minimum de force musculaire. Comment grâce à la vitesse, au positionnement, à la posture, à la technicité, et avec une puissance musculaire qui, sans être le plus important, devait être présente mais surtout bien dirigée, on arrivait à des résultats qui pouvaient être surprenants. Que ce soit en Karaté, en Kung-fu, en Jiu-jitsu ou tous autres arts martiaux, les exemples ne manquaient pas. Il était mentionné dans ces revues, toutes sortes de méditations orientales aptes à donner des capacités incroyables à qui les pratiquait. Bien que très souvent grossièrement exagéré, le fond de vérité des techniques, des postures ou des méditations, est aujourd’hui reconnu, analysé, théorisé par des chercheurs en mathématiques, sciences humaines, ou sciences cognitives. Cette reconnaissance, même si elle a l’intérêt de rendre justice à ces pratiques, reste purement intellectuelle. Au lieu de déboucher sur une recherche physique concrète et permettre à tout un chacun d’en profiter, elle provoque une lassitude, ou un échauffement mental, qui risque de rendre inutiles les efforts que certains pratiquants mettent à poursuivre une voie légèrement différente avec l’aide de professeurs compétents et avisés. C’est par l’expérience au sein de la pratique, que l’on découvre ce qu’aucun texte n’aurait pu nous apporter. Les textes anciens ou même parfois plus récents, ont une valeur qui est indéniable et souvent ils nous auront servi de guide ou auront été les révélateurs a posteriori de nos découvertes. Leur capacité à mettre en mots, à expliciter ce que nous avons ressenti, à révéler une expérience qui nous « parle », peut s’avérer une aide précieuse. Qu’aurais-je fait si je n’avais pas été guidé par les livres et les calligraphies, sortes de Koan, de mon maître Tsuda Itsuo.

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Faire « UN » avec la plus grande simplicité.

Favoriser la qualité plutôt que la quantité

Nous vivons dans un monde où l’accumulation de biens, de marchandises, de connaissances comme de sécurités est la règle. On nous propose un « être humain augmenté », comme dans le projet transhumaniste, grâce à l’Intelligence Artificielle (dite I.A). Est-ce parce qu’aujourd’hui l’être humain ne s’y retrouve plus, parce que les valeurs ont changé ? Ou parce que déçu de son environnement autant immédiat que global, il n’a plus goût à rien d’autre que du superficiel et perd le sens comme l’intérêt pour ce qui est lent et profond. Déjà à la fin du siècle dernier, dans les années quatre-vingt, le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, lors d’un stage de direction d’orchestre à Paris auquel j’ai eu la chance d’assister, se plaignait du fait qu’il n’y avait plus de grands mouvements de symphonies écrits sur un tempo « largo » « tout s’est accéléré » disait-il. L’Aïkido a su garder du passé, des valeurs d’humanité, de respect de l’autre, de sensibilité, qui en font un instrument de qualité pour des retrouvailles avec ce qui fait de l’humain un être sensible et non un robot. Aussi perfectionné soit-il, cet « humain augmenté », ne sera au mieux qu’une pâle imitation, un ersatz de ce que chacun de nous peut être et surtout de ce qu’il peut devenir.

La rébellion n’est pas négation

La rébellion est un acte de santé de notre organisme physique comme de notre mental. Il ne faut surtout pas négliger son importance salutaire. Si nous pratiquons un art comme le nôtre ce n’est nullement un hasard. Si l’intelligence de cette « discipline » nous est apparue, c’est que quelque chose en nous était prêt et cela même si nous ne le savions pas, je veux dire même si nous n’en avions pas conscience. Si nous faisons confiance aux réactions de notre corps physique au lieu d’avoir peur de celles-ci, nous pouvons recommencer à comprendre la logique de ses réactions. Là encore il ne s’agit pas de « croyance de bonne-femme », de retour en arrière, d’obscurantisme.Il s’agit d’une autre connaissance, à la fois connue de tous, et non reconnue dans sa plénitude car dérangeante.
Lorsqu’il y a une infection, un malaise, ou tout autre dysfonctionnement qui évidemment nous incommode, spontanément notre corps se rebelle, il cherche par tous les moyens à résoudre le problème, à retrouver l’équilibre perdu. Il augmente la température, fait appel à ses armes de réserve comme les anticorps de tous types, ainsi qu’à ses amis, avec qui il est en symbiose, bactéries productrices d’antibiotiques, virus macrophages, etc. Cette saine révolte peut s’avérer violente et rapide parfois, mais en fait le plus souvent cela commence tout doucement, lentement, on ne s’en aperçoit peut-être même pas au début. D’autres fois cela se résout avant que l’on ne prenne conscience de cette réponse, là encore tout dépend de l’état du corps et malgré tout il peut arriver qu’il soit nécessaire de soutenir la nature qui travaille en nous. Là chacun prend ses responsabilités. Si on a su entretenir son organisme en le laissant travailler pour tous les petits désagréments sans le contraindre, le laissant libre dans ses manifestations, il faudra peu de chose pour lui donner un coup de main, parfois il suffira d’un peu de repos, ou de l’aide ponctuelle de personnes compétentes. C’est en amont que l’on doit considérer ce qui se passe dans notre corps, et une saine réflexion sur la vie, son mouvement, et sa nature ne peut faire que du bien.

mysticisme
O senseï. Norito, invocation des dieux. Photo publiée dans La Voie du dépouillement, Itsuo Tsuda.

Suivre les traces

Ce qui est passionnant dans l’Aïkido, c’est de retrouver les traces laissées par nos anciens maîtres, de constater comment chacun d’entre eux s’est approprié cet art pour créer, pour réaliser sa propre vie. Inutile de les copier, mieux vaut apprendre, de leur posture, de leurs écrits. Trouver des compagnons pour avoir une pratique saine, où notre intuition se réveille, où notre corps redevient comme dans l’enfance, souple, agile, intrépide, et où l’on retrouve ce qu’il n’aurait jamais dû perdre, une certaine vaillance. L’Aïkido n’est pas un trampoline sur lequel on s’épuise à sauter, perfectionnant sans cesse la technique, mais retombant toujours au même endroit du fait de la gravitation. C’est une formidable voie où les difficultés sont dosées par la nature même du chemin, par nos capacités du moment, par notre persévérance et notre sincérité. Ce sont des portes qui s’ouvrent, nous amenant à une conscience plus fine et parfois même à un état jubilatoire lorsque les sensations qui nous parcourent font « UN » avec notre performance physique dénuée de toute prétention mais proche de la plus grande simplicité. C’est parce que j’ai vu le plaisir et l’aisance dans la pratique qu’avaient certains professeurs, et les résultats des recherches comme la simplicité que montraient de nombreux maîtres que j’ai connus, que mon désir d’atteindre leur niveau, ou tout au moins de m’en approcher dans cette vie, a grandi. Les maîtres anciens, chacun avec leur méthode, nous ont guidé vers ce que nous sommes au plus profond de nous-même. Mais le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique. Tout dépend toujours de nous, même si nous avons été trompés par de faux prophètes ou des charlatans hâbleurs prêts à tout pour les miettes de pouvoir qu’ils parviennent à obtenir de leurs tromperies. Si on observe les réalisations que nos prédécesseurs dans cette voie ont laissées, si on sait utiliser leur enseignement, si on sait les reconnaître sans en faire des idoles ou des saints, on s’apercevra que le chemin, même s’il est ardu et obscur, n’est pas si difficile. Pour le découvrir, une vie ne suffit pas, mais la vie se suffit à elle-même pour peu qu’on la vive pleinement.

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« Mysticisme ou Mystification » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°10 en juillet 2022.

Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda

Nous sommes très heureux de vous annoncer la publication du livre « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda » de Manon Soavi aux éditions L’originel-Charles Antoni.

Des retards d’acheminement affectent la distribution néanmoins il est d’ores et déjà possible de le commander chez votre libraire (méthode que nous recommandons) ou sur le web, chez l’éditeur (19€ plus 2,50€ de frais de port pour la France) ou sur la Fnac ou Amazon.

Dans cet essai Manon Soavi propose d’explorer la philosophie d’Itsuo Tsuda et ses points de convergence avec les idéaux libertaires. En effet, la philosophie d’Itsuo Tsuda puise principalement dans deux cultures rarement mises sur le même plan, celle du Tao et celle de l’anarchisme. L’anarchisme, comme le Tao, étant des chemins de liberté, mais pour faire émerger d’autres modes d’existence et de relation comme le propose l’anarchisme,  l’humain doit se retrouver, retrouver son unité d’être et sa force d’action avant toute chose.

En parallèle et à partir de la trajectoire philosophique et historique d’Itsuo Tsuda, Manon Soavi fait dialoguer les idées de ce dernier avec celles d’autres penseurs, philosophes, chercheurs, savants, tels que Miguel Benasayag, Jean François Billeter, Mona Chollet, Guy Debord, Ivan Illich, Emma Goldman… Elle aborde ainsi des sujets relatifs à la capacité à s’auto-déterminer, la recherche d’autonomie, le renversement de perspectives et le changement de paradigmes relationnels.

Cliquez sur l’image pour agrandir le sommaire : Le maître anarchiste

Plusieurs événements sont programmés pour présenter le livre et rencontrer Manon Soavi, notamment le 8 novembre au dojo Tenshin à Paris et le 19 novembre au dojo Yuki Ho à Toulouse. Pour consulter la liste complète des rencontres en librairie rendez-vous sur cette page : http://soavimanon.rifleu.fr/calendrier-des-rencontres-livre/

 

Vidéo de présentation

Transmettre

Par Régis Soavi.

Enseigner, dans un dojo, c’est transmettre. C’est aussi à la fois réunir, et servir. Il ne s’agit pas de renforcer son Ego, ni d’être un animateur au service du bon vouloir des personnes qui assistent aux séances, mais de permettre l’éclosion de ce qui est en bourgeon et qui attend en chacun de nous.

Une vocation ?

Je ne crois pas vraiment à la vocation car le terme vocation renvoie trop facilement au religieux, localisation sémantique de laquelle il est nécessaire de l’éloigner le plus possible, car notre société a depuis longtemps brouillé les cartes. Si vocation il y a, elle doit être primaire, matérialiste et pragmatique, ce sera plutôt une aptitude, un talent. Des ambiances du type « sauver les gens qui n’ont rien compris, les amener à la lumière » etc., ne conviennent absolument pas à l’enseignement d’un art comme l’Aïkido, sans que pour cela on doive en faire un art commun ou même prosaïque, une sorte de « self-défense ». Le fait d’enseigner doit découler naturellement de la recherche que l’on a pu faire au fur et à mesure de sa propre pratique, et c’est en cela qu’il s’agit d’une transmission. Cela commence souvent par le désir de faire connaître ce que l’on a découvert, ce que l’on a compris, ou cru comprendre, et même si ce n’est pas une vocation, il y a des personnes qui ont un talent pour expliquer, pour montrer. Des personnes qui ont en plus un goût pour s’occuper des autres, pour leur permettre d’avancer dans un art ou un métier, qui « savent » le faire parce qu’elles comprennent les autres, parce qu’elles ont une sensibilité qui est orientée dans cette direction, et une affinité avec ce chemin.

Transmettre la posture

La pédagogie

La pédagogie dans l’enseignement scolaire consiste le plus souvent à faire passer la pilule, car il y a une obligation de résultat pour l’élève, comme pour le professeur d’ailleurs. Dans l’Aïkido, je dirais qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises méthodes pédagogiques, il y a de bons,de moins bons, voire même de mauvais enseignants, et qui plus est, parmi ceux-là, celui qui est parfait pour l’un peut être déplorable pour un autre et vice-versa, même et peut-être surtout s’il s’agit de transmission. Les personnes qui commencent la pratique arrivent souvent avec des idées, ou des images sur les arts martiaux. Soit parce qu’elles ont vu des vidéos, ou des films d’action, et qu’elles ont été enthousiasmées par le spectacle. Soit à cause de leur vie personnelle dans laquelle elles ont rencontré des difficultés, subi des contraintes, du harcèlement, et elles veulent sortir de cet état de peur que ces situations ont engendré. Certains découvrent l’Aïkido à travers des textes philosophiques, parfois anciens comme ceux sur le Taoïsme ou le Bushido. Personne ne commence par hasard, il y a presque toujours une raison, consciente ou non, toujours un fil conducteur. Il faudra donc adapter les réponses, modeler les paroles sans en trahir le sens profond, montrer, démontrer grâce à une technicité épurée comment faire circuler notre énergie, ce qui permettra la découverte de l’outil « Respiration » dans le sens utilisé par Tsuda senseï, c’est-à-dire l’utilisation du ki à travers la technique, les mouvements, les déplacements, l’instinct, etc.

Mon parcours

L’Aïkido que m’a enseigné mon maître Tsuda Itsuo est quelque chose comme une danse martiale, à la différence qu’il n’a pas, comme la Capoeira, une forme qui provient du besoin de cacher ses origines ou son efficacité. De la danse il a la beauté, la finesse, la souplesse de réaction. De la musique, il a la capacité de l’improvisation sur la base et la solidité des thèmes joués. De la martialité il a la force, l’intuition, la recherche des lignes physiques tracées par le corps humain. La richesse de l’enseignement que j’ai reçu n’est pas mesurable. Guidé par Tsuda senseï, à travers ses paroles comme ses gestes, j’ai pu grandir, assoiffé que j’étais de vivre pleinement, d’aller au-delà des idéologies qui m’étaient proposées par le monde « spectaculaire et marchand » dans lequel nous vivons. Enfant de l’après guerre, je m’étais découvert plein d’espoir lors des événements qui se produisirent pendant cette période historique que furent les années 1968 et 69. Ce fut comme un réveil à la vie.

Cette renaissance avait fait mûrir le fruit de ma compréhension du monde. En si peu de temps j’avais tellement grandi qu’il ne manquait que l’éclosion de ce que j’étais réellement. Ma rencontre avec mon maître ne doit rien au hasard. Aspiré par le ki qu’il dégageait je ne pouvais que le rencontrer. « Quand l’élève est prêt, le maître vient » dit-on au Japon ; je n’étais pas prêt à ce qui allait m’arriver mais j’étais prêt à le recevoir. Bouleversé, chamboulé par ce que je voyais, ce que je sentais, ce qui émanait de lui, j’abordais cependant des rivages nouveaux, où s’étendait une jungle qui me semblait inextricable, tant ma fragilité par rapport à ce nouveau monde était grande. Dix ans avec lui n’ont pas suffi, le travail de défrichage se continue, même si aujourd’hui, près de quarante ans après, j’ai pu tracer des sentiers grâce à ses indications, ces « poteaux indicateurs » comme il disait souvent, qu’il nous a laissés.

transmettre aikido regis soavi
La position de Uke permet d’exposer divers aspects de la technique et la façon de conserver son centre

La continuité

Chaque matin commence un nouveau jour. Enseigner pendant une heure, une heure et demie deux fois par semaine ne correspond pas à mon cahier des charges intérieur, ni d’ailleurs à mon credo. J’ai besoin de plus, de beaucoup plus, c’est pourquoi le dojo est ouvert tous les jours, non pour des raisons pécuniaires (bien que l’association qui le gère, elle, en aurait besoin) mais pour permettre la continuité de tous ceux qui peuvent venir régulièrement. Comme tout un chacun, j’ai commencé par donner des cours dans différents dojos, publics (gymnases) ou privés. Avant de connaître sérieusement mon maître, j’ai même donné des cours d’Aïkido dans l’arrière salle du magasin d’un expert en tapis d’Orient, et formé un jeune détective privé à la self-défense. J’avais vingt ans à l’époque, et un peu comme dans les films de la Panthère rose avec l’inspecteur Clouseau, je jouais le rôle de Kato, cherchant à l’attaquer par surprise chez lui pour tester ses techniques de combat et ses réflexes. Aller plus loin à tous les niveaux, ne jamais stagner, toujours avancer. Découvrir et faire découvrir, et grâce à cela comprendre physiquement autant qu’intellectuellement, en somme être vivant.

Il a toujours été important pour moi de ne pas dépendre de mon art pour assurer ma vie quotidienne. Financièrement, cela m’a amené à être dans la difficulté pendant de très nombreuses années, à être attentif au moindre sou dans la vie de tous les jours, à ne pas mener une vie de consommateur « content de lui-même », mais c’est peut-être pour cela que j’ai pu approfondir ma recherche, et donc enseigner.

La liberté

Sans la liberté, aucun enseignement de qualité n’est possible ! Le professeur est responsable de ce qu’il apporte à ses élèves, de la qualité, comme du fondement et de l’essence de ses cours. De nos jours toutes les disciplines sont encadrées par des règles définies par les structures de l’État, et cela provoque une corruption de la valeur d’un art, car ce qui fait la richesse d’une séance d’Aïkido ne peut pas passer par un contenu banalisé, édulcoré, « pédagogisé », mais bien plus par l’engagement de celui ou celle qui la conduit. Si nos maîtres ont été nos Maîtres, ils le doivent à leur personnalité plus qu’à la technique qu’ils enseignaient. C’est pourquoi ils se reconnaissaient entre eux pour la valeur que chacun d’eux portait, quel que soit leur art, leur charisme, leur personnalité. Les élèves avaient leurs préférences, en fonction de leurs propres capacités, de leurs goûts pour telle ou telle tendance qu’ils pensaient trouver ici ou là.

TAO Calligraphie sur toile de Tsuda Senseï.
TAO style sigillaire : petit sceau. Calligraphie sur toile de Tsuda Senseï

Une relation réciproque et asymétrique

Tout apprentissage doit être basé sur la confiance entre celui qui procure la connaissance et celui qui la reçoit, mais comme Dante Alighieri le suggérait déjà au 13ème siècle, la relation comme l’estime qui existe entre le « maître » et l’élève doit être « réciproque et asymétrique »1. L’important se trouvant dans le fait qu’il y a acceptation de part et d’autre, il n’y a pas un droit ou un devoir au départ, pas d’obligation d’apprendre, pas d’obligation d’enseigner. Il y a une recherche de l’un et le bon vouloir de l’autre, ce qui crée cette asymétrie. Dans le même temps, il y a la reconnaissance réciproque de l’un envers l’autre en rapport avec la valeur de chacun. L’enseignement n’est pas un produit fini que l’on peut acheter et consommer sans modération. Il engage celui qui le prodigue comme celui qui le reçoit. Il importe que celui qui apporte ne soit pas dans la rigidité de celui qui « sait », mais dans la fluidité de celui qui comprend et s’adapte, sans évidemment perdre le sens de ce qu’il est censé communiquer et mettre en valeur. Celui qui reçoit n’est jamais une page blanche sur laquelle va s’imprimer l’enseignement et ses valeurs ; en fonction de l’époque ou même plus simplement des générations, il peut y avoir des distorsions qui surgissent et des aménagements qui deviennent nécessaires. C’est la confiance réciproque qui permet l’approfondissement dans un art. S’il ne s’agit que de techniques que l’on doit peaufiner, quelques mois ou quelques années suffisent, on peut ensuite passer à autre chose. Mais pourrions-nous obtenir une réelle satisfaction avec un tel programme ?

La mnémotechnique qui consiste à oublier2

Dans l’Aïkido comme ailleurs dans de nombreux apprentissages, on demande aux débutants de se souvenir, si possible avec précision, de la technique, de son nom, de la forme à adopter dans telles ou telles circonstances. Il y a bien sûr une certaine logique dans ce processus d’éducation, mais c’est devenu une condition indispensable dans les fédérations lors des passages de grades, Dan et même pour les passages de Kyu. Cet encombrement du conscient nuit en profondeur au réveil de la spontanéité. Au bout d’un certain temps, les apprentissages deviennent non seulement fastidieux, mais aussi parfois contre productifs, on n’a plus envie d’apprendre. Si on se préoccupe du conscient, c’est qu’il est plus facile à manipuler, surtout lorsqu’il a été habitué à répondre « présent » par des années de scolarisation et de manipulations. Mais si au lieu de cela on se contente de guider le subconscient, on sera étonné de voir l’individu se développer en harmonie avec lui-même et par conséquent avec ceux qui l’entourent, sans avoir besoin de dissimuler sa nature par des masques sociaux si perturbants pour l’organisme comme pour le psychisme. Ce passage extrait du livre Même si je ne pense pas, JE SUIS de Tsuda senseï nous donne un éclairage sur le travail du subconscient :

« Notre activité mentale ne commence pas uniquement avec le développement de la matière grise, de cette partie consciente qui permet de percevoir, de raisonner et de retenir. Le conscient résulte de l’accumulation des expériences que nous avons eues depuis la naissance. Nous apprenons à parler, à manier des outils, la cuillère pour commencer, par exemple. Le conscient ne constitue pas la totalité de notre activité mentale. Il y a des chemins, parce qu’il y a la terre. Sans la terre, il n’y aurait pas de chemins. Nous appelons « subconscient » cette partie du mental qui préexiste au conscient. Le subconscient travaille non seulement depuis la naissance jusqu’à la mort, mais aussi pendant la gestation, à sentir et à réagir dans le ventre maternel, en cherchant ce qui est agréable et en repoussant ce qui est désagréable. Ainsi l’enfant donne des coups de pied quand il se sent mal à l’aise. Une fois qu’une sensation ou un sentiment pénètre dans le subconscient, il commande tout le comportement involontaire de l’individu contre lequel ce dernier ne peut pas lutter efficacement avec ses efforts volontaires. » 3

Regis Soavi aikido ma ai
Le « MA-AI », un espace intemporel inexpugnable

Le rôle du senseï

Le maître, le senseï n’est pas parfait, et il n’a pas vocation à l’être ou à y prétendre. Il est inutile et même néfaste, pour lui comme pour eux, que certains élèves malgré leur bonne foi et à son corps défendant, projettent une telle image de perfection, qui ne peut qu’être fausse, sur sa personne comme sur son travail. Imparfait mais solide, il est le maillon d’une longue chaîne d’enseignement et de réalisation de vie, qui, si elle se rompt sera perdue à jamais. Son rôle n’est pas de cadenasser les élèves dans une École, de les contraindre, parfois de manière insidieuse, à une doctrine, mais de permettre à chacun de se libérer des routines afin de sentir le flux vital qui parcourt cette chaîne immense, comme un canal d’irrigation est capable de permettre l’arrosage aussi bien de grands espaces que de petits jardins. Encore faut-il que le terrain ait été travaillé, rendu perméable et prêt à faire croître ultérieurement ce qui a été ensemencé dans le cours de la vie. Non reproductible et non industrialisable, l’enseignement ne pourra jamais servir à faire fructifier ce pour quoi il a été conçu s’il n’est pas compris dans son essence ni assimilé en profondeur, par le ou les successeurs et cela au cœur de leur propre vie.

Régis Soavi

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« Transmettre », un article de Régis Soavi publié dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 9 en avril 2022.

 

Notes :

  1. Dante Alighieri, La divine comédie : L’enfer, Chapitre XV
  2. Tsuda Itsuo, Même si je ne pense pas, JE SUIS, Le Courrier du Livre, 1981, p. 59
  3. ibid.

Entre soumission et rage : la peur

Par Manon Soavi

Tout le monde connaît la peur à différentes échelles, mais nous ne connaissons pas tous les mêmes peurs et quand on parle d’un sujet de façon générale, on en parle au masculin. Si avoir peur n’est évidemment pas l’apanage des femmes, il y a des spécificités à la peur au féminin dans notre monde et c’est l’angle de réflexion que j’ai choisi d’aborder ici. La situation des femmes est toujours une double ou triple peine. Si vous êtes un homme pauvre ce sera difficile, mais si vous êtes une femme pauvre, ce sera pire. Si vous êtes immigré, ce sera difficile, mais femme immigrée ce sera pire et ainsi de suite. Il y a toujours cumul, car être femme est déjà perçu comme un « handicap ». Le sujet de la peur et son rapport avec les arts martiaux n’est déjà en soi pas un sujet facile, au masculin. Mais au féminin c’est autre chose. Au féminin, la peur est bien souvent une compagne quotidienne, aux multiples visages. Il y a une véritable éducation à la peur dans l’éducation des filles. Alors si ce n’est peut-être pas pire que pour les hommes, je crois qu’il est tout à fait nécessaire d’entendre aussi ce point de vue, car comme le dit Howard Zinn « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs… ». Les femmes doivent raconter elles-mêmes leur propre vécu. Raconter ce que la peur induit comme rapport au monde et ce qu’elle fait au corps. Pour commencer il nous faut regarder, comme le propose la philosophe Elsa Dorlin :

« Ce que ça fait d’être une femme »

Les femmes sont particulièrement familières de la peur car elles grandissent dans un monde qui leur est plutôt hostile. Le degré d’hostilité dépendant de la région du globe où vous naissez. Bien entendu pour chaque femme cela dépendra de son éducation et de son vécu. Néanmoins on peut dégager des grandes lignes, des tendances de sociétés.
Comme on le sait, c’est dès l’enfance que les garçons pourront se déployer et expérimenter leur agilité, leur force, leur corps, leur pouvoir… Au contraire l’espace des filles est très souvent réduit à des jeux statiques et à de petits jouets mignons. Leurs esprits sont accaparés par cette préoccupation sur l’apparence, qui détourne et consomme leur énergie. Leurs corps ne se déploient pas et elles ne connaîtront pas leurs puissances, ou rarement. Là-dessus va se greffer tout un mythe de la surpuissance masculine qui alimente une culture de la soumission et une norme, celle d’une « féminité sans défense ». La philosophe Elsa Dorlin, qui étudie comment les dominants « désarment » à tous les niveaux les populations dominées, explique la politique qui consiste à rendre impossible, impensable la possibilité de se défendre. Elle nomme ce phénomène « la fabrique des corps désarmés. » Ou comment « il s’agit de conduire certains sujets à s’anéantir comme sujets […] Produire des êtres qui, plus ils se défendent, plus ils s’abîment. » (Elsa Dorlin Se défendre, 2019) C’est ainsi que la peur est transmise de façon séculaire. Être femme c’est, tellement souvent, avoir peur. Une peur qui se déconnecte des situations réelles, qui devient un background, comme une proie qui s’ignore. Bien sûr c’est tellement insupportable que beaucoup de femmes luttent contre cette peur. Certaines réussissent plus ou moins à s’en extraire. Néanmoins, bien que ce ne soit pas très agréable à regarder, ni à reconnaître, je crois qu’il faut se pencher un peu plus en avant sur cette position de proie.

Elsa Dorlin décortique ce positionnement culturel de proie qui s’attache aux femmes depuis trop longtemps. À travers l’analyse d’un roman(1) elle en fait une démonstration flagrante dont je ne peux que citer de longs passages pour en faire comprendre le sens. Le personnage du roman s’appelle Bella. « Comme des millions d’autres, Bella est une jeune femme sans histoires, dont nul n’était censé se souvenir. Dans la vie, elle n’a ni ambition ni prétentions, pas même au bonheur le plus simple, le plus stéréotypé. […] Bella est une anti-héroïne, un personnage anonyme, une femme qui passe et presse le pas, une ombre dans une foule. Et, Bella est à ce point commune qu’elle peut précisément figurer toutes les femmes. […] Qui n’a pas une fois ressenti la médiocrité existentielle de Bella, son propre anonymat, la peur si familière qui l’accompagne, ses espoirs avortés, son épuisement revendicatif, sa claustrophobie à vivre dans son espace étriqué, à survivre dans son corps, son genre, son humilité à supporter sa galère sociale, sa seule exigence de vivre tranquille ? Parce que nous faisons à peu près quotidiennement, de façon répétitive, diverse, l’expérience de toute cette myriade de violences insignifiantes qui nous pourrissent la vie, qui met en permanence à l’épreuve notre consentement. […]
Les premières pages qui décrivent la vie de Bella dessinent en creux ce qui pourrait être qualifié de phénoménologie de la proie. Une expérience vécue que nous tentons par tous les moyens de supporter, de normaliser par une herméneutique du déni, en tentant de donner sens à cette expérience en la vidant de son caractère invivable, insupportable. […] Elle tente de vivre comme à son habitude, de se rassurer en faisant semblant que tout va bien, de se protéger en faisant comme si rien ne s’était passé, en déréalisant sa propre appréhension de la réalité – en face dans la rue, un homme la regarde jour et nuit depuis sa fenêtre, mais peut-être est-ce elle qui pense qu’un homme la regarde. Bella vit dans cet effort constant qui consiste à n’accorder que peu d’importance à soi : à ses ressentis, à ses émotions, à son malaise, à sa peur, à son angoisse, à sa terreur. Ce scepticisme existentiel de la victime relève d’une perte de confiance généralisée qui touche tout ce qui est vécu, perçu, au je. Puis, quand le déni devient impossible, Bella  »prend sur elle » : en se recroquevillant dans son corps, en restant tapie dans son appartement, en rétrécissant son espace vital qui, malgré tous ses efforts, est violé. Elle vit dans la banalité d’un quotidien d’une proie qui veut s’ignorer, en aménageant sa vie pour en sauver le sens […] »(ibid)
Elsa Dorlin démontre dans ce passage cette fabrique en action sur les femmes. Bien sûr il s’agit d’un roman mais parfois c’est à travers la fiction que s’exprime le mieux une réalité : cette peur paralysante, plus ou moins permanente qu’on essaye de nier pour continuer à vivre. Une peur inculquée, culturelle, qui empêche d’agir et qui fait des femmes, encore et toujours, des corps de victimes. Nous l’avons toutes plus ou moins fortement ressenti. Nous avons toutes lutté contre cette peur pour vivre quand même. Pour rentrer tard, pour partir seule en voyage, pour accepter une invitation, pour travailler. Nous sommes obligées de passer au-dessus de cette peur sinon nous ne faisons rien.
Malheureusement et paradoxalement cette peur inculquée et nos efforts pour passer par-dessus court-circuitent l’instinct, dont la crainte nécessaire, celle qui nous permet de sentir le danger et d’y réagir, d’une façon ou d’une autre.

Phénoménologie de la proie

La vraie proie, l’animal chassé par un prédateur extérieur à son espèce, a une grande attention à elle-même et accorde une immense confiance à tous les signaux de peur instinctive. En refusant de s’accorder cette attention à elles, les femmes se mettent encore plus en danger. Suivant toujours l’analyse du roman Dorlin poursuit « L’histoire de Bella, c’est aussi l’histoire d’un voisin, un homme lambda, habitant l’immeuble en face, qui a décidé un jour de la violenter. Pourquoi ? Parce que Bella paraît si pathétique, si fragile, déjà si  »victime ». Et, si nous sommes toutes un peu Bella, c’est aussi parce que, comme Bella, nous avons d’abord commencé à ne plus sortir à certaines heures, dans certaines rues, à sourire quand un inconnu nous interpellait, à baisser les yeux, à ne pas répondre, à presser le pas quand nous rentrions chez nous ; nous avons veillé à fermer à clef nos portes, à tirer nos rideaux, à ne plus bouger, à ne plus répondre au téléphone. Et, comme Bella, nous avons dépensé beaucoup d’énergie à croire que notre perception de cette situation n’était pas digne de faire sens, qu’elle n’avait pas de valeur, de réalité : à dissimuler nos intuitions et émotions, à simuler que rien de révoltant ne se passait ou, au contraire, que ce n’était peut-être pas acceptable d’être épiée, harcelée ou menacée, mais que c’est nous qui étions de mauvaise humeur, qui devenions intolérantes, paranoïaques, ou alors qu’on avait la poisse, que ce genre de  »trucs », ça n’arrivait qu’à nous. Précisément, l’expérience de Bella est une somme de bribes d’expériences communément partagées mais aussi la description minutieuse de toutes ces tactiques prosaïques, de tout ce travail phénoménal (perceptif, affectif, cognitif, gnoséologique, herméneutique), que nous effectuons chaque jour pour vivre  »normalement », qui relève du déni, du scepticisme, et rend indigne tout ce qui relève de soi. »(ibid)

Ce manque d’attention à soi, à son ressenti, commence dans l’enfance, c’est là que s’opère la distorsion de la perception. Combien de petites filles entendront « Il te bouscule/il te tape parce qu’il t’aime bien. C’est un garçon, c’est normal. » Explicite ou implicite on apprend aux petites filles à ne pas s’écouter. Ce qui amène chez les femmes adultes cette situation paradoxale, se sentir proie, avoir peur, mais en devant nier sans cesse les signaux. Car le prédateur, l’ennemi n’est pas d’une autre espèce ! Un lapin n’aura jamais le moindre doute sur les intentions d’un renard. Mais pour nous qui sommes de la même famille, il est à la fois un potentiel ennemi mais il peut être plutôt un ami, un amant, un mari, un père, un patron, un collègue… Comment garder le discernement ? Ces injonctions paradoxales empoisonnent durablement la vie de la plupart des femmes. Alors nous luttons contre la peur avec l’énergie du désespoir. Nous essayons tant bien que mal de nous affirmer dans ce monde. Et un jour ça craque, alors la rage remplace la soumission. Parfois elle nous permet de réagir mais souvent elle détruit tout autour.

Que peut l’Aïkido à cet état des choses ?

Je crois qu’il est possible de cheminer vers un changement de cet état des choses à travers le corps. Car il faut préciser que cette entreprise de domination agit très profondément au niveau des corps, « L’objet de cet art de gouverner est l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux ; il opère sur ce qui l’excite ou l’inhibe, le laisse agir ou le contre, le retient ou le provoque, l’assure ou le rend tremblant, ce qui fait qu’il frappe ou ne frappe pas. »(ibid) Dans l’éducation des filles, comme pour les femmes adultes, la pratique de l’Aïkido sur le long terme ouvre une perspective inédite. Un jour, lors d’une séance d’Aïkido que conduisait mon père, Régis Soavi, enseignant à Paris depuis cinquante ans, celui-ci a dit : « Avant de s’affirmer, il faut se positionner. » Cette phrase m’a frappée comme la définition parfaite de ce que pouvait être l’Aïkido pour les femmes. Plutôt que de tenter de s’affirmer, de revendiquer face à une société qui ne nous écoute pas ou rejette notre perception, apprendre d’abord à se positionner. Se positionner au sens martial du terme, donc une question de Shisei. Finalement ne pas être une proie c’est une position, une posture. Il ne s’agit pas d’être un lapin qui s’arme pour se défendre mais, par sa posture intérieure, de dire « tu es peut être un renard, mais regarde, moi aussi je suis renarde et non pas lapin ». Quand nous sommes positionnés, l’affirmation est là.

Se positionner avant de s’affirmer.

L’Aïkido permet de créer de nouvelles pratiques de soi qui transforment notre réalité et nos rapports.
La première étape est de retrouver, non le neutre illusoire, mais l’indéterminé, la sensation de la vie, avant les séparations. Dans notre école, l’école Itsuo Tsuda, nous commençons par une méditation, puis durant une vingtaine de minutes nous pratiquons des mouvements et des exercices de respiration qui, bien qu’ils puissent s’apparenter à des échauffements, n’en sont pas. On pourrait dire qu’il s’agit d’une communion avec l’espace, avec la vie qui nous entoure. C’est un moment où chacun est en soi et avec les autres dans une respiration commune indéterminée. Ueshiba Osenseï disait « Je me place au commencement de l’univers ». Cette indication, bien qu’elle puisse paraître farfelue, nous donne en fait une perspective bien plus vaste qu’un simple exercice. Oublier qui nous sommes, où nous sommes et simplement respirer. Progressivement la respiration s’approfondit et le calme naît, on commence à retrouver l’individu, avant les catégorisations, les séparations, la culture. C’est un peu comme souffler sur les braises pour ranimer un feu qui s’éteint.

Au fur et à mesure de la pratique seul·e ou à deux, les corps se libèrent, les mouvements se déploient. Une pratique régulière, quotidienne si possible, sur un certain temps, est nécessaire pour remodeler notre rapport au monde, petit à petit. Pour retrouver un corps qui habite son espace, qui occupe la rue, qui instaure une autre façon d’être. Comme je l’ai dit il ne s’agit pas de devenir des sur-femmes, capable de se défendre comme des héroïnes. De rendre coup sur coup. Il s’agit de rééduquer notre corps et notre esprit afin d’avoir un Shisei, un positionnement différent dans nos vies. De justement ne plus se trouver « proie » tout en ignorant les signaux d’alertes.
Le rôle de l’enseignant est de faire Uke autant que possible pour aider les pratiquant.es à sentir toutes les possibilités qui s’offrent à elles, les Atemis, le Ma-aï, le Hyoshi, tout ce qui fera la différence avant d’être complètement bloqué·es. Si la peur nous submerge on va surestimer l’attaquant et, tétanisé·es, la situation va empirer. À force de pratique on arrive à garder une respiration plus calme et, sans se surestimer soi-même, à se positionner. C’est pourquoi l’attaque doit être engagée, représenter un certain danger sans bloquer totalement.

Cela nous permettra aussi de ne plus stagner dans une situation avant d’y réagir, qu’elle soit familiale, au travail, ou ailleurs. Et en même temps ne plus être pollué·es par des peurs inutiles, des angoisses ne correspondant pas aux situations qui nous recroquevillent. Attention, je ne dis pas que les victimes d’agressions auraient dû réagir, nous savons que la sidération est une stratégie de protection de l’être humain et que parfois la meilleure chose à faire est de ne pas se battre pour ne pas mourir. Mon propos ne concerne pas forcément les situations extrêmes, de grande violence, mais plutôt celles banales, soi-disant « peu graves », mais dont nous avons une peur inculquée et qui par accumulation sont dévastatrices.

Ce n’est pas simple de changer, de sortir du dualisme de la soumission ou de la rage. C’est pourquoi c’est par la pratique que le corps se redécouvre capable et que l’esprit s’apaise, se tranquillise. Dans l’histoire que j’ai citée, celle de Bella, le roman ne commence vraiment qu’au moment où Bella va basculer, le moment où enfin, elle considère que finalement ça suffit. Alors elle va saisir un marteau. Elle est étonnée d’avoir finalement la force de le soulever, étonnée qu’il ait toujours été là, à portée de main. Et le jeu de massacre va commencer, au point que ce roman fera scandale en Angleterre par la violence de la deuxième partie.
Il ne s’agit pas pour moi de légitimer la violence de ce roman ; ceci dit, combien de grandes œuvres, du roman historique au western, de Ben Hur au Comte de Monte Cristo ont fait de la vengeance la force d’action pour des hommes… Mais passons. Je crois que nous pouvons avoir cette révélation de notre propre puissance bien avant d’en arriver aux extrêmes de la destruction de soi ou des autres.

Au fur et à mesure d’une pratique de l’Aïkido qui nous réconcilie avec nous-même, on peut retrouver la sensation de puissance. Non une puissance qui écrase les autres, mais la puissance qui vient du hara, du centre de l’humain. C’est une démarche centripète qu’on nomme parfois empowerment quand des personnes s’emparent de manières d’êtres, de pratiques de soi pour détricoter les dominations qui s’exercent sur elles et reprendre le pouvoir sur leur propre vie. Dans les années 60/70, des féministes américaines ont utilisé ce terme pour mettre en avant une libération non dictée de l’extérieur, où l’on dirait encore une fois aux femmes ce qu’elles doivent être, ce qu’est « une femme libre occidentale », mais plutôt une émancipation centripète, s’appuyant sur les moyens dont dispose chacune pour répondre elles-mêmes aux situations problématiques. Dans cette perspective l’Aïkido peut être un processus d’empowerment qui permet de raviver ses propres ressources internes et de minimiser le « brouillage radio » de la peur culturelle. Alors notre Shisei, notre attitude sera comme celle de l’oiseau du proverbe : « L’oiseau ne craint pas que la branche cède, parce que sa confiance n’est pas dans la branche, mais dans ses propres ailes ».

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« Entre soumission et rage : la peur » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :

1) Elsa Dorlin Se défendre, La Découverte, 2019. Analyse du roman d’Helen Zahavi. Dirty Week-end, paru en 1991.

La peur, une origine congénitale acquise ?

Par Régis Soavi

La peur a une double origine, c’est d’abord une réponse primitive, atavique, déjà parfaitement connue, mais elle a aussi une origine congénitale acquise, et est donc par là même une conséquence de la civilisation.
Bien qu’elle puisse être un des éléments de préservation pour la survie, elle est trop souvent devenue un handicap dans nos sociétés industrialisées.

La peur dans le monde d’aujourd’hui a tendance à précéder presque toutes les actions d’un grand nombre de personnes et ne survient pas par hasard, elle se décline – j’ai trouvé trente-deux synonymes de cette émotion – sous forme de crainte, appréhension, inquiétude, angoisse etc., qui se démultiplient en s’entrecroisant. À chaque fois, elle annule l’acte, le geste, la démarche, ou les détourne de l’objectif visé, se présentant comme si, a minima, elle était déjà « la » réponse indispensable à chaque problème qui se pose.

La respiration, son mécanisme

Le blocage de la respiration et les difficultés respiratoires de beaucoup de nos contemporains lors d’une agression ou, et même surtout, de la menace d’un conflit peuvent s’expliquer par un mécanisme involontaire sauvage, c’est à dire primitif, qui s’est rigidifié. Il s’agit moins d’un manque d’entraînement à combattre ou à dépasser sa peur, que d’une habitude qui est née justement de cette peur. On bloque l’air, on le comprime, pour répondre de la manière la plus juste à ce qui risque de se passer. On retient sa respiration, « son souffle » pour être prêt à agir, on emmagasine de l’air par une inspiration rapide car pour agir, pour se défendre, pour fuir, ou même simplement pour crier il faudra expirer. C’est l’expiration qui permet l’action agressive ou défensive et donc c’est l’inspire qui, la précédant, nous rassure car elle nous positionne de manière favorable par rapport aux actes qui semblent devoir inexorablement suivre. Instinctivement on agit de cette façon à chaque fois que l’on pense avoir besoin de se défendre, et cela depuis l’enfance.

En réalité, indépendamment du fait que nous aurions pu en avoir l’intention, nous ne pouvons pas toujours nous défendre, la société ne le permet pas, il y a des règles. Dans de nombreux cas nous sommes contraints de rester avec une angoisse, un trac, le souffle court sans pouvoir nous libérer. Il suffit pour cela de se souvenir de nos années d’enfance ou d’adolescence, de nos réactions physiques lors des examens ou tout simplement quand un de nos professeurs faisait une interrogation surprise ou nous posait une question sur un sujet que nous n’avions pas assez travaillé ou mis en impasse. Il y a de trop nombreuses personnes pour qui la scolarité a représenté un tragique parcours pendant lequel l’anxiété, même intériorisée, a été un de leurs compagnons les plus fidèles dans l’adversité. Il n’est pas si sûr que, pour paraphraser l’aphorisme de Nietzsche, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Cela dépend beaucoup trop de l’individu, du moment et de la situation, entre autres choses. Les difficultés dans l’enfance ne sont pas toujours à l’origine de facultés de résistance ou de résilience comme certains pourraient le penser, elles peuvent provoquer des faiblesses ou des handicaps et cela provient souvent en grande partie du point de départ, de la naissance, de l’environnement familial, etc. Mais la peur étant devenue une habitude de réaction primaire, un a priori qui se présente en chaque circonstances, la solution retenue par le corps via son système involontaire perturbé reste systématiquement la même. Bloquer la respiration, ce qui était la bonne réponse, devient son contraire. « La solution devient le problème » (1). Le corps n’arrive plus à expirer ni à bouger, ni même à parler, et encore moins à crier. Si quelque chose se débloque quelle qu’en soit la raison, alors l’expiration vient et avec elle l’action se révèle, le besoin trouve une riposte à la situation, la peur passe au second plan et laisse la place à des réactions qui seront parfois même présentées comme du courage ou de l’inconscience, de la lâcheté ou du bon sens en fonction du moment ou de l’idée que l’on s’en fait.

Régis Soavi - La peur - être instinctif
Être instinctif

Une antériorité à la naissance

C’est surtout à partir de la moitié du vingtième siècle qu’est née l’idéologie de la préservation de l’espèce humaine grâce à la protection des manifestations de la vie. Ce concept de la protection engagea la société occidentale dans une course à la médicalisation des corps qui n’avait jamais été envisagée jusque là. Cette prophylaxie qui pouvait se comprendre comme une réponse moderne et salvatrice s’est malheureusement faite en utilisant des mises en garde contre des risques simples que l’on trouvait normaux auparavant, et qui étaient inhérents au fait de vivre. Provoquant ainsi par la peur qu’elles ont engendrée, un effet nocebo d’une ampleur inégalée par le passé.

La prévention pendant la grossesse est devenue au fil des ans une hyper-médicalisation qui s’est banalisée, et qui a privé la femme en tout premier lieu, mais le père aussi, bien que d’une moindre façon et par répercussion, d’un rapport simple au corps, à leur propre corps. La joie du fait de porter un enfant, et la force qui en découle s’est transformée en angoisse de son devenir, et même de son présent in-utero, la vie du futur enfant subissant le traumatisme de la contraction qu’il ressent, et qui est due à l’inquiétude de ses parents. L’inquiétude malheureusement se communique plus qu’on ne le pense. Malgré le désir du contraire, de la sérénité que l’on voudrait apporter au bébé, cette préoccupation se transforme vite en peur, en crainte du mouvement, des changements, et de manière plus générale en appréhension devant l’inconnu. Les conséquences sont facilement prévisibles : des risques de chocs émotionnels et une fragilité face aux difficultés qui peut perdurer dans la vie future de l’enfant. Lors de la naissance, si la tranquillité manque, si elle est remplacée par l’agitation ou par l’anxiété, il se produit une tension et une crispation qui bloquent la respiration du nouveau né qui ne comprend pas ce qui se passe mais en souffre viscéralement sans rien pouvoir faire. En grandissant, et petit à petit, l’absence de réponse à cette incompréhension générera dans un premier temps des pleurs et des cris, puis une certaine forme d’apathie, de renoncement, par abandon de la lutte si aucune solution satisfaisante n’est apportée à cette requête.

Régis Soavi - La peur - Ne pas se laisser submerger
Ne pas se laisser submerger

Taïheki un instrument pour la compréhension

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans Dragon Magazine (n° 23, janvier 2019) en quoi la connaissance des Taïheki peut être un instrument de qualité dans des circonstances particulières pour comprendre les réactions des personnes. La classification des Taïheki mise au point par Noguchi Haruchika senseï (2) s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci. Tsuda Itsuo senseï nous en donne une description sommaire dans cet extrait d’un de ses livres :
« Les 12 types de Taïheki sont les suivants :
1. cérébral actif  5. pulmonaire actif  9. bassin fermé
2. cérébral passif 6. pulmonaire passif  10. bassin ouvert
3. digestif actif  7. urinaire actif    11. hypersensible
4. digestif passif 8. urinaire passif   12. obtus

De 1 à 10, on voit les régions de polarisation qui sont au nombre de cinq :
cerveau, organes digestifs, poumons, organes urinaires, bassin.
11 et 12 sont un peu spéciaux, car ils sont des états plutôt que des régions.
Pour une même région, on a un numéro impair et un numéro pair. Les numéros impairs s’appliquent aux personnes qui agissent par excès d’énergie, dans le domaine de la région respective. Les numéros pairs sont des personnes qui subissent l’influence extérieure par la pénurie d’énergie. » (Tsuda I., Le Non-faire, 1973)

Face au danger lorsque la peur se présente nos réponses seront multiples, mais elles ne le seront pas seulement en fonction de notre entraînement ni de nos capacités, mais aussi, et même surtout, à cause de la circulation du ki dans notre corps, de cette énergie qui peut être coagulée en un point ou un autre, entraînant des stagnations spécifiques et donc des résultats et des réponses différentes.

Groupe vertical

Pour que l’action se déclenche, le ki doit se porter au koshi mais lorsque la coagulation se produit au niveau de la première lombaire, l’énergie monte au cerveau et a de la difficulté à redescendre. C’est pourquoi les personnes de type un, cérébral actif, auront tendance à sublimer leur peur, à l’objectiver, à en faire un objet qu’elles pourront contempler pour l’analyser, et trouver une solution qui satisfait leur intellect, car l’action, surtout immédiate n’est pas leur ambition principale. On comprend souvent mal ce genre de positions qui peuvent sembler stupide. On se demande pourquoi la personne n’a pas réagi dans telles ou telles circonstances, on trouvera peut-être grâce aux Taïheki une réponse aux questions que l’on peut se poser sur le mystère de certains comportements humains.
Les personnes de type deux, cérébral passif, ont tout à fait conscience de ce qui se passe, mais leur corps ne réagit pas comme leur cerveau a pensé, bien que cela n’ait rien d’imprévisible. Elles ne peuvent contrôler leur énergie, qui dans ce cas descend, mais provoque des réactions physiques incontrôlables du genre maux de ventre ou tremblements qui rendent difficile une réponse adéquate.

Régis Soavi - La posture est essentielle
La posture est essentielle

Groupe latéral

Dans ce groupe la coagulation se situe au niveau de la deuxième lombaire et affecte le système digestif. C’est pourquoi le type trois, digestif actif, lui, s’affole tout en cherchant à amadouer sa peur, vite il croque un petit truc, ce qu’il a toujours sous la main en cas de besoin. S’il a un peu plus de temps, il mange quelque chose de plus consistant, un sandwich, une pâtisserie, l’important c’est d’avoir l’estomac plein, c’est grâce à cela que son plexus solaire s’assouplit et que sa peur diminue ou même s’évapore. Il devient alors diplomate et cherche à arranger les choses, s’il n’y arrive pas, alors là, il se met en colère et fonce de manière désordonnée, sans réfléchir aux conséquences.
Le type quatre, digestif passif, reste inerte face à la peur, incapable de réactions. C’est une personne affable, et on aurait presque l’impression qu’il n’est pas concerné. De l’extérieur on voit bien peu de chose de sa nature car il a du mal à exprimer ses sensations ou ses sentiments. Du point de vue de l’action il se présentera comme quelqu’un de prévenant, de courtois, qui cherche à arrondir les angles, à dédramatiser la situation.

Groupe avant-arrière

Le type cinq, pulmonaire actif, a la tendance à pencher en avant ce qui facilite l’action en force, la régulation ou la coagulation, voire le blocage de son énergie qui se situe au niveau de la cinquième lombaire.
Lorsqu’il se trouve devant un danger, et donc face à la peur, il voit cela comme un face-à-face. Il agit souvent de façon extravertie, mais c’est aussi quelqu’un qui raisonne, qui calcule, si la peur qu’il ressent est logique, il l’affrontera de manière méthodique et ne reculera que si son intérêt entre en jeu c’est-à-dire s’il risque d’y perdre des plumes. Il passe à l’acte de sang-froid car il s’est préparé, pour lui, l’entraînement a toujours une raison d’être, hors de tout sentiment.
Le type six, pulmonaire passif, à l’inverse, est introverti, inhibé, il a un sentiment de frustration, mais par contre il s’enflamme vite, surtout au niveau des paroles ; face à la peur il se raidit encore plus que d’habitude mais peut ou exploser comme pendant une crise d’hystérie ou se fermer comme une huître, bouder, et attendre.

Groupe Torsion

Ici la vertèbre concernée est la troisième lombaire, c’est la plus enfoncée vers l’avant par rapport à l’axe de la colonne vertébrale, c’est aussi le pivot à partir duquel le corps bouge du point de vue de la rotation. Sans rotation de celle-ci et sans courbure lombaire il y a peu d’action possible du koshi.
Le type sept, urinaire actif, se tord de manière à protéger ses endroits faibles tant physiques que psychiques, il ne veux rien savoir de la peur, il veut l’ignorer, et ça marche. Il sait qu’il ne peut la combattre au risque qu’elle se renforce et le bloque dans son action, il estime qu’il faut surtout ne pas penser, il faut foncer droit devant, quoi qu’il en coûte. Il est souvent considéré comme un héros ou un inconscient, lui s’en moque, il ne peut simplement pas résister à ce qui le pousse en avant, l’action est sa raison de vivre et son modus operandi.
Le type huit, urinaire passif, a le koshi qui devient dur et sa combativité se crispe à l’intérieur. Il a par contre tendance à fanfaronner et se vexe pour un rien. Il affronte sa peur s’il y a du public, ou s’il est mis en compétition, si son adversaire le défie. Même s’il ne peut pas vaincre, il s’obstine de manière à ne pas perdre, alors que le type sept lui veut absolument triompher. Il exagère les conditions qui l’ont amené à avoir peur et comme il a une voix forte, il peut parfois s’imposer par ses seules vociférations.

Groupe bassin

Dans le cas des personnes de type neuf ou dix, la polarisation se fait dans tout le corps. On pourrait dire qu’il y a une tendance à la tension, à la concentration pour les uns ou inversement à la relaxation, voire au relâchement de façon permanente pour les autres.
Chez le type neuf, bassin fermé, c’est la tension qui est prépondérante. Il n’a pas facilement peur car son intuition lui permet de sentir le danger avant qu’il ne se manifeste. De toute manière, la peur, même si elle est présente à un moment donné, ne l’arrête jamais dans ses démarches. C’est une personne chez qui l’intuition est plus importante que la réflexion. Il est vigoureux mais par contre extrêmement répétitif, il est tenace, et plutôt introverti. Son énergie est intériorisée au niveau du bassin. Il représente un exemple pour qui veut observer la continuité chez l’être humain.
Le type dix, bassin ouvert, est le plus capable de dissiper l’énergie. Face à la peur il trouve plus de force en protégeant les autres que pour sa protection personnelle, on pense qu’il agit par gentillesse, en fait en agissant ainsi il oublie sa peur et ses propres difficultés. En cas de danger, s’il est tout seul, loin de chercher à se battre il pourra chercher à s’enfuir, car ce qui compte c’est de rester en vie et il peut donc facilement être considéré comme un pleutre, alors que si d’autre vies sont en jeu c’est son instinct primitif de survie qui jaillit de façon involontaire « pour assurer le futur de la race humaine ». Il risque de souffrir de l’opinion des autres qui évidemment ne le comprennent pas dans ce genre de cas, et qui à cause de cela réagissent en fonction de la morale ou des idées inculquées sur la bravoure.

Type onze dit « hypersensible »

Il réagit très vite face à la peur car elle lui est coutumière, mais cette réaction n’engendre pas une action, elle se présente plutôt comme ayant un caractère émotif et il a une forte tendance à l’exagérer. Même s’il ne se passe presque rien, il dramatise car il se produit une accélération de son cœur dès que son Kokoro est perturbé, il peut facilement s’évanouir ou déclencher une crise d’asthme. Du fait de sa sensibilité exacerbée, il est le candidat idéal pour toutes sortes de moqueries, même s’il en réchappe, lui, il sait qu’il peut devenir un souffre-douleur et subir un harcèlement auquel il ne saurait comment répondre.

Type douze dit « apathique »

Pour qu’il réagisse face à la peur, il a besoin qu’on lui donne des ordres clairs. Bien qu’il se présente avec un corps robuste et carré, ce n’est qu’une apparence car il ne sait pas comment réagir, il le fait parfois de manière trop forte, ou il laisse tomber. Il a tendance à suivre la masse, à agir si les autres à coté agissent, à faire comme tout le monde ou à attendre en subissant.
Comme la société a tendance à surprotéger les citoyens, leur refusant même le droit de se défendre tout seuls, sauf dans certaines circonstances très encadrées par la loi, il se produit un engourdissement des individus qui est susceptible de favoriser une direction qui façonne des corps de type douze quel que soit le Taïheki d’origine.

Senza incidenti, così va l'uomo dabbene, calligrafia di Itsuo Tsuda
Sans incident, ainsi va l’homme de bien (calligraphie de Tsuda Itsuo)

L’Aïkido, un espoir

La normalisation du terrain ne passe pas par le combat contre la peur. Si ce quelque chose qui continue de vivre en nous, qui aspire à une plus grande liberté, ne se réveille pas, c’est une lutte qui risque de n’être que superficielle. L’enseignement de l’Aïkido vise à rendre les individus indépendants et autonomes et non à former des combattants, cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit de l’apprentissage d’un art martial. On peut parfaitement apprendre la menuiserie ou la musique sans vouloir devenir un professionnel, mais chercher plutôt à être un amateur éclairé, capable de fabriquer une table, ou une armoire, capable d’apprécier une symphonie, comme un quatuor ou un lieder. Si on a une bonne formation, on saura réagir de manière correcte en toutes circonstances, on saura jauger la situation, on sentira quand il faut intervenir et comment, ou s’il faut s’abstenir de toute intervention. La pratique de l’Aïkido transforme les personnes indépendamment de leur passé, de leurs tendances, mais seulement à condition qu’elles acceptent de s’arrêter dans leur course folle à l’acquisition de techniques psychiques ou physiques censées apporter la solution à tous les problèmes, à toutes les peurs. La délivrance si elle est nécessaire, vient même parfois dans l’acte qui consiste à faire « marche arrière toute », pour retrouver l’équilibre et la force que chacun d’entre nous possède et qui n’attend que de surgir, que de se déployer.

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« La peur, une origine congénitale acquise ? » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :
1) Watzlawick Paul, théorie de Palo Alto (cf. titre du 3e chapitre de Changements : paradoxes et psychothérapie, 1975, Seuil (VO 1974, Norton)
2) Noguchi Haruchika, concepteur du Seitaï (1911–1976)

La « Pratique Respiratoire »

Par Régis Soavi

On a pour habitude dans presque tous les dojos de nommer les quelques exercices qui précédent un cours, « préparation »ou « échauffement ». Et s’il ne s’agissait pas de gymnastique, ni d’éducation physique, mais de toute autre chose ! Tsuda senseï écrivait que son maître Ueshiba Morihei, était furieux quand, déjà à l’époque, et bien qu’il ne lui ait jamais donné de nom, ses jeunes élèves appelaient cette partie exercices préparatoires ou échauffement.

Une première partie !

Pour O senseï cette première partie de la séance était indispensable et inséparable de l’ensemble de sa pratique ; c’est pourquoi Tsuda senseï quant à lui, à défaut d’autre chose, lorsqu’il devait en parler à ses élèves ou pour la décrire, lui avait donné le nom de « Pratique Respiratoire ». Il s’explique de son choix du mot  »respiration » – qui pour lui sera un mot clé pour faire passer un message aux Occidentaux – dès le premier chapitre de son premier livre Le Non Faire  : « Par le mot respiration, je ne parle pas d’une simple opération bio-chimique de combinaison oxygène-hémoglobine. La respiration, c’est à la fois vitalité, action, amour, esprit de communion, intuition, prémonition, mouvement. L’Orient conserve encore ces aspects sous le nom de prâna ou celui de ki. L’Occident semble également les avoir connus : témoins, le mot psyché, âme-souffle, ou anima dont dérivent des mots comme âme, animer, animal, animosité, ou spiro, dont nous avons tiré des mots comme esprit, inspiration, aspiration, respiration. »(I.Tsuda, Le Non Faire, 1973) Ces exercices de respiration, de circulation de notre « énergie vitale », de notre ki revêtent pour moi encore aujourd’hui une importance primordiale.

Norito - la pratique respiratoire
Norito

La répétition

Je ne peux pas vraiment décrire ce qui est différent dans notre École par rapport à ce qui se fait dans d’autres lieux, ni en faire l’apologie, car il appartient à chacun de se faire sa propre idée sur ce qu’il reçoit, sur ce qu’il ressent. Chaque professeur de chaque École ou groupe, du fait de l’enseignement qu’il a reçu, de son parcours, de ses études, aura sa propre méthode, sa propre pédagogie, qui s’accorde autant à lui qu’à ses élèves. Certains usent de techniques nouvelles, puisent dans d’autres cultures, cherchent d’autres méthodes d’éducation, utilisent une psychologie de l’apprentissage plus moderne. Rien n’est à dénigrer, tout est possible et tout se justifie a priori pour permettre de faire vivre au mieux notre pratique, de faire passer l’essentiel : « l’universalité du message de paix de O senseï ». Un des reproches que l’on peut faire, à « l’École Itsuo Tsuda » est qu’elle est plutôt répétitive, et conservatrice. En effet, cette première partie que nous faisons chaque matin, n’a pas changé depuis que mon maître a commencé à l’enseigner au tout début des années soixante dix. Quant à moi, ne m’en étant jamais lassé, je n’ai jamais, en plus de cinquante ans de pratique journalière, ressenti le besoin d’y changer quoi que ce soit, ni pour moi-même, ni pour mes élèves. C’est même cette répétition qui permet un approfondissement de notre respiration et par contrecoup une découverte des principes qui régissent tous les mouvements de notre pratique.

Funakogi undo - la pratique respiratoire
Funakogi undo

Les fondements de ce travail

Cette première partie suit un ordre logique qui lui est propre, et il me semble inutile d’en détailler tous les mouvements. Cependant quelques points doivent être précisés et notamment ce qui en fait quelque chose de différent de ce que connaissent généralement la plupart des Aïkidokas. Après le salut vers le Kamiza, il y a une méditation en seiza de quelques minutes, et la récitation du Norito « Misogi no harae » par celui qui conduit la séance. Puis on commence par un exercice visant à libérer la région du plexus solaire de toutes les tensions accumulées. Ce mouvement est issu du Katsugen undo, il fut introduit par Tsuda senseï et provient de l’enseignement de son maître de Seitaï Noguchi Haruchika senseï. Pour le reste, tous les exercices qui suivent ont été enseignés pendant des années par O senseï. Je ne revendique pas un retour aux origines, une authenticité unique et cachée jusqu’à ce jour, face à des déformations qu’auraient provoquées de mauvais enseignements, car il est notoire que O senseï variait les exercices de cette première partie. Pourtant, d’après ce que l’on sait, il y en avait quelques-uns qui ne variaient jamais. Le Salut aux huit directions, ou Funakogi undo(1) et Tama-no-hireburi(2) font partie de ceux-ci. Ces deux derniers ont des rythmes spécifiques, une respiration précise et un protocole particulier quant à la direction vers laquelle se tourner ou le nombre de fois que l’on doit les exécuter. Il serait fastidieux et même peut-être hasardeux de les décrire dans un article, car ils doivent être enseignés directement de maître à élève sur les tatamis. Pour ce qui est des autres exercices, ce qui compte le plus dans tous ces gestes, ce n’est pas le nombre de fois qu’on les exécute, ni la vitesse, ni la force mais plutôt l’intensité de la vibration ressentie par tout le corps pendant ce moment-là. Il en va de même avec le Kiai que pousse celui qui conduit la séance à la fin de la Première partie. Là non plus, ce n’est ni la puissance du cri, du son, ni son intensité, mais la nature de l’acte, la profondeur de la respiration, l’exactitude du moment et la concentration qui est exigée, liées à la justesse de son exécution, qui transcendent l’action pour en faire une réponse adéquate, un processus de normalisation du corps. Chaque exercice pendant cette partie doit être exécuté dans un état de conscience précis. On doit les enchaîner avec autant de concentration que si notre vie, et en tout cas notre santé en dépendaient, et en même temps la relaxation est indispensable à leur bon déroulement. La meilleure attitude possible consiste à être à la fois recueilli et sans pensée, ce qui demande quelques années d’apprentissage, mais surtout de la persévérance.

La nécessité d’un contexte adéquat

Je ne saurais trop insister sur l’importance de l’ambiance lorsque l’on envisage de faire la Pratique respiratoire dans un style proche de ce que nous faisons dans notre École. L’atmosphère qui règne dans un dojo dédié est d’une toute autre nature si on la compare à celle que l’on trouve dans un club ou un gymnase. Si en plus, dans ce lieu consacré on a pu créer un Tokonoma(3) dans lequel sont placés un Kakegiku(4) et un Ikebana(5), la qualité de la concentration, le respect du silence, y seront plus faciles. Il sera ainsi plus aisé de s’imprégner, de s’immerger dans un milieu qui favorise cette recherche. On pourra trouver grâce à cet environnement la manière d’exécuter les gestes, les enchaînements, qui, un peu comme une chorégraphie n’ayant jamais rien de superficiel, font bouger le corps de façon à le rendre plus perméable à la perception des flux intérieurs, le rendant plus souple, ainsi que plus réactif. Il s’agit simplement de retrouver le chemin parcouru par les anciens senseï, de comprendre pourquoi ceux qui nous guidaient, tous ceux que j’ai connus ou parfois simplement croisés lors de stages, ou de rencontres, suivaient bon nombre de ces « rites » sans avoir posé de questions dans leur jeunesse mais en ayant alors cherché les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes.

La découverte du Yin et du Yang

C’est dans La voie des dieux que Tsuda senseï rapporte cette mise en garde de Madame Nakanishi(6), grand maître dans l’art du Kotodama(7) :
« « Après la disparition de l’initiateur, les kata, les formes commencent à se décomposer parce que les continuateurs ne sont pas en mesure de comprendre ce qui a motivé l’initiateur en profondeur. On hérite les formes, on les simplifie, les formes dégénèrent », dit Mme Nakanishi. L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés. »(Tsuda Itsuo, La voie des dieux, 1982).
Ces commentaires de deux très grands maîtres, Nakanishi senseï et Tsuda senseï, auraient tout à fait pu me décourager, c’est pourtant très typiquement ce genre de phrases qui m’a stimulé et poussé vers l’avant. La découverte du Yin et du Yang, c’est précisément dans cette première partie que l’on peut la faire car c’est une pratique « solitaire ». Rien ne peut nous perturber pourvu que l’on reste concentré sur la perception de ce que l’on ressent, c’est comme un courant intérieur qui petit à petit se traduit en terme de Yin et Yang. C’est une approche empirique fondamentalement non mentale et le corps tout entier en perçoit les effets immédiatement. Alors notre Aïkido se transforme, on passe dans une autre dimension, avec une perspective psychophysique de plus grande ampleur. Le fait de sentir concrètement dans ses propres membres, dans toute sa posture, la circulation du Ki comme différents flux qui ont une nature précise, positive ou négative, Yin ou Yang. Des courants qui se transforment et s’alternent passant parfois de Yin à Yang, circulent d’un coté à l’autre, tournent ou s’arrêtent de façon impromptue et au final nous guident dans tous nos mouvements alors que nous en avons à peine conscience. Cela n’arrive pas en un jour mais cela a donné un sens à ma pratique de l’Aïkido, cela m’a permis de persévérer, et de dépasser les moments de découragement, les passages difficiles, ceux où l’on se sent bloqué, sans ressort. C’est aussi grâce à ces répétitions journalières, à tous ces gestes, que notre corps se régénère et perçoit les autres non plus seulement par le biais de leur aspect physique ou social, mais bien plutôt à travers ce qu’ils dégagent en profondeur, qui n’est pas seulement psychologique mais d’un tout autre ordre, d’une autre nature.

De la pratique solitaire à l’osmose

Il s’agit là d’une métamorphose qualitative importante qui n’est pas faite pour faire rêver, car elle sort de l’ordinaire, et parce que cette transformation ouvre des possibilités pour appréhender notre univers, notre humanité dans toute sa complexité. À l’opposé des mondes virtuels qui nous sont proposés via la technologie et les rapports sociétaux dans notre quotidien, on commence à percevoir l’univers du réel, sa nature profonde. À la fois pas si différent de notre vie de tous les jours et pourtant d’un tout autre genre. Chaque exercice de cette première partie est lié à notre souffle, chaque mouvement se trouve en relation avec l’inspire ou l’expire. Tsuda senseï prononçait à haute voix Ka lors de l’inspiration et Mi lors de l’expiration, il nous expliquait que lorsqu’on unit la respiration on réalise Ka et Mi qui devient Kami que l’on peut traduire par Dieu. Il ne s’agit pas d’un dieu au sens religieux ni même mystique mais plus concrètement de la vie dans toutes ses manifestations. La martialité ne disparaît pas, mais elle est tout simplement transcendée. On comprendra mieux pourquoi Tsuda senseï écrivait « L’Aïkido, la voie de coordination du ki, est un art de « fusionner le ki » donc une forme martiale d’osmose. »(Tsuda Itsuo, Le Non Faire, 1977)

Tama-no-hireburi - la pratique respiratoire
Tama-no-hireburi

L’Aïkido, religion ou philosophie ?

Dès l’instant que l’on ritualise tout ou partie de la pratique dans un art martial, on est accusé de religiosité ou de mysticisme. Le Reishiki, les saluts, la concentration, les méditations diverses, tout devient suspect, de la même manière que tout ce qui en fait un art pacifique, respectueux de l’humain. Il est difficile d’expliquer à la lueur du matérialisme scientifique et des connaissances d’aujourd’hui en quoi une pratique ritualisée a un tel intérêt car elle échappe à l’idée de progrès. Pourtant le monde de la recherche va malgré tout de l’avant dans les études actuelles pour comprendre de manière plus fine comment fonctionne notre environnement. Mais les travaux doivent être teintés de scientisme pour être acceptés. Par exemple on peut en arriver à brancher des capteurs, fabriqués à partir des détecteurs de mensonges, sur des plantes pour comprendre leur langage, alors que l’on est toujours incapable d’expliciter pourquoi certaines personnes ont « la main verte ». On cherche par tous les moyens à reproduire la nature pour ce qu’elle apporte de bienfaits à l’être humain, sans comprendre comment cette même nature produit ce travail. On analyse, on divise, on découpe, afin de trouver l’élément actif d’une substance sans se rendre compte que c’est l’ensemble qui est créateur de ce composant. S’il manque une seule partie, un seul élément, ou si le rythme n’est pas respecté, le résultat sera tout autre, et peut même être contraire à ce que l’on avait espéré trouver ou à ce que l’on avait découvert auparavant. Si nous n’avons pas besoin de religions qui nous enchaînent à des dogmes, nous n’avons pas plus besoin des idéologies qui contraignent nos libertés ou pire nous asservissent. Même si certaines de ces nouvelles croyances ou de ces doctrines, parfois prétendument validées par la science, ont été conçues pour notre « bien », pour notre « bonheur » présent ou futur, elles ne valent pas plus à mes yeux que les chimères du passé. Une aliénation en vaut une autre. La recherche de l’unité de l’être reste pour beaucoup d’entre nous la valeur ultime ; pour la trouver, la Pratique respiratoire demeure un instrument de qualité, facilement à notre disposition. Les anciens dieux sont morts en tant que représentations, en tant qu’images projetées par l’humanité, mais cette énergie qui leur était attribuée et qui nous anime est toujours là, nous pouvons la sentir, la redécouvrir et l’utiliser en nous.

Maintenir la santé

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».(8) Telle est la définition de
l’O.M.S. et nous l’acceptons en Occident comme allant de soi. Elle est souvent comprise au premier degré de même que son corollaire avec ses implications : il faut combattre la maladie, éliminer les microbes, les virus, il faut corriger la nature qui est si imparfaite, il faut soutenir, protéger l’être humain etc. La doctrine devient si absolue qu’elle finit par donner des résultats contraires à ce que l’on espérait, et notamment celui-ci : « les gens s’affaiblissent ». Au lieu de donner la possibilité au corps de s’épanouir de façon naturelle, on l’oblige à se préserver de tout ce qui pourrait éventuellement être dangereux ou on le blinde. On force, et on le force au nom d’impératifs conceptuels sur la santé, prétendument scientifiques ou médicaux. On renforce l’éducation théorique sur le fonctionnement du corps comme sur l’hygiène sans en comprendre les fondements, on norme l’esthétique des jeunes garçons et des jeunes filles, au détriment de leur santé réelle. Le résultat est loin d’être à la hauteur des espérances que la société y a mises mais le conditionnement, lui, est là, et pour longtemps. La Pratique respiratoire, cette première partie accessible à tous quelque soit notre passé ou notre état physique, est peut-être la réponse à ce que l’on ressent quand on découvre le poids de l’oppression qui s’exerce sur le corps, notre corps et son influence sur notre esprit, notre réflexion, et par conséquent nos actes.

Des gestes simples

C’est un processus de décontamination qui peut commencer. Comme pour la planète quand il faut dépolluer la nature, il est important d’arrêter un processus, de cesser d’utiliser les mêmes fonctionnements, de « faire un peu plus de la même chose » (9) . Les gestes simples associés à la respiration, « la circulation du ki », apportent, dès le début de ce lent travail de reconstruction, des résultats visibles qui étonnent souvent l’entourage des personnes qui pratiquent, quel que soit leur âge ou leur condition physique. La vraie difficulté se trouve dans la continuité beaucoup plus que dans les efforts qui sont en réalité extrêmement modestes. Il est même possible de se limiter à cette première partie si on en a le désir ou si des conditions impératives nous y obligent, le bien-être qui en résultera n’en sera pas diminué, car l’unité « corps-esprit » que l’on aura retrouvée est le vrai cadeau que notre nature profonde a toujours cherché.

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« La pratique respiratoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°7 en octobre 2021.

Notes :
1) Souvent traduit par « Mouvement du rameur »
2) Tsuda senseï le traduisait par « Vibration de l’âme »
3) Alcôve servant à exposer un Kakegiku.
4) Encadrement en rouleau pour une calligraphie ou une peinture.
5) Arrangement floral japonais.
6) Mme Nakanishi prêtresse Shinto, elle enseigna le Kotodama à maître Ueshiba.
7) Le kotodama est la connaissance du pouvoir spirituel attribué au sons.
8) Définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
9) Watzlawic Paul, théoricien de l’École de Palo Alto.

Une École de la sensation

Par Manon Soavi

De nos jours, certains d’entre nous ne veulent plus sentir. Ne plus sentir ni le chaud, ni le froid, ni la douleur, ni la fatigue. Au fur et à mesure que l’individu se plie aux impératifs sociaux, aux normes et aux conseils, en délaissant les besoins propres du corps, il s’insensibilise. Bien souvent on ne sent plus alors avec précision si on a faim ou non, si on a envie de fenouil, de fromage, ou de viande. Certains ne savent plus si leurs pieds sont chauds ou froids. Et finalement sentir fait peur.

De plus en plus, à cause des conditions dans lesquelles nous vivons, nous perdons notre faculté de sentir. De sentir l’environnement, les autres et surtout de nous sentir nous-même. Pourtant comment s’autodéterminer, s’orienter dans sa vie si on ne se sent pas ? Ou pas assez en finesse ? Dans l’enseignement de Tsuda Senseï cette question était primordiale et il utilisait les pratiques de l’Aïkido et du Seitaï comme des outils pour retrouver la sensibilité, cette capacité si décriée car confondue avec la sensiblerie. Le premier dojo de mon père, Régis Soavi, ouvert en 1984, s’appelait l’École de la Sensation, c’est dire à quel point c’est un axe important dans notre École.

Pour Tsuda Senseï un processus de sensibilisation s’enclenche grâce au fait de porter régulièrement son attention sur des phénomènes que nous négligeons la plupart du temps. Il l’écrivait avec son style inimitable « Il ne m’appartient pas de dire que tel système est meilleur que tel autre. C’est le domaine de la politique, ou celui du réformateur. Je me contente de flairer des bribes d’informations, par-ci par-là, et de me demander si telle odeur ne provient pas du vin de Bordeaux, de la bière belge, ou de la soupe à l’oignon. Et j’attends la confirmation.

Mes observations ne sont pas scientifiques, ce sont simplement des sensations. Mes sensations sont plus ou moins ternies comme celles de tous les civilisés qui sont formés à l’éducation moderne, c’est-à-dire, sous la pression de divers systèmes.
Cependant, j’essaye de ranimer mes sensations, de les purifier pour ne pas confondre le vin avec la bière. »(1)

Mais à quoi bon ranimer ses sensations se dira-t-on ? Pour beaucoup de personnes la sensation est plutôt encombrante. Ou alors il ne faudrait sentir que les bonnes choses, les choses amusantes et belles. Malheureusement (ou heureusement ?) la sensation est un tout, indissociable et nécessaire à l’être humain. « La sensation c’est une activité vitale qui assure la prise sur le monde réel »(2) disait Tsuda Senseï.

De par sa recherche philosophique et sa double formation (japonaise pour les pratiques du corps, occidentale pour l’anthropologie et la sociologie), Tsuda Itsuo a tenté de montrer ce qu’on perd à devenir insensible. Montrer que malgré les avantages apparents à court terme de ne plus sentir, nous en sortons diminués, affaiblis. Son parcours l’amena à comprendre que, plus nous nous entourons d’objets et de technologies qui nous aident, nous soutiennent, plus nous nous reposons dessus pour faire les choses, et plus nous perdons progressivement la faculté de faire nous-même. Cela n’est pas grave en soi et fait partie des capacités évolutives. Le paléoanthropologue Pascal Picq écrit à ce propos « Les innovations techniques et culturelles sont en réalité les causes de nos transformations biologiques. […] Depuis Erectus, les facteurs comportementaux et culturels deviennent eux-mêmes des moteurs de transformations évolutives : biologie et culture tissent des interactions de plus en plus complexes, jusque dans les aspects les plus fondamentaux de ce que sont les humains […]. »(3) Les problèmes surviennent quand nous sommes tellement soutenus de toute part, que nous en devenons incapables de faire les choses par nous-même. Il ne s’agit pas de rejeter toute évolution technologique mais de prendre en compte dans l’équation ce qu’on perd à chaque dépendance. Tsuda Senseï regrettait qu’on soit « inondé par ces camelotes scientifiques qui nous enlèvent toute chance d’exercer notre faculté de concentrer l’attention et de ressentir »(4)

"Sei" la vie, calligraphie de Itsuo Tsuda. La sensation de la vie
« Sei » la vie, calligraphie de Itsuo Tsuda.

Sentir la vie en toute chose

Tsuda Itsuo en tant que Japonais et avec son regard d’anthropologue faisait ressortir les différences d’approche entre Orient et Occident. Non pour les hiérarchiser ou les opposer, mais au contraire pour qu’elles puissent s’enrichir l’une de l’autre. Parmi les grands traits de la vision japonaise traditionnelle, Noguchi Hiroyuki (de la famille de Noguchi Haruchika, créateur du Seitaï) parle de la notion de Sentir la vie en toute chose comme d’un axe essentiel de la conception de la vie des Japonais. La reconnaissance de l’omniprésence de la vie était la clef de voûte de l’expérience humaine japonaise et amenait pour chacun la certitude d’une correspondance entre toutes choses. On peut dire que la société occidentale qui s’est construite depuis l’époque des lumières s’est fondée sur des repères extérieurs à l’homme, mouvement des planètes pour son calendrier, division du temps basée sur un calcul mathématique, mesure des températures par échelle centésimale, etc. Le caractère qui prédomine est de l’ordre de l’abstraction et de l’objectivité.
Pourtant nous savons tous qu’une heure en agréable compagnie passe plus vite qu’une heure dans le métro ou au bureau, si on s’y ennuie. Voire même, passe plus vite que quinze minutes d’attente d’un bus. C’est toute la question du référentiel : pour être organisés en société il nous faut un référentiel extérieur, mais la perception humaine est basée sur nos propres référentiels, que sont nos sensations, qui elles sont totalement subjectives, et dépendent de notre état, de la situation etc.

Au contraire, la société japonaise était, il y plus d’un siècle, entièrement fondée sur l’expérience directe et le rapport sensible de l’homme à son environnement et à lui-même. Le point de référence était la sensation. Par exemple le calendrier traditionnel était calculé selon le rythme des saisons et des cycles de vie des animaux. Ainsi, il changeait chaque année et accordait plus d’importance à la façon dont les hommes vivaient les saisons qu’aux dates. En musique, c’est le rythme de la marche qui donnait le tempo et non le métronome. De même dans tous les domaines de l’artisanat, les maîtres (teinturiers, potiers, forgerons, menuisiers…) considéraient les matériaux qu’ils utilisaient comme vivants. Ce qui comptait le plus était la sensibilité qui s’exerçait dans la relation entre l’homme et le matériau qu’il travaillait.

On peut aussi remarquer que toutes les cultures anciennes avaient ce type d’approche basée sur l’individu tant qu’elles n’étaient pas organisées de façon systématique par un savoir officiel, souvent décorrélé d’une réalité mouvante et de terrain. Ce savoir de terrain, en prise avec la réalité des gens s’appelle connaissances vernaculaires. L’anthropologue James Scott en donne un exemple « Les conseils prodigués par Squanto [un amérindien] aux colons blancs de la Nouvelle-Angleterre au sujet du moment où devait être semé le maïs, une culture qui leur était inconnue, illustrent bien ce propos. En effet, on raconte qu’il leur a dit de  »semer le maïs quand les feuilles de chêne ont la taille d’une oreille d’écureuil » »(5) James Scott fait remarquer qu’un almanach du paysan aurait indiqué une date, ou une période, mais qu’une date n’aurait pas pris en compte les différences entre chaque année, les différences entre un champs au nord ou un champs bénéficiant des rayons du soleil plus longtemps. La prescription unique s’adapte mal au contexte, alors qu’une indication vernaculaire est fondée sur la personne qui peut faire cette observation rigoureuse des événements printaniers, qui surviennent chaque année, mais différemment chaque fois, de façon plus précoce ou plus tardive. La connaissance vernaculaire n’est pas transposable ni universelle, mais elle est très vraie et réelle pour ceux qui la vivent directement.

Le Seitaï

La même question se retrouve dans le rapport au corps. La même inversion du référentiel aussi, car plutôt que de partir de connaissances médicales générales, qui ont une valeur indéniable mais qui s’adaptent difficilement à une réalité mouvante, unique à chaque individu, le Seitaï ne prend pas comme base des référents externes de poids, de température ou d’analyses, aussi perfectionnés et précis qu’ils soient, mais le terrain de l’individu, dans sa globalité. Ce sont les sensations internes qui seront les guides de l’équilibre et de la santé.

La notion de Seitaï créée par Noguchi Haruchika Senseï dans les année 50 se démarque ainsi très nettement des approches de soin habituelles. Sa façon de considérer l’activité du corps repose sur la constatation que le corps a une capacité naturelle à se rééquilibrer de façon à assurer son bon fonctionnement. Et que si on écoute son besoin d’équilibre, si on est assez sensible aux signaux, le corps maintient son équilibre de lui-même dans la plupart des cas.

La santé n’est pas considérée alors comme l’absence de maladie, la maladie n’étant que le symptôme d’un corps qui travaille à rétablir son équilibre. C’est au cours de ses années d’activité intense comme praticien que Noguchi Haruchika s’aperçoit qu’à force de chercher à se rendre la vie plus facile ou à se protéger pour rester en bonne santé, le corps s’affaiblit, entraînant le besoin d’un nouveau soutien etc. Et en même temps que, si le corps se durcit au point de devenir insensible, il est aussi faible car il lui manque la souplesse qui permet la réactivité : « Les gens impatients s’imaginent qu’ils sont en bonne santé parce qu’ils ne sont jamais malades. Pourtant si le corps est sensible à un stimulus néfaste, lui résiste, en vient à bout et se remet en ordre, c’est que la soupape de sécurité du corps fonctionne et vous traversez la maladie.[…] Si un lépreux est blessé, il ne ressent pas de douleur. Si le corps ne sent pas qu’il y a quelque chose qui ne va pas, ses capacités de rétablissement ne sont pas stimulées. Le corps ne réagit que s’il est capable de sentir qu’il y a quelque chose d’anormal.[…] Il est nécessaire de rendre le système extra-pyramidal sensible, de sorte que les capacités de récupération du corps surgissent naturellement pour corriger même des petites anomalies. C’est dans cette optique que j’initie à Katsugen undo. »(6) Le Katsugen undo – pratique du Seitaï – traduit par Mouvement régénérateur par Tsuda Senseï, à donc notamment cette fonction de sensibiliser le corps. On deviendra plus sensible, nos sensations s’affinent. Ce qui ne veut pas dire que nous n’aurons jamais besoin d’assistance, tout dépendra des capacités de notre corps, là encore pas de vérité absolue, seulement la sensation qui nous guide pour savoir si nous avons besoin d’aide ou si notre corps réagit à une perturbation de façon normale.

Avec le temps, la sensation de nos états physiques et psychiques s’affine, se précise. De même notre perception des états des autres devient beaucoup plus nette. Par la pratique à deux du Yuki dans le Katsugen undo on est amené non pas à intervenir sur les autres, mais simplement à fusionner à travers un toucher léger sur le dos et une attention à la respiration. Progressivement notre sensation des autres devient beaucoup plus pénétrante, on ne se contente pas des mots qu’ils nous disent, des masques sociaux qu’ils affichent. Il ne s’agit pas de tomber dans l’interprétation ou l’analyse. On reste simple devant ces sensations naturelles bien que souvent oubliées.

Exercice de sensation avec le contact de la main.
Exercice de sensibilité avec le contact de la main.

L’Aïkido

L’autre outil de sensibilisation du corps utilisé dans notre École c’est l’Aïkido. Les gens qui pratiquent le font pour diverses raisons bien sûr, mais une des conséquences de la pratique de l’Aïkido peut être une sensibilité accrue si on s’oriente dans une certaine direction. L’École de maître Sunadomari, par exemple, accorde beaucoup d’importance à trois principes : Ki no nagare (circulation/écoulement du ki), Kokyu Ryoku (respiration/rythme) et Sesshoken Ten (contact avec le partenaire à travers le ki). On peut dire que ces principes sont aussi les fondements de l’École Itsuo Tsuda et qu’ils demandent d’affiner nos sensations pour être découverts et mis en pratique. Il n’y a rien de surprenant à ce qu’une attention constante sur certaines sensations les développe. Les chercheurs qui étudient la proprioception sont impressionnés par les capacités de ce qui est pour eux un sens à part entière, et un sens qui peut s’entraîner. Ils font aujourd’hui des études pour voir comment, dans certains métiers par exemple, on développe un sens aigu de la proprioception qui englobe notre environnement et les autres. On le voit de façon spectaculaire avec les pilotes de la Patrouille acrobatique nationale qui pratiquent avant chaque vol un rituel de préparation. Ce rituel s’appelle « la musique ». Assis sur une chaise, chaque équipier mime les gestes de pilotage de l’enchaînement au gré des ordres du leader. C’est ainsi que le mental des pilotes répète la chorégraphie d’une présentation aérienne à couper le souffle. Une prestation pendant laquelle, ils le disent eux-même, ils n’auront pas le temps de penser, ils seront guidés par leurs sensations internes, qu’ils entraînent quotidiennement.

C’est dans le même état d’esprit que nous pratiquons tous le matin, assez lentement. Il y a des moments plus dynamiques dans une séance bien sûr, mais beaucoup de travail lent qui demande une certaine concentration et une attention à nos sensations. Une attention à ce que nous renvoie l’autre est aussi nécessaire, elle va nous confirmer ou non que nous sommes dans la bonne ligne, le bon angle. Ce ne sera pas l’affaire de mesures objectives, de millimètres ou autre, ce sera la sensation de l’autre, Uke ou Tori, qui déterminera si nous avons fait un Kuzushi correct, ou un Tenkan suffisant, à cet instant. Dans la dernière partie de la séance nous faisons toujours ce que nous appelons le mouvement libre, un travail libre où le/les partenaires attaquent comme bon leur semble un Tori. Chaque Tori doit gérer les attaques de son uke, en réagissant spontanément, car il est impossible de prévoir le mouvement, il n’y a aucune consigne. Comme nous faisons cet exercice à chaque séance quotidienne, tout le monde y participe sans distinction de niveau. Souvent les débutants se tendent, la peur monte, il faut alors que uke ralentisse, fasse des attaques plus prévisibles de manière à ce que Tori prenne le temps de sentir. Car le but n’est pas de passer sa technique coûte que coûte ou de bloquer Tori. Le but est encore d’exercer sa sensation, celle qui nous fait prendre l’attaque en route, la dévier et bouger en même temps sans calcul. Progressivement, à force de pratiquer lentement on peut accélérer de plus en plus, et la chose vient plus spontanément. Alors, la vitesse de l’attaque, son engagement, ou la rendre moins prévisible, ne sera plus un problème, car nous serons dans le tempo. Je me souviens très bien que mes maîtres de piano faisaient tous la différence entre, quand pour être au bon tempo je jouais vite, et que mécontents ils me disaient « c’est rapide, précipité, pressé », et quand à force de travail j’arrivais à jouer vite, mais que cela paraissait maîtrisé. Alors ce n’était plus vite. Là, c’était le bon tempo et pourtant c’était la même vitesse objective au métronome, voire plus vite, je m’en assurais avec rage ! La sensation de vitesse dépend de la maîtrise du musicien et de la perception de l’auditeur. Bref, du ressenti de l’instant unique.

Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidach refusa les enregistrements de concert car pour lui, cela saisissait un moment en pleine adéquation avec le réel, pour en faire un moment figé, reproductible, qui devenait faux une fois sorti de son contexte. Pour lui le tempo n’était pas de l’ordre du temps physique, ce n’était pas une donnée métronomique mais une condition pour que les manifestations musicales s’expriment.

Le toucher

Dans beaucoup d’arts martiaux l’obtention de capacités particulières pour sentir les attaques avant qu’elles n’arrivent a été l’objet de recherches et de fascination. Yomi, Hyōshi, Metsuke, Yi etc., tous ces  »concepts » parlent de cela, de sensibilités exacerbées, nécessaires au combat réel évidemment. Mais il est un sens encore plus banal que notre société oublie de plus en plus, atteignant un paroxysme aujourd’hui : le simple toucher. Or ce sens premier,  »tout bête » nous est vital.

Il est peut être triste que nous devions attendre que des chercheurs nous confirment ce que nous savons intuitivement, mais le toucher est littéralement un sens vital. C’est le premier sens à se développer chez le nourrisson et c’est le dernier à la fin de vie, alors que les autres sens déclinent, les fibres nerveuses cutanées qui réagissent au toucher restent vivaces la plupart du temps jusqu’à la fin. C’est le premier et le dernier mode de communication entre humains. Plus important encore, les contacts physiques représentent un besoin vital : être touché est indispensable à un bon développement physique, immunitaire et cérébral. En l’absence de contacts physiques réguliers dans l’enfance les troubles sont multiples et catastrophiques. Même pour un adulte, être privé de contacts physiques trop longtemps entraîne des problèmes physiques et psychiques. Pour Francis Mcglone, un des plus importants neuroscientifiques qui étudie le toucher, « Pour nous le toucher est tout aussi indispensable que l’air que nous respirons et la nourriture que nous mangeons. […] Le risque de mort prématurée dû à la consommation de tabac, au diabète, ou bien à la pollution est d’environ 40%. Celui du à la solitude est de 45%. Mais personne n’a encore vraiment réalisé que ce qui manque aux gens seuls c’est précisément les contacts physiques »(7).

De plus, d’après ces recherches, le corps se déshabitue et supporte donc de plus en plus mal d’être touché, bien que les dégâts causés par cette absence se fassent sentir. Il y a un processus de désensibilisation. Cela rejoint le point de vue de Tsuda Senseï pour qui « L’organisme se défend en se durcissant. On devient insensible aux sensations extérieures et intérieures. On ne s’enrhume même pas. On est robuste.[..]Le durcissement nous procure une apparence de santé qui fait envie aux gens qui souffrent sans arrêt de petits maux.[…]On perd petit à petit la finesse d’expression et l’on devient raide. La robustesse a son revers de médaille : la fragilité.[…] Mubyo-byo, la maladie sans maladie, c’est ainsi que Maître Noguchi appelle cet état de désensibilisation qui isole l’homme de son milieu ambiant »(8)

Heureusement ce processus n’est pas irréversible et on peut entamer le chemin inverse, pour resensibiliser le corps. Les arts martiaux avec contact font partie des derniers bastions, avec la danse probablement, où se toucher est encore possible, où ce sont les informations transmises par le toucher qui seront déterminantes pour notre réaction. Pour garder ou retrouver la sensibilité qui renoue avec nos capacités humaines.

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« une école de la sensation » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°6 en juillet 2021.

Notes :
1) Itsuo Tsuda, La Voie des Dieux, Le Courrier du Livre, 1982, p. 12.
2) Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, p. 33.
3) Pascal Picq, Et l’évolution créa la femme, Odile Jacob, 2020, p. 243.
4) Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, pp. 107 et 108.
5) James C.Scott, Petit éloge de l’anarchisme, Lux, 2019, p.77.
6) Haruchika Noguchi, Order, Spontaneity and the Body, Zensei, 1984, traduction de l’École Itsuo Tsuda.
7) Francis Mcglone, dans Le pouvoir des caresses, documentaire de D.Kaden, Allemagne, 2020, production Arte.
8) Itsuo Tsuda, La Science du Particulier, Le Courrier du Livre, 1976, p. 22.

Harmonie ou Coercition et Échappatoire

Par Régis Soavi. 

Coercition : action de contraindre quelqu’un, pour le forcer à agir.
Échappatoire : moyen adroit et détourné de se tirer d’embarras.
Telles sont les définitions du dictionnaire Larousse. Dans les synonymes d’échappatoire on trouve : esquive, issue, évasion, et même, porte de sortie. Ne serait-ce pas plutôt le sens à donner aux ukemis qui, de fait, en Aïkido, ne sont que des réponses intelligentes aux projections.

Ukemis, une porte de sortie

Comme nous l’avons vu dans Dragon Magazine spécial Aïkido N°22 concernant les ukemis, la chute dans notre art n’est jamais considérée comme une défaite mais plutôt comme un dépassement. C’est aussi, parfois, tout simplement un moyen pour sortir d’une situation qui dans la réalité pourrait être dangereuse, voire mortelle si elle est accompagnée de certains Atemis, ou si elle risque de toucher un endroit vital en fin de course. Au même titre, la projection, si elle semble effectivement une contrainte pendant une séance, laisse toujours une porte de sortie pour Uke, un moyen pour lui de retrouver son intégrité, l’Ukemi est là pour cela. Pendant les années d’apprentissage, une des conditions incontournables pour chacun est de perfectionner ses chutes, vu qu’elles serviront à améliorer les réponses aux techniques de projection de la part de Tori. Il ne faut pas confondre l’entraînement et le combat ; sans des chutes contrôlées il est dangereux de projeter quelqu’un à moins de risquer un accident et ses éventuelles conséquences, ce qui n’est pas du tout le but de la pratique sur les tatamis. Que les projections soient courtes comme dans les Koshi-nage, ou plus longues comme dans les Kokyu-nage, elles laissent toujours la possibilité à Uke de sortir indemne de la technique. Seules les projections avec un contrôle sévère, par exemple jusqu’au sol, ne laissent aucune ambiguïté quand au fait de ne pas pouvoir y échapper, mais si on ne travaille que dans ce sens, autant pratiquer le Jiu-jitsu pour lequel c’est la règle, et qui, lui, est parfaitement adapté au combat guerrier. L’Aïkido à mon avis n’a pas vocation à la recherche de l’efficacité mais plutôt à l’approfondissement des compétences, tant physiques que psycho-sensorielles, humaines, pour ainsi retrouver la plénitude du corps et ses capacités entières.

Projeter c’est éloigner

Lorsqu’une personne a cette mauvaise habitude de « coller » les autres, d’être tellement proche lors d’une discussion, que l’on se sent oppressé, on n’a qu’une seule envie, c’est de l’éloigner par tous les moyens, seul notre côté social, voire la bienséance, nous empêchent parfois de le faire. Si on ne la repousse pas, on cherche à s’éloigner soi-même, on prend de la distance. De la même façon, projeter c’est éloigner l’autre, c’est se permettre de reconquérir l’espace qui a été envahi, et même volé ou a été détruit lors d’une incursion dans notre sphère vitale, à plus forte raison lors d’un affrontement. C’est retrouver le Ma-aï, cette perception de l’espace-temps dont la compréhension et surtout la sensation physique est à la base de notre enseignement, et qui est si indispensable à l’exercice de notre liberté de mouvement, à notre liberté d’être. C’est recouvrer un souffle, une respiration peut-être plus calme, retrouver éventuellement un mental réorganisé, une lucidité qui a pu être troublée par une agression qui a déclenché une technique de réponse devenue instinctive et intuitive en raison de l’entraînement. C’est aussi la possibilité bien sûr de faire prendre conscience à l’agresseur de l’inutilité, de la dangerosité de continuer dans la même direction.

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Soigner la maladie

L’Aïkido nous amène à avoir un rapport différent au combat, qui est plus de l’ordre de la lucidité sur la situation, que de la réponse violente et immédiate par action réflexe à une agression. C’est cette attitude que l’on peut qualifier de sagesse, acquise par les années de travail sur le corps, qui en est le résultat.
Celui qui agresse est en quelque sorte considéré comme un individu qui a perdu le contrôle de lui-même, souvent simplement pour des raisons sociales ou éducatives. Un déclassé, un désaxé, un malade au sens psychique du terme en quelque sorte, qui malheureusement peut s’avérer préjudiciable pour la société, pour son entourage, qui au mieux, ne fait que troubler l’harmonie relationnelle entre les personnes, et au pire, provoque des dégâts incommensurables sur autrui. Il ne s’agit pas de punir le « malade », ni d’excuser la maladie que l’on justifierait au nom du principe de la contamination sociétale, mais de trouver le moyen de sortir de la situation sans être contaminé soi-même. L’Aïkido est une formation pour tous, et son rôle est plus vaste que ne le pensent en général beaucoup de personnes. Souvent il apporte un soulagement, un apaisement même, à nos propres difficultés ou habitudes d’ordre psychologique, il permet par le moyen d’un apprentissage à la fois rigoureux et plaisant, de retrouver la force intérieure et la voie juste, de manière à faire face à ce genre de problème.
Lors de l’entraînement, si la projection arrive à la fin de la technique, elle n’est jamais une fin en soi. On pourrait la considérer parfois comme une signature, et comme une libération de Tori autant que de Uke.
Une bonne projection demande une très bonne technicité mais surtout une bonne coordination de la respiration entre les partenaires. Il est important de ne jamais forcer un pratiquant à chuter coûte que coûte. On doit être capable de sentir, même au dernier moment, si notre partenaire est dans la capacité d’effectuer une chute correcte ou non, sinon c’est l’accident et nous en serons responsables. Tout dépend du niveau du partenaire, de son état « ici et maintenant » ; si la moindre tension ou la moindre peur se manifeste au tout dernier moment, il est impératif de la sentir, de la ressentir, et de permettre à notre Uke de se relaxer pour pouvoir chuter sans danger. Parfois il vaudra mieux abandonner l’idée de projection et proposer un amené au sol efficace et pourtant tout en douceur, même si l’ego de certains restera toujours insatisfait de n’avoir pu se montrer aussi brillant qu’il l’aurait souhaité. Mais c’est en agissant ainsi qu’on aura permis à des débutants de continuer sans peur. C’est grâce à la confiance qu’ils auront acquise avec leurs partenaires qu’ils seront amenés à persévérer. Ils auront constaté qu’on les estime à leur juste valeur, que l’on respecte leurs difficultés, leur niveau, que la peur qu’ils ont eue n’est pas un handicap à la pratique, au contraire, elle permet un dépassement de ce qu’ils croyaient être leurs incapacités, leurs limites. Ils constatent avec plaisir qu’ils ne sont pas des cobayes au service des plus avancés, mais qu’avec quelques efforts, ils seront capables de les rejoindre ou même de les dépasser s’ils en ont le désir.
Les plus anciens doivent être là pour permettre aux plus nouveaux de constater que la chute est un plaisir lorsque la projection est faite par quelqu’un de techniquement capable de la conduire de manière qu’elle allie douceur et harmonie, et donc de façon sûre. Tsuda Senseï raconte comment agissait O Senseï Ueshiba Morihei pendant les séances qu’il conduisait :
« Si âgé de plus de quatre-vingts ans, petit de taille, il projetait une bande d’assaillants, jeunes et vigoureux, aussi facilement que comme si c’était des paquets de cigarettes, cette force extraordinaire n’était nullement la force, mais la respiration. Il demandait, tout en caressant sa barbe blanche, et se penchant soucieusement vers eux, s’il ne leur avait pas fait de mal. Les assaillants ne se rendaient pas compte de ce qu’il leur était arrivé. Tout à coup, ils étaient transportés par un coussin d’air, voyaient la terre en haut et le ciel en bas, avant d’atterrir. On avait une confiance absolue en lui sachant qu’il ne ferait jamais de mal à personne. »(1) Ce comportement de O Senseï vis-à-vis de ses élèves doit servir d’exemple à chacun en fonction de son niveau car il nous conduit non vers le renoncement ou l’effacement mais vers la sagesse telle que l’exprime Lao Tseu : « Le sage est droit sans être rigide, incisif sans déchirer, direct sans être arrogant, brillant sans éblouir »(2)

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Projection ou brutalité

L’Aïkido d’aujourd’hui semble osciller entre deux tendances principales, l’une voudrait aller vers la compétition et une vision sportive, l’autre cherche le moyen de se renforcer, de puiser dans les anciennes techniques de combat telles que le Jiu-jitsu une efficacité qui ne lui est plus reconnue.
Et si l’Aïkido se suffisait à lui-même ! Rien n’empêche de pratiquer d’autres arts, de faire du Théâtre ou de la Danse, du Iaido ou de la Boxe, mais cela ne sera en rien complémentaire. Il s’agit plutôt d’un enrichissement pour l’individu lui même, pour son propre développement. Peut-être comprendra-t-on plus tard, à nouveau, ce qui fait la richesse de notre Art.
Pourquoi faire des dojos d’Aïkido des lieux d’entraînement au combat de rue où l’efficacité devient la référence ultime. Le dojo est un autre monde dans lequel on doit pénétrer comme s’il s’agissait d’une tout autre dimension, car c’est bien de cela qu’il s’agit, même si peu d’élèves en ont conscience. Si les projections ne sont devenues que des contraintes, où est le rapport d’harmonisation mis en exergue par le fondateur et ses plus proches élèves, et dont on se réclame encore maintenant ? J’ai trop souvent vu des pratiquants affirmant leur ego en écrasant Uke à la fin d’une technique, alors que leur partenaire n’avait opposé quasiment aucune résistance jusqu’alors. Ou d’autres, opposant une résistance ultime alors que la technique est déjà finie du point de vue tactique, positionnement et posture de l’un comme de l’autre, obligeant Tori à appliquer de façon sévère et inutile une projection qui, de ce fait, devient très risquée pour Uke s’il n’est pas d’un niveau suffisant.
Quid des démonstrations préparées sous les auspices de maîtres auto-proclamés dont l’internet nous gave avec son lot de contorsions et de sauts périlleux, le tout agrémenté par les commentaires des visionneurs.
Alors que le projet soutenu par la pratique de l’Aïkido est d’une tout autre nature, vivre dans la contrainte quotidienne exercée par les comportements qu’engendre le type de société dans laquelle nous vivons, et pratiquer les arts martiaux pour apprendre à les « subir sans broncher », ou apprendre soi-même à contraindre les autres pour récupérer les quelques miettes de pouvoir qui nous sont laissées, n’est ce pas une absurdité totale ?

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Un bouchon de champagne

Comme il le fait souvent dans ses livres Tsuda Senseï nous raconte son expérience et sa pratique avec O Senseï Ueshiba Morihei, en voici de nouveau un passage : « Il y a un exercice qui consiste à se laisser prendre un poignet par son adversaire qui le saisit et bloque à deux mains. Et alors on le renverse en arrière avec la respiration venant du ventre. Quand le poignet est bloqué par quelqu’un de très fort, il est impossible de bouger. Cet exercice a pour but d’augmenter la puissance de la respiration.
Un jour Me Ueshiba souriant, m’a présenté deux doigts de sa main gauche pour faire cet exercice. Je n’avais jamais vu quelqu’un le faire avec deux doigts. Je les ai saisis avec toute ma capacité. Et alors, pof, j’ai été projeté en l’air comme un bouchon de champagne. Ce n’était pas la force, car je n’ai senti aucune résistance physique. J’ai été simplement emporté par une bouffée d’air. C’était vraiment agréable et n’avait rien de comparable avec ce que font les autres pratiquants. » « Une autre fois qu’il était debout il me fit signe de venir. Je me plaçai devant lui mais il continuait de parler à tous. Cela dura assez longtemps, je me demandais si je devais rester là ou me retirer, quand d’un coup, j’ai été emporté par un coussin d’air et me trouvai au sol en une belle chute. Tout ce que j’ai constaté, c’était son kiai puissant et sa main droite qui, après avoir décrit un cercle, se dirigeait vers mon visage. Je n’ai pas été touché. On pourrait donner à cela n’importe quelle explication psychologique ou parapsychologique, mais toutes seraient fausses. Avant que je n’aie eu le temps de réagir par un réflexe quelconque, j’étais déjà projeté. Ce fameux coussin d’air, c’est la seule explication. »(3)
« Parler de décontraction en parlant d’Aïkido semble dérouter nombre de gens. Ils sont suffisamment contractés au départ et ils ont besoin de se contracter davantage pour se sentir bien.
Ce qu’ils cherchent, c’est la dépense physique et rien d’autre. Mon Aïkido est qualifié d’Aïkido doux. Il y en a qui l’aiment. Il y en a qui préfèrent l’Aïkido dur. J’ai entendu des réflexions. Quelqu’un a dit : « Le vrai Aïkido, c’est l’Aïkido dur. » Celui-ci a eu un poignet cassé et bloqué par là même durant un mois. À chacun son goût. Moi, j’arrête le coup lorsque je sens que l’adversaire est trop raide pour pouvoir chuter convenablement. Je sais réparer les poignets cassés, et même les côtes cassées. Si je sais réparer, c’est que j’ai du respect pour l’organisme vivant. J’évite la casse. Si l’on préfère la casse, on trouvera facilement des professeurs. »(4)
La puissance de la respiration est-elle comparable avec la force de coercition ? Quelle doit être l’orientation qu’il faut prendre ? C’est à chacun de décider de la direction qu’il veut suivre, personne ne doit nous forcer quelles que soient les bonnes raisons invoquées.

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« Harmonie ou Coercition et Échappatoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°6 en juillet 2021.

Notes :
1) Tsuda Itsuo, Le Non Faire, Le courrier du Livre, 1977, p. 18.
2) Lao Tseu, Le classique du tao et de ses vertus, Moundarren, 1993, p. 77.
3) Tsuda Itsuo, La voie du dépouillement, Le courrier du Livre, 1975, p. 140.
4) Ibidem p.148

Une immobilisation libératrice

Par Régis Soavi. 

Une immobilisation qui a pour perspective de débloquer, d’assouplir, de désengorger une articulation, n’est-ce pas un paradoxe voire un contresens ? C’est pourtant l’optique que nous avons dans l’École Itsuo Tsuda, car il ne s’agit pas de contraindre notre partenaire grâce à la coercition ou à une technique devenue redoutable à force d’entraînement en vue d’une efficacité future, mais plutôt de profiter de ce moment pour affiner notre sensibilité.

Retrouver la souplesse

L’École Itsuo Tsuda a suivi un chemin particulier en ce qui concerne les immobilisations. Au lieu d’être considérée comme un blocage absolu auquel il faut répondre par la soumission, et le plus vite possible, sous peine d’une douleur qui peut être parfois intense, je la vois comme une occasion d’assouplir les articulations, de leur rendre une mobilité perdue. Il y a une manière de travailler les immobilisations avec la respiration qui est beaucoup plus un accompagnement qu’un blocage. Quand les pratiquants y sont habitués ils n’ont plus aucunes craintes de se faire maltraiter, bien au contraire, Uke participe avec Tori à l’immobilisation en évitant de se raidir, en respirant plus profondément, afin d’améliorer ses capacités.
C’est l’art de visualiser la respiration (le ki) à travers le bras du partenaire qui permet d’entrer en contact avec la respiration de l’autre. Si le point de départ est la coordination du souffle (on inspire et on expire au même rythme que notre partenaire), c’est un premier pas qu’il ne faut pas négliger car toute la suite en dépend. Au début, et même pendant de nombreuses années malheureusement, tout ce que l’on arrive à faire c’est de tordre le bras pour contrôler l’autre, au risque d’abîmer l’articulation. Mais petit à petit, si on est attentif, si on ne force pas, on peut commencer à sentir la circulation d’une énergie très concrète et en même temps très spéciale à travers le membre que l’on contrôle ainsi que dans tout notre corps. Certaines personnes en sont si étonnées qu’elles refusent d’y accorder l’importance nécessaire et risquent de passer à côté d’un événement majeur, de la possibilité d’approfondir ce que j’appelle leur respiration et donc de découvrir un des aspects primordiaux de notre art : l’harmonie. C’est précisément dans ces moments que je peux intervenir pour faire sentir aux personnes que leur sensation est bien réelle, que ce n’est pas une imagination,en les touchant elles-mêmes dans leur sensibilité grâce à une démonstration directe, sans discours théoriques. Je montre aussi parfois avec d’infinies précautions et la plus grande douceur comment il est possible, avec un partenaire déjà bien avancé, d’aller beaucoup plus loin, non seulement dans la visualisation mais aussi dans la sensation concrète que l’on peut lui communiquer en faisant sentir le chemin que prend cette énergie révélatrice de sensations. Lorsque l’on est attentif et sans idées préconçues, bien vide en quelque sorte, et bien concentré en même temps, on peut avoir la sensation de parcourir, comme sur un chemin, une grande partie du corps. On commence à partir de l’extrémité de la main, on suit jusqu’à l’épaule, on rejoint, toujours avec la sensation, la colonne vertébrale et on glisse tout doucement vers la troisième lombaire, qui est la source du mouvement, de l’activité, et est en relation avec le hara, la rizière de cinabre comme l’appellent les Chinois ou encore le troisième point du ventre dans le Seitai. Cela est possible grâce à une perception qui peut nous sembler toute nouvelle, alors qu’elle est simplement une capacité du corps que nous utilisons peu ou pas, oubliée qu’elle est, à cause du raidissement physique et mental, piètre voire dramatique résultat obtenu du fait de tant d’années où se sont exercés les contrôles du conscient, du volontaire, comme de la raison, sur notre involontaire, notre compréhension intuitive, sur les racines mêmes de notre vie.

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On rejoint la colonne vertébrale et on glisse tout doucement vers la troisième lombaire, qui est la source du mouvement en relation avec le hara.

Faire circuler le ki

Retrouver au plus profond de nous-mêmes comment faire circuler le ki, comment le pacifier, est une recherche qui a toujours été suscitée par les plus grands maîtres. Ce n’est surtout pas une démarche qui vise à enthousiasmer les personnes en quête de merveilleux, mais plutôt une approche orientée vers une réalité vérifiable que l’on a la possibilité de rejoindre pour peu que l’on s’y intéresse sans à priori. C’est la visualisation, l’attention, la souplesse dans l’exécution des techniques, ainsi que la sensibilité, qui permettent de travailler dans cette direction. Un grand nombre d’arts en Orient, utilisant parfois un nom différent pour citer cette quête, sont à même d’en démontrer la valeur : le Tai Chi, le Qi Gong entre autres pour la Chine, au même titre que le Kyudo, le Shiatsu ou le Seitai au Japon. Si par ailleurs on se renseigne, on trouvera nombre de civilisations de par le monde qui, sous différentes appellations, ont su conserver et mettre en avant cette dimension de grande valeur qu’est le ki.
Tout dépend de la direction que l’on prend dès le départ dans la pratique de l’Aïkido. Tsuda senseï nous le rappelait avec une certaine ironie lorsqu’il citait son maître : « Maître Ueshiba ne cessait de répéter que l’Aïkido n’est pas un sport, ni un art de combat. Mais aujourd’hui, il est partout considéré comme un sport de combat. D’où vient cette différence de conception aussi flagrante ? »(1). Tout en nous laissant réfléchir sur cette antinomie, ce paradoxe, il se gardait bien de nier l’efficacité de l’Aïkido lorsqu’il était pratiqué par O senseï lui-même. « Me Ueshiba immobilisait les jeunes pratiquants d’Aïkido par terre, uniquement en posant un doigt sur leur dos. Cela paraissait invraisemblable à première vue. Quelques années de pratique m’ont permis de comprendre que c’est bien possible. Il ne s’agit pas d’appuyer avec la force d’un doigt, mais d’y passer le kokyu, de diriger la respiration par le doigt. »(2)

L’esprit

Si l’on veut que l’immobilisation soit dans l’esprit dont parlait O senseï, celui qui consiste à nettoyer les articulations des scories qui les entravent, des tensions qui diminuent leurs capacités, alors la posture est de la première importance. O senseï considérait que la pratique de l’Aïkido était un Misogi c’est-à-dire qu’il s’agissait de se débarrasser des impuretés accumulées : «  La Terre a déjà été portée à la perfection… Seule l’humanité ne s’est pas encore pleinement accomplie. Et cela à cause des péchés et des impuretés qui ont pénétré en nous. La forme des techniques d’Aïkido est une préparation pour débloquer et assouplir toutes les articulations de notre corps. »(3) Pour contrôler les mouvements et réprimer un adversaire de manière à ce qu’il soit dans l’impossibilité de réagir, il suffit d’être solide, stable, d’avoir une bonne connaissance technique, et évidemment d’être déterminé. Par contre, pour qui veut agir de manière à rendre plus libre une articulation par exemple, c’est la sensibilité, la douceur, et une bonne connaissance des lignes qui relient le corps qui seront nécessaires. Rien ne pourra se faire sans l’accord et la compréhension de Uke, avec qui bien bien entendu il ne s’agit pas de jouer au guérisseur, au gourou qui sait tout, ou d’imposer subtilement « pour son bien » telle ou telle façon de faire. Il existe une autre connaissance que celle que nous délivre l’anatomie, celle-ci peut certes nous servir de base pour une compréhension minimale, mais en tant qu’amateurs, dans le meilleur sens du terme, c’est-à-dire passionnés par notre art, il est de première importance de ne pas se limiter à l’aspect proprement physique de la technique.

La posture

La posture de celui qui réalise une immobilisation de type Nikyo ou Sankyo, même si elle est par essence très concentrée, est encore plus exigeante si on veut aller plus loin. La démarche, l’attitude, la recherche changent notre corporalité et lui permettent d’acquérir une dimension différente, à la fois plus souple, plus fine, plus sensible. Il est indispensable de fusionner avec le partenaire, de s’adapter dans un premier temps à la posture de l’autre pour lui permettre de trouver sa place, de positionner son corps de manière à ce qu’il puisse recevoir le mieux possible le geste, l’acte qui permettra la détente, voire la libération attendue. Mais l’immobilisation ne commence pas au sol, déjà dans la saisie du poignet il doit y avoir une impossibilité de mouvement agressif de la part de Uke. Dans ce cas comme pour la plupart des techniques, la posture et le « Ma » (la distance) sont déterminants au même titre malgré tout que la douceur ferme de la prise.

Régis soavi immobilisation katame waza
La posture et le « Ma » (la distance) sont déterminants.

Sentir l’autre

Si je parle de douceur c’est que nombre de débutants cherchent à travers la force ce qui est le résultat d’une longue pratique, d’une longue recherche. Bien souvent ils renforcent leur technique, à la poursuite de la puissance, en perfectionnant la précision, au détriment de la sensation que l’on peut avoir de l’ensemble du corps si, d’une part on a compris physiquement, au niveau du Hara, la circulation du Yin et du Yang, et si d’autre part, au lieu de profiter de l’aubaine pour satisfaire son ego, on s’est positionné dans une attitude, je dirai, de bienveillance envers son partenaire. Dire que l’Aïkido développe une meilleure compréhension de l’être humain est une banalité, dire que l’on perçoit mieux l’âme humaine nous fait entrer dans la sphère des mystiques, prétendre sentir ce qui se passe « dans le corps, dans l’esprit de l’autre » semble tout simplement délirant et hors de toute raison. Pourtant ce n’est pas si différent de ce que font des parents attentifs lorsqu’ils s’occupent de leur bébé nouveau-né. Tsuda Itsuo en donne un aperçu dans le chapitre 3 « Le bébé éducateur des parents », issu de son dernier livre Face à la science, dont voici un passage:
« Savoir bien traiter le bébé, c’est pour moi, le summum des arts martiaux.
En entendant ma réflexion, un Français a sursauté : « Comment est-il possible d’admettre une idée aussi saugrenue, bizarre et incompréhensible que d’associer le bébé avec les arts martiaux ? […]. » Évidemment, pour un esprit occidental, ce sont deux choses totalement différentes, sans aucun rapport. Les arts martiaux ne sont, au fond, que des arts de combat. Il s’agit d’écraser les adversaires, de se défendre contre les agressions. Si ton adversaire est là, tu fais un coup de pied de Karaté. S’il est plus près, tu appliqueras telle technique d’Aïkido. S’il t’empoigne par le vêtement, tu le projetteras avec une technique de Judo. Sinon, tu sors ton couteau et tu le plantes dans son ventre. Si tu peux sortir ton 6,35, c’est encore mieux. […] Il s’agit, en somme, d’accumuler les moyens et techniques variés et compliqués d’agressivité et de remplir l’arsenal. […] Cependant, au delà de ai uchi, il y a ai nuke, état d’esprit qui permet aux adversaires de passer à travers le danger de mort, sans se détruire mutuellement. Il n’y a que très peu de maîtres qui sont arrivés à cet état d’esprit dans l’histoire. L’Aïkido de Maître Ueshiba, d’après ce que j’ai senti, a été entièrement rempli de cet esprit de ai nuke, qu’il appelait de “non résistance”. Après sa mort, cet esprit a disparu, la technique seulement en est restée. L’Aïkido, à l’origine, voulait dire la voie de coordination du ki. Entendu en ce sens, ce n’est pas un art de combat. Lorsque la coordination est établie, l’adversaire cesse d’être adversaire. Il devient comme une planète qui tourne autour du Soleil selon son orbite naturelle. Il n’y a pas de combat entre le Soleil et la planète. Tous les deux sortent indemnes après la rencontre. La fusion est bénéfique et enrichissante aussi bien pour l’un que pour l’autre. […]
Si le bébé poussait des cris bien distincts, […] ce serait plus facile. Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que l’intuition des parents qui permet de distinguer ces nuances subtiles. C’est l’engagement total des parents qui sauve la situation. S’ils n’y attachent pas autant d’importance que s’ils étaient sous la pointe d’une arme blanche, s’ils sont distraits au point de ne penser qu’à sortir leur “poupée” pour la montrer aux autres : « Notre enfant est le plus beau bébé du département », personne d’autre ne peut les obliger.
Voilà des conditions qui associent le bébé aux arts martiaux. Ce n’est pas la peine d’énumérer bien d’autres conditions. Rien ne vaut l’expérience vécue. […] Un des rares domaines qui reste encore et qui exige ce total abandon du “moi intellectuel”, c’est le soin du bébé. Maintenir ce soin dans sa pureté, dans le sens de coordination du ki, c’est un travail colossal alors qu’il existe tellement de solutions de facilité qui sont monnaie courante. »(4)

Régis Soavi immobilisation katame waza
La douceur ferme de l’immobilisation permet d’assouplir les articulations.

Le Seitai

Sans ma rencontre avec le Seitai et surtout sans la pratique du Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) je n’aurais jamais découvert des possibilités telles que celles que j’ai mentionnées. La pratique régulière du Mouvement régénérateur pendant des années est une des clés de l’approfondissement de ce que Tsuda Senseï appelait la respiration, cet art de sentir la circulation de l’énergie vitale qui n’est rien d’autre qu’une des formes que prend le Ki lorsqu’il se manifeste de manière concrète et sensible. Un des exercices que nous pratiquons lors des séances de Katsugen Undo se nomme Yuki et c’est une des pratiques du Non-Faire qui, bien conduite, permet de réaliser la fusion de sensibilité avec un partenaire. À charge pour chacun de l’utiliser dans la vie quotidienne et à fortiori dans l’Aïkido ou tout autre art martial. Si toutes les situations n’y semblent pas propices lorsqu’on débute, c’est à coup sûr une possibilité, un chemin à parcourir, qui me semble adéquat et que l’on peut découvrir, notamment dans les moments plus tranquilles comme pendant une immobilisation ou le zanshin qui la suit.
C’est le chemin que nous indiquait Tsuda senseï, le chemin que lui-même avait suivi sur les traces de ses maîtres Ueshiba Morihei pour l’Aïkido, Noguchi Haruchika pour le Seitai ou encore d’une autre manière ses maîtres occidentaux que furent Marcel Granet et Marcel Mauss – respectivement pour la sinologie et l’anthropologie – qu’il eut la chance là aussi de connaître personnellement.
Ce chemin, « le Non-Faire » ou « Wu wei » en chinois, n’a aucune limite ni profondeur définissable, chaque pratiquant doit faire sa propre expérience, vérifier où il en est, et accepter ses limites pour sans cesse approfondir au lieu d’accumuler.

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« Une immobilisation libératrice » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°5 en avril 2021.

Photos : Paul Bernas et Bas van Buuren

Notes
1) Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre (1982), p. 58
2) Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre (1975), p. 106
3) Ellis Amdur, Hidden in Plain Sight: Tracing the Roots of Ueshiba Morihei’s Power, Freelance Academy Press (2018), p. 292, traduction École Itsuo Tsuda.
4) Tsuda Itsuo, Face à la science, Le Courrier du Livre (1983), p. 24 à 27

1 + 1 = 1 : La respiration

Par Régis Soavi. 

« « Qu’ils soient un ou plusieurs cela n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre,» disait O senseï ». C’est avec cette phrase qu’Itsuo Tsuda senseï répondit un jour à une de mes nombreuses questions sur la pratique et notamment sur la manière de se défendre contre plusieurs partenaires.

Magie ou simplicité

Jeune aïkidoka je cherchais à m’abreuver à toutes les sources disponibles, et mes références je les trouvais chez Nocquet senseï, Tamura senseï, Noro senseï. Mais évidemment je les trouvais aussi chez celui dont je me sentais le plus proche : Tsuda senseï. En ce début des années soixante-dix, nous étions très friands d’anecdotes, sur les arts martiaux, sur les grands maîtres historiques, et sur O senseï Ueshiba Morihei en particulier. Nous allions d’ailleurs acheter les films en « super 8 » qui étaient disponibles, dans ce temple qu’était le magasin d’arts martiaux de la Montagne Sainte-Geneviève (à Paris), fascinés que nous étions par les prouesses de ce grand maître. Bien que profondément matérialiste, je n’étais pas loin de croire en quelque chose de magique, à des pouvoirs exceptionnels accordés à certains êtres plus qu’à d’autres. Tsuda Itsuo m’a fait redescendre sur terre, car ce qu’il nous montrait était très simple mais malgré tout, cela restait parfaitement incompréhensible. Les techniques qu’il nous montrait, je les connaissais bien déjà, mais il les faisait avec une telle simplicité, une telle facilité que j’en étais perturbé, et cela ne faisait que renforcer mon désir de continuer à pratiquer pour découvrir les « secrets » qui le lui permettaient.

Son leitmotiv : la respiration

Respiration, Non-Faire
Les entraînements à plusieurs ont pour objectif de nous porter dans la direction du Non-Faire.

Lorsqu’il parlait de respiration il fallait entendre le mot KI, c’était la traduction qu’il avait choisie pour exprimer ce « non-concept » qui est si commun, et si compréhensible de manière immédiate au Japon, mais si difficile à saisir en Occident. Il expliquait qu’on pouvait réaliser l’unité primordiale lorsqu’on unit sa respiration avec son ou ses partenaires. La respiration devient le support physique, l’acte concret qui permet de s’unifier avec les autres. Elle agit physiquement comme une sorte de contrainte douce sur le corps des partenaires. Nous connaissons tous ce dont je parle, ce n’est absolument pas mystérieux. Il y a des personnes qui sont capables de rendre les autres mal à l’aise, d’autres qui savent s’imposer, imposer leur respiration, laissant parfois leur correspondant dans l’incapacité de prononcer une parole. Dans les arts martiaux, et c’est particulièrement visible dans l’art du sabre, il s’agit de désynchroniser le souffle de manière à surprendre l’adversaire, à le déstabiliser. Le moment crucial dans bon nombre de cas étant celui où le début de l’inspiration de celui qui fait face correspond à la fin de l’inspiration de l’autre, autrement dit au début de son expiration. On frappe pendant cet intervalle entre expire et inspire. Ce moment que l’on appelle  »l’intermission respiratoire » est le moment idéal pour déployer sa force physique dans un combat, et vaincre l’adversaire. Il en va tout autrement en Aïkido où ce même instant permet d’entrer dans le souffle du partenaire, dans cette voie qu’est la voie de l’harmonie, où il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.

Pratiquer avec un partenaire comme s’ils étaient plusieurs

respiration, technique, calme
Le calme intérieur commence par le fait de bien connaître les techniques.

Pour commencer il est plus simple de pratiquer avec un seul partenaire, mais il est important de ne pas se fixer sur lui, de rester disponible à d’autres interventions. Cette disponibilité, on y parvient grâce au calme intérieur, et cela commence par le fait de bien connaître les techniques, et de ne pas s’affoler. Il faudra malgré tout quelques années pour être tranquille dans de telles circonstances, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre pour commencer à travailler dans cette direction. Je dirais que, pratiquer avec plusieurs partenaires, plus qu’une performance à exécuter, représente pour moi une orientation pédagogique, l’Aïkido est un tout, on ne peut pas le découper en tranche. Il s’agit d’une pédagogie globale et non d’un enseignement de type scolaire sanctionné par des notations et des examens. Déjà, chaque fois que le groupe de pratiquants se retrouve en nombre impair, on peut en profiter pour travailler à trois, mais cela ne suffira pas pour acquérir les bons réflexes, la bonne attitude à adopter. Chaque fois que le groupe le permet, c’est-à-dire s’il n’y a pas trop de différences de niveaux, on peut faire pratiquer tout le monde par groupe de trois, voire quatre partenaires.
Si les deux partenaires saisissent Tori ensemble, et à deux mains, c’est la technique et la capacité de Tori à concentrer la puissance dans le hara grâce à la respiration qui sera déterminante, la souplesse des bras et des épaules permettra de faire circuler l’énergie, le ki, jusqu’au bout des doigts, et de le faire jaillir au-delà, entraînant la chute des partenaires sur les tatamis. Mais si on travaille avec des attaques en alternance, la difficulté la plus grande n’est pas dans le fait de faire les techniques, mais surtout dans le rôle de Uke.
En effet Uke, bien trop souvent, ne sait pas comment se comporter, et il attend son tour pour attaquer. Mon enseignement consiste donc aussi, à montrer comment se positionner, comment trouver l’angle d’attaque ; je joue dans ce cas le rôle de Uke, exactement comme dans les anciens koryu. Je montre comment tourner autour de Tori, comment sentir les failles dans sa respiration, dans sa posture, et comment Tori peut utiliser un partenaire contre l’autre, je le fais lentement de manière à ce que Tori ne se sente pas réellement agressé mais plutôt dérangé dans ses habitudes, dans sa mobilité ou son incapacité à bouger en harmonie. Les formes de l’attaque doivent être très claires, il ne s’agit pas de démontrer la faiblesse de l’autre mais de lui permettre de sentir ce qui se passe autour de lui sans avoir besoin de regarder ou de s’agiter, mais par contre, en développant sa capacité sensitive. Il ne doit pas s’attacher à la contrainte que lui impose chaque saisie mais au contraire, réaliser qu’elles peuvent être l’occasion d’un dépassement et même, une aubaine.

La valeur du déplacement

Les déplacements acquièrent une valeur toute spéciale lorsqu’il y a plusieurs personnes autour de nous. Si on regarde la circulation automobile sur une autoroute à une heure de pointe du haut d’un pont qui la surplombe on sera très étonné de voir à quel point les véhicules se frôlent, se dépassent, ralentissent, accélèrent, et même changent de file dans une sorte de ballet qui pourtant n’est régi par aucune instance supérieure, mais bien réellement par chaque conducteur. On pourrait s’attendre à une quantité énorme d’accidents, ou au moins de froissements de tôle en quelques minutes, et pourtant il n’en est rien, tout se passe bien. Il existe bien sûr des accidents, mais très peu, relativement à ce que l’on peut imaginer ou voir du haut de notre observatoire.
Si lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires on met autant de concentration, d’attention et de respect de l’autre que lorsque l’on conduit un véhicule quel qu’il soit, comme il s’agit de notre corps – et non d’une extension de la conscience de ce corps, comme cela peut l’être avec une voiture – cela devient beaucoup plus facile. Je le répète : il est nécessaire d’avoir une bonne technique, de ne pas être apeuré par ce qui se passe, mais tranquille et sûr de soi, tout en étant vigilant et conscient de ce qui se bouge tout autour de nous. La différence avec l’exemple que je viens de donner est que les partenaires cherchent à nous toucher, nous frapper, ou nous immobiliser, contrairement aux véhicules qui s’évitent les uns les autres. Or au même titre que la voiture par exemple – qui par anthropotechnie devient comme une extension de notre corps, dont nous connaissons, dont nous avons conscience des dimensions, au centimètre, voire au millimètre près –  il s’agit de saisir l’opportunité de sentir notre sphère, non plus comme un rêve, une idée, un fantasme, une imagination, ou un délire ésotérique inventé de toutes pièces par quelque mage ou charlatan, mais bien comme une réalité concrète accessible à tous, puisque nous en sommes déjà capables en voiture si nous sommes suffisamment attentifs. Il s’agit alors de jouer avec cette sensation, cette extension : à peine les sphères se frôlent-elles, que déjà, elles s’étendent, se rétractent, se déplacent sans cesse, répondant aux besoins sans qu’il y ait un recours au système volontaire. C’est le travail de l’involontaire, du spontané, comme si les déplacements se faisaient tout seuls de manière exacte et avec facilité. C’est alors que l’on est dans la pratique du Non-Faire, ce fameux non-agir, le wu-wei chinois, ce qui semblait mythique devient réalité. Les entraînements à plusieurs ont cet objectif, de nous porter dans la direction du Non-Faire. Cette pratique peut se faire au milieu d’une foule, dans un grand magasin un jour de soldes, ou de manière plus quotidienne dans le métro pour les citadins. Le jeu consiste à sentir comment bouger, comment se déplacer, comment réussir à passer dans les interstices laissés vides entre les personnes.
O senseï était là aussi un maître dans cet art du déplacement au milieu des foules. Ses Uchi deshi se plaignaient de ne pas réussir à le suivre au milieu de l’affluence, lorsqu’ils devaient prendre le métro pour l’accompagner à une démonstration ou lorsqu’ils devaient partir en train avec lui. Ils étaient pourtant jeunes et vigoureux mais avaient d’énormes difficultés à se déplacer dans l’encombrement de la gare alors que lui, très âgé et plutôt frêle à la fin de sa vie, se faufilait dans la multitude à une vitesse surprenante.

Unifier la respiration
Il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.

Recréer un espace autour de soi

L’art de se fondre dans la foule, de passer inaperçu, peut être une disposition naturelle, ou une déformation – parfois due à un traumatisme – d’où résulte une souffrance : être la personne que l’on ne voit pas, celle que l’on ne remarque pas, qui devient invisible. Mais cela peut aussi être aussi un art, et il semble que là encore O senseï Ueshiba Morihei excellait. Parfois il est nécessaire de fondre, de se fondre dans une foule par exemple, de s’effacer pour passer inaperçu. Notre sphère devient comme transparente dans ce cas, mais elle reste à la fois très présente, cohérente, stable, et puissante. Il se crée autour de la personne un espace vide difficilement franchissable, il est donc délicat voire malaisé de l’attaquer et même simplement de s’en approcher. J’ai eu l’occasion de vivre cela pendant les démonstrations avec mon maître Tsuda senseï, mais je crois que c’était encore plus parlant après les séances, lorsque nous prenions un café ou un thé tous ensemble au dojo juste devant les vestiaires où on avait pu dégager un petit endroit. Il y avait une grande table basse et nous étions tous assis autour, plus ou moins collés les uns aux autres, sauf autour de senseï. Là il y avait toujours un espace de chaque coté qui semblait infranchissable, et ce n’était pas seulement le respect qui nous empêchait de nous y asseoir. Il y avait un vide très concret, très réel, solide comme un rocher. Tsuda senseï semblait ne jamais y prêter attention, il buvait son café, discutait, racontait des histoires puis au bout d’une petite demi-heure voire plus, il se levait et partait. Mais le vide restait : même si nous restions un peu plus longtemps parfois, personne n’occupait la place vacante, quelque chose persistait à cet endroit. C’est ce que j’appelle l’art de créer un espace infranchissable autour de soi, on peut difficilement travailler cet art, c’est plutôt une capacité qui émerge naturellement, qui survient lorsqu’on devient indépendant, autonome, lorsque on a dépassé le stade du premier apprentissage ou que le besoin s’en est fait sentir.

L’un et le multiple

Ce qui pose problème ce n’est pas la multiplicité des attaques, mais notre capacité à rester calme en toutes circonstances. Qui peut y prétendre, et n’est-ce pas un mythe ? Si les attaques sont conventionnelles, ou prévues à l’avance, comme une sorte de ballet, on sort du rôle pédagogique de l’Aïkido. Il ne s’agira que de la répétition de gestes, que l’on peut affiner ou rendre plus esthétique, certes, mais dépourvus de profondeur. Il s’agira d’un spectacle, aussi professionnel soit-il, aussi admirable soit-il, il ne concerne plus l’Aïkido, qui aura perdu je pense sa valeur de changement en profondeur de l’être humain.

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« 1+1= 1 : La respiration » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°4 en janvier 2021.

Photo : Paul Bernas, Jérémie Logeay

Reishiki : une partition de musique

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 7 de mars 2020, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 6,90€ ou en version papier à 8,90€. Dans ce numéro très riche, vous trouverez un autre article de Régis Soavi sur Vivre Seitai.

Régis Soavi : récitation du Norito, d’origine Shinto, Misogi No Harae qu’il récite quotidiennement lors des séances d’Aïkido. Calligraphie de Tsuda Itsuo Senseï 看脚下 (Regardez sous vos pieds).

Dans notre relation au dojo il est très souvent question de Reishiki (l’étiquette). Dès notre premier contact avec les arts martiaux, dès que nous pénétrons dans un dojo, nous voyons des personnes s’incliner de manière très respectueuse à l’entrée puis se saluer entre elles, ou parfois en direction du Kamiza après avoir pris une arme. Chaque école a ses règles de bonne conduite, comme elle a son savoir-faire. En Occident certaines de ces règles sont même parfois affichées à côté de la porte, ne demandant qu’à être respectées. Ce qui n’est pas toujours le cas, car nombre de personnes y répugnent sous prétexte de religiosité, de modernité ou même parfois parce qu’elles y voient un côté trop militaire ou sectaire. Pourtant notre société a ses protocoles, ses usages. Tout le monde se lève quand la Cour entre au sein du tribunal, les acteurs et musiciens s’inclinent devant leur public au même titre que l’on se lève lorsque est joué l’hymne national ou l’hymne européen.

Le respect qui est demandé dans un dojo est plus qu’une coutume d’origine orientale, qu’elle soit japonaise ou chinoise. Il ne s’agit pas de jouer un rôle, de  »faire comme au Japon », d’être strict et irréprochable, voire rigide dans le respect scrupuleux des règles de bienséance. Reishiki engage tout notre être. La plupart d’entre nous avons perdu l’habitude de nous incliner devant qui ou quoi que ce soit : le shake-hand, la bonne poignée de main, la bise, ou d’autre rituels plus modernes ont remplacé ce qui ressemblait trop souvent à un rapport de pouvoir sur des inférieurs, exigé de la part de supérieurs hiérarchiques.

Avant de comprendre, comme me l’avait enseigné mon maître Tsuda Itsuo Senseï, que le salut entre partenaires, que l’on soit debout ou à genoux, est à la fois une manière d’unifier, de coordonner le souffle et de saluer la vie dans l’autre, il m’a fallu du temps, beaucoup de temps même. Si nous l’acceptons comme une bonne pratique, nous sommes souvent loin de sa compréhension vécue par nos sens. Reishiki pourtant est la partition du merveilleux morceau de musique qu’est la pratique de l’Aïkido. La partition nous donne la mesure, le tempo, les notes sont écrites sur la portée et sont ainsi plus faciles à trouver, mais tout reste à jouer. Bien évidement il faut connaître la clef : sol ? ut ? ou fa ? Et dans quelle position ? De quel instrument joue-t-on ? Comment allons-nous le jouer ? Presque tout semble possible mais on ne peut quand même pas faire n’importe quoi. Un expert, un grand maître lui, est capable de jongler avec les notes, d’y ajouter des improvisations, d’accélérer un tempo dans telle partie, de ralentir dans une autre. D’insister sur une cadence, d’en supprimer une ou de la raccourcir. Comme un maître d’Aïkido improvise face à son partenaire, unifie son souffle avec lui et bouge de manière non conventionnelle, créant par là même comme un ballet à la fois esthétique et redoutable. Noro Masamichi Senseï nous en faisait la démonstration à chaque séance, dans les années soixante-dix, alors que j’étais encore un jeune instructeur très inexpérimenté.

Reishiki : simplement un rituel ?

Le côté cérémonial nous permet d’accéder au sacré sans nous condamner au religieux, de telle manière que le profane lui-même acquiert ses lettres de noblesse et devient sacré lui aussi.

Un musicien classique se prépare avant de commencer à jouer, il accomplit un certain nombre de fois des actes que l’on pourrait qualifier de rituels. Il accorde son instrument ou simplement en vérifie la justesse, exécute des exercices d’assouplissement, de mémorisation pour des passages difficiles, comme nous-mêmes prenons soin de notre posture, de notre corps, et vérifions notre tenue, keikogi, ceinture, hakama, toute cette attention fait partie intégrante du soin que nous apportons à la pratique de notre art.

Reishiki permet de structurer la pratique, à travers les différents rituels et leur répétition, on a ainsi la possibilité de concentrer l’attention grâce au soutien régulier qu’ils apportent. Ils sont aujourd’hui rares, tout au moins en Europe, les dojos où les pratiquants s’occupent du ménage quotidien, du nettoyage des sanitaires, du rangement des vestiaires, ou des keikogi de prêt pour les débutants, etc. En fait ils agissent comme des Uchi deshi d’une autre époque. Il est devenu difficile de faire passer ce message à de jeunes générations pour qui l’apprentissage est souvent devenu une corvée dont il faut se débarrasser le plus vite possible.

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Fudoshin : l’esprit immuable

Par Régis Soavi. 

Il y a plusieurs manières d’envisager le travail en Jiyuwaza et chaque École a sa manière de le voir, de le pratiquer. L’École Itsuo Tsuda, quant à elle, en a incontestablement fait une des bases de son enseignement, de sa pédagogie.

Jiyuwaza : “Le mouvement libre”

Tsuda senseï, bien que japonais, n’utilisait que très rarement des termes techniques de sa langue natale. Intellectuel d’une grande finesse, écrivain et philosophe, conférencier et technicien Seitai, il accordait une très grande importance au fait d’être, si possible, toujours bien compris. Aussi, comme il maîtrisait parfaitement la langue française, il utilisait uniquement celle-ci pendant les séances d’Aïkido. Pour moi qui suivais à l’époque tous les senseï qui passaient en France c’était assez curieux de l’entendre expliquer une technique ou la montrer sans même en dire le nom en japonais. Certains élèves qui ne connaissaient que son Aïkido en avaient par contre l’habitude, et n’étaient aucunement choqués. J’ai personnellement gardé l’usage d’utiliser les noms japonais, comme moyen de communication dans mon enseignement, uniquement lorsque c’est indispensable, et c’est devenu une tradition dans nos dojos. C’est pourquoi dans notre École, ce que nous appelons le “mouvement libre” à la fin de chaque séance, juste avant de faire le kokyu ho, est un exercice que l’on pourrai appeler “Jiyuwaza”. C’est une sorte de randori léger et c’est un moment très important, car les espaces entre les personnes sont réduits du fait que tout le monde bouge en même temps dans tous les sens, et que chacun agit comme il veut au gré de son inspiration, en fonction de son partenaire, ou de l’angle dans lequel il se trouve par rapport à l’autre. Parfois, sans transition, tout en continuant l’exercice et sans que personne ne retourne s’asseoir, je fais changer les partenaires. Puis, après quelques minutes, de nouveau, je dis « changer », puis enfin, j’annonce avec un sourire « bagarre générale ! » et là c’est la joyeuse mêlée, où tout un chacun est à la fois uke et tori, à tour de rôle et en même temps, cela tient du capharnaüm mais de façon légère, de manière que personne ne se blesse, et pourtant il est important que chacun donne son maximum en fonction de son niveau. C’est un exercice important que je fais souvent travailler à l’occasion des stages où il y a beaucoup de monde car il donne la mesure de ce que nous sommes capables de faire dans une situation embrouillée. Il est primordial que les attaques portées ne soit pas violentes, qu’elles ne provoquent pas la peur, mais qu’elles soient suffisamment appuyées de manière que l’on sente la continuité du ki dans le geste. Si elles sont superficielles ou hésitantes on perd son temps, ou on s’illusionne sur ses capacités. C’est un apprentissage difficile, qui lui aussi prend des années, mais il a une grande importance pédagogique, c’est pourquoi nous pratiquons “le mouvement libre” à deux quotidiennement à la fin de chaque séance.

Encore une fois la sphère

mormyridae
Mormyridés : en transformant les impulsions électriques en son, puis en tracés, on a une image de la sphère de ces poissons

C’est en regardant un documentaire sur l’évolution que m’avait envoyé un de mes élèves pendant le confinement que, comme lui, j’ai été stupéfait de découvrir la représentation imagée de la sphère qui entoure un poisson très spécial faisant partie du groupe des Mormyridés. Bien que connus depuis la plus haute Antiquité car, curieusement, ils ont souvent été représentés sur les fresques et bas-reliefs ornant les tombes des pharaons, on vient de leur découvrir des qualités remarquables. Ce sont des poissons ayant un squelette osseux, ce qui déjà est plutôt rare, qui en plus de cette particularité possèdent des facultés singulières. Ils chassent et communiquent grâce aux impulsions électriques, envoyant de légères décharges électriques (entre 5 et 20 V) extrêmement brèves, moins d’une milliseconde, qui sont répétées à un rythme variable et sans interruption de plus d’une seconde. Un organe particulier produit ce champ électrique qui entoure le poisson. En transformant les impulsions électriques en son, puis en tracés, on peut par la suite en avoir une image comme celle de la page ci-contre, et on peut ainsi visualiser la sphère de ces poissons, qu’ils peuvent aussi utiliser comme système de défense. Grâce à ce champ ils peuvent faire la différence entre un prédateur, une proie ou l’un de leurs semblables. Lorsqu’un prédateur pénètre dans ce champ il le déforme, et cette information est immédiatement communiquée au cervelet. Le cervelet chez eux est nettement plus volumineux que tout le reste du cerveau. Cette capacité de produire et analyser un courant électrique faible leur est utile pour s’orienter dans l’espace, et leur permet de localiser des obstacles, de détecter des proies, même dans une eau trouble ou en l’absence de lumière.

Une représentation mentale ou une fonction du cervelet

La sphère chez l’être humain n’est peut-être qu’une représentation mentale des capacités inconscientes qu’il possède – nous le saurons peut-être dans plusieurs années ou siècles – mais cela n’enlève rien à sa réalité, ressentie par le pratiquant d’arts martiaux, ni à son efficacité. Le ki, cette sensation énigmatique de notre propre énergie, de notre observation, de l’ambiance, que tous les peuples ont connu et transmis dans leurs cultures sans pouvoir lui donner une définition précise, pourrait bien être la réponse, certes considérée comme non scientifique, mais qui possède une réalité empirique attestée par l’expérience de nombreux maîtres, shamans, ou mystiques. Si nous cherchons des réponses du coté des sciences cognitives nous pouvons trouver des éléments qui, mis ensemble, donnent du corps à cette recherche.

Le cervelet joue un rôle important chez tous les vertébrés. Chez l’être humain son rôle est absolument primordial dans le contrôle moteur, qui est la capacité de faire des ajustements posturaux dynamiques et de diriger le corps et les membres dans le but de faire un mouvement précis. Il est déterminant aussi dans certaines fonctions cognitives et il est également impliqué dans l’attention et la régulation des réactions de peur et de plaisir. Il contribue à la coordination et la synchronisation des gestes, et à la précision des mouvements. Dans une attaque simultanée de plusieurs personnes, les arts martiaux – et l’Aïkido en particulier – doivent avoir préparé l’individu, grâce à la répétition et à la scénographie lors des kata ou dans les mouvements libres, à apporter les réponses nécessaires pour sortir de ce genre de situation. Lorsqu’il s’agit d’une question de survie, les “organes” que sont cervelet, thalamus, et système moteur extra-pyramidal doivent être prêts. L’apprentissage doit avoir été de qualité, incluant la surprise, l’attention et même une sorte d’appréhension, de manière que l’involontaire trouve où puiser dans ces expériences pour conduire les gestes justes.

Être comme un poisson dans l’eau

Jiyuwasa est comme une danse où l’involontaire est roi. Il ne s’agit pas d’être le chef tout puissant régissant des subalternes ou des faire-valoir, mais plutôt de pénétrer dans un monde subtil où la perception, la sensation nous conduisent. Comme le poisson cité plus haut il s’agit de sentir le mouvement de l’autre au moment où il se déploie et touche notre sphère, ne surtout pas partir avant, au risque que l’attaque change en cours de route, mais être dans une position, une posture, qui suscite un certain type de geste et donc de réponse. La technique ne doit pas être prévue ni prévisible, mais adaptable et adaptée à la forme qui tente de nous atteindre. Une relecture de Sun zi nous offre quelques citations de choix telle : « Si vous connaissez l’ennemi et vous vous connaissez, la victoire est assurée. Si vous connaissez le Ciel et la Terre, votre victoire sera totale. »1. Connaître, tout en ignorant ce qui va se passer : comment faire ? C’est par la fusion de sensibilité avec le partenaire que nous pouvons découvrir comment nous devons nous comporter, comment nous devons agir, réagir sans réflexion primaire, sans hésitation. Petit à petit une sorte de confiance naît de ce genre d’exercice où toutes les réponses sont possibles. C’est le moment d’aller plus loin, de demander à notre partenaire d’être plus subtil, plus opiniâtre aussi. Il doit chaque fois que cela est possible renverser les rôles et se présenter comme s’il était Tori plutôt que Uke.

regis soavi aikido fudoshin
Il s’agit de sentir le mouvement de l’autre au moment où il se déploie et touche notre sphère

Fudoshin

Lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires ou lorsqu’il s’agit de sortir du confort de la pratique quotidienne avec des personnes que l’on connaît, pour exprimer ce que certains appellent le potentiel, il se produit divers réactions de tension, le corps qui appréhende cette rencontre inhabituelle se raidit, et devient rigide. Tsuda Itsuo senseï nous apporte une réponse, ou plutôt effectue un décryptage de la situation à travers un texte de Takuan qu’il cite, tout en développant pour les Occidentaux que nous sommes, deux ou trois concepts qui nous éclairent sur le comportement et les ressources que nous devons trouver au plus profond de nous-mêmes.

« Comment sortir de cet état d’engourdissement, c’est le problème majeur de ceux qui sont dans le métier des armes.
À ce propos, un texte, Fudôchi Shimmyô roku, la Sagesse Immobile, écrit par Takuan (1573-1645), un moine zen, donnant conseil à un des descendants de la famille Yagyû, chargée de l’enseignement du sabre auprès du shogounat Tokugawa, reste célèbre.
Fudô veut dire immobile,” dit-il, “mais cette immobilité n’est pas celle qui consiste à être insensible comme de la pierre ou du bois. Il s’agit de ne pas fixer l’esprit, tout en allant en avant, à gauche et à droite, en bougeant librement, selon le désir, dans toutes les directions.”
L’Immobilité, selon Takuan, est donc d’être imperturbable en esprit, il ne s’agit nullement de l’immobilité sans vie. Il s’agit de ne pas rester dans la stagnation, de pouvoir agir librement comme de l’eau qui coule. Lorsqu’on reste figé à cause de la fixation sur un objet, notre esprit, notre kokoro est perturbé sous l’influence de cet objet. L’immobilité rigide est le terrain propice aux égarements.
« Même si dix ennemis vous attaquent, chacun donnant un coup de sabre, » dit-il, « il suffit de les laisser passer, sans bloquer votre attention chaque fois. C’est ainsi que vous pouvez faire votre travail sans contrainte de un contre dix. »
[…]

La formule de Takuan, c’est de vivre au présent, au maximum, sans être aucunement entravé par le passé qui fuit. »2

La maîtrise pour chacun d’entre nous, aussi relative soit elle, est toujours, quelles que soient nos capacités, nos difficultés, ou même parfois nos facilités, le résultat d’une vie de travail, et d’entraînement. Frédéric Chopin, alors qu’il venait de jouer par cœur quatorze préludes et fugues de Jean-Sébastien Bach, avait déclaré à une de ses élèves lors d’un cours particulier : « La dernière chose c’est la simplicité. Après avoir épuisé toutes les difficultés, après avoir joué une immense quantité de notes et de notes, c’est la simplicité qui sort avec son charme, comme le dernier sceau de l’art. Quiconque veut arriver d’emblée à cela n’y parviendra jamais ; on ne peut commencer par la fin. »3
Que l’on soit Musicien, Artisan, Compagnon du devoir, Moine zen, ou Senseï d’arts martiaux, c’est la sincérité dans le travail et le plaisir partagé qui nous conduisent vers la simplicité, vers Fudōshin, l’esprit immuable.

Régis Soavi

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« Fudōshin : l’esprit immuable » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon (Spécial Aikido n°3) en octobre 2020.

Notes :
1) Sun Zi, L’art de la guerre, Guy Trédaniel Éditeur, 2011, p. 69
2) Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre, 1982, pp. 72-73
3) Guy de Pourtalès, Chopin ou le poète, Gallimard, 1940, p. 145

Crédits photos : Bas van Buuren, Quinn Berentson (image extraite de La fabuleuse histoire de l’évolution : le Rift Albertin)

Aïkido : une voie de normalisation du Terrain

Par Régis Soavi

Aïkido journal : « L’aïkido a-t-il encore une chance de survie après plus de trois mois d’interruption? » 1

Régis Soavi : « Qui parle de plus trois mois d’interruption de la pratique ? D’après nos sources, qui en fait sont des contacts directs, à l’exception de trois ou quatre personnes qui venaient de commencer depuis moins d’un ou deux mois aucun des membres de notre dojo n’a cessé de pratiquer (chez lui). Et même, pour certains, le confinement leur a permis de faire ce que nous appelons la Pratique respiratoire (communément nommé Taïso dans les autres Écoles) tous les matins alors que d’habitude leur travail ne le leur permettait que trois ou quatre séances par semaine.

Le lieu, le dojo est certes resté fermé. Bien que, étant moi-même confiné à Paris par ordre de l’État, mais habitant à moins de vingt mètres du dojo, j’ai pu continuer de m’y rendre et d’y maintenir la Vie. Chaque matin avec ma compagne (confinée avec moi) nous avons pu, après le Norito Misogi no Harae que je récite avant les séances, faire la pratique respiratoire. La résonance créée par les « Hei Ho » lors de Funakogi undo ou par les claquements de mains qui ponctuent les exercice du début a permis je pense de maintenir cet espace « plein », au sens de la plénitude du Ki. Le dojo n’a jamais été vide. »

Aikido, voie de normalisation du terrain

A. J. : « La reprise de la pratique sous sa forme habituelle sera-t-elle possible à la rentrée ou devra-t-elle attendre le développent et la mise en place d’un vaccin efficace contre le SARS-CoV-2 ? »

R.S. : « Aïkido : La voie, est-ce une autoroute ? 2

Il est plus que jamais nécessaire de normaliser notre terrain afin de permettre une réaction du corps qui soit à la fois saine et rapide. Si le Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) est une réponse spécifique pour permettre au corps de réagir, l’Aïkido quant à lui – s’il est pratiqué de manière régulière avec l’attention et la concentration indispensables – est une pratique qui va dans la même direction. À condition bien sûr d’oublier le coté « je veux une efficacité immédiate et facile ». Dans les statuts de notre dojo figure toujours cette recommandation de Tsuda Senseï sur l’esprit de la pratique : « sans connaissance, sans technique, sans but ». Ces indications – d’esprit très zen dira-t-on – font de notre École une École très particulière, ce n’est certes pas la seule, mais ce type d’Écoles est devenu rare et maintenant commence à être de nouveau recherché pour ses spécificités. C’est par la mobilisation de l’unité de l’Être que le corps physique retrouve des capacités trop souvent oubliées, sous-évaluées, surévaluées, ou bien encore méprisées, mais dans tous les cas trop souvent sous-utilisées. Pourquoi le Tai-chi-chuan et le Qi Gong, quelle que soit l’École, ont pu continuer, progresser et fleurir alors que beaucoup de clubs d’Aïkido ont régressé et parfois meurent à petit feu ? Ne serait-ce pas parce qu’ils ont su présenter le coté santé, développement personnel, ainsi que le coté détente de leur pratique, face au stress provoqué par les modes de vie modernes, plutôt que le coté martial qui pourtant existe dans de nombreuses Écoles et – j’oserais même dire – existe de manière sous-jacente dans toutes les Écoles ? Ils n’ont pas eu peur de mettre en avant des valeurs qui sont ou devraient être les nôtres, telles que la circulation du ki (le Chi ou Qi) et l’importance de l’unité du corps pour maintenir la santé psychique autant que physique.

Immunité croisée

Après nous avoir enfermés, confinés dans des villes et des villages, après avoir insufflé la peur à la majorité des peuples du monde, aujourd’hui on nous parle de l’immunité croisée comme si c’était une découverte. Mais ne se pose-t-on pas la question de la capacité de résistance, de résilience de l’être humain depuis des milliers d’années ? Si l’être humain existe encore, n’est-ce pas parce qu’il est fondamentalement ancré dans la Nature avec un grand N et non la nature au sens de son environnement – qu’au demeurant il traite si mal ? Nous sommes une partie non séparée de « La Nature », nous menons une vie en symbiose avec ce qui nous entoure, nous sommes fondamentalement des Symbiotes. Les bactéries, tant redoutées, n’exercent pas seulement un rôle pathogène, elles sont aussi par exemple à l’origine de notre capacité de respirer, grâce à leur mutation qui en fit des mitochondries3. Sans leur travail nous serions incapable de digérer les aliments et donc de nous nourrir, de même qu’elles participent à nos systèmes de défense en faisant barrière contre des éléments dangereux. Les virus, les rétrovirus quant à eux ont un rôle dans notre capacité à vivre et à dépasser les difficultés et les obstacles : certains d’entre eux sont des bactériophages, d’autres souvent très anciens, coincés qu’ils sont dans des parties encore incomprises de l’ A. D. N. (parties si incomprises qu’elles étaient même appelées « Rubbish » ou « détritus »), servent de mine d’information – un peu comme une immense bibliothèque – pour le système immunitaire, à condition qu’on laisse celui-ci travailler à chaque fois qu’il y en a besoin. Qu’en est-il de l’équilibre en ces jours d’affolement ? La société nous propose, nous impose toujours plus de protection, et nous sommes de plus en plus désemparés devant la difficulté. Nous parlons d’entraînement en Aïkido, nous voulons un corps fort, il faudrait peut-être aussi penser à entraîner notre système immunitaire, et ne pas l’empêcher de faire son travail.

La peur, une banalité

La peur est la grande responsable, et elle nous est inculquée dès notre plus tendre enfance, avec gentillesse, avec bonne volonté, pour notre bien. Tout cela presque sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Tout notre entourage y participe ; parents, famille, éducateurs, enseignants, médias. La peur de la douleur, la peur de la maladie, la peur de la mort. On doit faire attention, se méfier de tout, du moindre rhume, de la plus petite fièvre, d’un minuscule bouton, tout doit être traité, analysé, répertorié, il y a danger partout, l’individu en vient à revendiquer d’être enfermé dans un bunker, qu’il soit physique ou mental, censé contenir un doux cocon de protection sécurisant à souhait. Tout cela semble normal, pourquoi se priver de ce cocon, en priver les autres, nos amis, nos proches ? La société moderne a altéré le sens de la vie et l’a remplacée par sa consommation passive, les propagateurs de cette nouvelle idéologie en ont fait un objet de désir, parfois un objet de culte comme pendant le confinement, mais toujours un objet. Peut-on renverser la vapeur ? Faire marche arrière ? Cela aurait-il un sens ? On serait vite traité de fou, de groupe sectaire dangereux, à éliminer rapidement car « risque de contagion idéologique ». Si solution il y a, elle est individuelle, raisonnable et responsable, vis-à-vis de soi comme de ceux qui nous entourent. »

A. J. : « Dans le contexte de la diminution du nombre de pratiquants et du vieillissement de ceux-ci, l’aïkido a-t-il encore une chance de survie après plus de trois mois d’interruption? »

R.S. : « « Le mythe de la vieillesse ».

On me dit : « Il n’y a plus de jeunes pratiquants dans les dojos d’Aïkido ! Ils vont tous pratiquer des Budo réputés plus efficaces, plus volontaires ! » Pourquoi un tel défaitisme ? Et si au lieu de faire « un peu plus de la même chose », comme l’énonce la théorie des chercheurs de Palo Alto, nous réfléchissions sur ce qui nous a fait venir, nous, dans un dojo d’Aïkido plutôt que de choisir un autre art ? Et si notre force était ailleurs, si la valeur de l’Aïkido n’était justement pas dans l’apprentissage du combat mais dans l’art de la fusion de la respiration, dans le développement de la sensibilité, en favorisant les recherches sur la sensation de la sphère, l’intuition, la libération de l’être humain véritable qui dort encore au fond de chacun d’entre nous ? Cela ne forme pas des personnes faibles – bien au contraire – mais plutôt des personnes capables d’aller chercher ce dont elles ont besoin au moment juste même dans un environnement difficile, voire dangereux. Et si notre force c’était l’involontaire, et son aboutissement le « Non-Faire » ? Mais comment parvenir à réveiller cette force ? À défaut de l’avoir conservée depuis l’enfance, peut-être a-t-on tout simplement besoin de la retrouver et pour cela besoin de mûrir, parfois même besoin d’éliminer les fausses bonnes solutions, les illusions, les stratagèmes. O Senseï Morihei Ueshiba a cherché toute sa vie dans la pratique des Budo comme à travers le Sacré, et cette recherche était la réalisation même de sa vie. Il n’a pas pris sa retraite à soixante ans pour devenir patron de club. Il a été un exemple pour ceux qui, comme Tsuda Senseï, l’ont connu personnellement. Un exemple et sûrement pas « une personne à risque » que l’on doit protéger. Comme on le fait aujourd’hui avec nos aînés dans des institutions spécialisées.

Je ne résiste pas à citer un petit passage d’un texte qu’Itsuo Tsuda avait publié sous forme de cahier au début des années soixante-dix et que j’ai conservé précieusement jusqu’à sa publication officielle dans un recueil posthume en 2014. Ce passage en dit long sur l’état d’esprit de ce maître hors du commun que j’ai eu la chance de suivre pendant plus de dix ans et qui a imprégné si fortement ma démarche dans la pratique de notre art. »

Itsuo Tsuda parle :

« J’ai commencé l’Aïkido à l’âge de quarante-cinq ans, à l’âge auquel on renonce en général à tout mouvement qui risque d’être violent. Pendant plus de dix ans, tous les matins, j’allais à la séance qui commençait à 6h30, en me levant à 4h, sans relâche, même s’il m’arrivait de me mettre au lit à 2h du matin ou même si j’avais une fièvre de quarante degrés, et cela, pour le plaisir de voir ce maître octogénaire marcher sur les tatamis. Des camarades du dojo disaient de moi : “Vous avez une volonté de fer”. À quoi je répliquais : “Non. J’ai une volonté tellement faible que je n’arrive pas à m’arrêter de continuer”. Ce qui provoquait un éclat de rire joyeux chez eux, mais j’étais sincère. » 4

Régis Soavi

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« Aïkido : une voie de normalisation du Terrain », un article de Régis Soavi publié dans Aikido Journal no75 en octobre 2020 sur le thème : « la pratique et le confinement ? »

 

Notes :

  1. Le premier confinement à cause de la covid-19 a commencé le 17 mars et s’est terminé le 11 mai 2020, mais il a été possible de reprendre les séance d’Aïkido le 12 juillet seulement.
  2. Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, p. 27.
  3. Marc-André Selosse, Jamais seul, Ed. Actes Sud, 2017.
  4. Itsuo Tsuda, Cœur de ciel pur, Le Courrier du Livre, 2014, p. 110.

Le monde où nous vivons

Par Manon Soavi.

Notre monde est malade de sa violence (qu’elle soit physique, verbale, psychologique, symbolique, sociale, économique…), malade d’un modèle dominant basé sur la compétition, l’appropriation et la peur depuis des siècles. De celle des puissants qui possèdent le monde à celle de nos divertissements et médias, la violence est partout. Le monde ne nous laisse souvent pas le choix : la violence on l’exerce ou on la subit, voire les deux. La plupart du temps, pour les femmes, la violence est déjà dans le fait même de naître femme. Toute notre vie, nous serons sous-estimées, maltraitées et jugées à l’aune du modèle masculin auquel on nous renvoie toujours. Les arts martiaux ne font pas exception à la règle : violence, condescendance et comparaisons sexistes existent bel et bien. Beaucoup plus qu’on ne veut l’admettre.

La violence est ainsi une plaie purulente qui nous concerne tous, les femmes en première ligne malheureusement. Si l’Aïkido n’est évidemment pas une réponse à tous les malheurs du monde, il me semble que cet art peut être un outil exceptionnel pour les femmes pour sortir du cadre qu’on leur a imposé. Une voie qui peut nous amener à dépasser la violence, pour sortir du dualisme : victime ou bourreau. Pour cela, je crois que le premier pas c’est de se réapproprier la question de la violence pour qu’elle ne soit plus une fatalité subie.

Fatalité ? Ou choix politiques ?

Pour faire ce travail, il nous faut sortir de certains schémas bien ancrés. La vision, historiquement étriquée, selon laquelle depuis la nuit des temps les femmes seraient soumises aux hommes, n’est plus d’actualité. Comme le montrent certains chercheurs(2), pendant les milliers d’années qu’a duré la préhistoire, à l’instar d’autres espèces du règne animal, femmes et hommes cueillent, chassent, soignent, se battent et manient les armes de jet. Au fur et à mesure de la sédentarisation, la condition des femmes se dégrade partout dans le monde, mais c’est en Europe, à la Renaissance, que la religion et le pouvoir politique vont faire prendre un tournant décisif à l’histoire qui nous a formés. Dans son livre Sorcières, la puissance invaincue des femmes, l’autrice Mona Chollet explore l’immense violence que furent les chasses aux sorcières en Europe aux 15ème et 16ème siècles. Ces crimes de masse, passés sous silence, tuèrent non seulement des milliers de femmes et d’enfants sous le prétexte de « sorcellerie », mais contribuèrent également à façonner le monde qui est le nôtre « en anéantissant parfois des familles entières, en faisant régner la terreur, en réprimant sans pitié certains comportements et certaines pratiques désormais considérés comme intolérables »(3). La condition des femmes était déjà difficile, mais cet épisode historique va marquer un basculement historique de notre monde. Notre culture européenne va s’imposer comme modèle dominant universel, conséquence entre autres de nos conquêtes. Mona Chollet analyse dans son livre le trauma profond qui restera sur les femmes et le message indélébile qui s’inscrira et se transmettra de générations en générations, de femmes en femmes : soumets-toi ! Ne te révolte pas, car celles qui l’ont fait l’ont payé très cher.

Femmes du 21ème siècle, nous sommes les héritières de ce passé ultra violent et la plaie suppure toujours, bien entretenue par l’accumulation des violences d’aujourd’hui. Dans un certain nombre de pays, nous ne risquons plus d’être brûlées et soumises à la torture, c’est vrai – mais c’est que ce n’est plus nécessaire, car nous avons intégré les règles du jeu, nous avons même tellement intériorisé la violence que nous ne la voyons plus, bien souvent ! Et en cas de doute, la violence sera toujours là pour nous le rappeler, au cas où nous oublierions notre place.

Maître Bow Sim Mark. Experte en Fu Style Wudangquan Shaolin (Tai chi, Bagua, boxe Tanglangquan) et mère de l'acteur Donnie Yen (star des films Ip man de Wilson Yip)
Maître Bow Sim Mark. Experte en Fu Style Wudangquan Shaolin (Tai chi, Bagua, boxe Tanglangquan) et mère de l’acteur Donnie Yen (star des films Ip man de Wilson Yip). Photo courtoisie de Bow Sim Mark Tai Chi Arts Association.

Les femmes et la violence

En tant que femme, pratiquante et enseignante d’arts martiaux (aïkido, jujutsu, kenjutsu), je ne peux que me sentir concernée par cette question et chercher des réponses. Si la société d’hier répondait aux femmes qu’elles ne devaient pas réagir, la société actuelle semble osciller entre perpétuer ce silence et cette immobilité et nous proposer de devenir aussi agressives que les hommes (au travail, en amour, au combat, etc.). Sommes-nous alors condamnées, pour nous libérer, à devenir aussi violentes que les hommes ? Est-ce souhaitable ? Et pouvons-nous rivaliser sur le même plan ?
Devons-nous faire, comme Hollywood, les mêmes films d’action mais en rendant des femmes héroïnes pour coller au goût du jour ? Personnellement, si je ne doute pas un seul instant de la puissance des femmes, je doute que ce soit la bonne voie pour l’exprimer. Alors, comment trouver le point d’équilibre ?

En premier lieu, il faut remonter à la racine : l’éducation. C’est dès l’enfance que les garçons peuvent occuper l’espace, courir, grimper, taper dans un ballon, s’opposer les uns aux autres ; éprouver leur corps et ainsi prendre confiance dans ce corps qui se déploie. Au contraire, de l’espace, les filles en seront plus ou moins exclues. Elles seront cantonnées à des jeux plus statiques, à de petits jouets mignons et futiles. Sans parler des vêtements « si jolis » qui les entravent. Leurs corps n’auront ainsi pas l’expérience vécue de son déploiement, de sa puissance. Nous sommes formatées pour intérioriser toute expression de violence et chercher à plaire aux autres. Les modèles féminins de fiction achèveront d’ailleurs de nous montrer la voie.
Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas allée à l’école et l’on ne m’a pas éduquée « comme une fille ». Je me rappelle donc de ma rage à l’adolescence devant le manque de réaction des personnages féminins des livres et films. Je ne comprenais pas pourquoi elles étaient si soumises, si passives, ou bien devenant des intrigantes œuvrant dans l’ombre, utilisant leurs charmes pour se venger. Résultat : je ne m’identifiais absolument pas aux personnages féminins mais toujours aux personnages masculins, agissant, combattant pour de grandes causes, libres de leurs faits et gestes.
Devenues adultes, les femmes ont toujours de grandes difficultés à s’autoriser à réagir face à la violence. Je ne dis pas que les victimes sont responsables de leurs agressions, absolument pas ! Mais nous avons ainsi la double peine, comme le dit Virginie Despentes : « Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave [le viol], et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger. »(4) Récemment je parlais avec une jeune femme (ingénieure, cheffe d’équipe dans son entreprise) de cette difficulté à sortir de ce schéma. Elle disait que bien souvent, elle avait peur de sa propre violence si elle réagissait, alors souvent elle laissait faire l’agresseur, attendant encore un peu (il peut s’agir « juste » de gestes déplacés, dragues lourdes ou autres violences ordinaires) plutôt que de réagir et que cette réaction soit jugée disproportionnée ou hystérique.
Pourquoi cet état des choses, est-ce fondamentalement féminin ? La philosophe Elsa Dorlin(5) nous apporte des éléments de réponse en parlant d’un processus qu’elle nomme « la fabrique des corps désarmés ». Cette philosophe étudie par quels biais les corps considérés comme subalternes (esclaves, colonisés, femmes, etc.) se trouvent restreints dans leur capacité à se défendre, au sens large du terme. Pour elle, si les femmes sont « sans défense » c’est par volonté sociale, depuis des siècles. Ainsi, on nous apprend que si on réagit ce sera pire, qu’il est inéluctable de se faire agresser un jour ou l’autre et que les hommes seront toujours plus forts. Une surpuissance masculine qui tient du fantasme bien souvent.

Naginat et kusarikama : Shimada Teruko. Article la violence
Naginat et kusarikama : Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu. Photos extraites du livre de Michel Random Les arts martiaux ou l’esprit des budô Nathan,1977

J’ai eu la « chance » de ne pas me faire agresser de façon très grave, je n’ai connu, jusqu’à maintenant « que » les « petites » agressions. Il m’est arrivé jeune fille, par exemple, de dormir dans une chambre partagée dans un bâtiment réservé pour une académie musicale d’été. En plein milieu de la nuit, un garçon entre dans la chambre, dont la porte n’avait pas de serrure (ce qui m’avait atterrée en arrivant). Il est soûl et entre en braillant qu’il veut nous embrasser. Mal réveillée, je l’entends se pencher sur le premier lit où dort une autre fille, qui proteste mais se fait quand même plus ou moins « peloter ». Je l’entends qui s’approche de mon lit, il se penche et reçoit mon bras dans la figure. Il est surpris, chancelle et quitte la chambre après quelques invectives. J’ai eu de la chance, oui, et je n’ai pas fait « de l’Aïkido » pour l’éloigner. Mais dans ma tête, il y avait la certitude que j’étais légitime de réagir tout de suite et cela fait toute la différence. Je ne prône pas la violence pour la violence, mais la capacité à exercer sa capacité de réaction, à utiliser la rage qui monte en nous lorsque nous sommes agressées. Mais ce n’est pas nous qui avons décidé d’être dans cette situation ! Tout l’enjeu sera alors d’avoir une réaction efficace et si possible proportionnée, mais dans cet ordre de priorité.

Mais la pratique d’un art comme l’Aïkido peut être, comme le Jujitsu des féministes anglaises au début du 20ème siècle, plus qu’un art de défense, un « art total » « en raison de son aptitude à créer de nouvelles pratiques de soi qui sont autant de transformations politiques, corporelles, intimes. En libérant les corps des vêtements qui entravent les gestes, en déployant les mouvements […] en exerçant un corps qui habite, occupe la rue, se déplace, s’équilibre »(6) et qui ainsi instaure un autre rapport au monde, une autre façon d’être. Petit à petit notre posture change pour passer du « comment me défendre, sans faire de mal » à « être moi-même » et quels sont les moyens à ma disposition pour garder mon intégrité. Peut-être il y aura-t-il besoin de la rage comme force d’action, peut-être suffira-t-il de se lever et de dire « non ». C’est notre détermination qui changera tout.

Violence ou énergie coagulée

Quand nous parlons de violence, nous ne parlons pas, la plupart du temps, de la violence du vent ou de la violence des sentiments qui nous traversent. Et pourtant ce mot à l’origine parlait plutôt de la volonté, de la force (force du vent, ardeur du soleil, etc.) dérivant même du latin vis qui peut signifier force vitale ou vitalité ! Cette énergie, cette vitalité, pourquoi s’exprime-t-elle alors trop souvent par la destruction ?
Tsuda Itsuo Senseï expliquait que « Quand cette énergie invisible se déchaîne, elle donne lieu à des violences sans raison justifiable. On éprouve alors du plaisir à entendre des cris stridents, des fracas. Par contre, lorsque la raison met le frein à ce déchaînement, l’énergie non consommée se coagule et empêche l’équilibration normale. […] Il y a un grand nombre de personnes qui, uniquement dans le souci de composer avec la société, courent à droite et à gauche à la recherche d’une solution de facilité sans arriver à la solution radicale : le réveil de l’être. »(7)
À partir du moment où l’on découvre que bloquer notre énergie et nos réactions nous enferme dans ce rôle insupportable de « victime », et peut nous conduire à exprimer notre vitalité par la destruction des autres ou de nous-même, on peut alors faire le pas suivant : travailler à la maîtrise de la violence. Arrêter une main, une parole, regarder l’autre dans les yeux. Maîtriser ici ne veut pas forcement dire retenir la violence. Ce n’est pas simple, mais c’est aussi évaluer les situations pour savoir quelle sera l’étape suivante. On n’espère plus que l’autre ne s’approche pas, on sait que si on attend ce sera trop tard, qu’alors la violence sera là. Un des travails à faire est d’être plus sensible, de sentir notre état et celui des autres.

Dans notre école, les outils pour ce réveil, qui passe par le corps, sont l’Aïkido et le Katsugen Undo, qui fait partie du Seitai. « Le principe du Seitai est extrêmement simple : la vie cherche toujours à s’équilibrer, en dépit des idées structurées que nous faisons peser sur elle. La vie agit par nos instincts et non par la raison. »(8). Ainsi il ne s’agit pas d’une action extérieure ou d’un défoulement, mais plutôt d’une fine équilibration de notre propre énergie. À travers le mouvement involontaire qui permet son écoulement, cela nous pacifie de l’intérieur.

De son côté, la pratique de l’Aïkido nous confronte à l’énergie qui nous arrive des autres. Comment gérer cela, comment réagir ? Dans notre école la réponse est l’harmonisation. Même si l’autre est un danger, surtout si l’autre est un danger, s’harmoniser est nécessaire. Comme le dit Ellis Amdur « Il y a de fait une intimité de l’ordre de la nudité dans le combat à mains nues […]. L’expertise n’est pas simplement l’habileté au mouvement ou à la technique : la véritable expertise est la capacité à être aussi perméable qu’un bébé »(9). Évidement s’harmoniser ne veut pas dire s’abandonner. C’est un travail subtil qui amène à ne vraiment pas utiliser la force contre la force, mais à guider, à faire s’écouler cette force vers ailleurs. C’est à travers les axes de travail que sont la respiration, le développement de la sensation et le Non-faire que nous pratiquons. Il ne s’agit pas d’une non-violence de pacotille. Au contraire, nos dojos proposent une pratique quotidienne, et c’est progressivement que l’intensité va augmenter, toujours en fonction de la capacité de tori à garder ces axes de travail, même face à des attaques qui deviennent plus rapides et contraignantes. Les femmes trouvent une place de choix dans ce travail où leurs capacités peuvent s’exercer et progressivement découvrir qu’ « Il ne s’agit pas tant d’apprendre à se battre, que de désapprendre à ne pas se battre. »(10)

Ces deux pratiques permettent ainsi de retrouver une sensibilité plus fine. Souvent pour supporter les choses nous avons fini par ne plus sentir, ni la souffrance, ni la caresse du vent, ni le danger malheureusement. Ellis Amdur en dit ceci : « Pour véritablement survivre lors de rencontres à haut risque, il faut développer et raffiner à l’extrême une sensibilité aux autres, à nos alliés comme à nos ennemis. Développer son intuition kan (勘) est essentiel. »(11) Cette capacité à sentir l’autre et à écouter son intuition sont primordiales dans tous les aspects de notre vie.

L’Aïkido n’est pas une self-defense, c’est beaucoup mieux que cela, c’est la possibilité de rééquilibrer notre rapport au monde. Se réconcilier avec nous-même et le monde en retrouvant notre force intérieure. Cela peut paraître bien ambitieux, c’est pourtant une possibilité. Je connais une pratiquante qui durant des années, suite à des violences subies, a eu des cauchemars épouvantables. Elle se réveillait régulièrement la nuit en hurlant. Quand elle eut atteint un stade en Aïkido avec une intensité d’échanges augmentée, elle commença à réagir dans ses rêves. Elle faisait encore des cauchemars, mais elle n’était plus passive, elle réagissait dans ses rêves, pour ne plus être encore et toujours victime. Ce « simple » fait était d’une importance capitale pour elle, pour son parcours.

Naginat et kusarikama. Article la violence
Naginat et kusarikama : Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu. Photos extraites du livre de Michel Random Les arts martiaux ou l’esprit des budô Nathan,1977

Female gaze

C’est en 1975 que la critique de cinéma Laura Mulvey théorise le Male gaze au cinéma, qui se caractérise par le fait que la caméra a toujours un point de vue masculin avec un regard sur le corps des femmes comme objets. Depuis, certaines cinéastes parlent d’un Female gaze qui n’est pas l’inverse (regarder les corps des hommes comme des objets) mais qui cherche à se mettre au cœur de l’expérience vécue par les individus, femmes notamment. Ce monopole de représentation fondé sur le point de vue masculin, mis en évidence dans le cinéma, se retrouve dans à peu près tous les domaines.
Dans les arts martiaux d’autant plus, vus comme presque exclusivement masculins car guerriers. Mais l’histoire est écrite par les vainqueurs. Comme le dit l’autrice Chimamanda Ngozi Adichie, c’est le danger de l’histoire unique : « Commencez l’histoire par les flèches des Américains natifs, et non par l’arrivée des Anglais, et vous obtiendrez une histoire complètement différente. »(12) Parfois, raconter l’histoire de l’autre point de vue, c’est réparer des traumatismes sociétaux profonds.

Je le disais plus haut : l’industrie du cinéma nous montre aujourd’hui de plus en plus de femmes héroïnes qui combattent. Bien que j’aie pu y reconnaître une certaine satisfaction de ma frustration d’adolescente, je m’en suis assez vite lassée. Ces femmes combattent « comme des hommes » et n’ont rien de réaliste. Elles ne sont donc toujours pas réellement des modèles de femmes comme je l’aurais voulu à mes seize ans. En Aïkido, comme dans la majorité des domaines, la surreprésentation des hommes nous donne comme horizon, comme modèle de pratique, un univers masculin avec ses caractéristiques physiques et mentales. Les femmes souhaitant persévérer doivent bien souvent alors prouver qu’elles peuvent jouer sur le même plan que les modèles masculins.
Je ne prône pas une façon féminine de faire de l’Aïkido mais la possibilité qu’il existe d’autres façons de faire qui soient aussi respectables et respectées. D’ailleurs, si l’idée d’une façon de faire de l’Aïkido féminin nous paraît à nous, femmes, si insupportable, c’est bien que nous valorisons toujours un certain regard, une certaine façon de faire. Cela depuis tellement longtemps, que nous avons intégré la supériorité d’un modèle qui n’est même plus masculin, qui est juste LE modèle. Pour reconnaître notre excellence il nous faut rivaliser avec ce modèle, de la même façon, sur le même terrain, sinon ce sera une sous-discipline méprisée. Nous oublions de nous interroger sur le fond : en quoi ce modèle masculin serait-il plus justifié, plus universel ? Il s’agit d’ailleurs d’un modèle masculin occidental contemporain, car d’autres cultures ont eu d’autres modèles.
Ce phénomène se retrouve dans tous les domaines, par exemple l’écrivain Junichirō Tanizaki développait cette question du monopole du regard occidental dans le domaine des sciences :
« Je ne peux m’empêcher de penser que si l’Orient avait développé une civilisation scientifique qui lui fût propre, indépendamment de l’Occident, nous vivrions aujourd’hui dans une forme de société bien différente. Par exemple si nous possédions une science physique ou une science chimique à nous, et que sur elles nous ayons développé des technologies et une industrie spécifiques qui auraient par conséquent évolué selon des voies différentes, ne serait-il pas apparu des artefacts, des machines de toutes sortes, des médicaments et des objets manufacturés plus compatibles avec notre identité ? Voire, me demandé-je, les principes mêmes de cette physique et de cette chimie ne se seraient-ils pas montrés différents de ce que les Occidentaux y voient ? »(13)

Le courant des « savoirs situés » dans les sciences va dans le même sens. Initié par des femmes justement, le courant repose sur des travaux qui décrivent et analysent en quoi tout savoir scientifique est « situé », teinté de la culture, du contexte historique, de la position (sociale, de genre, etc.) des chercheuses et chercheurs. Selon ce courant, tout savoir, même scientifique, est partiel, et prétendre à un savoir neutre et objectif est une illusion. C’est en multipliant les points de vue, les positions, et en explicitant et assumant notre caractère situé que l’on qu’on tend vers un savoir plus solide, plus fiable.

Autre exemple, les Amérindiens peuvent nous enseigner une autre façon de vivre l’adaptation à l’environnement que la nôtre :
« Contrairement aux paysans européens ployant sous le joug des travaux agricoles et remplissant anxieusement leur grenier en prévision de futures disettes, l’indien semblait libre, sûr de sa capacité à surmonter toutes les épreuves […] fruit de sa ténacité »(14) plutôt que de sa prévoyance. Serait-il possible de vivre sans s’inquiéter pour l’avenir ?

De la même façon, est-il possible qu’il existe une autre façon de se battre ? Si les femmes préhistoriques étaient capables de se battre, il y eut aussi les Celtes, les amazones d’Amazonie, plusieurs traditions de femmes-guerrières en Afrique (les amazones du Dahomey, les Linguères du Sénégal, ou chez les Zoulous), il y en eut aussi en Chine et au Japon. Ou bien encore les Amérindiennes(15) qui pouvaient être chef, chamane, guérisseuse, ou guerrière. Et puis les femmes de la Révolution française, les anarchistes, ou les suffragettes anglaises. Et sûrement encore d’autres cultures oubliées où des femmes étaient détentrices de traditions martiales spécifiques et il n’y a aucune raison de penser que dans ce domaine elles ne pouvaient pas être efficaces, selon les buts recherchés. Je donnerais cher pour voir comment elles se battaient, comment elles tiraient profit de leurs spécificités physiques et psychiques.
Hino Akira senseï raconte sa rencontre avec le Taï Chi Chuan et le Kung-fu de Shaolin : « Le professeur était une femme, une grand-mère à la pratique très souple. J’étais perplexe et je me demandais s’il s’agissait d’une gymnastique de santé ou d’une technique martiale. Je lui ai posé la question et elle m’a répondu que c’était un art martial. Je lui ai alors dit: « Excusez-moi mais si c’est un art martial auriez-vous la gentillesse de me montrer ce que vous faites contre un chudan tsuki par exemple? ». Elle m’a dit qu’il n’y avait aucun problème et je l’ai attaquée. Avant que je comprenne ce qui m’arrivait j’étais projeté !
Je me suis dit « Ça existe ! ». Bien que je ne sois pas grand, j’étais encore un jeune homme plein de vigueur et une grand-mère venait de surpasser mon attaque grâce à la souplesse. Je venais de découvrir qu’il existait réellement des principes permettant de surpasser la force par la douceur. J’étais sidéré mais je venais de découvrir une des clefs qui me permettrait de continuer ma recherche. »(16)

Pourquoi, en Aïkido, ne pourrions-nous pas nous aussi développer notre façon de faire ? Si l’Aïkido est unique, c’est dans sa multiplicité, tout à la fois Yin et Yang, masculin et féminin. Peu importe que face à une saisie ryotedori d’un homme de 70kg une femme de 45kg soit incapable de faire kokyu ho, nous sommes compétentes justement si nous ne nous retrouvons pas saisies ainsi ! Si nous bougeons bien avant, ou si en dernier recours nous donnons un coup de tête, ou un coup de pied vous savez où… Alors pourquoi comparer ? Imaginons une arène avec comme règle stricte que tori doit attendre passivement que uke arrive et lui saisisse les poignets d’une façon bloquante vers le bas. Le maître Ueshiba de 70 ans dans cette situation aurait-il pu battre le maître Ueshiba de 40 ans lui saisissant les poignets ainsi ? Probablement pas si il avait essayé de faire comme l’homme de 40 ans. C’est bien parce qu’il avait un corps différent, une sensation de l’attaque bien différente, qu’il était capable d’autre chose.
C’est la même absurdité de la comparaison dans un cadre défini qui permit en 1961 à Anton Geesink, hollandais 1,98 m et 115 kg de remporter la victoire contre les japonais en Judo. Mais n’était-il pas absurde d’en arriver là ?
La puissance des femmes c’est d’être des femmes. Comme le dit Toyoko Abe Senseï, enseignante émérite de 70 ans de la Tendo-ryu :

« Le premier tournoi [de naginata] dans lequel j’ai vu combattre ma professeur était incroyable. Elle avait, grâce à sa présence et sa force mentale, fait reculer son adversaire d’un bout à l’autre de la surface de combat sans même utiliser une seule technique. Tous, même les vieux maîtres, étaient captivés. Puis, elle s’est approchée et n’a exécuté qu’une seule coupe. Elle avait gagné. […] Être féminine ne veut pas nécessairement dire être douce. La féminité veut autant dire la douceur que la force selon la circonstance. Agir de façon juste et intègre. C’est ça, le budō. »(17)

Paradoxalement c’est en développant notre spécificité que nous pouvons créer une idée complètement différente d’un art, d’une science universelle. Un universel multiple plein d’une diversité de couleurs et de formes. Un Aïkido porteur de la diversité des êtres humains en général.

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« Le monde où nous vivons  » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°2 en juillet 2020.

Notes :

1) « Le monde où nous vivons » Ce titre est une référence à The World We Live In: Self-Defence de Edit Garrud, 1910.
2) Marylène Patou-Mathis Neandertal une autre humanité Perrin Tempus 2006 et Alison Macintosh Science Advances 2017 no. 11
3) Mona Chollet Sorcières, la puissance invaincue des femmes p.13 La découverte 2018
4) Virginie Despentes King Kong théorie p.46 Grasset 2017
5, 6, 9 et 10) Elsa Dorlin Se défendre : une philosophie de la violence p.21 et p.66 La Découverte 2017
7) et 8) Itsuo Tsuda Le dialogue du silence p.58 et p. 59 Le Courrier du Livre 1979
11) Ellis Amdur Senpai-Kohai: The Shadow Ranking System consulté sur kogenbudo.org
12) Chimanda Ngozi Adichie: Le danger d’une histoire unique TEDGlobal 2009
13) Junichirō Tanizaki Louange de l’ombre, p.30-31 Éditions Picquier, 2017
14) Matthieu B.Crawford Contact p.30 Édition La découverte 2016
15) Patrick Deval Squaws, la mémoire oubliée, éditions Hoëbeke 2014
16) Léo Tamaki – Frédérick Carnet Budoka no Kokoro, p.101. 2013
17) Ellis Amdur Traditions Martiales p.179 Budo Éditions 2006

La violence, un « Fait Social »

Par Régis Soavi.

La violence est un sujet si vaste et d’une telle densité qu’il me semble impossible d’en traiter correctement tous les aspects dans un article. C’est pourtant toujours un thème important quand on aborde la question de l’être humain.

Émile Durkheim : définition du « fait social »

Avant de parler de la violence, de ses conséquences et de prendre position vis à vis d’elle, il me semble utile de la situer sociologiquement, et je pense que la définition de « fait social » émise par Durkheim peut lui être appliquée, car non seulement elle nous donne le cadre qui permet de l’analyser, mais aussi elle contient en elle-même, grâce à sa rigueur et à sa simplicité, les clés pour trouver le fondement du problème.

« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » (1) Il est légitime à ce niveau de se poser une question. La violence est-elle un phénomène assez fréquent pour qu’on le considère régulier et assez ample pour être qualifié de collectif ? Peut-on dire qu’il est au-dessus des consciences individuelles et qu’il les contraint par sa prédominance ? Même sans être calé en sociologie on ne peut que répondre que cela est évident. Pour étayer cette théorie j’ai pu recueillir dans un article récent à propos de la guerre d’Algérie cette constatation d’une sociologue qui propose une autre vision de ces événements qui confirme – si besoin était – ce positionnement.

« La violence est extérieure aux individus, elle s’impose à eux mais existe bien à travers eux, à la fois. C’est bien la ségrégation spatiale à la fois raciale, sociale, et genrée, […] qui contribue au passage à la violence. » (2)

La violence en tant qu’acte, qu’il soit physique ou psychique, verbal ou gestuel, symbolique ou réel, ne se justifie jamais. Cependant en tant que « fait social » il est absurde de la nier. Sommes-nous capables, tout simplement capables, de réagir autrement, ou sommes-nous dépassés et entraînés par des événements qui finissent par nous diriger dans une direction que théoriquement nous aurions refusée de prime abord, tout au moins consciemment ?

régis soavi article violence

La situation crée les conditions, les conditions créent la situation

« L’enfer c’est les autres » écrivait Jean-Paul Sartre dans sa pièce de théâtre Huis clos. Peut-être, mais nous ne devons pas oublier la « situation » qui a permis que cet enfer existe. Qui en est responsable et même coupable, si ce n’est le type de société qui l’a engendrée ?

Si nous créons les conditions dans nos dojos pour que la situation ne permette pas, ne suscite pas la violence malgré les habitudes, malgré l’éducation et les réactions dites instinctives, pourquoi les choses se passeraient-elles autrement que cordialement ? L’Aïkido est-il un cas particulier dans les arts martiaux ? Certes non car une grande majorité d’arts martiaux se présentent à tort ou à raison comme non violents. Mais justifier une réponse violente à un ou des actes violents ne nous engage-t-il pas dans la voie de la violence ?

Les juges et les jurés des tribunaux se trouvent souvent confrontés à des cas où ils doivent « en leur âme et conscience » décider de qui a eu raison d’utiliser la violence, et si elle est justifiée. La loi leur donne un cadre auquel ils peuvent se référer mais qui ne leur apporte pas des réponses toutes faites pour chaque cas. Il leur faut souvent cependant faire une différence entre la violence subie et la violence exercée. De même la « légitime défense » est extrêmement encadrée, et peut évoluer en fonction des questions de société, de l’histoire, ou de la politique.

Nier la violence qu’exerce la société sur les individus ne consiste qu’à se mettre la tête dans le sable comme une autruche, ou à se cacher les yeux comme les petits enfants qui jouent à cache-cache. Mais de prime abord il ne faut pas confondre lutte et violence, et toutes les réponses à la violence n’engendrent pas systématiquement d’autres réponses violentes. La valeur de l’Aïkido est dans son positionnement consistant non pas à nier la violence, mais plutôt à rééduquer, à rediriger l’énergie destructrice dans une autre direction plus profitable pour tous.

Je

Face à toute cette problématique me voilà forcé de parler de moi.

Si j’ai commencé à pratiquer les arts martiaux il y a maintenant presque soixante ans, et l’Aïkido en particulier il y a une cinquantaine d’années, c’est justement à cause de son esprit de justice, de sa beauté, de son efficacité non violente, de son idéal, à la fois généreux, pacifique, et doux.

Tout a commencé lorsqu’à douze ans, sans être réellement lucide sur ce que j’étais en train de faire, je pris une décision qui bouleversa ma vie : ne plus jamais subir. Cela s’est passé alors que j’étais en dessous d’un garçon plus grand que moi qui me tapait la tête contre le trottoir en me disant « Tu vas crever » ! Cette prise de conscience qu’un autre pouvait exercer sur moi une telle violence n’a pas déclenché un désir de vengeance, mais à contrario, un dégoût de la violence en même temps que naissait un désir d’être fort et un désir de justice que je dois qualifier d’immédiat, d’instantané. Être fort était la solution, mais pas seulement, il y avait aussi et en même temps, ce refus de la violence comme réponse, non seulement à mes problèmes personnels, mais, après y avoir réfléchi, cela pouvait s’étendre aussi aux problèmes du monde me semblait-il.

Un désir de justice, pour moi comme pour tous les autres qui subissent, venait de se manifester, mais surtout il devait s’exercer sans avoir recours à la brutalité ou à la barbarie, sans avoir à justifier ni pousser à commettre des actes que je refusais d’instinct. Je n’ai pas toujours réussi à tenir cette position à l’époque, les tensions sociales, la jeunesse, me poussaient souvent – trop souvent – dans d’autres directions, mais toujours afin de défendre une cause, une injustice. Cependant, le désir intérieur de sortir des schémas violents que je constatais autour de moi s’est maintenu et l’Aïkido que j’ai rencontré plus tard avec Itsuo Tsuda senseï fut une révélation.

La Voie, calligraphie de Itsuo Tsuda

Dans l’Aïkido il y a d’abord Reishiki (l’étiquette) et une mise en forme technique du corps qui, appuyée par une forte résolution, nous donne une occasion de réveiller nos meilleurs instincts. C’est par un refus de la contamination idéologique des pouvoirs dominants que nous pouvons retrouver notre intégrité, notre entièreté. Toutes les théories qui justifient la violence cherchent à nous pousser sur un chemin qui permet d’exercer un pouvoir et donc une violence sur autrui, ce qui un jour ou l’autre se retourne contre nous quel que soit le rôle qu’on ait pris ou cru pouvoir prendre

Un préalable, la normalisation du terrain

Lorsque Tsuda senseï arrive en France au début des années soixante-dix (3) son projet est de propager le Mouvement Régénérateur, (ainsi traduit du japonais katsugen undo par Tsuda Itsuo) et ses idées sur le « ki ». Ayant été un intime de ces deux grands maîtres japonais que furent Ueshiba Morihei pour l’Aïkido et Noguchi Haruchika pour le Seitaï (4), il va inlassablement, à travers de très nombreux stages d’initiation au Mouvement Régénérateur, comme grâce à un enseignement quotidien de l’Aïkido, ainsi qu’à la publication de neuf livres, guider ses élèves vers la découverte de ce qui semble encore mystérieux pour de nombreuses personnes aujourd’hui : le Non-Faire, Yuki (5), et le Seitaï, entre autres. Cette alliance de deux pratiques (Aïkido et Mouvement Régénérateur) impossible à concevoir dans le Japon de l’époque, et même apparemment encore aujourd’hui, va lui permettre de faire connaître en Occident une conception de la vie et de l’activité humaine qui va bien au-delà d’un modèle oriental ou passéiste.

La vision préalable, est que l’énergie vitale coagulée, quelles qu’en soient les raisons, est une des principales origines des errements et des difficultés de l’humanité, que sa normalisation est à la source de la résolution de la plupart des problèmes de santé, comme de ceux de la violence. En cela il rejoint les travaux des chercheurs tels que le psychanalyste Wilhelm Reich qui fit un énorme travail sur l’énergie vitale qu’il appelait « Orgone », Carl Gustav Jung, psychanalyste lui aussi, et sa recherche sur les symboles et sa théorie des archétypes, ou encore l’ethnologue Bronislaw Malinovski et ses études sur le matriarcat dans les îles Trobriand.

L’Aïkido de Tsuda senseï était très loin d’une self-défense ou d’un sport, il respectait le coté sacré qu’avait découvert O senseï dans cet art, et nous permettait d’en entrevoir au moins les effets dans sa manière d’aborder la vie, dans ses écrits, ses calligraphies. Il s’interdisait en revanche tout aspect religieux ou sectaire, et s’affirmait même athée et libertaire, l’Aïkido étant pour lui un chemin pour normaliser le corps et l’esprit dans une vision non séparée de l’individu. Le Mouvement Régénérateur quant à lui était aussi considéré comme un lent processus de normalisation du terrain.

L’intérêt de la pratique du Mouvement Régénérateur et de son alliance avec l’Aïkido

À la question « Pour vous qu’est-ce que le Mouvement Régénérateur ? » que m’avait posée le fils du fondateur, Noguchi Hirochika, lors de son passage à Paris en 1980, j’avais eu cette réponse spontanée : « Le Mouvement Régénérateur c’est le minimum ». Avoir une base solide et saine, un corps capable de réagir pour pratiquer les arts martiaux, voilà quelque chose qui est absolument primordial. La pratique de l’Aïkido peut alors permettre au corps de travailler grâce à des techniques qui seront certes redoutables s’il y a agression de la part de qui que ce soit, mais qui permettent elles aussi de rééquilibrer la personne. Au contraire si on renforce l’agressivité au lieu de la normaliser, c’est souvent la violence qui se déclenche et les dégâts en résultant sur l’un comme sur l’autre des partenaires peuvent être incommensurables. S’engager dans la pratique de l’Aïkido pour se déformer, vieillir plus vite ou avoir des accidents, voire des handicaps, à cause de cela me semble complètement absurde.

regis soavi article violence

L’art chevaleresque du tir à l’arc

Si l’arc a été l’arme des chasseurs et des guerriers durant des siècles et même des milliers d’années sur toute la planète, le Kyudo qui en est issu a réussi à le transformer en instrument de pacification. Il est intéressant de constater que c’est un art que pratiquent à part égale autant d’hommes que de femmes. De très nombreuses Écoles ne font pas de compétition, ni ne donnent de grades, comme cela se passe dans l’École Itsuo Tsuda. Tous ces aspects en font un art fondamentalement non agressif malgré ses origines. Sans agressivité, mais avec des objectifs qui favorisent l’harmonie, tel que Kai, l’union entre le corps et l’esprit, entre l’arc, la flèche et la cible, avec une recherche intérieure vers : la vérité (真, shin), la vertu (善, zen) et la beauté (美, bi). On peut constater qu’avec cet esprit on est très loin de favoriser la violence, bien au contraire on crée les conditions pour le développement d’une humanité plus sereine

L’Aïkido tel que le concevait O senseï Ueshiba Morihei me semble être de la même nature, et c’est pourquoi je continue chaque jour de guider les pratiquants dans cette direction. Si nous ne pouvons pas changer « le monde » nous pouvons changer « notre monde ». Dans les dojos qui suivent ce type de voie se créeront alors les conditions qui, au moins au niveau régional, sèmeront les graines d’une révolution des mœurs, des habitudes, des gestes, des pensées, une révolution où l’intelligence du corps et de l’esprit enfin réunis bouleversera la société en profondeur. C’est par la pratique du Non-Faire dans l’Aïkido que nous pourrons y arriver.

Régis Soavi

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« La violence, un “fait social” » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n° 2 en juillet 2020.

 

Notes :

  1. Durkheim Émile, Les Règles de la méthode sociologique (1895)
  2. Bory Anne, « Un point de vue sociologique sur les origines de la violence » (sur Adèle Momméja), Le Monde, 26 février 2020
  3. Lire sa biographie complète dans Calligraphies de printemps, pp. 388-457, Yume Éditions, 2017
  4. Seitaï : harmonisation de la posture, voir « Vivre Seitaï », Yashima n° 7, avril 2020
  5. Yuki : acte qui consiste à faire circuler le ki dans le corps d’un partenaire

Crédits Photos :
Jérémie Logeay, Sara Rossetti, Bas van Buuren

Atemis

Par Régis Soavi.

Pratiquer l’Aïkido sans utiliser les atemis, c’est un peu comme vouloir jouer d’un instrument à cordes auquel il manque des cordes ou dont les cordes sont distendues.

Les atemis font partie des arts martiaux et bien sûr il est indispensable dans l’Aïkido de bien les enseigner et de comprendre leur importance. Depuis ikkyo jusqu’à ushiro katate dori kubishime à chaque fois que je montre une technique, je montre que tout est prêt pour placer un atemi, la conjoncture, le placement, la posture. Si on pratique en ayant à chaque instant la sensation du centre de la sphère, et des points de contacts entre les sphères des partenaires, on peut voir qu’il y a des espaces vides qui permettent de placer un ou des atemis. Il est nécessaire de former les élèves dès le début sinon ils ne comprendront pas le sens profond des mouvements de même que leur réalité, leur concrétude. Dès l’initiation il est important de faire découvrir, de faire sentir les lignes de pénétration qui peuvent arriver jusqu’à notre corps et le mettre en danger, rien que pour cela Uke doit être formé à l’esprit de l’atemi.

Atemi
Atemis secrets par Saiko Fujita, Budo Magazine Europe, ‘judo Kodokan’, vol. XVI – n°3, automne 1966, p. 55.

Dans l’année nous avons un stage un peu particulier pour les pratiquants les plus anciens, comme pour ceux qui conduisent des séances dans leur dojo. L’entraînement y est plus poussé, plus intense, de tous les points de vue et pour faire sentir l’impact des frappes, telles que Tsuki, Shomen uchi ou Yokomen uchi, nous utilisons des Makiwara portables. Je pense que la meilleure façon d’appréhender de quoi il s’agit c’est que les atemis soient vraiment portés, aussi bien pour Tori que pour Uke, bien sûr sans une force réelle et pas à chaque fois, mais le seul fait d’être touché amène à la conscience du risque.

Il s’agit de développer un instinct qui réveille l’être véritable qui est ensommeillé derrière une apparence de sécurité causée par le confort et l’assistance qu’apportent les sociétés développées, il s’agit aussi de sortir du rôle social que chacun endosse, pour tout simplement nous retrouver.

Quand j’ai commencé l’Aïkido au début des années soixante-dix, on parlait beaucoup des points vitaux, Henry Plée senseï ou Roland Maroteaux senseï nous montraient comment se débarrasser d’un adversaire en frappant ou en touchant de manière précise un de ces points. Il y avait des cartes pourrait-on dire du corps humain qui les répertoriaient. J’ai l’impression que souvent cela s’est perdu dans de nombreux dojos au profit de techniques plus simples peut-être, plus directes certainement, à coup sûr plus violentes, plus proches du combat de rue, mais qui s’éloignent de la pratique d’un Budo. Ou bien, au nom d’une esthétique, d’une idée de la paix mal comprise, mal interprétée, on a édulcoré et rendu inoffensifs des gestes qui avaient un sens profond.
L’École Itsuo Tsuda a la volonté de garder un esprit traditionnel, à travers un enseignement de l’Aïkido bien sûr mais aussi du Seitai, sans rien négliger des anciennes connaissances, au contraire, en mettant à profit tout ce que j’ai pu apprendre des maîtres que j’ai eu la chance de rencontrer tant en Aïkido qu’en jiu-jitsu, ou dans l’apprentissage du maniement des armes dans cette époque encore riche de respect envers les traditions.
Reste un point qui est primordial : LE SAVOIR-FAIRE. On peut disserter des heures sur le sujet, si on n’enseigne pas correctement et concrètement comment immobiliser un agresseur ou le rendre inoffensif au moins pour un moment, par exemple à l’occasion d’une saisie d’un vêtement au col ou aux épaules avec une ou deux mains, ce qui est une approche courante comme prise de contact à l’improviste, tout cela sera inutile. C’est grâce au travail sur la respiration, dans l’entraînement quotidien, à la capacité de fusionner avec un partenaire que l’on découvre l’intermission respiratoire, cet espace qui existe entre expire et inspire où l’individu est dans l’impossibilité de réagir. Ensuite c’est la capacité à l’utiliser lorsque cela s’avère nécessaire qui permet par une frappe assez légère mais particulière et en profondeur au plexus solaire à ce moment précis de la respiration, de le neutraliser. Au moins les quelques microsecondes indispensables pour exécuter une technique, une immobilisation ou parfois tout simplement lorsque c’est nécessaire pour prendre la fuite.

Article de Régis Soavi, publié dans Aikido Journal no74, juin 2020 sur le thème : Enseignez-vous les atemis ?

Zanshin, l’esprit de l’ordinaire

Par Manon Soavi

Enseignante d’aïkido, également pianiste concertiste, j’ai rencontré la notion de Zanshin à travers plusieurs expériences dans mon parcours. Quand j’ai commencé l’étude de plusieurs koryu il y a quinze ans (Bushuden Kiraku Ryu, Niten Ichi Ryu, Choku Yushin Ryu, et un peu de Shinkage Ryu), j’ai approfondi aussi cette notion dans le travail des armes, avec le maniement du sabre, du bō, du kusarigama, ou même à mains nues avec les nombreux kata de jujutsu que comptent ces écoles anciennes.
Bien que ma route soit sûrement encore longue dans les arts martiaux, je souhaite partager ici quelques réflexions sur le sujet.

Je remarque qu’une des contradictions humaines actuelles est notre fascination pour la force extérieure qui va avec notre mépris pour la sensibilité et les sensations de notre corps que nous reléguons au rang de sensiblerie. Paradoxalement notre manière de vivre en Occident n’a jamais été aussi facile, avec si peu d’efforts physiques à fournir et nos aïeux étaient très probablement plus endurants à la marche, au froid ou même à la douleur puisqu’il n’y avait pas autant de moyens de prendre en charge le moindre de leurs maux, ou de suppléer le moindre de leurs efforts. Pour autant manquaient-ils de sensibilité ? Je ne le crois pas, car la capacité à sentir avant de réfléchir a toujours été indispensable pour vivre et Zanshin, d’après mon expérience, est avant tout une question de sensation et de présence à l’instant présent.

Zanshin peut se traduire par « esprit qui demeure » mais pour les cultures orientales le corps et l’esprit ne sont pas deux choses séparées. Cet « esprit qui demeure » correspond à une sensation précise, et c’est elle qui nous guide dans son application quelle que soit la discipline pratiquée. Ce sont des sensations particulières pour celui qui agit comme pour celui qui reçoit. Zanshin c’est une sensation et à la fois c’est un état que l’on (re)découvre.

Historiquement les principes tels que Zanshin, Mushin, etc., renvoient moins à des idées qu’à des réalités vécues par des générations de personnes. Cela ramène à des expériences directes, réelles, qui, pour être transmises, ont été « conceptualisées ». Il est question donc d’un acte ou d’un état que nous pouvons retrouver, malgré nos différences d’époques et de cultures. Ce ne sont pas de grands principes disparus avec les Samouraï et leur époque, ni même des principes cantonnés aux arts martiaux. Ce sont des principes qui irriguent toute la culture, notamment japonaise, mais aussi et surtout chinoise.

Manon Soavi Zanshin, l'esprit de l'ordinaire

L’image comme révélateur

Les anciens Chinois enseignaient à travers des images, des évocations qui devaient faire naître, qui devaient révéler, au cœur de l’apprenti une sensation qui le guiderait vers la compréhension du fond. Une compréhension physique puisqu’il s’agissait de faire appel à une expérience réelle que l’autre puisse partager. Ils utilisaient principalement la nature comme révélateur de sensation, l’observation de la nature étant une expérience de vie partagée par tous à l’époque. Mais on trouve cette façon de transmettre aussi dans les arts d’Occident. Comme en musique par exemple, car au-delà de quelques conseils de base, le geste d’un musicien est intransmissible et impossible à comprendre intellectuellement.

Qu’est ce qui fait la différence entre le débutant qui appuie sur une touche de piano et le maître qui fait sonner la première note d’une sonate ? C’est objectivement la même touche et le même mécanisme pour frapper la corde. Pourtant le son n’aura rien à voir. C’est la sensibilité du maître qui fera la différence. Ainsi année après année l’apprenti va chercher comment faire sonner différemment son instrument, et le maître cherchera comment éveiller chez l’autre la sensation qu’il a à l’intérieur de lui-même. C’est pourquoi certains utilisent des mots évocateurs, ils parlent de jouer « au fond » ou de « malaxer » le clavier, ce qui objectivement ne veut rien dire du tout ! Toutes ces images font appel à nos ressources intérieures, pour retranscrire sur du bois et des cordes, une sensation interne et que cette sensation soit, en plus, partagée par l’auditeur. C’est là où nous touchons du doigt la fusion de sensibilité qui nous permet de sentir ce qui se passe dans l’autre, c’est une transmission de sensibilité à sensibilité. Comme un Zanshin ne sera réussi que si les deux personnes le sentent.
Alors au-delà de ce que nous savons objectivement sur ce que veut dire « Zanshin », je trouve intéressant de chercher en nous à quelles expériences nous pouvons rapporter ce principe. Comment le rendre concret pour nous.

Manon Soavi Zanshin, l'esprit de l'ordinaire

L’esprit de l’ordinaire

Durant les années où j’ai exercé comme musicienne j’ai été parfois dans un état que j’apparente à Zanshin. Quand je jouais avec d’autres musiciens et chanteurs il me fallait être à la fois totalement disponible pour ce qui se passait à l’extérieur, l’autre musicien, et à la fois concentrée sur mes propres gestes pour jouer ma partie de piano. Les aléas du concert live font que je ne pouvais pas compter sur le fait que tout allait se passer comme prévu. Ce n’est jamais le cas, on a beau être très préparé, la scène est une expérience unique. La préparation sert à réduire au maximum l’imprévu mais absolument pas à l’éliminer. Il faut alors réagir instantanément, coller au plus près pour que l’harmonie se continue. Être à la fois hyper-vigilant, et en même temps garder une concentration vague, car dès que je me fixais sur une seule chose, je perdais l’ensemble. Cette phrase de Musashi résume pour moi parfaitement cet état :
« Dans la vie quotidienne aussi bien qu’en stratégie, il faut avoir l’esprit ample et le garder bien droit, pas trop tendu et nullement détendu »(1).

Musashi disait aussi que l’esprit ordinaire doit être celui du combat, l’esprit du combat doit être l’esprit de l’ordinaire(2). Pourtant on ne peut être tout le temps sur ses gardes, c’est donc que l’esprit du combat ne signifie pas être « sur ses gardes » cela signifie autre chose… On peut aussi se douter que cet état d’esprit est bien loin de l’apathie qu’on rencontre bien souvent aujourd’hui. La traduction de zanshin par « esprit qui demeure » nous donne peut être une piste, plus que l’idée un peu réductrice de « vigilance ».

Même si aujourd’hui rares sont ceux d’entre nous qui rencontrent le « combat réel » nous sommes tous confrontés aux multiples petits « combats ordinaires » dans nos existences. Et parfois là aussi on peut voir surgir « zanshin ». Pour moi cela a été le cas lors d’expériences désagréables que j’ai faites. Je me souviens de la fois où, coincée dans un festival de plusieurs jours, dans un petit village, toutes les filles participantes étaient gênées et inquiètes car le responsable du stage, professeur et violoniste reconnu, posait ses mains sur elles de façon inopportune. J’avais alors vingt-et-un an et entre les cours et les répétitions, les filles, entre elles, parlaient de ces moments très gênants et les redoutaient. Lors d’un repas en commun, le professeur commença à remonter la tablée, passant derrière chacune pour donner les horaires de répétition de la journée. Je le voyais approcher, distribuant caresses dans les cheveux ou sur les épaules, petites blagues équivoques etc, et je voyais avec consternation les têtes des filles qui se baissaient et attendaient l’inévitable à son passage, ou riaient d’un rire crispé. Il m’était inconcevable de ne rien faire, je l’ai donc regardé venir sans savoir ce que j’allais faire, et avant qu’il ne passe derrière moi je me suis tournée vers lui et je l’ai regardé droit dans les yeux en lui parlant du planning. Je sais qu’à ce moment mon regard disait « Non ». Il s’est arrêté et ne m’a pas touchée. Durant tout le festival je suis resté présente, sans ouverture. Il ne m’a jamais touchée.

Cela ne m’est pas arrivé qu’avec un seul, plusieurs enseignants et autres garçons alcoolisés ont compris qu’on ne m’approchait pas. Pourtant qu’aurais-je fait ? Je ne sais pas. Dans toutes ces petites situations qui me sont arrivées ce qui m’a toujours frappé c’est que tout était très prévisible et qu’il était finalement relativement simple de les tenir en échec, il « suffisait » d’être là et d’écouter cette sensation de danger qui nous touche avant tout événement. Bien sûr les choses auraient été différentes en cas d’agression plus grave, c’est un autre sujet, mais nous rencontrons aussi beaucoup de ces « petites » agressions qui, si on les subit, incapable de réagir, nous marquent dans notre cœur et dans nos corps.

Manon Soavi Zanshin, l'esprit de l'ordinaire

Être influencé

Le travail de l’Aïkido depuis mon enfance, comme voie d’harmonisation avec l’autre m’ont aidée, j’en suis sûre, à traverser ces moments difficiles, comme cela m’a aidée à travailler en symbiose avec d’autres musiciens. Car notre façon d’interagir avec les autres, que ce soit en négatif ou en positif, est déterminé par notre attitude intérieure. Le fait de ne pas lutter contre l’influence de l’autre, qu’il soit musicien ou attaquant est déterminant. De comprendre pour deux.
Chinen Kenyū Senseï l’exprime avec ces mots : « La technique est uke [recevoir], l’esprit est attaque. […] Quand on a maîtrisé le principe d’uke, il n’y a plus d’attaque ou de défense. Uke est au-delà de cette dualité, et cela a un impact profond sur notre être. […] Quand on a l’aisance de faire face à n’importe quelle attaque, on développe une assurance qui nous permet de tout accueillir, de faire face à tout. »(3)

Dans notre vie bien souvent pour nous défendre nous refusons d’être influencé par l’autre, mais alors nous fermons de fait le seul canal qui nous permet de sentir et d’agir en fonction de ce que fait l’autre : notre sensibilité. C’est elle qui nous permet de sentir l’autre. Ne pas refuser l’autre, accepter son influence ne veut pas dire y être soumis. Absolument pas. Abolir la différence entre soi et l’autre et ainsi permettre la fusion, s’il bouge, je bouge, car nous ne faisons plus qu’un. Il n’y a plus d’action/réponse. Il y a Un. Au fond c’est la même chose que ce soit pour sentir ce dont a besoin un bébé qui ne peut pas encore s’exprimer, pour sentir les mauvaises intentions d’une personne ou pour sentir quand le chanteur va démarrer.
Tsuda Senseï écrivit : « Même si on comprend et accepte l’aïkido comme la voie de la communion avec l’Univers, ce sera sur le plan purement spirituel. Sitôt aux prises avec des difficultés réelles, l’esprit cède la place à l’agressivité mesquine. »(4)

Tout en étant peut-être très loin des capacités de ces maîtres, nous pouvons pratiquer dans cette direction et cela peut être utile pour nos vies. Pour travailler dans l’esprit de communion le premier pas est un lâcher-prise. Si on a la tête encombrée de peurs, de croyances, si nous sommes embrouillés alors on n’arrive plus à laisser surgir du fond de nous-mêmes l’action juste, cette action juste que les chinois appellent Wuwei – Non-Agir. On cherche la sortie en tout sens, on cherche à se défendre, on refuse l’autre pour lui échapper mais on se cogne au mur. Fukuoka Sensei disait à propos de la recherche théorique d’une nutrition juste : « Si vous espérez trouver un monde lumineux à l’autre bout du tunnel, l’obscurité du tunnel durera d’autant plus longtemps. Si l’on ne cherche plus à manger ce qui est agréable au goût, on peut goûter la vraie saveur de tout ce que l’on mange »(5).

Zanshin, esprit qui demeure, c’est aussi une perception fine de la réalité qui rejoint le principe de yomi. Nous pensons tous voir la réalité, mais en fait bien souvent ce que nous voyons c’est notre interprétation de ce qui nous entoure. Soit trop naïfs nous manquons de vigilance, soit trop abîmés, traumatisés, nous finissons hyper-méfiants. Nous devenons alors agressifs. Mais que les piques défensives de notre armure personnelle soit tournées vers nous-mêmes ou vers les autres, le résultat sera la blessure et la souffrance. Et cela nous empêche aussi de vivre. Avec un art comme l’aïkido ou les koryu anciennes, en nous mettant en situation, en nous permettant de dépasser nos peurs, cela peut nous aider à redécouvrir que nous ne sommes pas si faibles.

Alors nous découvrirons une autre façon de s’adapter à la réalité qui ne veut plus dire être écrasé par elle. C’est quelque chose qui se retrouve dans d’autres arts, je trouve quelque chose de zanshin dans cette phrase de Rikyû, maître de chanoyu(6) du 16e siècle, qui répondit un jour à son disciple :
« Fais un délicieux bol de thé ; dispose le charbon de bois de façon à chauffer l’eau ; arrange les fleurs comme elles sont dans les champs ; en été, évoque la fraîcheur, en hiver, la chaleur ; devance en chaque chose le temps ; prépare-toi à la pluie. »(7)

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« Zanshin, l’esprit de l’ordinaire  » un article de Manon Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°27) en janvier 2020.

Notes

1. Kenji Tokitsu Miyamoto Musashi, Rouleau de l’eau, p.53, Édition Désiris 1998
2. Kenji Tokitsu Miyamoto Musashi, Rouleau de l’eau, p.53, Édition Désiris 1998
3. Magazine Yashima numéro 4 mai 2019 Chinen Kenyū, au cœur des traditions d’Okinawa p.26
4. Itsuo Tsuda La Science du Particulier p.145 Édition Le Courrier du Livre
5. Masanobu Fukuoka La révolution d’un brin de paille p.150 Trédaniel Éditeur 1978
6. Chanoyu improprement traduit par cérémonie du thé, littéralement « Eau chaude du thé »
7. Soshitsu Sen, Vie du Thé, esprit du Thé, p.41 Édition Seuil 2013

Mobilité et conscience corporelle

Par Régis Soavi

Une des grandes forces de l’Aïkido réside dans sa très grande mobilité et ses mouvements de rotations. Les spirales qui en découlent entraînent une combinaison de forces centripètes avec son corrélat, la force dite centrifuge, créant une forme invisible, puisque sans cesse en déploiement : la sphère.

Les techniques qui utilisent une attaque par l’arrière nous offrent la meilleure visualisation de cette sphère. La rotation des planètes qui tournent à la fois sur elles-mêmes et dans le même temps autour d’une étoile nous donne elle aussi un bon exemple de ce que se mouvoir autour d’un centre veut dire. Quant aux météorites qui gravitent non loin, elles rebondissent sur l’atmosphère, ou aspirées par le centre de la planète, s’y écrasent alors que la plupart des comètes elles, s’en éloignent.

Entrer dans la sphère

Quand il y a rotation autour de plusieurs axes parfois mêlés, il devient difficile de savoir où sont les centres, où sont les périphéries, le devant et le derrière. L’un et l’autre peuvent se présenter tour à tour, ils peuvent même s’inverser. Ils deviennent interchangeables, que ce soit dans le cas de Tori comme de Uke, c’est pourquoi l’Aïkido présente de grands avantages sur le terrain des attaques par l’arrière. Quelle que soit la taille ou la grosseur du centre, c’est sa densité qui fait la différence.

O Senseï Morihei Ueshiba bien que de petite taille était capable de projeter un assaillant à grande distance grâce au déploiement de cette force centripète qui se transformait en force centrifuge puis en spirale et même en sphère qui roulait plus loin sur les tatamis. Comment créer cette sphère ayant un centre si dense qu’il devient possible de réaliser des projections de cette nature ? Les saisies par l’arrière nous en donnent l’opportunité. Techniquement elles commencent souvent par une attaque de type Shomen uchi ou Yokomen uchi qui se transforme en saisie d’un ou de deux poignets par l’arrière. C’est le déplacement de Tori qui provoque la mise en danger de Uke et par là même cette quasi-obligation, ou en tout cas cette opportunité, d’immobiliser Tori. Bien que pour les besoins de l’enseignement, il soit au début pédagogiquement nécessaire d’admettre que le partenaire saisisse la main tendue par Tori, cela deviendrait incompréhensible après quelques années de pratique. Je pense que l’on peut même dire que ce serait contre-productif si on est réellement intéressé par notre art. Les saisies directes des deux poignets ensemble par l’arrière sont difficile pour Uke qui préférera dans beaucoup de cas saisir les manches des keikogi. Si le corps est bien centré il est plutôt facile de sortir de cette difficulté seulement en restant concentré sur le Hara et en bougeant le Koshi. Les techniques pertinentes découlerons tout naturellement de la posture des deux partenaires, de leurs respirations respectives, de leur capacité à saisir l’opportunité ou le moment, ainsi que de la détermination que chacun d’entre eux mettra. Bien souvent si Tori suit son instinct réel et non supposé, s’il ne cherche pas une technique ou une clé mais agit avec spontanéité, souplesse et vigilance, il se débarrassera avec facilité de l’emprise de Uke. Du point de vue pédagogique il y a aussi un grand intérêt car les saisies arrières obligent les élèves à bouger de manière différente. En effet, beaucoup d’entre eux ont tendance à travailler en ligne, un peu comme en Karaté, à se tendre pour résister à la pression avec des Tai sabaki et des déplacements de plus en plus courts, la conséquence inévitable est que leurs techniques deviennent de plus en plus dures et, malgré tous leurs efforts, souvent inefficaces.

Régis Soavi ushiro waza la sphère

Imagination ou visualisation ?

Il y a une grande différence si la saisie a pour but une immobilisation « simple » ou une agression « pure et dure » avec les risques que l’on peut encourir. L’entraînement est un jeu de rôle où chacun est à sa place. Pour retrouver ou acquérir les capacités nécessaires au déploiement de notre force vitale il est indispensable de laisser la spontanéité agir grâce aux bases techniques que l’on a travaillées. La visualisation a cependant une place primordiale. La visualisation et l’imagination sont deux fonctionnements profondément différents. L’imagination est une production du cerveau et n’engage que lui, alors que la visualisation a son point de départ dans le Koshi, c’est une production de notre énergie vitale et elle engage tant l’esprit que tout le corps sans qu’il n’y ait l’ombre d’une séparation entre eux. Elle est un acte de concentration primordial et rejoint une sensibilité de type primaire qui surgit de l’involontaire. Elle permet à Uke de rendre les saisies ou les atemis plus concrets et donc à Tori de les ressentir comme suffisamment dangereux pour réagir, même s’ils sont contrôlés. L’imagination, elle, n’entraîne aucune action, tout au moins immédiate et ne peut être ressentie par Tori comme autre chose qu’une attitude ou une posture sans aucune force ni puissance, un mouvement imaginaire, un mouvement rêvé.

Travailler lentement

Pour un travail précis et une juste compréhension de la direction comme de la puissance des forces mises en mouvement, la lenteur me semble indispensable. On peut ainsi augmenter l’efficacité de la saisie sans risque pour le partenaire. Travailler lentement ne veut pas dire être lent mais plutôt travailler au ralenti. Il est important de ne pas se précipiter pour saisir un poignet ou une manche si en le faisant on se découvre, offrant ainsi au partenaire l’occasion de placer un atemi ou simplement de prendre le centre et par là même de nous déstabiliser. Lors d’une saisie en Ushiro katate dori kubi shime, il est très important de faire sentir que cette saisie peut se transformer en étranglement et est, déjà dans les faits, un étranglement (pour cela il suffit de presser sur la partie haute du sternum sans toucher au cou), mais surtout il faut avoir une posture de nature soignée, à la fois ferme, souple, et ne nous mettant pas en danger. C’est seulement grâce à cela que l’on peut comprendre ce que cette saisie a de dangereux. Si on va trop vite dès le début, quand on n’a pas encore la maîtrise de ces attaques, la saisie sera bâclée et la technique risque de se transformer en bagarre de chiffonniers.

la sphère

Si j’ai pas vu pas senti, je meurs (1)

Une des attaques les plus dangereuses que l’on peut avoir à subir est celle que pourrait faire un adversaire habile muni d’un couteau, dans un espace restreint, et qui plus est lorsqu’on a le dos tourné. Lors d’une rencontre amicale avec un combattant de MMA organisée par Karaté Bushido et à propos d’une attaque précisément dans le dos avec un tanto, Léo Tamaki formule cette sentence : « Si j’ai pas vu pas senti, je meurs ». On pourrait dire qu’elle passe inaperçue car elle est évoquée comme une évidence, et elle exprime une réalité incontestable. Elle touche du doigt l’essentiel, car si on ne peut pas voir de dos on peut sentir, pressentir. C’est justement pour cela que dans l’Aïkido comme dans tout art martial il est nécessaire de retrouver et développer la notion de Yomi (le fait de percevoir l’intention, qu’on peut aussi traduire par intuition). C’est indiscutablement un élément essentiel du développement de l’individu par la pratique. On raconte d’ailleurs une anecdote concernant un samouraï qui se retourne au dernier moment pour sauver sa vie en éliminant un ennemi qui l’attaquait alors qu’il avait le dos tourné. Au delà des histoires que nous ne pouvons vérifier par nous-mêmes, il est clair qu’aujourd’hui encore les notions de Yomi ou de Sakki (la volonté d’attaquer, le Ki destructeur) ont toujours droit de cité (2). Concernant surtout les attaques par l’arrière il est plus qu’essentiel de cultiver et d’entretenir notre sensibilité dans cette direction.

Quand la vie est en jeu des forces insoupçonnées peuvent surgir. Il est parfaitement impossible de s’entraîner à faire surgir ces forces, mais divers types d’entraînements dans les arts martiaux peuvent être considérés comme une préparation à l’imprévisible. Toutes les techniques en Aïkido, bien qu’elles ne portent pas ce nom, sont des Katas et leur but n’est pas d’apprendre à détruire un adversaire, un ennemi, mais de réveiller l’individu encore endormi en nous, pour permettre à toutes nos capacités d’être actives dès que l’on en a besoin. Cela ne veut pas dire qu’elles manquent d’efficacité, bien au contraire, car bien utilisées elles peuvent être plus que redoutables, mais il y a peu de chance qu’elles soient applicables à l’identique hors du contexte du dojo, car elles sont enseignées et pratiquées sans la contrainte d’un risque réel, comme par exemple une attaque dans la rue, et les conditions de leur application véritable ne sont pas réunies. Il suffit d’un petit rien pour que tout chancelle.

La peur

La peur, si on veut sortir d’une situation par le haut, est un élément déterminant qui peut changer toute la donne dans un sens comme dans l’autre. Si on est envahi par la crainte, ou si on n’a jamais été confronté à une situation critique, voire réellement dangereuse, il est extrêmement difficile de savoir comment on pourra réagir en cas d’agression. Lors des Randori que nous faisons à la fin de chaque séance dans notre École, et cela quel que soit le niveau, il y a toujours le risque des saisies ou des atemis par l’arrière. Il est donc donné une grande importance aux déplacements, mais encore plus à la sensation de danger qui peut se dégager du ou des Uke, et c’est grâce à cela que peut se développer un « quelque chose » qui sera l’amorce de ce que l’on pourrait appeler l’intuition. Il ne s’agit pas d’une mystique, d’une confiance dans une énergie céleste, mais plutôt d’une réalité que chacun d’entre nous connaît, souvent sans lui donner un nom, qui transcende le quotidien des personnes. Mais comme il s’agit d’une réalité que, a priori, nous ne maîtrisons pas, il est très difficile, et même impossible de compter dessus au risque de voir nos capacités s’évanouir au moment où on en aura le plus besoin. Développer nos capacités de perception au moyen de l’attention est donc un des buts de la pratique, mais ce qui est surtout indispensable, c’est que cela doit permettre qu’émergent des capacités intuitives réellement utilisables dans la vie quotidienne et a fortiori à l’impromptu ou dans les cas graves.

Action et perception

Les sciences cognitives ont ouvert un champ d’étude qui nous permet de comprendre de nombreux aspects de l’être humain, tant du point de vue de la pensée que de l’action. Elle permettent aux pratiquants d’arts martiaux que nous sommes de mettre des noms, d’éclaircir un enseignement qui pourrait paraître obscurantiste. Nous pouvons redonner ses lettres de noblesses à ce que nos maîtres nous ont enseigné lorsque cet enseignement est décrié comme étant une vision mystique du monde. Notamment en ce qui concerne nos perceptions lorsqu’elles sont considérées comme « extra-sensorielles » alors qu’elles ne sont que le fruit du travail et de l’entraînement quotidien d’un art comme l’Aïkido.
Aujourd’hui des chercheurs redéfinissent la perception ainsi : « La perception est une forme d’action. Elle n’est pas quelque chose qui nous arrive ou qui se produit en nous. Elle est quelque chose que nous faisons. » « Notre perception s’exprime dans le langage des potentialités motrices » (3).

C’est à ce sujet que le philosophe M. B. Crawford (4) a écrit : « Notre perception de ces potentialités ne dépend pas seulement de notre situation environnementale, mais aussi de la gamme de compétences pratiques que nous possédons. Face à quelqu’un qui lui cherche querelle dans un bar, un expert en arts martiaux perçoit la position de l’individu en question et la distance qui l’en sépare comme permettant si nécessaire de porter certain coups et en excluant d’autres. C’est la pratique et l’habitude qui lui permettent de voir l’agresseur potentiel sous cet angle. De même, il percevra sans doute le mobilier environnant et les objets à portée de main comme des affordances (5) accessibles en situation de combat. Autrement dit, il voit des choses qui échappent totalement à un quidam »

Ne rien négliger

Dans la pratique de l’Aïkido il n’y a rien d’inutile. Cependant si on néglige l’aspect perception ou le travail de la sensibilité (ce que l’on confond souvent avec la sensiblerie) au profit de la technique, on risque de passer à coté d’un grand pan de la pratique. L’inverse est vrai, bien sûr, mais l’un comme l’autre étant indispensable, il est malgré tout possible pour chacun de ne pas s’en tenir à ce que l’on connaît et d’accepter d’aller vers ce que l’on ne connaît pas, ce qui est à découvrir, ce qui nous paraît parfois mystérieux voire impossible.

Itsuo Tsuda et Régis Soavi 1980

Tsuda Itsuo Senseï

Un des exercices que nous faisait faire mon maître Tsuda Senseï, consistait en une projection de notre partenaire à partir de la position seiza. Cela nous paraissait extrêmement simple au début, tout au moins théoriquement, mais quand il s’agissait de le réaliser cela devenait un peu plus compliqué. Tori est assis immobile, derrière lui, Uke a saisi le keikogi au niveau des épaules. Il s’agit alors très simplement de s’incliner comme si on saluait, sans forcer, sans tension, un salut tout simple qui, produisant un vide, aspire le partenaire : celui-ci, pourtant solidement ancré sur les tatamis, et malgré le fait qu’il y met toute sa force, n’arrive pas à résister et chute en avant. De façon très logique dès qu’il y a une résistance on se tend, on contracte tout le corps, on s’énerve, on accuse le partenaire de ne pas jouer le jeu. J’ai pourtant vu de nombreuses fois Tsuda Senseï nous en faire la démonstration avec le sourire. J’ai tenté de le tester sur cette technique, rien à faire, il s’inclinait de manière inexorable avec la plus grande des simplicités. Son secret : la visualisation. Il nous disait si souvent quand nous pataugions dans les difficultés « Cessez de penser en termes d’adversité », puis il nous en faisait la démonstration, faisant chuter un élève en désignant du doigt un endroit choisi par lui et prononçant cette phrase magique : « Je suis déjà là », exprimant ainsi la réalisation concrète de sa visualisation.

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« Mobilité et conscience corporelle » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°28) en avril 2020

Notes :

  1. Léo Tamaki dans Karaté Bushido Officiel. (13 décembre 2019) GregMMA et Aikido [Vidéo] https://www.youtube.com/watch?v=KoH4qjWKTfM&feature=emb_title
  2. Yashima N°4 Mai 2019
  3. Ava Noé, Action in Perception, MIT Press, Boston 2004, p. 1 et p. 106
  4. Matthew B. Crawford, Contact, Édition La découverte 2019, p. 80
  5. Intuitivités, potentialités.

Crédits photos : Paul Bernas, Didier Balick

Zanshin, un état naturel du corps

Par Régis Soavi

Si nous traduisons Zanshin par  »maintenir l’attention après un combat ou après une technique », même si nous restons dans la tradition martiale nous restons en deçà de sa signification profonde.

Tenshin : le cœur du ciel.

Dans le terme Zanshin il y a deux Kanji : 残 (càn ou zan), ce qui reste, le résiduel et 心 (Shin ou Kokoro). Si le deuxième a une signification connue de tous les Aïkidoka, il me parait nécessaire malgré tout d’en préciser la valeur car elle correspond à ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour trouver le chemin de la plénitude dans la vie. Pour Tsuda Itsuo Senseï une expression reflétait et animait les pratiques qu’il proposait, que ce soit l’Aïkido ou le Katsugen undo. Cette expression, « Tenshin », il l’avait traduite par : « le cœur du ciel pur ». Il écrit « Le mot kokoro que j’ai traduit par  »cœur » est étymologiquement identique à ce dernier : l’organe central de l’appareil circulatoire. Pourtant, l’acception en est toute différente. Le  »cœur » en français est plutôt le sentiment, tandis que le kokoro en japonais n’est ni tout à fait le sentiment, ni l’esprit, ni la pensée. C’est quelque chose que nous ressentons à l’intérieur de nous-mêmes, il s’approche plutôt du mind en anglais. Si on traduit par mental ou psychique, ce sera encore différent.La recherche d’un kokoro qui reste imperturbable devant un danger imminent, qui reste calme en toute circonstance, c’est le but principal imposé à ceux qui essayent d’atteindre la perfection, dans le métier des armes. »(1) « Votre esprit doit être dégagé de toute pensée, bonne ou mauvaise. Cet état d’âme est comparé au Ciel pur – Tenshin »(2)

 

Zanshin Régis Soavi
Zanshin, cet état de concentration qui perdure au-delà de l’acte.

L’Aïkido : réapprendre la liberté

Dès nos premiers pas sur les Tatamis, la concentration survient. Il suffit du salut en direction du Tokonoma pour que notre corps réagisse, qu’il quitte cet état que l’on pourrait qualifier de quotidien pour entrer dans celui très particulier de Zanshin. C’est fondamentalement un état naturel, un état où notre animalité biologique (dans le bon sens du terme) resurgit. Toute la tradition qui nous vient d’O Senseï et qui nous a été transmise par son élève direct Tsuda Senseï est primordiale pour le comprendre. C’est dans la manière dont sont exécutés les exercices comme la vibration de l’âme, les mouvements du rameur, ainsi que tant d’autres, qui sont à tort généralement assimilés à un échauffement, que l’on réalise leur importance. C’est toute l’attention apportée à la respiration qui nous permet de sentir au niveau physiologique la circulation du Ki et nous rappelle vers cet état de concentration qu’est Zanshin. Toute cette première partie d’une séance ordinaire dans notre école a été conçue pour nous amener, nous porter dans un au-delà de nous-mêmes, un au-delà de ce que bien souvent nous sommes devenus – un simple quidam de notre société. Immédiatement si nous sommes suffisamment attentifs nous en ressentons les effets. Nous évoluons sur les Tatamis d’une manière profondément différente, ce que nous ressentons, notre perception de l’autre, des autres, devient à la fois plus fine et plus accentuée, plus large et plus légère. C’est jour après jour en se trempant dans cette ambiance que l’on peut à la fois réapprendre la liberté de mouvement, un premier pas vers la liberté intérieure, et sentir notre espace, nos espaces. Retrouver la sensation du positionnement des forces qui nous entourent, découvrir ou redécouvrir que rien n’est fini, ni conclu, mais que tout est lié, que Zanshin est un moment d’une éternité qui suit son cours dans toutes les directions.

La vie quotidienne : un révélateur

Sans que nous en ayons conscience, sans que nous agissions de manière volontaire notre corps réagit sans cesse aux agressions multiples que nous subissons tous les jours de la part de notre environnement. Que ces attaques soient le fait de bactéries, de virus, ou même plus simplement qu’elles soient dues à la qualité de notre alimentation, notre corps répond de façon adéquate grâce à son système immunitaire, son système digestif ou tout autre système en fonction du dysfonctionnement. La réponse du corps, si le terrain est bon, si notre système immunitaire est bien réveillé par exemple, n’est pas limitée à quelques escarmouches ici ou là, la mobilisation du corps est totale et le combat peut être parfois d’une grande violence. Une fois le combat fini le corps ne se met pas tout de suite au repos, il ne se rendort pas aussi vite une fois le danger passé (ce que notre esprit, lui, aurait parfaitement admis). Notre système involontaire ne relâche pas son attention, éliminant jusqu’à la dernière bactérie, jusqu’au dernier virus ou les immobilisant, les bloquant de manière à les rendre inoffensifs. Et là encore tout n’est pas fini il reste vigilant, gardant un œil sur tout ce qui se passe, serein mais attentif au moindre mouvement des agresseurs, quels qu’ils soient. Cet esprit c’est l’état du Zanshin naturel et involontaire d’un corps qui réagit sainement et donc à l’exact opposé d’un corps apathique. Quand tout est vraiment fini la vie reprend en quelque sorte son cours naturel. Il est primordial de favoriser que ce travail puisse se faire à l’intérieur de notre corps en toute tranquillité sans nous effrayer à la moindre douleur ou à la moindre réaction perturbante. Pour celui qui aborde un art martial – et l’Aïkido en particulier – pour la première fois, les objectifs sont souvent multiples, et vont du besoin de bouger à celui de se défendre en passant par toutes les variantes, réelles ou fantasmatiques. La découverte de Zanshin fait partie intégrante de l’enseignement de l’Aïkido, et sa compréhension en profondeur ainsi que son extension à tous les aspects de notre vie apportent une plus grande tranquillité face aux événements imprévisibles et permettent de vivre plus pleinement au quotidien. Car c’est en définitive dans le quotidien que s’éprouve l’utilité de la pratique. Sans être utilitariste il est toujours plaisant de voir et de vérifier ce qu’elle nous apporte dans notre vie de tous les jours. L’attention, la concentration, de même que le plaisir dans la réalisation d’un travail ne peuvent réellement être là sans l’état de présence que l’on appelle Zanshin, et cela même si l’on en n’a pas conscience.

Zanshin est un moment d'éternité
Zanshin est un moment d’éternité

Des ronds dans l’eau

Lorsque l’enfant lance un caillou dans l’eau si calme d’un petit étang, il reste à regarder les cercles concentriques qui se déploient et s’étirent à partir de ce centre qu’il a créés. S’il a conservé sa nature profonde, si elle n’a pas été détruite par des adultes, parents, éducateurs ou enseignants, qui cherchent à lui expliquer la raison scientifique du phénomène ou qui, pressés par leur temps si précieux, n’accordent que peu d’importance à ce petit jeu insignifiant, alors, immobile, contemplatif mais très concentré, il attend que les cercles s’éteignent, que leurs vivacités initiales diminuant de plus en plus arrivent à n’être plus reconnaissables, à faire corps avec le mouvement naturel de l’eau frémissante, légèrement poussée par le vent. Ce moment si précieux est aussi Zanshin, c’est un instant que l’on pourrait même voir comme sacré, où le Kokoro de l’enfant se calme, où il retrouve sa nature primordiale, sa nature véritable.

L’école, ou comment casser cet état naturel

Tout l’apprentissage scolaire vise à donner à l’enfant des armes pour le futur, l’idée sur le papier est certes bonne mais la réalité est tout autre. Le système de notation, qu’il soit chiffré ou sous forme de lettres à l’anglo-saxonne, est un sujet de peur voire d’angoisse, toujours d’inquiétude et produit, de fait, plus de dégâts que de bienfaits. On ne travaille pas dans ce cas pour le plaisir de découvrir ni même pour un résultat concret mais pour une note, une appréciation, qui sont censées refléter notre niveau dans le système. Pourtant on ne compte plus les pédagogues qui depuis plus d’un siècle ont dénoncé les méfaits de ce type de scolarisation et de ce mode d’éducation. Tout au contraire de l’état de Zanshin on attend le verdict, le résultat de l’interrogation écrite, du devoir, de l’examen. À l’inverse de développer les capacités physiques ou intellectuelles de l’enfant on en fait un être apeuré ou plus tard un révolté qui n’aspire qu’à sortir du système dans lequel il se trouve coincé, pour respirer ne serait-ce qu’un peu plus librement. La casse n’est pourtant pas irrémédiable, c’est aussi à cela que sert notre pratique, remettre sur pied ce qui n’aurait jamais dû être abandonné ni détruit.

Une présence à soi-même ainsi qu'a l'autre, sans agressivité.
Une présence à soi-même ainsi qu’a l’autre, sans agressivité.

Passe ton bac d’abord !

Qui n’a pas entendu cette phrase devenue un leitmotiv parental ? Quels sont les parents qui ont laissé leurs enfants se diriger dans la direction qu’ils avaient décidé de prendre par eux-mêmes, et en les soutenant malgré la réprobation générale de la famille comme de l’entourage ? En France la nouvelle loi sur l’enseignement (obligation de l’instruction de trois ans à dix-huit ans) contraint les parents, qui parfois parce qu’ils ont pris un jour conscience des dégâts qu’ils ont subis dans leur propre enfance ont choisi l’enseignement à domicile, à rester malgré tout dans le cadre de l’éducation nationale. À faire subir des examens et tests que les enfants doivent réussir sous peine de réintégration dans une école reconnue par l’État. Comment permettre à l’enfant, à l’adolescent, de découvrir, de redécouvrir ou de conserver ce qu’il a toujours eu et qu’il n’aurait jamais dû perdre : Zanshin, cet état de concentration qui perdure au-delà de l’acte, cet état instinctif qui nous procure le plaisir, la satisfaction, et renforce nos capacités en leur permettant de profiter de l’expérience acquise dans ce moment grâce à ce léger temps d’arrêt où quelque chose reste en suspend ? L’enfant, garçon ou fille, durant ce temps incertain, où tout peut se jouer, échappe au monde des conventions sociales, devient fort, de cette force que personne ne pourra lui soustraire, s’ouvre à une intelligence qui n’appartient qu’à lui et qui n’est l’œuvre d’aucune doctrine, d’aucune idéologie.

Ai-uchi, ai-nuke

À partir de Zanshin un monde peut se reconstruire s’il a été détruit ou simplement abîmé. Dans la pratique du Zen c’est l’esprit qui demeure ou l’esprit du geste qui permet de retrouver ce qui a été perdu, dans l’Aïkido ce n’est pas l’esprit combatif qui nous permet de vivre en harmonie mais bien ce qu’il y a derrière, en profondeur et qui anime notre action. Tsuda Itsuo Senseï nous raconte l’histoire de ce grand maître du 17e siècle Sekiun Harigaya qui avait trouvé la paix intérieure. « Après avoir été longtemps tourmenté par l’incertitude qui règne lorsqu’on se trouve dans une situation extrême, où aucun recours à un précédent ne sert à nous justifier, il trouva : « Vaincre les plus faibles, se faire battre par des plus forts, et s’anéantir mutuellement entre égaux, ce sont des solutions sans issue. » Même si on remporte la victoire coup sur coup, ce n’est, selon lui, qu’une bestialité. Il n’y a là que des combats de loups ou de tigres. On restera toujours dans la relativité, dans l’opposition. Il faut en sortir pour trouver la vraie voie. Comment sortir de la bestialité pour trouver la vraie voie ? Surtout dans une situation où le résultat ne se mesure pas par des scores. La formule consacrée jusqu’alors a été  »ai-uchi », anéantissement mutuel. À vouloir battre l’autre, tout en essayant de garder sa propre intégrité, on perd tout, car au dernier moment on est gagné par la peur qui nous paralyse. Afin de sortir de cette dualité qui nous tourmente, on décide de mourir, en abandonnant tout ce qu’on a.  »Quand tu auras ma peau, j’aurai ta viande. Quand tu auras ma viande, j’aurai tes os », ainsi va la formule de bravade. On reste quand même dans la bestialité. Après de longues années de méditation, Sekiun trouve sa formule ai-nuke, passer au-delà mutuellement. La base de cette formule est la découverte du kokoro, immuable, éternel, dans lequel il n’y a pas l’anéantissement de l’adversaire, mais seulement le respect de l’autre. Cet ai-nuke montre une position assez proche de celle de l’aïkido de Me Ueshiba. Si on fait face à l’autre sans aucune agressivité, c’est ai-nuke, mais si on garde la moindre agressivité, c’est ai-uchi. Mais comment peut-on se vider de toute agressivité alors qu’on se trouve justement dans une situation d’agressivité où on risque de tout perdre ? Cette non-agressivité, si elle vient de la part, non d’un moraliste ou d’un pacifiste religieux, mais de quelqu’un qui avait connu 52 combats réels jusqu’à l’âge de 50 ans, peut avoir une valeur toute différente. »(3) Zanshin est au cœur du problème, car il s’agit d’une présence à soi-même ainsi qu’a l’autre, sans agressivité, sans attente, sans recherche d’un résultat quelconque. Zanshin n’est ni la fin ni le début d’un mouvement, il n’illustre pas le pouvoir de l’un des deux sur un adversaire, c’est un temps, un espace-temps non défini, mais qui se réalise concrètement. Retrouver le Kokoro de l’enfance, retrouver la concentration, la joie simple de se sentir pleinement vivant, ne plus se contenter de l’aspect superficiel de la survie qui nous est imposée par la société, c’est le chemin qui nous est proposé dans l’Aïkido. Même si ce chemin exige de nous rigueur et détermination, continuité et introspection, je l’ai toujours ressenti et vécu comme plus facile, que la démission, la renonciation et donc la désillusion ou la passivité.

Régis Soavi

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« Zanshin, un état naturel du corps », un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°27) en janvier 2020

 

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, La voie des dieux, Le courrier du livre, 1982, p. 61.
  2. Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur, Le courrier du livre, 2014, p. 91.
  3. Tsuda Itsuo, La voie des dieux, Le courrier du livre, 1982, p. 63.

Crédits Photos :
Bas van Buuren, Sara Rossetti