Le monde où nous vivons

Par Manon Soavi.

Notre monde est malade de sa violence (qu’elle soit physique, verbale, psychologique, symbolique, sociale, économique…), malade d’un modèle dominant basé sur la compétition, l’appropriation et la peur depuis des siècles. De celle des puissants qui possèdent le monde à celle de nos divertissements et médias, la violence est partout. Le monde ne nous laisse souvent pas le choix : la violence on l’exerce ou on la subit, voire les deux. La plupart du temps, pour les femmes, la violence est déjà dans le fait même de naître femme. Toute notre vie, nous serons sous-estimées, maltraitées et jugées à l’aune du modèle masculin auquel on nous renvoie toujours. Les arts martiaux ne font pas exception à la règle : violence, condescendance et comparaisons sexistes existent bel et bien. Beaucoup plus qu’on ne veut l’admettre.

La violence est ainsi une plaie purulente qui nous concerne tous, les femmes en première ligne malheureusement. Si l’Aïkido n’est évidemment pas une réponse à tous les malheurs du monde, il me semble que cet art peut être un outil exceptionnel pour les femmes pour sortir du cadre qu’on leur a imposé. Une voie qui peut nous amener à dépasser la violence, pour sortir du dualisme : victime ou bourreau. Pour cela, je crois que le premier pas c’est de se réapproprier la question de la violence pour qu’elle ne soit plus une fatalité subie.

Fatalité ? Ou choix politiques ?

Pour faire ce travail, il nous faut sortir de certains schémas bien ancrés. La vision, historiquement étriquée, selon laquelle depuis la nuit des temps les femmes seraient soumises aux hommes, n’est plus d’actualité. Comme le montrent certains chercheurs(2), pendant les milliers d’années qu’a duré la préhistoire, à l’instar d’autres espèces du règne animal, femmes et hommes cueillent, chassent, soignent, se battent et manient les armes de jet. Au fur et à mesure de la sédentarisation, la condition des femmes se dégrade partout dans le monde, mais c’est en Europe, à la Renaissance, que la religion et le pouvoir politique vont faire prendre un tournant décisif à l’histoire qui nous a formés. Dans son livre Sorcières, la puissance invaincue des femmes, l’autrice Mona Chollet explore l’immense violence que furent les chasses aux sorcières en Europe aux 15ème et 16ème siècles. Ces crimes de masse, passés sous silence, tuèrent non seulement des milliers de femmes et d’enfants sous le prétexte de « sorcellerie », mais contribuèrent également à façonner le monde qui est le nôtre « en anéantissant parfois des familles entières, en faisant régner la terreur, en réprimant sans pitié certains comportements et certaines pratiques désormais considérés comme intolérables »(3). La condition des femmes était déjà difficile, mais cet épisode historique va marquer un basculement historique de notre monde. Notre culture européenne va s’imposer comme modèle dominant universel, conséquence entre autres de nos conquêtes. Mona Chollet analyse dans son livre le trauma profond qui restera sur les femmes et le message indélébile qui s’inscrira et se transmettra de générations en générations, de femmes en femmes : soumets-toi ! Ne te révolte pas, car celles qui l’ont fait l’ont payé très cher.

Femmes du 21ème siècle, nous sommes les héritières de ce passé ultra violent et la plaie suppure toujours, bien entretenue par l’accumulation des violences d’aujourd’hui. Dans un certain nombre de pays, nous ne risquons plus d’être brûlées et soumises à la torture, c’est vrai – mais c’est que ce n’est plus nécessaire, car nous avons intégré les règles du jeu, nous avons même tellement intériorisé la violence que nous ne la voyons plus, bien souvent ! Et en cas de doute, la violence sera toujours là pour nous le rappeler, au cas où nous oublierions notre place.

Maître Bow Sim Mark. Experte en Fu Style Wudangquan Shaolin (Tai chi, Bagua, boxe Tanglangquan) et mère de l'acteur Donnie Yen (star des films Ip man de Wilson Yip)
Maître Bow Sim Mark. Experte en Fu Style Wudangquan Shaolin (Tai chi, Bagua, boxe Tanglangquan) et mère de l’acteur Donnie Yen (star des films Ip man de Wilson Yip). Photo courtoisie de Bow Sim Mark Tai Chi Arts Association.

Les femmes et la violence

En tant que femme, pratiquante et enseignante d’arts martiaux (aïkido, jujutsu, kenjutsu), je ne peux que me sentir concernée par cette question et chercher des réponses. Si la société d’hier répondait aux femmes qu’elles ne devaient pas réagir, la société actuelle semble osciller entre perpétuer ce silence et cette immobilité et nous proposer de devenir aussi agressives que les hommes (au travail, en amour, au combat, etc.). Sommes-nous alors condamnées, pour nous libérer, à devenir aussi violentes que les hommes ? Est-ce souhaitable ? Et pouvons-nous rivaliser sur le même plan ?
Devons-nous faire, comme Hollywood, les mêmes films d’action mais en rendant des femmes héroïnes pour coller au goût du jour ? Personnellement, si je ne doute pas un seul instant de la puissance des femmes, je doute que ce soit la bonne voie pour l’exprimer. Alors, comment trouver le point d’équilibre ?

En premier lieu, il faut remonter à la racine : l’éducation. C’est dès l’enfance que les garçons peuvent occuper l’espace, courir, grimper, taper dans un ballon, s’opposer les uns aux autres ; éprouver leur corps et ainsi prendre confiance dans ce corps qui se déploie. Au contraire, de l’espace, les filles en seront plus ou moins exclues. Elles seront cantonnées à des jeux plus statiques, à de petits jouets mignons et futiles. Sans parler des vêtements « si jolis » qui les entravent. Leurs corps n’auront ainsi pas l’expérience vécue de son déploiement, de sa puissance. Nous sommes formatées pour intérioriser toute expression de violence et chercher à plaire aux autres. Les modèles féminins de fiction achèveront d’ailleurs de nous montrer la voie.
Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas allée à l’école et l’on ne m’a pas éduquée « comme une fille ». Je me rappelle donc de ma rage à l’adolescence devant le manque de réaction des personnages féminins des livres et films. Je ne comprenais pas pourquoi elles étaient si soumises, si passives, ou bien devenant des intrigantes œuvrant dans l’ombre, utilisant leurs charmes pour se venger. Résultat : je ne m’identifiais absolument pas aux personnages féminins mais toujours aux personnages masculins, agissant, combattant pour de grandes causes, libres de leurs faits et gestes.
Devenues adultes, les femmes ont toujours de grandes difficultés à s’autoriser à réagir face à la violence. Je ne dis pas que les victimes sont responsables de leurs agressions, absolument pas ! Mais nous avons ainsi la double peine, comme le dit Virginie Despentes : « Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave [le viol], et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger. »(4) Récemment je parlais avec une jeune femme (ingénieure, cheffe d’équipe dans son entreprise) de cette difficulté à sortir de ce schéma. Elle disait que bien souvent, elle avait peur de sa propre violence si elle réagissait, alors souvent elle laissait faire l’agresseur, attendant encore un peu (il peut s’agir « juste » de gestes déplacés, dragues lourdes ou autres violences ordinaires) plutôt que de réagir et que cette réaction soit jugée disproportionnée ou hystérique.
Pourquoi cet état des choses, est-ce fondamentalement féminin ? La philosophe Elsa Dorlin(5) nous apporte des éléments de réponse en parlant d’un processus qu’elle nomme « la fabrique des corps désarmés ». Cette philosophe étudie par quels biais les corps considérés comme subalternes (esclaves, colonisés, femmes, etc.) se trouvent restreints dans leur capacité à se défendre, au sens large du terme. Pour elle, si les femmes sont « sans défense » c’est par volonté sociale, depuis des siècles. Ainsi, on nous apprend que si on réagit ce sera pire, qu’il est inéluctable de se faire agresser un jour ou l’autre et que les hommes seront toujours plus forts. Une surpuissance masculine qui tient du fantasme bien souvent.

Naginat et kusarikama : Shimada Teruko. Article la violence
Naginat et kusarikama : Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu. Photos extraites du livre de Michel Random Les arts martiaux ou l’esprit des budô Nathan,1977

J’ai eu la « chance » de ne pas me faire agresser de façon très grave, je n’ai connu, jusqu’à maintenant « que » les « petites » agressions. Il m’est arrivé jeune fille, par exemple, de dormir dans une chambre partagée dans un bâtiment réservé pour une académie musicale d’été. En plein milieu de la nuit, un garçon entre dans la chambre, dont la porte n’avait pas de serrure (ce qui m’avait atterrée en arrivant). Il est soûl et entre en braillant qu’il veut nous embrasser. Mal réveillée, je l’entends se pencher sur le premier lit où dort une autre fille, qui proteste mais se fait quand même plus ou moins « peloter ». Je l’entends qui s’approche de mon lit, il se penche et reçoit mon bras dans la figure. Il est surpris, chancelle et quitte la chambre après quelques invectives. J’ai eu de la chance, oui, et je n’ai pas fait « de l’Aïkido » pour l’éloigner. Mais dans ma tête, il y avait la certitude que j’étais légitime de réagir tout de suite et cela fait toute la différence. Je ne prône pas la violence pour la violence, mais la capacité à exercer sa capacité de réaction, à utiliser la rage qui monte en nous lorsque nous sommes agressées. Mais ce n’est pas nous qui avons décidé d’être dans cette situation ! Tout l’enjeu sera alors d’avoir une réaction efficace et si possible proportionnée, mais dans cet ordre de priorité.

Mais la pratique d’un art comme l’Aïkido peut être, comme le Jujitsu des féministes anglaises au début du 20ème siècle, plus qu’un art de défense, un « art total » « en raison de son aptitude à créer de nouvelles pratiques de soi qui sont autant de transformations politiques, corporelles, intimes. En libérant les corps des vêtements qui entravent les gestes, en déployant les mouvements […] en exerçant un corps qui habite, occupe la rue, se déplace, s’équilibre »(6) et qui ainsi instaure un autre rapport au monde, une autre façon d’être. Petit à petit notre posture change pour passer du « comment me défendre, sans faire de mal » à « être moi-même » et quels sont les moyens à ma disposition pour garder mon intégrité. Peut-être il y aura-t-il besoin de la rage comme force d’action, peut-être suffira-t-il de se lever et de dire « non ». C’est notre détermination qui changera tout.

Violence ou énergie coagulée

Quand nous parlons de violence, nous ne parlons pas, la plupart du temps, de la violence du vent ou de la violence des sentiments qui nous traversent. Et pourtant ce mot à l’origine parlait plutôt de la volonté, de la force (force du vent, ardeur du soleil, etc.) dérivant même du latin vis qui peut signifier force vitale ou vitalité ! Cette énergie, cette vitalité, pourquoi s’exprime-t-elle alors trop souvent par la destruction ?
Tsuda Itsuo Senseï expliquait que « Quand cette énergie invisible se déchaîne, elle donne lieu à des violences sans raison justifiable. On éprouve alors du plaisir à entendre des cris stridents, des fracas. Par contre, lorsque la raison met le frein à ce déchaînement, l’énergie non consommée se coagule et empêche l’équilibration normale. […] Il y a un grand nombre de personnes qui, uniquement dans le souci de composer avec la société, courent à droite et à gauche à la recherche d’une solution de facilité sans arriver à la solution radicale : le réveil de l’être. »(7)
À partir du moment où l’on découvre que bloquer notre énergie et nos réactions nous enferme dans ce rôle insupportable de « victime », et peut nous conduire à exprimer notre vitalité par la destruction des autres ou de nous-même, on peut alors faire le pas suivant : travailler à la maîtrise de la violence. Arrêter une main, une parole, regarder l’autre dans les yeux. Maîtriser ici ne veut pas forcement dire retenir la violence. Ce n’est pas simple, mais c’est aussi évaluer les situations pour savoir quelle sera l’étape suivante. On n’espère plus que l’autre ne s’approche pas, on sait que si on attend ce sera trop tard, qu’alors la violence sera là. Un des travails à faire est d’être plus sensible, de sentir notre état et celui des autres.

Dans notre école, les outils pour ce réveil, qui passe par le corps, sont l’Aïkido et le Katsugen Undo, qui fait partie du Seitai. « Le principe du Seitai est extrêmement simple : la vie cherche toujours à s’équilibrer, en dépit des idées structurées que nous faisons peser sur elle. La vie agit par nos instincts et non par la raison. »(8). Ainsi il ne s’agit pas d’une action extérieure ou d’un défoulement, mais plutôt d’une fine équilibration de notre propre énergie. À travers le mouvement involontaire qui permet son écoulement, cela nous pacifie de l’intérieur.

De son côté, la pratique de l’Aïkido nous confronte à l’énergie qui nous arrive des autres. Comment gérer cela, comment réagir ? Dans notre école la réponse est l’harmonisation. Même si l’autre est un danger, surtout si l’autre est un danger, s’harmoniser est nécessaire. Comme le dit Ellis Amdur « Il y a de fait une intimité de l’ordre de la nudité dans le combat à mains nues […]. L’expertise n’est pas simplement l’habileté au mouvement ou à la technique : la véritable expertise est la capacité à être aussi perméable qu’un bébé »(9). Évidement s’harmoniser ne veut pas dire s’abandonner. C’est un travail subtil qui amène à ne vraiment pas utiliser la force contre la force, mais à guider, à faire s’écouler cette force vers ailleurs. C’est à travers les axes de travail que sont la respiration, le développement de la sensation et le Non-faire que nous pratiquons. Il ne s’agit pas d’une non-violence de pacotille. Au contraire, nos dojos proposent une pratique quotidienne, et c’est progressivement que l’intensité va augmenter, toujours en fonction de la capacité de tori à garder ces axes de travail, même face à des attaques qui deviennent plus rapides et contraignantes. Les femmes trouvent une place de choix dans ce travail où leurs capacités peuvent s’exercer et progressivement découvrir qu’ « Il ne s’agit pas tant d’apprendre à se battre, que de désapprendre à ne pas se battre. »(10)

Ces deux pratiques permettent ainsi de retrouver une sensibilité plus fine. Souvent pour supporter les choses nous avons fini par ne plus sentir, ni la souffrance, ni la caresse du vent, ni le danger malheureusement. Ellis Amdur en dit ceci : « Pour véritablement survivre lors de rencontres à haut risque, il faut développer et raffiner à l’extrême une sensibilité aux autres, à nos alliés comme à nos ennemis. Développer son intuition kan (勘) est essentiel. »(11) Cette capacité à sentir l’autre et à écouter son intuition sont primordiales dans tous les aspects de notre vie.

L’Aïkido n’est pas une self-defense, c’est beaucoup mieux que cela, c’est la possibilité de rééquilibrer notre rapport au monde. Se réconcilier avec nous-même et le monde en retrouvant notre force intérieure. Cela peut paraître bien ambitieux, c’est pourtant une possibilité. Je connais une pratiquante qui durant des années, suite à des violences subies, a eu des cauchemars épouvantables. Elle se réveillait régulièrement la nuit en hurlant. Quand elle eut atteint un stade en Aïkido avec une intensité d’échanges augmentée, elle commença à réagir dans ses rêves. Elle faisait encore des cauchemars, mais elle n’était plus passive, elle réagissait dans ses rêves, pour ne plus être encore et toujours victime. Ce « simple » fait était d’une importance capitale pour elle, pour son parcours.

Naginat et kusarikama. Article la violence
Naginat et kusarikama : Shimada Teruko senseï, experte de la Jikkishin-kage-ryu. Photos extraites du livre de Michel Random Les arts martiaux ou l’esprit des budô Nathan,1977

Female gaze

C’est en 1975 que la critique de cinéma Laura Mulvey théorise le Male gaze au cinéma, qui se caractérise par le fait que la caméra a toujours un point de vue masculin avec un regard sur le corps des femmes comme objets. Depuis, certaines cinéastes parlent d’un Female gaze qui n’est pas l’inverse (regarder les corps des hommes comme des objets) mais qui cherche à se mettre au cœur de l’expérience vécue par les individus, femmes notamment. Ce monopole de représentation fondé sur le point de vue masculin, mis en évidence dans le cinéma, se retrouve dans à peu près tous les domaines.
Dans les arts martiaux d’autant plus, vus comme presque exclusivement masculins car guerriers. Mais l’histoire est écrite par les vainqueurs. Comme le dit l’autrice Chimamanda Ngozi Adichie, c’est le danger de l’histoire unique : « Commencez l’histoire par les flèches des Américains natifs, et non par l’arrivée des Anglais, et vous obtiendrez une histoire complètement différente. »(12) Parfois, raconter l’histoire de l’autre point de vue, c’est réparer des traumatismes sociétaux profonds.

Je le disais plus haut : l’industrie du cinéma nous montre aujourd’hui de plus en plus de femmes héroïnes qui combattent. Bien que j’aie pu y reconnaître une certaine satisfaction de ma frustration d’adolescente, je m’en suis assez vite lassée. Ces femmes combattent « comme des hommes » et n’ont rien de réaliste. Elles ne sont donc toujours pas réellement des modèles de femmes comme je l’aurais voulu à mes seize ans. En Aïkido, comme dans la majorité des domaines, la surreprésentation des hommes nous donne comme horizon, comme modèle de pratique, un univers masculin avec ses caractéristiques physiques et mentales. Les femmes souhaitant persévérer doivent bien souvent alors prouver qu’elles peuvent jouer sur le même plan que les modèles masculins.
Je ne prône pas une façon féminine de faire de l’Aïkido mais la possibilité qu’il existe d’autres façons de faire qui soient aussi respectables et respectées. D’ailleurs, si l’idée d’une façon de faire de l’Aïkido féminin nous paraît à nous, femmes, si insupportable, c’est bien que nous valorisons toujours un certain regard, une certaine façon de faire. Cela depuis tellement longtemps, que nous avons intégré la supériorité d’un modèle qui n’est même plus masculin, qui est juste LE modèle. Pour reconnaître notre excellence il nous faut rivaliser avec ce modèle, de la même façon, sur le même terrain, sinon ce sera une sous-discipline méprisée. Nous oublions de nous interroger sur le fond : en quoi ce modèle masculin serait-il plus justifié, plus universel ? Il s’agit d’ailleurs d’un modèle masculin occidental contemporain, car d’autres cultures ont eu d’autres modèles.
Ce phénomène se retrouve dans tous les domaines, par exemple l’écrivain Junichirō Tanizaki développait cette question du monopole du regard occidental dans le domaine des sciences :
« Je ne peux m’empêcher de penser que si l’Orient avait développé une civilisation scientifique qui lui fût propre, indépendamment de l’Occident, nous vivrions aujourd’hui dans une forme de société bien différente. Par exemple si nous possédions une science physique ou une science chimique à nous, et que sur elles nous ayons développé des technologies et une industrie spécifiques qui auraient par conséquent évolué selon des voies différentes, ne serait-il pas apparu des artefacts, des machines de toutes sortes, des médicaments et des objets manufacturés plus compatibles avec notre identité ? Voire, me demandé-je, les principes mêmes de cette physique et de cette chimie ne se seraient-ils pas montrés différents de ce que les Occidentaux y voient ? »(13)

Le courant des « savoirs situés » dans les sciences va dans le même sens. Initié par des femmes justement, le courant repose sur des travaux qui décrivent et analysent en quoi tout savoir scientifique est « situé », teinté de la culture, du contexte historique, de la position (sociale, de genre, etc.) des chercheuses et chercheurs. Selon ce courant, tout savoir, même scientifique, est partiel, et prétendre à un savoir neutre et objectif est une illusion. C’est en multipliant les points de vue, les positions, et en explicitant et assumant notre caractère situé que l’on qu’on tend vers un savoir plus solide, plus fiable.

Autre exemple, les Amérindiens peuvent nous enseigner une autre façon de vivre l’adaptation à l’environnement que la nôtre :
« Contrairement aux paysans européens ployant sous le joug des travaux agricoles et remplissant anxieusement leur grenier en prévision de futures disettes, l’indien semblait libre, sûr de sa capacité à surmonter toutes les épreuves […] fruit de sa ténacité »(14) plutôt que de sa prévoyance. Serait-il possible de vivre sans s’inquiéter pour l’avenir ?

De la même façon, est-il possible qu’il existe une autre façon de se battre ? Si les femmes préhistoriques étaient capables de se battre, il y eut aussi les Celtes, les amazones d’Amazonie, plusieurs traditions de femmes-guerrières en Afrique (les amazones du Dahomey, les Linguères du Sénégal, ou chez les Zoulous), il y en eut aussi en Chine et au Japon. Ou bien encore les Amérindiennes(15) qui pouvaient être chef, chamane, guérisseuse, ou guerrière. Et puis les femmes de la Révolution française, les anarchistes, ou les suffragettes anglaises. Et sûrement encore d’autres cultures oubliées où des femmes étaient détentrices de traditions martiales spécifiques et il n’y a aucune raison de penser que dans ce domaine elles ne pouvaient pas être efficaces, selon les buts recherchés. Je donnerais cher pour voir comment elles se battaient, comment elles tiraient profit de leurs spécificités physiques et psychiques.
Hino Akira senseï raconte sa rencontre avec le Taï Chi Chuan et le Kung-fu de Shaolin : « Le professeur était une femme, une grand-mère à la pratique très souple. J’étais perplexe et je me demandais s’il s’agissait d’une gymnastique de santé ou d’une technique martiale. Je lui ai posé la question et elle m’a répondu que c’était un art martial. Je lui ai alors dit: « Excusez-moi mais si c’est un art martial auriez-vous la gentillesse de me montrer ce que vous faites contre un chudan tsuki par exemple? ». Elle m’a dit qu’il n’y avait aucun problème et je l’ai attaquée. Avant que je comprenne ce qui m’arrivait j’étais projeté !
Je me suis dit « Ça existe ! ». Bien que je ne sois pas grand, j’étais encore un jeune homme plein de vigueur et une grand-mère venait de surpasser mon attaque grâce à la souplesse. Je venais de découvrir qu’il existait réellement des principes permettant de surpasser la force par la douceur. J’étais sidéré mais je venais de découvrir une des clefs qui me permettrait de continuer ma recherche. »(16)

Pourquoi, en Aïkido, ne pourrions-nous pas nous aussi développer notre façon de faire ? Si l’Aïkido est unique, c’est dans sa multiplicité, tout à la fois Yin et Yang, masculin et féminin. Peu importe que face à une saisie ryotedori d’un homme de 70kg une femme de 45kg soit incapable de faire kokyu ho, nous sommes compétentes justement si nous ne nous retrouvons pas saisies ainsi ! Si nous bougeons bien avant, ou si en dernier recours nous donnons un coup de tête, ou un coup de pied vous savez où… Alors pourquoi comparer ? Imaginons une arène avec comme règle stricte que tori doit attendre passivement que uke arrive et lui saisisse les poignets d’une façon bloquante vers le bas. Le maître Ueshiba de 70 ans dans cette situation aurait-il pu battre le maître Ueshiba de 40 ans lui saisissant les poignets ainsi ? Probablement pas si il avait essayé de faire comme l’homme de 40 ans. C’est bien parce qu’il avait un corps différent, une sensation de l’attaque bien différente, qu’il était capable d’autre chose.
C’est la même absurdité de la comparaison dans un cadre défini qui permit en 1961 à Anton Geesink, hollandais 1,98 m et 115 kg de remporter la victoire contre les japonais en Judo. Mais n’était-il pas absurde d’en arriver là ?
La puissance des femmes c’est d’être des femmes. Comme le dit Toyoko Abe Senseï, enseignante émérite de 70 ans de la Tendo-ryu :

« Le premier tournoi [de naginata] dans lequel j’ai vu combattre ma professeur était incroyable. Elle avait, grâce à sa présence et sa force mentale, fait reculer son adversaire d’un bout à l’autre de la surface de combat sans même utiliser une seule technique. Tous, même les vieux maîtres, étaient captivés. Puis, elle s’est approchée et n’a exécuté qu’une seule coupe. Elle avait gagné. […] Être féminine ne veut pas nécessairement dire être douce. La féminité veut autant dire la douceur que la force selon la circonstance. Agir de façon juste et intègre. C’est ça, le budō. »(17)

Paradoxalement c’est en développant notre spécificité que nous pouvons créer une idée complètement différente d’un art, d’une science universelle. Un universel multiple plein d’une diversité de couleurs et de formes. Un Aïkido porteur de la diversité des êtres humains en général.

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« Le monde où nous vivons  » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°2 en juillet 2020.

Notes :

1) « Le monde où nous vivons » Ce titre est une référence à The World We Live In: Self-Defence de Edit Garrud, 1910.
2) Marylène Patou-Mathis Neandertal une autre humanité Perrin Tempus 2006 et Alison Macintosh Science Advances 2017 no. 11
3) Mona Chollet Sorcières, la puissance invaincue des femmes p.13 La découverte 2018
4) Virginie Despentes King Kong théorie p.46 Grasset 2017
5, 6, 9 et 10) Elsa Dorlin Se défendre : une philosophie de la violence p.21 et p.66 La Découverte 2017
7) et 8) Itsuo Tsuda Le dialogue du silence p.58 et p. 59 Le Courrier du Livre 1979
11) Ellis Amdur Senpai-Kohai: The Shadow Ranking System consulté sur kogenbudo.org
12) Chimanda Ngozi Adichie: Le danger d’une histoire unique TEDGlobal 2009
13) Junichirō Tanizaki Louange de l’ombre, p.30-31 Éditions Picquier, 2017
14) Matthieu B.Crawford Contact p.30 Édition La découverte 2016
15) Patrick Deval Squaws, la mémoire oubliée, éditions Hoëbeke 2014
16) Léo Tamaki – Frédérick Carnet Budoka no Kokoro, p.101. 2013
17) Ellis Amdur Traditions Martiales p.179 Budo Éditions 2006