Les notes qui suivent ont pour fonction de retracer les origines et les moments importants de la préparation et du déroulement du Misogi du premier janvier tel qu’il se pratique dans les dojo de l’École Itsuo Tsuda. Elles ne peuvent remplacer la transmission orale et le vécu de la cérémonie, ce sont des indications, pas une marche à suivre imposée. Pour aider à pénétrer dans l’ambiance de ces moments, il a semblé utile de présenter ce texte en s’appuyant sur les trois rythmes de la tradition japonaise : jo – ha – kyu.
Voici sur ce sujet, quelques extraits du livre d’Itsuo Tsuda, La Science du particulier : « En étudiant le théâtre Noh, j’ai connu les trois rythmes : jo – lent, ha – normal, et kyu – rapide […] Jo signifie introduction, ha rupture, changement, et kyu rapide […] Les fruits poussent graduellement (jo), mûrissent à vue d’œil (ha), et tout à coup se détachent des branches (kyu). »
Origine et préparatifs (jo)
La vie des dojo de notre École est rythmée par plusieurs cycles temporels. Entre celui qui débute à la création du dojo et celui, quotidien, des séances d’Aïkido, on trouve le cycle pluri-hebdomadaire des séances de Katsugen Undo, le cycle saisonnier des stages et celui annuel du Misogi du premier janvier.
Misogi est une pratique issue du Shinto pré-bouddhique. Le Shinto ou Kami-no-michi, voie des Esprits de la Nature ou voie des ancêtres n’est pas une religion telle qu’on l’entend en Occident. Une religion au sens occidental comprend une doctrine, des rituels et une morale. Dans le Shinto, il n’y a pas de doctrine bien définie et pas de morale, restent des rites parmi lesquels on trouve Misogi. C’est dans le Kojiki (Chroniques des Faits Anciens) que l’on trouve la première trace écrite de ce terme, et plus précisément dans le passage où Izanagi, voulant se débarrasser des souillures contractées lors de son passage dans le royaume des morts, alla faire des ablutions – misogi – dans un cours d’eau.
Ce rite, au Japon, a lieu dans beaucoup d’endroits, en particulier dans les dojo d’arts martiaux mais aussi dans les théâtres Noh. Dans le cas des dojo d’arts martiaux, il prend généralement la forme d’une séance intensive qui se déroule après le début de l’année civile. Dans les théâtres Noh, la cérémonie porte le nom de la pièce qui est présentée : Okina1.
Elle a lieu uniquement le premier jour de l’année ou dans les grandes occasions. Les portes du théâtre sont fermées durant son déroulement, les personnes dans la salle prenant ainsi part au Misogi avec les acteurs. Leur entrée sur scène est précédée de plusieurs rituels qui peuvent varier d’une école à l’autre, parmi eux, on trouve kiribi : un assistant frappe des silex devant chacun des acteurs puis sur la scène. Le moment central du Misogi est Okina. Composée de trois danses, c’est la pièce la plus ancienne du répertoire, elle ne comporte pas de trame narrative. Lorsqu’elle est uniquement récitée, elle porte le nom de Kami Uta que Maître Tsuda a traduit par Noh divin.
Dans son dojo à Paris, il avait choisi pour le Misogi une forme dérivant de celle pratiquée dans les théâtres Noh. Dans les jours précédant le début d’année, à l’image du shite – acteur principal – de l’Okina, il ralentissait ses activités. Le jour de la cérémonie, il récitait le Noh divin après que l’un des pratiquants ait frappé les silex. Une année où il conduisait le Misogi à Genève, il avait indiqué à ses élèves de Paris qu’ils pouvaient, en son absence, faire la première partie de la pratique respiratoire à la place de la récitation du Noh divin. Après la mort de Maître Tsuda, Régis Soavi, qui fut son élève durant dix ans, proposa, dans les dojos où il enseignait, d’associer un élément vivant – la première partie de la pratique respiratoire et notamment la récitation du Norito – à un enregistrement du Noh divin récité par Maître Tsuda et réalisé dans les dernières années de sa vie.
Misogi est généralement traduit par purification, mais il faut se garder d’y chercher une connotation morale. Misogi ne signifie pas devenir bon, gentil ou arrêter d’être mauvais… Il faut entendre ce terme de purification en tant que synonyme de dépouillement. Par extension de cette traduction, si l’on considère que lorsqu’on purifie une substance, elle se densifie, elle se concentre, on peut envisager ce rite comme un processus de recherche et de découverte de la concentration. Le Misogi du premier janvier est une fête, c’est une cérémonie laïque ayant des origines rituelles japonaises.

Les préparatifs pour la cérémonie débutent en général au milieu de l’automne. Ce qui retient en premier lieu l’attention est la création de l’invitation qui sera envoyée aux personnes que les membres du dojo souhaitent convier au Misogi. C’est un moment privilégié pour faire découvrir le dojo à des proches, qu’ils soient plus sensibles à la concentration de la cérémonie ou au côté plus convivial qui suit, autour du saké. Vers la fin novembre, un groupe de personnes, en général les membres du bureau, met en place le planning et la liste des tâches à accomplir, en particulier pour ce qui concerne le ménage du dojo. Le mot « ménage », entendu dans le sens d’ablution, est donc la traduction première de Misogi. De même qu’Izanagi se baignant dans la rivière, le dojo est comme lavé à grande eau. Ce qui pourrait être vu comme une tâche rébarbative est souvent un moment joyeux, étalé en général sur un ou deux week-ends au milieu du mois de décembre. C’est le moment de nettoyer des endroits un peu oubliés le reste de l’année et d’alléger les placards de certains objets non utilisés, qui parfois poursuivront leur vie chez quelqu’un, en tout cas loin du dojo. Les repas en commun pendant les journées de ménage sont l’occasion d’expliquer aux plus nouveaux le déroulement de la cérémonie et de commencer à voir qui sera présent et souhaite participer.
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Parmi les postes importants, on peut citer : la personne qui conduit la séance, celle qui frappe les silex, les personnes qui souhaitent pratiquer, les personnes qui s’occupent de l’accueil et du placement des gens qui assistent, la personne qui fait démarrer l’enregistrement du Noh divin. Et aussi celle qui va acheter le saké, ceux qui le servent, ceux qui coordonnent la liste des plats et desserts apportés pour accompagner le saké. Nous reviendrons par la suite sur certaines spécificités. On peut néanmoins déjà dire qu’il est difficilement envisageable que la personne qui conduit la séance ou celle qui frappe les silex aient aussi à gérer, par exemple, le service du saké. Tout ceci nécessite donc un engagement d’un nombre notable de personnes dans l’optique d’un déroulement agréable pour tous du Misogi.
Dans les semaines précédant la cérémonie, une décision est prise quant à la personne qui va conduire la séance et à celle qui va frapper les silex. Ce choix est toujours une convergence entre un désir individuel et un désir collectif. Il n’est pas rare que des noms émergent assez rapidement lors de discussions, il est en tout cas incongru de penser que telle ou telle personne devrait conduire car elle ne l’a jamais fait ! Il est aussi appréciable qu’une certaine entente existe ou se crée entre ces deux personnes. Il arrive parfois qu’un dojo invite un membre de l’Ecole pratiquant dans un autre dojo, pour conduire le Misogi, c’est néanmoins peu fréquent. Il est préférable que ces deux personnes baignent dans l’ambiance des préparatifs de la cérémonie. Leur présence est donc la bienvenue lors des journées de ménage et elle est indispensable lors des répétitions (en général une ou deux) du déroulement de la cérémonie. Ces répétitions n’ont pas pour but d’arriver à une perfection d’exécution mais plutôt de permettre aux participants de ressentir la concentration nécessaire. Misogi pourrait être vu comme un spectacle, d’autant que son déroulement est minutieusement réglé, mais il ne s’agit pas de cela.
Avant la cérémonie (ha)
Il est fondamental que les pratiquants s’organisent de sorte que l’essentiel pour ne pas dire la totalité des questions qui se posent et des tâches à effectuer soient résolues le plus en amont possible du 31 décembre. Ce dernier jour de l’année – à part la séance matinale d’Aïkido – ne verra qu’un ultime nettoyage des tatami et la création d’un ikebana ou d’un bouquet. Le dojo sera alors laissé au repos jusqu’au lendemain matin. Cet espace temporel sans activité, qui permet au lieu de se vider, se nomme Ma en japonais. C’est un préalable essentiel au bon déroulement du Misogi.
Au matin du premier janvier, la personne qui conduit la cérémonie est probablement parmi les premières à pénétrer dans le dojo. Si par hasard, on la croise, on ne doit pas lui parler ni s’en préoccuper. Ses premières paroles ce jour‑là seront pour la récitation du Norito.
Aux alentours de dix heures, les participants commencent à arriver. Ils sont accueillis, idéalement, par deux personnes, l’une qui va pratiquer et l’autre non. La seconde se chargera de les conduire à une place tandis que la première, à l’heure fixée, fermera la porte du dojo.
Le temps, relativement court, entre l’ouverture du dojo et le début de la cérémonie est un moment particulier. Sortis des rues endormies, parfois un peu embrumés par les festivités de la veille, tous découvrent alors le dojo beau et propre comme jamais. Nous sommes là, la nouvelle année commence !
Vers dix heures vingt, les personnes qui assistent sont placées sur les tatami, face au tokonoma ; un passage est laissé derrière elles. La personne qui conduit et celle qui frappe les silex ont pris place en vis-à-vis. Les pratiquants se coordonnent pour sortir des vestiaires et se positionner.
La cérémonie (kyu)
Entre dix heures vingt-cinq et dix heures trente, le pratiquant chargé de l’accueil ferme la porte ainsi que le rideau, créant alors un espace doublement clos.
En se positionnant à la vue de celui qui frappe les silex, il signifie que la cérémonie peut débuter. La personne qui conduit s’avance de l’angle où elle était, pour laisser un passage derrière elle.

Le moment venu, la personne en charge des silex les sort de la boite. Puis elle se lève et d’un pas simple et concentré, elle fait le tour du dojo, s’arrêtant à chacun des angles pour frapper par deux fois et bien haut les silex, qui produisent des étincelles qu’elle sera peut-être la seule à voir. Par cet acte et ce parcours, elle matérialise l’enceinte sacrée dans laquelle se trouvent tous les participants.
Une fois cela accompli, elle range les silex dans leur boite et rejoint les autres pratiquants. La personne qui conduit se lève pour le salut à la calligraphie. Contrairement aux séances quotidiennes, elle ne salue pas avec une arme mais utilise un éventail blanc qui ne sera pas déplié.

Comme dit auparavant, le Norito sera ses premières paroles. Moment particulier, qui au quotidien aide à faire le vide et permet le passage de la vie courante à la séance, la récitation prend ce jour-là une intensité plus forte qu’à l’accoutumée. La pratique respiratoire qui suit est plus courte, comme lors des séances d’Ame no ukihashi ken.
Pour clôturer la cérémonie, on écoute l’enregistrement du Noh Divin récité par Maître Tsuda. Ce document sonore nous permet de continuer à célébrer, sous une forme qui nous est propre mais avec un esprit intact, le Misogi tel qu’il l’avait fait découvrir à ses élèves.
Les portes du dojo sont rouvertes vers onze heures et quart, la mise en place des services à saké et des mets l’accompagnant laissera le temps à chacun de se retrouver pour fêter la nouvelle année.
1. Sources : Armen GODEL, joyaux et fleurs du Nô. Édition Albin Michel 2010 et http://www.the-noh.com/en/plays/data/program_067.html