Par Manon Soavi et Romaric Rifleu
Partie 1 : L’enquête
Toutes les traditions martiales, au cours de leur histoire, se trouvent prises dans cette tension entre évoluer pour s’adapter au monde et préserver leurs savoir-faire passés. C’est même grâce à l’alternance entre ces deux pôles qu’une tradition peut perdurer, les adeptes eux-même se partagent entre ceux qui modernisent et ceux qui cherchent dans les origines. Il nous faut nous débarrasser de toute idée de hiérarchie entre eux pour apprécier le travail nécessaire que chaque adepte apporte à cette dynamique.
On peut voir un exemple en musique occidentale avec les recherches dans les années 90 de certains musiciens sur la facture instrumentale de l’époque baroque. Leurs recherches aboutirent à une redécouverte qualitative d’un répertoire délaissé car difficile à interpréter correctement sur les instruments du 20e siècle. D’autres musiciens, au contraire, comme Beethoven ou Liszt, en poussant les limites des instruments de leurs époques ont amené les facteurs de piano à modifier les instruments, faisant naître ainsi le piano d’aujourd’hui.
Musashi Miyamoto a fait partie de ceux qui ont modernisé une tradition martiale, en « réorganisant du savoir technique existant » (Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, éd.des Iris, p. 172) à partir de l’école familiale de jitte(1) et de sa propre expérience du combat pour créer son école des deux sabres. Cette évolution est, pour nous, du passé. Un passé que d’un coté nous devons faire vivre en pratiquant et qui de l’autre s’alimente des redécouvertes qualitatives de certains chercheurs. Ces recherches ont pour but de permettre une meilleure compréhension du riaï d’une tradition martiale donnée. Le riaï (cohérence des principes) se perd un peu de vue, parfois, avec les évolutions et les apports de chaque génération. C’est bien pourquoi il y a des moments où certains adeptes se tournent vers le passé pour retrouver les racines des principes d’une école. C’est de ces travaux dont nous voulons vous entretenir dans cet article à propos de l’école des deux sabres de Musashi.
Évidemment l’héritage de Musashi Miyamoto est sujet à des controverses historiques comme l’héritage de l’Aïkido d’ailleurs, chaque branche se revendiquant plus authentique, plus importante, plus réaliste etc. De la même manière que chaque élève de Ueshiba O senseï a reçu l’enseignement à un moment différent de l’évolution du maître et l’a transmis à sa façon, les élèves de Musashi ont reçu et transmis des choses proches mais qui, avec le temps, se différencient les unes des autres. Encore une fois, au lieu de chercher une hiérarchie entre ces écoles, ces branches, au lieu de chercher une vérité unique, nous pouvons choisir de nous nourrir de la complétude qu’apportent ces différences pour rendre vivant l’art de Musashi.
Tatsuzawa Kunihiko senseï
Quand il y a plus de quinze ans nous avons eu la chance de débuter l’étude du Musashi-ryu avec Tatsuzawa senseï, nous ne connaissions presque rien de l’univers des écoles anciennes japonaises. Nous pratiquions l’Aïkido depuis déjà une dizaine d’années mais nous ne savions pas dans quoi nous nous embarquions, car ces écoles ne sont pas seulement un répertoire de techniques anciennes et d’armes archaïques, elles se réfèrent à un univers, à une culture, à une « cosmovision » pourrait-on dire.
Tatsuzawa senseï est professeur émérite de droit spatial international et vice-recteur de l’Université Ritsumeikan de Kyoto. Descendant d’une famille de samouraïs il étudie très tôt l’école familiale, le Jigo-ryu, puis il devient 10e maître de Ioriden Niten Ichi-ryu et 19e maître de l’école Bushuden kiraku-ryu. Cette dernière est une koryu de près de 500 ans d’ancienneté comprenant jujutsu, iaï, nagamaki, bo, tessen, kusarigama, kusarifundo, yari, chigiriki. Une tradition martiale riche de 180 katas environ qui représentent une véritable plongée dans le Japon féodal.
Tatsuzawa senseï est donc également maître de la 10e génération en Ioriden Niten Ichi-ryu, il enseigne plusieurs branches de ce qui est réuni sous le terme de Musashi-ryu : le Sakonden Niten Ichi-ryu, le Ioriden Niten Ichi-ryu et le Santo-ha Niten Ichi-ryu. Ces trois branches correspondent à trois époques de la vie de Musashi, le Sakonden à sa jeunesse, le Ioriden à l’âge mûr et le Santo-ha à la fin de sa vie. Cet ensemble forme, dans le Musashi-ryu, un cursus reprenant le système traditionnel de transmission par niveau Shoden – Chuden – Okuden. Chaque niveau permettant d’approfondir la compréhension du Musashi-ryu en découvrant une branche et ses spécificités (sans les mélanger).
Tatsuzawa senseï nous expliqua que son propre maître, Hirakami Nobuyuki senseï, avait mené des recherches approfondies depuis les années 1970 pour retrouver les traces oubliées laissées par différents élèves de Musashi, ce qui lui permit finalement de mieux appréhender la force du kyokugi (Litt. prouesse, performance, art, capacité) de Musashi.
Musashi Miyamoto
Musashi Miyamoto (1584-1642) est une figure presque légendaire de la culture populaire japonaise. Il vécut à un tournant de l’histoire de son pays juste à l’entrée dans l’ère Edo. Le Japon sortait des guerres féodales et commençait à se stabiliser autour d’un pouvoir fort mais aussi d’une structure de société très rigide. Tokitsu Kenji dit, dans le livre de recherche qu’il lui a consacré, que « par l’ampleur du domaine de son art et sa manière d’explorer les limites du savoir de son temps, Miyamoto Musashi [lui] fait pensé à Léonard de Vinci. »(Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, éd des Iris, p. 5) En effet Musashi était aussi peintre, sculpteur, calligraphe, et a laissé une œuvre écrite qui tient une place importante dans l’histoire du sabre japonais. Il est l’auteur de plusieurs traités de stratégie dont le plus célèbre est le Gorin no sho (Écrits sur les cinq éléments) qui est un précis de l’art du sabre et un traité de stratégie. Vivant au début de l’ère Edo, avant la politique de fermeture et de stabilisation du Japon par la famille Tokugawa, Musashi semble aussi un personnage charnière, porteur de traditions martiales très anciennes et en même temps conscient de sa postérité et d’un avenir très différent, qui aura besoin qu’on lui laisse des indications. « La stratégie et la réflexion sur le combat qui forment la toile de fond de la vie de Musashi lui confèrent plusieurs dimensions. C’est cette tension vers une écriture sur son art qui fait la particularité de l’œuvre de Musashi. »(Tokitsu Kenji ibid)
Hirakami(2) Nobuyuki fait des recherches depuis les années 1970 sur les arts martiaux et sur l’histoire des sciences et des technologies à l’époque d’Edo(3), il s’est passionné pour les différentes écoles des successeurs de Musashi Miyamoto. Il raconte ainsi ses débuts, alors qu’il faisait déjà du Kendo : « La première personne qui m’a enseigné le Santo-ha Niten Ichi-ryu était Komatsu Nobuo Sensei à Kobe, qui vivait près de la maison de mes parents. J’y allais en bicyclette et nous nous entraînions chez lui et dans le parc à coté. ».
Hirakami senseï était déjà pratiquant de deux autres koryus (écoles anciennes) la Jigen-ryu et la Shibukawa-ryu, il était donc très intrigué par le fait qu’il y eût si peu de katas dans la transmission qu’il recevait en Santo-ha Niten Ichi-ryu. Même s’il est vrai que Musashi critiquait les écoles accumulant beaucoup de techniques différentes, cinq katas, cela lui paraissait quand même vraiment peu. Il sentait qu’il lui manquait des éléments pour comprendre cette tradition martiale de façon plus fine, ce qui le poussa à chercher plus loin.
L’école de la fin de vie de Musashi : Santo-ha Niten Ichi-ryu
La branche Santo-ha Niten Ichi-ryu est transmise par les élèves des dernières années de Musashi et est la plus répandue aujourd’hui. Hirakami eut l’opportunité de rencontrer un Shihan de cette école Kiyoshi Inamura ayant étudié avant guerre avec Aoki Kikuo Hisakatsu, Il avait donc bénéficié de la transmission de formes de Santo-ha Niten Ichi-ryu antérieures aux modernisations effectuées après guerre, des formes datant de la fin de l’ère Meiji. Là aussi il n’y avait que cinq katas de deux sabres mais Hirakami apprit, avec lui, que la tradition des douze katas avec un sabre aurait été ajoutée après Musashi et que les katas avec juste un kodachi (sabre court) quant à eux auraient été ajoutés par Aoki Sensei après la Deuxième Guerre mondiale.
Cette rencontre permit à Hirakami de mieux comprendre les anciennes formes de la tradition de Musashi. Les formes de l’époque Meiji étaient différentes de celles élaborés après guerre. En comparant les deux formes techniques il put constater les ajouts et les changements effectués après guerre dans les techniques de l’école Santo-ha Niten Ichi-ryu. Découvrir qu’il y avait d’autres formes, plus anciennes, était un premier pas dans ses recherches qui l’encouragea à continuer.
L’école de la maturité de Musashi : Ioriden Niten Ichi-ryu,
Au cours de ses recherches sur l’art du sabre de Musashi, une lignée en particulier a attiré son attention. C’est dans un numéro du magazine Kendo Nihon, spécial Musashi, qu’Hirakami découvre la mention de l’existence d’un successeur encore vivant de la lignée Iori Miyamoto, à Tokyo. Une lignée transmise par Aoki Jôzaemon(4) qui étudia auprès d’un Musashi d’âge mûr. À partir de là, Hirakami va de surprise en surprise :
« J’ai vérifié les registres et, à ma grande surprise, il y avait bien un héritier à Setagaya (quartier de Tokyo), comme l’indiquaient les anciens registres. Ce qui était encore plus surprenant, c’est que Akimitsu Shikou senseï, avait 92 ans et pratiquait encore.
En le rencontrant j’ai constaté qu’il avait l’esprit clair et était capable d’exécuter des katas avec facilité. Pourtant il n’avait pratiquement pas d’élèves. Lui et un seul autre élève étaient capables d’exécuter les kata de Ioriden Niten Ichi-ryu. Cet élève était le célèbre kendoka Kosan Yanagiya (maître de Kendo traditionnel et sportif, déclaré Trésor national vivant du Japon en tant que maître de Rakugo(5)).
Ainsi à ma grande surprise, Akimitsu senseï a fait appeler Kosan Yanagiya et m’a fait une démonstration de tous les kata de Ioriden Niten Ichi-ryu.
Lorsque j’ai vu ces kata, j’ai de nouveau été surpris. Premièrement parce que les kata étaient exécutés non pas avec un sabre en bois mais avec un fukuroshinaï et l’avant-bras avait une protection en cuir.
Deuxièmement les kata étaient complètement différents du Santo-ha Niten Ichi-ryu, en termes de style, de technique et d’esprit. C’était une technique très particulière et très directe.
Ces kata transmis de génération en génération avaient un style et une atmosphère uniques que l’on ne retrouvait pas dans le Santo-ha Niten Ichi-ryu. J’étais fasciné et je souhaitais à tout prix apprendre cette forme unique. Akimitsu Sensei m’a dit qu’il serait heureux d’accepter ma demande d’initiation et que je pouvais venir à tout moment. »(6)
On peut noter au passage que le fait de travailler avec des fukuroshinaïs ne date pas de l’époque de Musashi, c’est un apport ultérieur. Là encore on retrouve la tension entre conservation et innovation. Le fait de pratiquer avec des fukuroshinaïs, bien qu’étant un apport moderne, permet d’être plus proche des distances réelles de combat, ce que ne permet pas vraiment le bokken, cela permet aussi de frapper réellement sans craindre d’abîmer ou de tuer son partenaire. Il y a là un choix pédagogique fait par les senseï de cette lignée.
L’école de jeunesse de Musashi : Sakonden Niten Ichi-ryu
Continuant ses recherches sur les lignées de transmission, Hirakami eu la chance de retrouver une copie d’un document historique sur l’art du sabre de Musashi, datant de la jeunesse de celui-ci. Il s’agissait d’un livre nommé Niten-ryu Kenjutsu Tetsugisho : à l’intérieur il était clairement écrit « Niten Ichi-ryu » et il contenait également une copie du Gorin no sho. Ce qui était original était que le livre contenait un descriptif de neuf katas à deux sabres avec des commentaires très détaillés. Hirakami a alors compris qu’il s’agissait d’un document avec des formes techniques spécifiques, transmises par la lignée de Sakon Fujimoto de la région d’Owari.
Le contenu était assez facile à comprendre bien que très différent de celui du Niten Ichi-ryu transmis à l’époque moderne – avec néanmoins des recoupements possibles avec les katas actuels, transmis dans d’autres lignées. La restauration de ces katas prit plusieurs années à Hirakami et, après plusieurs tentatives infructueuses, neuf katas ont pu être restaurés : cinq kata omote et quatre kata ura.
Le style »Edo »
Ce que Hirakami senseï observe suite à ses recherches, c’est que ces lignées Iori et Sakon ont des caractéristiques qu’il reconnaît comme typiques des koryus de l’époque Edo, des caractéristiques qui se sont plus ou moins perdues dans les budos modernes comme le Judo, le Karate-do ou l’Aïkido. Ces caractéristiques n’ont pas été maintenues dans la création des budos modernes car elles ne correspondaient pas à la « cosmovision » occidentale importée après la restauration Meiji et encore plus renforcée après guerre. Les budos ont été alors construits principalement sur le modèle du sport occidental. Ils ont été rationalisés, au niveau des noms, des katas, des systèmes de dan. De la même manière que l’architecture occidentale moderne s’imposait pour construire des hôpitaux, des écoles, des aéroports etc., cette façon de « gérer » de manière systématique s’imposait aussi aux arts martiaux traditionnels.
C’est pour survivre dans un nouveau monde, sur les ruines de l’ancien Japon que la transmission des écoles de Musashi s’est modernisée en se détachant de certaines traditions, bien qu’aucune des branches ne soit devenue un sport pour autant. Néanmoins elles se sont aussi éloignées de la « cosmovision » de l’époque qui soutenait leurs transmissions et permettait de mieux saisir l’ensemble des principes qui irriguaient une tradition martiale particulière.
C’est pourquoi il était si précieux pour Hirakami d’accéder déjà au style Meiji de la lignée Santo-ha, premier pas pour comprendre le kyokugi, le potentiel de cet art. Ensuite de remonter encore plus avant lui permit de découvrir que la lignée Iori avoir conservé des spécificités très Edo Style, des spécificités qui font sens dans un système martial relié à son époque. Parmi ces spécificités nous allons parcourir quelques-unes du Ioriden Niten Ichi-ryu à titre d’exemple dans la deuxième partie de cet article.
Suite de l’article prochainement…
Notes :
1) La jitte (十手) : petite arme courte non coupante, avec une sorte de griffe, permettant de bloquer la lame d’un sabre
2) Hirakami Nobuyuki est bujutsuka, maître de plusieurs koryus. Ses recherches sur les arts martiaux ont été publiées dans des revues spécialisées et dans des livres, notamment : Gokui Soden [Transmissions secrètes], vol. 1 et 2, 1993 et 1994
3) Des articles sur ces recherches, en japonais, peuvent être consulter sur son site : http://hirakami.919homepage.com
4) Tokitsu Kenji mentionne aussi Aoki Jôzaemon dans son livre Miyamoto Musashi, l’homme et l’œuvre, mythe et réalité, édition des Iris, 1998, p. 255
5) Le rakugo (落語, littéralement « histoire qui a une chute ») est une forme de spectacle littéraire japonais humoristique du début de l’époque d’Edo (1603-1868). Le rakugo tirerait ses origines des historiettes comiques racontées par les moines bouddhistes. Au début, le rakugo se jouait dans la rue ou en privé. À la fin du XVIIIe siècle, des salles exclusivement destinées à ce spectacle sont construites. Le conteur, à genou en seiza, utilise comme accessoires un éventail de papier et parfois un essuie-main en coton. Ils lui servent à figurer un pinceau, une cruche à saké, un sabre, une lettre, etc. Il n’y a ni décor, ni musique.
6) Hirakami Nobuyuki http://hirakami.919homepage.com