Dans la première partie de cette article sur le Niten ichi ryu [à lire ici]nous avons retracé les recherches sur l’art de Musashi du bujutsuka et chercheur en arts martiaux Hirakami Nobuyuki. Ses travaux sur les lignées presque éteintes de Niten Ichi-ryu l’amènent à découvrir la lignée Iori qui a conservé des caractéristiques typiques des koryus de l’époque Edo. Cette découverte qui le bouleverse l’amène à mieux comprendre le kyokugi (Litt. prouesse, performance, art, capacité.), le potentiel de l’art de Musashi. Les spécificités très Edo Style du Ioriden Niten Ichi-ryu font sens dans un système martial donné, en lien avec son époque. Parmi ces spécificités nous allons en parcourir quelques-unes à titre d’exemple.
Uchitachi est l’enseignant
Dans une koryu, contrairement à ce qui ce fait aujourd’hui dans les budos modernes, uchitachi, celui qui attaque (uke dirions-nous en Aïkido) a un rôle d’enseignement. Il est primordial qu’il donne l’intensité juste, qu’il contrôle la vitesse et le rythme du kata. Il doit adapter son attaque aux capacités de shitachi (tori en Aïkido) qui, lui, est dans un processus d’apprentissage. Progressivement uchitachi va moduler son attaque pour faire progresser le plus novice, le mettre en difficulté ou lui faire travailler un aspect particulier. Ce rôle est donc tenu par l’enseignant ou un élève expérimenté.
C’est pourquoi, à chaque fois que Hirakami venait au dojo de Akimitsu senseï pour pratiquer le Ioriden Niten Ichi-ryu, ce dernier, malgré ses 92 ans, mettait toujours un keikogi et pratiquait directement avec lui. Cette façon de faire est l’essence de la transmission de maître à élève dans les koryus (ceci s’est maintenu également dans les lignées de Niten Ichi-ryu modernisées après guerre).
Omote – Ura
De façon tout aussi caractéristique, Hirakami découvre qu’en Ioriden il y a deux faces à chaque kata, une face omote et une face ura. Là aussi la signification est différente de l’Aïkido où cela désigne grosso modo le fait de passer devant ou derrière uke. Dans le style Edo des koryus traditionnelles, les katas omote désignent une version de base du kata, qu’il est indispensable de maîtriser pour ceux qui commencent. C’est aussi cette version qui servira pour les démonstrations publiques. Dans un contexte où il était vital que chaque école garde ses secrets, le kata omote était très utile. Parfois même des coupes finales étaient ajoutées de façon à brouiller la mémoire des spectateurs. Puisque le cerveau retient plus facilement le début et la fin d’un enchaînement, cela permettait de cacher la technique décisive au milieu. En même temps, les katas omote transmettent les principes essentiels aux étudiants, ils ne les cachent pas réellement, ils sont, comme dirait Ellis Amdur, «cachés à la vue de tous».
La face ura au Japon signifie ce qui est à l’intérieur, à l’arrière, mais aussi ce qui n’est pas directement visible. Cela touche tous les aspects de la culture japonaise : l’architecture, les arts, le combat, les relations humaines etc. Pour les katas, la forme ura peut être une version plus pragmatique ou bien avec des variations parfois mineures, parfois assez importantes. Si le kata omote expose les principes, le kata ura donne les clefs pour « ouvrir la porte ». En fait, cela fait bien partie de l’ancienne cosmovision japonaise puisque il n’y pas de noir sans blanc, de négatif sans positif, de yin sans yang. C’est une tension dynamique entre deux pôles qui s’alimentent l’un l’autre.
Là aussi le riaï des katas, leurs principes, s’appréhendent mieux quand il existe les deux versions omote et ura. En Ioriden Niten Ichi-ryu il y a cinq katas omote à deux sabres et leurs cinq versants ura, de même pour les katas à un sabre il y a cinq katas omote et cinq ura.
Respirer
Le Ioriden Niten Ichi-ryu accorde une grande importance à la respiration. Cela se travaille à travers les cinq exercices de respiration qui se font avec les deux sabres et à travers le rei, le salut. Chaque kata commence et finit avec une façon particulière de faire le salut qui fait travailler l’ouverture du corps au niveau des épaules et la souplesse des poignets. S’il est évident que l’art du sabre consiste bien souvent à rompre le rythme, à saisir la respiration pour s’en désynchroniser, pour en être capable il faut bien commencer par s’harmoniser. Pour entrer en synchronie avec l’autre, la respiration est la clef.
Maintenir une respiration calme afin de maintenir un certain calme intérieur, même face à une lame, était bien sûr un enjeu décisif. La respiration est la voie royale pour se recentrer et rester lucide, sans compter tous les bienfaits que nombre de pratiques du corps utilisent aussi. Avoir explicitement des exercices et des postures permettant de travailler sur la respiration et la coordination fait ainsi sens dans cette tradition martiale.
Transmettre avec des images
Enfin, les noms des katas du Ioriden étaient aussi plus classiques, ressemblant d’avantage au style typique des koryus anciennes. Hirakami explique que, dans la lignée Santo-ha, les noms des katas à deux sabres sont simplement les noms des gardes de départ (Chudan 中段, Jodan 上段, Gedan 下段…) alors que dans la lignée Iori les noms sont plus typiques des koryus au sens où ils sont évocateurs. Ils évoquent une action, une impression, les noms parlent par images – comme dans le Zenga où la calligraphie évoque un poème, un koan, une histoire porteuse d’enseignement. Les noms des katas de la branche Ioriden sont par exemple In-bakusatsu (enroulement yin meurtrier) ou bien Tenchi-gamae (garde du ciel et de la terre). Ce sont des évocations, ce n’est pas littéral. On voit le même phénomène entre les noms des techniques de budos modernes comme l’Aïkido, le Judo ou le Karaté comparés aux noms des katas de jujutsu des koryus. On y trouve des noms plus poétiques comme « dompter le cheval sauvage », « souffler la cendre » ou « arrêter l’ogre » (exemples tirés du Bushuden Kiraku-ryu).
Tokitsu Kenji s’est lui aussi interrogé sur les noms et les changements de noms d’une branche à l’autre : « Pourquoi, lorsqu’on passe d’une école à l’autre, une même technique reçoit-elle des noms différents ? La différence vient de la manière dont le maître initial ressent la technique en rapport avec une image. Certains peuvent être plutôt poètes et d’autres plutôt descriptifs, tout en utilisant des mots qui véhiculent une image. L’utilisation des idéogrammes peut servir de camouflage lorsque la richesse en images dissimule le sens précis sous l’ambiguïté des sens multiples. En saisissant les fils qui relient la spécificité de l’image et du sens des idéogrammes qui composent un nom, l’adepte peut capter un sens profond pour sa pratique.
Dans la pratique des guerriers, l’importance des techniques des arts martiaux n’était pas seulement le savoir-faire. Tant qu’un nom n’était pas associé à une technique, celle-ci n’était ni constitué, ni apprise. C’est ainsi que le dernier acte de la transmission était souvent d’apprendre le nom de la technique considérée comme la plus importante. […] Le mot semble avoir eu un sens mythique et même magique pour les guerriers du XVIIe siècle. »(Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, éd des Iris, 1998, p. 272)
Les questions sans réponses
Pour conclure cette « enquête » nous pouvons rappeler que la vitalité d’un art réside dans cette tension entre évolution et tradition. Pour Hirakami senseï c’est grâce aux recherches sur ces formes anciennes que le riaï de cette tradition martiale lui est apparu et finalement la profondeur du kyokugi du Musashi-ryu est devenue plus évidente pour lui.
Finalement les koryus nous embarquent dans un voyage où s’entremêlent la vie d’un peuple et de sa culture, les soubresauts de l’histoire et les efforts pour, à la fois, conserver une tradition martiale, et à la fois la faire perdurer dans un monde très différent de celui qui l’a vue naître. Les évolutions sont inévitables, en même temps qu’une compréhension fine du passé est nécessaire. C’est une question sans réponse définitive, évidemment, presque un koan, à laquelle chaque génération est confrontée.
Ainsi il appartient à chaque adepte de jouer son rôle dans la chaîne de transmission, pour faire rejaillir le feu des braises et non pas juste honorer les cendre. À nous aujourd’hui de continuer cette transmission, à l’écoute des traditions tout en s’inspirant de cette très belle phrase de Jean Jaurès qui nous a inspiré notre titre, extraite d’un discours de 1910 : « la vraie manière d’honorer [le passé] ou de le respecter, ce n’est pas de se tourner vers les siècles éteints pour contempler une longue chaîne de fantômes : le vrai moyen de respecter le passé, c’est de continuer, vers l’avenir, l’œuvre des forces vives qui, dans le passé, travaillèrent. »(Discours de Jean Jaurès – Prononcé en 1910 à la Chambre des Députés)
Abonnez-vous à notre newsletter
Un article de Manon Soavi et Romaric Rifleu publié en avril 2024 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17.
Les Jeux Olympiques ont attiré l’attention sur la pratique sportive des femmes, soulignant en creux à quel point le sport reste un univers de compétition et d’agressivité pensé par et pour les hommes.
De la sexualisation des corps avec les tenues obligatoires très ajustées et inconfortables aux discours sexistes et misogynes des commentateurs, en passant par de magnifiques cadrages en contre-plongée sur les fesses des athlètes, sans oublier l’interdiction du port du voile pour les sportives musulmanes, la séquence des Jeux olympiques 2024 ne nous a rien épargné.
Pour quelques femmes qui brillent – et à quel prix ? – combien sont brisées, dégoûtées ou découragées ? Les dénonciations d’abus commis par des coachs, mentors ou partenaires ne sont malheureusement « que » la partie visible de l’iceberg. En dessous ce cache le continuum de violence qui participe à la domestication, la chosification et l’anéantissement des femmes. Des abus qui touchent aussi la pratique amateur puisque chaque année, une femme sur deux, malgré son envie, ne prend pas le chemin d’une pratique physique.
Enseignante d’aïkido et féministe, je suis en colère : le monde des arts martiaux ne fait pas exception. Porteur d’un imaginaire associant combat et virilité, c’est une véritable chasse gardée de l’identité masculine. Sous couvert d’efficacité martiale y règnent l’omerta sur les violences faites aux femmes, la négation de leurs difficultés d’accès au tatamis, le refus des critiques, là ou ces pratiques comme arts émancipateurs pourraient bénéficier à toustes, donc aux femmes privées de leurs bienfaits.
Toutes les traditions martiales, au cours de leur histoire, se trouvent prises dans cette tension entre évoluer pour s’adapter au monde et préserver leurs savoir-faire passés. C’est même grâce à l’alternance entre ces deux pôles qu’une tradition peut perdurer, les adeptes eux-même se partagent entre ceux qui modernisent et ceux qui cherchent dans les origines. Il nous faut nous débarrasser de toute idée de hiérarchie entre eux pour apprécier le travail nécessaire que chaque adepte apporte à cette dynamique.
On peut voir un exemple en musique occidentale avec les recherches dans les années 90 de certains musiciens sur la facture instrumentale de l’époque baroque. Leurs recherches aboutirent à une redécouverte qualitative d’un répertoire délaissé car difficile à interpréter correctement sur les instruments du 20e siècle. D’autres musiciens, au contraire, comme Beethoven ou Liszt, en poussant les limites des instruments de leurs époques ont amené les facteurs de piano à modifier les instruments, faisant naître ainsi le piano d’aujourd’hui.
Musashi Miyamoto a fait partie de ceux qui ont modernisé une tradition martiale, en « réorganisant du savoir technique existant » (Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, éd.des Iris, p. 172) à partir de l’école familiale de jitte(1) et de sa propre expérience du combat pour créer son école des deux sabres. Cette évolution est, pour nous, du passé. Un passé que d’un coté nous devons faire vivre en pratiquant et qui de l’autre s’alimente des redécouvertes qualitatives de certains chercheurs. Ces recherches ont pour but de permettre une meilleure compréhension du riaï d’une tradition martiale donnée. Le riaï (cohérence des principes) se perd un peu de vue, parfois, avec les évolutions et les apports de chaque génération. C’est bien pourquoi il y a des moments où certains adeptes se tournent vers le passé pour retrouver les racines des principes d’une école. C’est de ces travaux dont nous voulons vous entretenir dans cet article à propos de l’école des deux sabres de Musashi.
Évidemment l’héritage de Musashi Miyamoto est sujet à des controverses historiques comme l’héritage de l’Aïkido d’ailleurs, chaque branche se revendiquant plus authentique, plus importante, plus réaliste etc. De la même manière que chaque élève de Ueshiba O senseï a reçu l’enseignement à un moment différent de l’évolution du maître et l’a transmis à sa façon, les élèves de Musashi ont reçu et transmis des choses proches mais qui, avec le temps, se différencient les unes des autres. Encore une fois, au lieu de chercher une hiérarchie entre ces écoles, ces branches, au lieu de chercher une vérité unique, nous pouvons choisir de nous nourrir de la complétude qu’apportent ces différences pour rendre vivant l’art de Musashi.
Tatsuzawa Kunihiko senseï
Quand il y a plus de quinze ans nous avons eu la chance de débuter l’étude du Musashi-ryu avec Tatsuzawa senseï, nous ne connaissions presque rien de l’univers des écoles anciennes japonaises. Nous pratiquions l’Aïkido depuis déjà une dizaine d’années mais nous ne savions pas dans quoi nous nous embarquions, car ces écoles ne sont pas seulement un répertoire de techniques anciennes et d’armes archaïques, elles se réfèrent à un univers, à une culture, à une « cosmovision » pourrait-on dire.
Tatsuzawa senseï est professeur émérite de droit spatial international et vice-recteur de l’Université Ritsumeikan de Kyoto. Descendant d’une famille de samouraïs il étudie très tôt l’école familiale, le Jigo-ryu, puis il devient 10e maître de Ioriden Niten Ichi-ryu et 19e maître de l’école Bushuden kiraku-ryu. Cette dernière est une koryu de près de 500 ans d’ancienneté comprenant jujutsu, iaï, nagamaki, bo, tessen, kusarigama, kusarifundo, yari, chigiriki. Une tradition martiale riche de 180 katas environ qui représentent une véritable plongée dans le Japon féodal.
Tatsuzawa senseï est donc également maître de la 10e génération en Ioriden Niten Ichi-ryu, il enseigne plusieurs branches de ce qui est réuni sous le terme de Musashi-ryu : le Sakonden Niten Ichi-ryu, le Ioriden Niten Ichi-ryu et le Santo-ha Niten Ichi-ryu. Ces trois branches correspondent à trois époques de la vie de Musashi, le Sakonden à sa jeunesse, le Ioriden à l’âge mûr et le Santo-ha à la fin de sa vie. Cet ensemble forme, dans le Musashi-ryu, un cursus reprenant le système traditionnel de transmission par niveau Shoden – Chuden – Okuden. Chaque niveau permettant d’approfondir la compréhension du Musashi-ryu en découvrant une branche et ses spécificités (sans les mélanger).
Tatsuzawa senseï nous expliqua que son propre maître, Hirakami Nobuyuki senseï, avait mené des recherches approfondies depuis les années 1970 pour retrouver les traces oubliées laissées par différents élèves de Musashi, ce qui lui permit finalement de mieux appréhender la force du kyokugi (Litt. prouesse, performance, art, capacité) de Musashi.
Musashi Miyamoto
Musashi Miyamoto (1584-1642) est une figure presque légendaire de la culture populaire japonaise. Il vécut à un tournant de l’histoire de son pays juste à l’entrée dans l’ère Edo. Le Japon sortait des guerres féodales et commençait à se stabiliser autour d’un pouvoir fort mais aussi d’une structure de société très rigide. Tokitsu Kenji dit, dans le livre de recherche qu’il lui a consacré, que « par l’ampleur du domaine de son art et sa manière d’explorer les limites du savoir de son temps, Miyamoto Musashi [lui] fait pensé à Léonard de Vinci. »(Tokitsu Kenji, Miyamoto Musashi, éd des Iris, p. 5) En effet Musashi était aussi peintre, sculpteur, calligraphe, et a laissé une œuvre écrite qui tient une place importante dans l’histoire du sabre japonais. Il est l’auteur de plusieurs traités de stratégie dont le plus célèbre est le Gorin no sho (Écrits sur les cinq éléments) qui est un précis de l’art du sabre et un traité de stratégie. Vivant au début de l’ère Edo, avant la politique de fermeture et de stabilisation du Japon par la famille Tokugawa, Musashi semble aussi un personnage charnière, porteur de traditions martiales très anciennes et en même temps conscient de sa postérité et d’un avenir très différent, qui aura besoin qu’on lui laisse des indications. « La stratégie et la réflexion sur le combat qui forment la toile de fond de la vie de Musashi lui confèrent plusieurs dimensions. C’est cette tension vers une écriture sur son art qui fait la particularité de l’œuvre de Musashi. »(Tokitsu Kenji ibid)
Hirakami(2) Nobuyuki fait des recherches depuis les années 1970 sur les arts martiaux et sur l’histoire des sciences et des technologies à l’époque d’Edo(3), il s’est passionné pour les différentes écoles des successeurs de Musashi Miyamoto. Il raconte ainsi ses débuts, alors qu’il faisait déjà du Kendo : « La première personne qui m’a enseigné le Santo-ha Niten Ichi-ryu était Komatsu Nobuo Sensei à Kobe, qui vivait près de la maison de mes parents. J’y allais en bicyclette et nous nous entraînions chez lui et dans le parc à coté. ».
Hirakami senseï était déjà pratiquant de deux autres koryus (écoles anciennes) la Jigen-ryu et la Shibukawa-ryu, il était donc très intrigué par le fait qu’il y eût si peu de katas dans la transmission qu’il recevait en Santo-ha Niten Ichi-ryu. Même s’il est vrai que Musashi critiquait les écoles accumulant beaucoup de techniques différentes, cinq katas, cela lui paraissait quand même vraiment peu. Il sentait qu’il lui manquait des éléments pour comprendre cette tradition martiale de façon plus fine, ce qui le poussa à chercher plus loin.
L’école de la fin de vie de Musashi : Santo-ha Niten Ichi-ryu
La branche Santo-ha Niten Ichi-ryu est transmise par les élèves des dernières années de Musashi et est la plus répandue aujourd’hui. Hirakami eut l’opportunité de rencontrer un Shihan de cette école Kiyoshi Inamura ayant étudié avant guerre avec Aoki Kikuo Hisakatsu, Il avait donc bénéficié de la transmission de formes de Santo-ha Niten Ichi-ryu antérieures aux modernisations effectuées après guerre, des formes datant de la fin de l’ère Meiji. Là aussi il n’y avait que cinq katas de deux sabres mais Hirakami apprit, avec lui, que la tradition des douze katas avec un sabre aurait été ajoutée après Musashi et que les katas avec juste un kodachi (sabre court) quant à eux auraient été ajoutés par Aoki Sensei après la Deuxième Guerre mondiale.
Cette rencontre permit à Hirakami de mieux comprendre les anciennes formes de la tradition de Musashi. Les formes de l’époque Meiji étaient différentes de celles élaborés après guerre. En comparant les deux formes techniques il put constater les ajouts et les changements effectués après guerre dans les techniques de l’école Santo-ha Niten Ichi-ryu. Découvrir qu’il y avait d’autres formes, plus anciennes, était un premier pas dans ses recherches qui l’encouragea à continuer.
L’école de la maturité de Musashi : Ioriden Niten Ichi-ryu,
Au cours de ses recherches sur l’art du sabre de Musashi, une lignée en particulier a attiré son attention. C’est dans un numéro du magazine Kendo Nihon, spécial Musashi, qu’Hirakami découvre la mention de l’existence d’un successeur encore vivant de la lignée Iori Miyamoto, à Tokyo. Une lignée transmise par Aoki Jôzaemon(4) qui étudia auprès d’un Musashi d’âge mûr. À partir de là, Hirakami va de surprise en surprise :
« J’ai vérifié les registres et, à ma grande surprise, il y avait bien un héritier à Setagaya (quartier de Tokyo), comme l’indiquaient les anciens registres. Ce qui était encore plus surprenant, c’est que Akimitsu Shikou senseï, avait 92 ans et pratiquait encore.
En le rencontrant j’ai constaté qu’il avait l’esprit clair et était capable d’exécuter des katas avec facilité. Pourtant il n’avait pratiquement pas d’élèves. Lui et un seul autre élève étaient capables d’exécuter les kata de Ioriden Niten Ichi-ryu. Cet élève était le célèbre kendoka Kosan Yanagiya (maître de Kendo traditionnel et sportif, déclaré Trésor national vivant du Japon en tant que maître de Rakugo(5)).
Ainsi à ma grande surprise, Akimitsu senseï a fait appeler Kosan Yanagiya et m’a fait une démonstration de tous les kata de Ioriden Niten Ichi-ryu.
Lorsque j’ai vu ces kata, j’ai de nouveau été surpris. Premièrement parce que les kata étaient exécutés non pas avec un sabre en bois mais avec un fukuroshinaï et l’avant-bras avait une protection en cuir.
Deuxièmement les kata étaient complètement différents du Santo-ha Niten Ichi-ryu, en termes de style, de technique et d’esprit. C’était une technique très particulière et très directe.
Ces kata transmis de génération en génération avaient un style et une atmosphère uniques que l’on ne retrouvait pas dans le Santo-ha Niten Ichi-ryu. J’étais fasciné et je souhaitais à tout prix apprendre cette forme unique. Akimitsu Sensei m’a dit qu’il serait heureux d’accepter ma demande d’initiation et que je pouvais venir à tout moment. »(6)
On peut noter au passage que le fait de travailler avec des fukuroshinaïs ne date pas de l’époque de Musashi, c’est un apport ultérieur. Là encore on retrouve la tension entre conservation et innovation. Le fait de pratiquer avec des fukuroshinaïs, bien qu’étant un apport moderne, permet d’être plus proche des distances réelles de combat, ce que ne permet pas vraiment le bokken, cela permet aussi de frapper réellement sans craindre d’abîmer ou de tuer son partenaire. Il y a là un choix pédagogique fait par les senseï de cette lignée.
L’école de jeunesse de Musashi : Sakonden Niten Ichi-ryu
Continuant ses recherches sur les lignées de transmission, Hirakami eu la chance de retrouver une copie d’un document historique sur l’art du sabre de Musashi, datant de la jeunesse de celui-ci. Il s’agissait d’un livre nommé Niten-ryu Kenjutsu Tetsugisho : à l’intérieur il était clairement écrit « Niten Ichi-ryu » et il contenait également une copie du Gorin no sho. Ce qui était original était que le livre contenait un descriptif de neuf katas à deux sabres avec des commentaires très détaillés. Hirakami a alors compris qu’il s’agissait d’un document avec des formes techniques spécifiques, transmises par la lignée de Sakon Fujimoto de la région d’Owari.
Le contenu était assez facile à comprendre bien que très différent de celui du Niten Ichi-ryu transmis à l’époque moderne – avec néanmoins des recoupements possibles avec les katas actuels, transmis dans d’autres lignées. La restauration de ces katas prit plusieurs années à Hirakami et, après plusieurs tentatives infructueuses, neuf katas ont pu être restaurés : cinq kata omote et quatre kata ura.
Le style »Edo »
Ce que Hirakami senseï observe suite à ses recherches, c’est que ces lignées Iori et Sakon ont des caractéristiques qu’il reconnaît comme typiques des koryus de l’époque Edo, des caractéristiques qui se sont plus ou moins perdues dans les budos modernes comme le Judo, le Karate-do ou l’Aïkido. Ces caractéristiques n’ont pas été maintenues dans la création des budos modernes car elles ne correspondaient pas à la « cosmovision » occidentale importée après la restauration Meiji et encore plus renforcée après guerre. Les budos ont été alors construits principalement sur le modèle du sport occidental. Ils ont été rationalisés, au niveau des noms, des katas, des systèmes de dan. De la même manière que l’architecture occidentale moderne s’imposait pour construire des hôpitaux, des écoles, des aéroports etc., cette façon de « gérer » de manière systématique s’imposait aussi aux arts martiaux traditionnels.
C’est pour survivre dans un nouveau monde, sur les ruines de l’ancien Japon que la transmission des écoles de Musashi s’est modernisée en se détachant de certaines traditions, bien qu’aucune des branches ne soit devenue un sport pour autant. Néanmoins elles se sont aussi éloignées de la « cosmovision » de l’époque qui soutenait leurs transmissions et permettait de mieux saisir l’ensemble des principes qui irriguaient une tradition martiale particulière.
C’est pourquoi il était si précieux pour Hirakami d’accéder déjà au style Meiji de la lignée Santo-ha, premier pas pour comprendre le kyokugi, le potentiel de cet art. Ensuite de remonter encore plus avant lui permit de découvrir que la lignée Iori avoir conservé des spécificités très Edo Style, des spécificités qui font sens dans un système martial relié à son époque. Parmi ces spécificités nous allons parcourir quelques-unes du Ioriden Niten Ichi-ryu à titre d’exemple dans la deuxième partie de cet article.
Suite de l’article prochainement…
Notes :
1) La jitte (十手) : petite arme courte non coupante, avec une sorte de griffe, permettant de bloquer la lame d’un sabre
2) Hirakami Nobuyuki est bujutsuka, maître de plusieurs koryus. Ses recherches sur les arts martiaux ont été publiées dans des revues spécialisées et dans des livres, notamment : Gokui Soden [Transmissions secrètes], vol. 1 et 2, 1993 et 1994
3) Des articles sur ces recherches, en japonais, peuvent être consulter sur son site : http://hirakami.919homepage.com
4) Tokitsu Kenji mentionne aussi Aoki Jôzaemon dans son livre Miyamoto Musashi, l’homme et l’œuvre, mythe et réalité, édition des Iris, 1998, p. 255
5) Le rakugo (落語, littéralement « histoire qui a une chute ») est une forme de spectacle littéraire japonais humoristique du début de l’époque d’Edo (1603-1868). Le rakugo tirerait ses origines des historiettes comiques racontées par les moines bouddhistes. Au début, le rakugo se jouait dans la rue ou en privé. À la fin du XVIIIe siècle, des salles exclusivement destinées à ce spectacle sont construites. Le conteur, à genou en seiza, utilise comme accessoires un éventail de papier et parfois un essuie-main en coton. Ils lui servent à figurer un pinceau, une cruche à saké, un sabre, une lettre, etc. Il n’y a ni décor, ni musique.
6) Hirakami Nobuyuki http://hirakami.919homepage.com
Dans notre vie de tous les jours nous avons bien souvent du mal à prendre le temps. Prendre le temps d’aller au dojo, de pratiquer, de respirer. Prendre le temps de laisser se développer d’autres types de rapports au monde, une autre puissance intérieure que celle que donnent l’argent ou la domination. Parfois on a lu des articles et des livres, on a écouté des discours très intéressants sur des pratiques du corps comme moyens d’émancipation. Sur des dojos comme des outils pour découvrir des rapports d’entraide, une manière de faire « commun », d’autres modes d’agir, des possibilités de sentir le « Non-faire » comme régime d’action etc. Mais… Mais le temps nous manque. Une séance par semaine, parfois deux. Bien que le dojo soit ouvert tous les jours, le monde nous happe dès que nous mettons les pieds hors du dojo. Les problèmes et les petites tracasseries nous accaparent. Le travail, les enfants, les dettes, la voiture, le désastre écologique, les guerres, les impôts… nous nous sentons engloutis.
Parfois aussi nous sommes dans de petits groupes, peu nombreux, des dojos encore fragiles et il est difficile de réellement sentir d’autres manières de faire. Le mode d’agir et de penser de notre société s’invite sans cesse au dojo, souvent par manque d’expérience de ceux qui constituent le groupe. Ou encore c’est la rigidité théorique qui règne, régentant le moindre coup de balai et perdant ainsi l’idée de base d’une redécouverte de la liberté. L’élan s’essouffle. À quoi bon, on n’a pas le temps. Le temps nous manque.
Bien sûr, il nous manque parce que nous ne le prenons pas. Nous « n’arrêtons » pas le temps. C’est bien pour « arrêter le temps » qu’est né un stage comme le stage d’été de notre école. Arrêter la course, au moins quelques instants et un peu « perdre la tête pour habiter nos corps » comme l’écrivait Françoise d’Eaubonne(1).
Le Mas-d’Azil, la rencontre
Le premier stage d’été de notre école est né en juillet 1985, quand Régis Soavi a créé avec quelques élèves un premier dojo à Toulouse. Les murs n’étaient même pas encore finis, le plafond n’était pas peint, mais déjà, ils pratiquaient. Sur les tatamis ils n’étaient qu’une douzaine pour ce stage, venus de Toulouse, Paris et Milan. Deux autres stages d’été suivront à Toulouse, en 86 et 87.
Pourtant le fait d’être en ville, le manque d’hébergement, la chaleur étouffante, tout cela ne rendait pas la situation idéale. Régis Soavi et sa compagne Tatiana vont alors partir à la recherche d’un « lieu » à la campagne pour y organiser un stage d’été.
Ils prennent leur voiture et partent sur les routes d’Ariège, agissant comme ils en avaient l’habitude avec la dérive situationniste, qu’ils pratiquèrent à Paris durant dix ans. Ils agissent aussi selon le mode d’action du Non-faire, où il s’agit de s’orienter dans une direction et de percevoir comment « quelque chose » réagit. Ce que certains nomment aussi un « agir situationnel », c’est-à-dire en adéquation parfaite avec l’instant présent. Pour cela il faut lâcher notre « raison ». Accepter et agir dans un « flow » si on veut. Cela est illustré par la célèbre histoire du nageur de Tchouang-tseu :
« Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cent pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours.
Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea : »Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ?
— Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte.
— Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? » demanda Confucius.
L’homme répondit : »Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité. » »(2)
Le sinologue Billeter commente ce passage (qui parle de l’agir dans le Non-faire évidemment) en remarquant que « L’art consiste à faire fond sur ces données-là, à développer par l’exercice un naturel qui permet de répondre aux courants et aux tourbillons de l’eau, autrement dit d’agir de façon nécessaire, et d’être libre par cette nécessité même. Il ne fait pas de doute que ces courants et ces tourbillons ne sont pas seulement ceux de l’eau. Ce sont toutes les forces qui agissent au sein d’une réalité en perpétuelle transformation, hors de nous aussi bien qu’en nous. »(3)
Développer un naturel qui permette de suivre les courants et les tourbillons tout en allant dans la direction qu’on veut est quelque chose qui s’exerce comme le dit le nageur. En pratiquant avec son corps et aussi en acceptant de « suivre » plutôt que de « choisir ».
Après trois semaines de recherche dans la région, Régis et Tatiana constatent qu’ils ne trouvent pas le bon lieu. Ils sont au camping avec leurs deux petites filles, cela commence à faire long, ils décident donc de repartir pour Toulouse. Le matin du départ, Régis prend un café au bar du village et le patron lui parle alors du Mas-d’Azil, lui conseillant d’aller voir ce village. Ils décident donc de faire une dernière visite, le jour du départ. En arrivant au Mas-d’Azil, ils réalisent alors que ce village, à moins de dix kilomètres de là où ils campent depuis trois semaines, ils y sont déjà passés dix ans plus tôt.
Il y a dix ans en rentrant d’Espagne, Régis et Tatiana avaient remarqué dans le ciel le vol circulaire d’un rapace, qui les « suivait » depuis un moment. En continuant leur route ils avaient vu le rapace se poser sur un panneau indicateur à l’intersection d’une route : « Le Mas-d’Azil ». Ils avaient pris alors cette route, intrigués, qui les avaient amenés jusqu’à un village, enserré dans un relief rocheux au pied des Pyrénées, traversé par une rivière tumultueuse et dominé par une très belle grotte préhistorique.
Ce jour-là, dix ans plus tard Régis et Tatania retrouvent avec étonnement le même village ! À partir de là les choses vont très vite, en deux heures les responsables de la municipalité accueillent l’idée d’un stage à bras ouverts. Le village est petit en taille, certes, mais c’est un chef-lieu de canton, il possède un gymnase, deux hôtels, un camping, une poste, des commerces et à l’époque une usine de fabrique de meubles encore en activité.
Il s’avérera aussi que Le Mas-d’Azil a une longue histoire de résistance, en plus d’être un haut lieu de la préhistoire (qui donne son nom à une ère : l’Azilien). Après la Réforme il sert de refuge aux protestants. La résistance protestante y durera plus de cent ans. Le fait le plus célèbre sera le siège d’un mois et la résistance acharnée que la cité mènera face à l’armée royale de Louis XIII à mille contre quinze mille. Mais nichés dans le relief rocheux et protégés par de solides remparts, les habitants malgré beaucoup de morts mettront en échec l’armée et ses canons.
Aujourd’hui encore, bien que le nombre d’habitants ait chuté avec l’exode rural du vingtième siècle, c’est un lieu où beaucoup de ceux qu’on appelle les « néoruraux » se retrouvent et s’installent. Kokopeli, une association écologiste qui distribue des semences libres de droits et reproductibles, dans le but de préserver la biodiversité semencière et potagère, y est aussi installée.
Le Mas-d’Azil n’est pas le lieu parfait, il ne répond pas à un cahier des charges, mais c’est ici.
Une transformation
À partir de 1988 le stage d’été a lieu dans le gymnase municipal. Pour le premier stage les participants ne sont qu’une quinzaine. L’aménagement est donc minimal.
Mais au fur et à mesure que les années passent les participants, y compris Régis Soavi, font des travaux, des aménagements, des améliorations. Le nombre de participants augmente, jusqu’à une centaine aujourd’hui.
La quinzaine de personnes qui arrivent volontairement une semaine à l’avance pour préparer le stage installent provisoirement un carré de tatamis, afin de pratiquer le matin durant la semaine de préparation. Pourtant c’est « juste » des tatamis au milieu d’un gymnase pour le moment. Il s’agit de transformer ce lieu en dojo pour le premier jour du stage.
Régis Soavi raconte cette transformation ainsi : « Quand on arrive, rien n’est prêt. Tout est à faire.
Le gymnase est sale, il y a des tags, des vitres cassées. Mais comme les personnes ont l’habitude de pratiquer dans un dojo, elles ont envie de recréer dojo. Maître Ueshiba disait : »là où je suis il y a dojo ». Pour cela il nous faut des tatamis, il faut que ce soit propre. C’est pourquoi un certain nombre de personne viennent une semaine à l’avance, effacent les tags, réparent, repeignent. On va chercher les tatamis en camion. Les personnes font tout cela parce que ça les intéresse, elles ont envie que le stage soit agréable, qu’il y ait une certaine ambiance. C’est tout un tas de petits détails, on met des rideaux, un porte-manteau par-ci, il faut visser par là. Il faut bien une semaine pour tout installer.
Comme ça, pour la première séance du stage. Là, c’est prêt.
On va maintenant pouvoir se consacrer, se concentrer sur les pratiques (Aïkido et Katsugen undo), pendant 15 jours. Mais il faut toute cette agitation avant, ce bouillonnement, cette pression aussi, et enfin tout est prêt.
On est prêt.
C’est comme ça qu’on recrée »dojo », l’espace sacralisé. Le sacré ce n’est pas le religieux, c’est quelque chose que l’on sent avec le corps. C’est très net. Quand on arrive en début de semaine c’est un bête gymnase avec des espaliers, du matériel, du béton par terre. Pendant une semaine par notre activité de préparation, on y amène du ki, du ki, encore du ki. Ainsi à un moment donné cela »devient » un espace sacré. Mais c’est nous-mêmes qui amenons le sacré dans le lieu.
D’ailleurs ce n’est pas parce qu’on aurait un magnifique dojo en bois, avec un pont japonais et des bambous devant la porte que ce serait forcément un espace sacré. Cela pourrait être juste un espace artificiel. »(4)
Le stage d’été : l’éphémère irréversible
Le stage d’été est donc un peu comme une parenthèse. Un temps d’arrêt et un temps qui s’étire à la fois. On le vit et cela change quelque chose en nous. Ainsi on peut dire que le stage d’été n’a pas pour but de faire émerger un autre monde, mais bien plutôt de faire l’expérience directe d’un autre rapport au monde. Un vécu qui, même s’il est éphémère, n’en est pas moins irréversible. Chacun restant libre de ce qu’il fait de ce vécu.
Régis Soavi : « Durant le stage aussi, tout est organisé par les pratiquants eux-mêmes, les petits déjeuners ensemble, le ménage, on est proche de ce qui se faisait au Japon avec les Uchideshi, les élèves internes qui s’occupaient de tout. C’est un peu cet état d’esprit. Il n’y a personne de rémunéré, il n’y a pas de staff. On n’est pas dans une organisation administrative. Chacun donne le meilleur de lui-même. Ça permet, comme dans les dojos tout au long de l’année, de déployer ses capacités ou, parfois, de les découvrir. Il y a bon nombre de personnes qui sont arrivées au dojo elles ne savaient pas planter un clou. Dès qu’on leur demandait quelque chose, c’était »holala ! il faut balayer, je ne sais pas balayer ! Faire le café, je ne sais pas faire le café ! Comment faut faire ? »
Petit à petit ils découvrent le plaisir de faire par soi-même, d’être capable. Certains ont découvert des capacités qu’ils ne se soupçonnaient pas. On découvre cela parce qu’il y a ce quotidien collectif, comme dans les dojos, qui est un peu différent du quotidien chez soi, c’est du »’chez-soi collectif ». »(5)
C’est donc par l’expérimentation concrète, en situation, qu’on expérimente une autre façon d’être et d’interagir. Car subvertir notre façon de faire société c’est s’attaquer à un ensemble qui fait système. Comme le décrit Miguel Benasayag c’est d’abord « une organisation sociale, un projet économique, un mythe, qui configure un type de rapport au monde, à soi, à son corps, une certaine façon de désirer, d’aimer, d’évaluer sa vie… » C’est également « s’attaquer à un dispositif très concret, que l’on peut résumer par l’image de la ville européenne moderne avec ses murs, ses relations à l’espace et au temps, ses modes de circulation, de travail, de commerce, qui induisent là encore une certain manière de sentir, de penser et d’agir, et dont l’influence dépasse le seul périmètre strictement urbain. »(6)
Créer une autre situation c’est très concrètement laisser surgir une autre manière d’être au monde. Dans notre société on a tendance à penser qu’une situation est déterminée par un périmètre extérieur, dans le cas du stage d’été on pourrait dire : le nombre de jours, le nombre de séances, le nombre de personnes, le lieu géographique etc. Pourtant, selon le philosophe Miguel Benasayag, reprenant Rodolpho Kush, une situation se caractérise d’abord comme une intensité. Prenant l’exemple de la forêt, il explique que ce qui fait forêt n’est pas le périmètre, le nombre d’arbres etc. Ce qui fait forêt c’est une intensité : les arbres, les animaux, les mousses, les gouttes d’eau, les champignons et il fait remarquer que l’intensité attire ce qui l’alimente… Pour paraphraser cet exemple je dirai aussi que le stage d’été est une intensité. Une intensité faite du lieu, des gens qui se retrouvent, qui s’organisent, qui pratiquent, des corps qui bougent, de la pratique du yuki etc.
Françoise d’Eaubonne écrivait dans une lettre : « Il faut perdre la tête pour habiter nos corps ». Itsuo Tsuda disait : « videz-vous la tête ». Le stage d’été c’est cette intensité où à un moment, la fatigue aidant, le travail de l’involontaire dans le corps se fait plus en profondeur, la « tête » lâche enfin un peu. Laissant un peu de champ libre aux besoins du corps, à son mouvement involontaire. Habiter son corps entraîne une autre manière de sentir, de penser et d’agir. La prédominance n’est plus dans les principes extérieurs de la modernité (rationalité, progrès, utilitarisme, universalisme abstrait), on en revient à la dimension de la connaissance immédiate et non réfléchie de nous-mêmes.
Régis Soavi : « Pour les gens qui arrivent pour la première fois, un stage c’est un premier pas. On redécouvre que notre corps bouge et qu’il bouge de façon involontaire. Ça n’a rien à voir avec un stage où l’on irait se ressourcer pour mieux ensuite repartir pour un tour. Non. C’est un début. Ensuite c’est une pratique régulière. Dans les dojos on pratique le Katsugen undo (mouvement régénérateur) deux à trois fois par semaine, on peut pratiquer aussi seul chez soi. Mais il faut réentrainer ce système involontaire qu’on a beaucoup bloqué. »
« Le stage d’été c’est aussi un brassage, il y a des gens d’un peu partout en Europe, on découvre les personnes à travers la pratique de l’Aïkido et du Katsugen undo. À travers la sensation.
Ça bouge beaucoup ! Certains font des rencontres, ils arrivent seuls et repartent à deux ! Certains arrivent à deux et repartent seuls ! Car parfois cela met en évidence des problèmes qui étaient maintenus sous le chapeau. On essayait de tenir, de faire taire, mais là avec le stage, avec la pratique du Katsugen undo qui réveille notre corps, on sent clairement que ce n’est plus tenable. Quand la volonté de contrôle lâche enfin, cela émerge, c’est tout. Ce qui est insupportable est enfin ressenti comme tel. Mais quelque part, c’est une libération. Le Katsugen undo, c’est une libération, rien d’autre. »(7)
1) Françoise d’Eaubonne, correspondance privée avec son fils adoptif, Alain Lezongar, 1976.
2) Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, 2002, éditions Allia, p. 28.
3) Ibid., p. 33.
4) Régis Soavi, propos extraits du film Une transformation, réalisation de Bas van Buuren, 2009
5) Ibid.
6) M.Benasayag et B.Cani, Contre-offensive. Agir et résister dans la complexité, ed. Le pommier, 2024, p. 43 & 44
7) Régis Soavi, op. cit.
« Le maître ne demande qu’à ce qu’on vienne lui voler son enseignement qui, pour lui, est d’une simplicité extrême, mais qui, pour les autres, semble mystérieux, incompréhensible, invraisemblable. » 1
Voir, sentir
Même si on commence l’Aïkido avec des idées superficielles issues du monde qui nous entoure, il est important que petit à petit elles se rapprochent de la réalité et deviennent un outil pour se réapproprier le corps, notre corps authentique.
À chaque séance que je conduis, après la première partie que chacun accomplit de manière solitaire mais en harmonie avec les autres, et qui est basée essentiellement sur des exercices de circulation du KI, je commence par la démonstration d’une technique que, à priori, un grand nombre de pratiquants connaissent déjà. Tout l’art de la démonstration consiste à faire passer un message à travers le mouvement effectué. Il y a l’amorce d’un dialogue, ce n’est pas seulement une technique ni même une manière de faire car chaque pratiquant, en fonction de son niveau, de son attention, comme de sa capacité du moment, doit pouvoir y trouver ce qui lui est nécessaire pour approfondir sa pratique. Il s’agit plus d’une transmission que de tout autre chose. J’insiste sur un élément, la précision, la distance, ou toute autre particularité, afin que quelque chose que je tiens à rendre concret soit bien visible et devienne une forme évidente de par sa simplicité et que, de par le travail et l’entraînement qui va suivre, le corps dans son ensemble n’ait plus à réfléchir mais agisse naturellement en retrouvant sa spontanéité.
Ciseler un insecte, graver une fleur
Il y a une expression courante en Chine, un proverbe, qui signifie « Travail facile » et dont les deux premiers idéogrammes sont les mêmes que la calligraphie en style petit sceau (sigillaire) de Tsuda senseï : 雕蟲小技 ciseler insecte petite technique.
Cette calligraphie (voir photo) peut donc exprimer : « La gravure d’une fleur est très facile, de même que la sculpture d’un insecte ».
Le proverbe a pour sens que tout le monde peut graver ou dessiner une petite fleur car c’est un travail simple et facile à réaliser, mais par contrecoup cela indique que seuls les grands maîtres peuvent accomplir une œuvre remarquable. Tout dépend du kokyu. Tsuda senseï s’exprime sur la signification de ce mot dans son deuxième livre La Voie du dépouillement. Il est rare de pouvoir disposer d’une telle définition, à la fois simple et précise, qui nous permette à nous Occidentaux à priori non préparés d’appréhender sa teneur :
« Dans l’apprentissage d’un art japonais il est toujours question de “kokyu”, qui est l’équivalent proprement dit de la respiration. Mais ce mot signifie aussi le tour de main pour faire quelque chose, le truc. Quand on n’a pas de “kokyu”, on ne peut pas exécuter la chose comme il faut. Un cuisinier a besoin du “kokyu” pour bien se servir de son couteau, et l’ouvrier pour ses outils. Le “kokyu” ne s’explique pas, il s’acquiert.
[…]
Quand on acquiert le “kokyu”, on a l’impression que les outils, les machines, les matériaux, jusqu’alors “indomptables”, deviennent tout à coup dociles et obéissent à notre commande sans opposer de résistance.
Le ki, le kokyu, respiration, intuition, voilà les thèmes autour desquels tournoient les arts et les métiers du Japon. Ils constituent le secret professionnel, non parce qu’on veut le garder comme brevet d’invention ou comme recette de gagne-pain, mais parce que c’est intransmissible intellectuellement. La respiration, c’est le dernier mot. Le secret suprême de l’apprentissage. Seuls les meilleurs disciples y accèdent, après des années d’efforts soutenus. » 2
Le rôle de l’enseignant
Un des rôles de l’enseignant – et c’est loin d’être son unique tâche – est d’agir, entre autres, comme une sorte de chef d’orchestre. Il donne le tempo, propose diverses manières d’interpréter une technique, de l’amener dans une direction afin de lui donner tout son potentiel, au même titre que le maestro donne des indications sur le « comment interpréter » un morceau de musique en mettant l’accent sur une note, un ensemble de notes, un trait particulier. L’enseignant comme le chef d’orchestre a un rôle très important et par sa manière de conduire une séance d’Aïkido il peut la rendre ennuyeuse ou captivante ; trop rapide et sans précisions par exemple, elle peut rater son objectif alors que l’intention était bonne ; de même qu’un chef peut faire dérailler un morceau de musique qui était d’une grande sensibilité s’il se montre trop dur dans sa manière de diriger. Ni rigide ni trop mou, à la fois souple et convaincant, l’un comme l’autre donne son interprétation de ce qu’il a ressenti, de ce qu’il a compris de son art, de la musique comme de la séance qu’il conduit. Un autre chef ou un autre enseignant y verra d’autres choses, d’autres accents à mettre en valeur, chacun d’entre eux insistera sur divers aspects.
Les rapports aux musiciens comme aux élèves sont eux aussi déterminants. Dictatorial, celui qui conduit n’aura pas l’adhésion des personnes qui sont censées le suivre, il obtiendra au mieux une soumission qui ne pourra que rendre l’œuvre musicale banale ou le cours d’Aïkido sans esprit et sans joie. À l’exemple du chef d’orchestre qui ne doit surtout pas oublier qu’il n’est pas le compositeur et qu’il se doit de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est, ou ce qu’il pense ou ressent qu’elle est, l’enseignant dans les arts martiaux n’est pas le créateur de cet art qu’il désire développer et faire connaître, il en est l’interprète, aussi génial soit-il. Le compositeur lui-même, tel Beethoven je crois, disait qu’il ne faisait que transcrire la musique qu’il entendait et qui préexistait dans l’univers qui l’entourait. De la même façon, nous ne faisons qu’interpréter ce que faisait O senseï, ce que nous en connaissons, ce que nous avons pu percevoir des vidéos de l’époque, ce que différents maîtres ont su nous transmettre et, plus précisément, ce que personnellement j’ai pu découvrir grâce au contact direct avec Tsuda senseï pendant toutes ces années. Mais O senseï lui-même considérait que son art lui était donné, transmis par quelque chose de plus grand que lui, quelque chose qu’il percevait et qu’il essayait de communiquer à travers ses mouvements, sa personne, ses paroles, sa posture, ou tout simplement sa présence.
Reste que chaque séance est une gageüre et dépend de l’ambiance que l’on a réussi à créer. Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidache considérait que, quel que soit le nombre de répétitions, l’engagement de chaque musicien, l’attention du public, tout pouvait être remis en cause au dernier moment. Le concert, comme moment de vérité ultime, dépend d’éléments parfois imprévisibles qui, favorables ou non, changent le cours de l’événement, de la démonstration. Le rôle de l’enseignant consiste à permettre à chaque élève de déployer ses capacités au-delà même de ce que chacun d’entre eux peut en concevoir ou en percevoir.
Un travail sur le corps
C’est grâce à la sincérité du travail sur le corps que l’on peut désenclaver notre structure mentale aliénée par des habitudes de raisonnement et de réaction profondément dualistes. Les démonstrations ne sont là que pour montrer que quelque chose est possible et peut nous permettre de changer ce qui nous ligote si on va dans une direction avec sincérité. Le corps doit retrouver sa base naturelle, ce qu’il est réellement en profondeur, et non pas être modelé pour suivre les désirs d’une époque, d’une mode, d’une idée de soi pré-imprimée sur un cerveau fragilisé par son environnement. La démonstration d’une technique dépend de facteurs multiples qui conditionnent une réponse ad hoc et non une riposte inconditionnelle prévue par la nomenclature. Elle doit permettre à tout un chacun de se sentir concerné par ce qui se passe sous ses yeux afin de savoir réagir en fonction du besoin, indépendamment de son environnement mais plutôt en intégrant ce qui l’entoure pour créer une situation qui apportera une solution paisible – et si possible pacifique – à tout acte qui risquerait de devenir désagréable voire dangereux.
Quel partenaire utiliser
J’ai souvent vu des enseignants prendre de façon régulière leur meilleur élève comme uke. Si ce choix semble judicieux lors des démonstrations publiques, lors de « portes ouvertes » car il s’agit de montrer la beauté de l’art ou son efficacité, sans risque pour le partenaire qui saura chuter en toutes circonstances, cela perd son sens dans le quotidien où le but est tout autre à mon avis. Travailler avec des anciens est souvent valorisant à cause de leur disponibilité, de la qualité de leurs déplacements, du suivi qu’ils apportent mais quant à eux l’inconvénient est qu’ils cherchent souvent à mettre en valeur leur professeur. Avec un débutant, surtout les très débutants d’ailleurs, c’est très différent, là, pas d’erreur possible, il faut se montrer particulièrement disponible en face de ce corps qui n’est pas habitué à bouger, à réagir dans cette situation et qui risque de se faire mal pour rien. Il est indispensable de comprendre, de sentir l’autre, et malgré tout parvenir à faire passer le message que l’on désire pour permettre l’apprentissage et le développement des personnes qui viennent pour apprendre. J’ai toujours trouvé intéressant de faire mes démonstrations de techniques avec des personnes nettement moins avancées, voire très débutantes, ce qui me permet de montrer et même démontrer que l’adaptation au corps de l’autre est un des secrets du Non-faire.
Le secret du vivant
Il est nécessaire que les démonstrations pendant une séance soient à chaque fois adaptées aux types de personnes qui sont présentent et qui, grâce à cela, peuvent percevoir par imprégnation la circulation du Ki, ce qui est beaucoup plus difficile lorsque ces démonstrations sont médiatisées. Les livres contenant dessins ou photos ne peuvent servir que comme un appoint technique ou un complément parfois indispensable, mais ils ne peuvent remplacer les démonstrations in vivo. Les vidéos aussi peuvent être utiles pour connaître les différentes écoles ou les « Maîtres historiques », mais aussi – et peut-être plus – afin de donner une image de notre art et par là même de susciter le désir de découvrir sa beauté comme son efficacité. Malgré tout, que ce soit dans la musique ou dans les arts martiaux, le secret se trouve au-delà de la forme ou de l’entraînement, il est plutôt à mon avis dans la manifestation du vivant que l’on ne peut découvrir que grâce à ce que l’on a ressenti à son contact. Un musicien amateur peut animer un bal folk et permettre à un village entier de trouver une unité dans le plaisir d’être ensemble parce qu’il est partie prenante de l’ambiance. Dans un dojo, le vivant et donc le ki se manifeste grâce à ce qui habite la personne qui conduit la séance. C’est la qualité intérieure qui s’exprime dans les démonstrations, qu’elles soient rapides ou lentes, puissantes ou subtiles et pénétrantes. C’est le Ki qu’elles dégagent qui nous amène à commencer la pratique de l’Aïkido, qui nous pousse à continuer ou parfois à fuir l’endroit. Rien ne peut remplacer le vivant, ni les discours ni les sourires, ni les faux-semblants. Les démonstrations pendant les séances sont pour moi la référence ultime, « un moments de vérité ».
Tsuda Itsuo senseï disait « il n’y a pas de ceinture noire de vide mental » soulignant ainsi que l’essentiel n’est pas mesurable ni comparable. Suivant cette direction, Régis Soavi senseï a fait ce choix radical dès les années 80 d’une École sans grade. Un choix qui dénote dans le fonctionnement de notre société basé sur la compétition.
Un horizon infini
Avertissement : cet article ne vise absolument pas à prétendre que ce choix serait le meilleur, à dénigrer les grades ou autre. Il se trouve simplement que le riaï de notre École (la cohérence de ses principes) passe par ce chemin. Cet article raconte un autre possible sans esprit d’évaluation entre les systèmes mais plutôt dans un esprit de découverte d’une autre culture.
Ce choix de ne pas avoir de grade, d’aucune sorte, est une chose qui parfois surprend, ou déçoit. En effet certaines personnes ressentent le besoin de mesurer leur parcours, d’avoir des jalons, ce qui est compréhensible au vu du contexte dans lequel nous vivons. Mais cette particularité est aussi une orientation qui libère, qui soulage beaucoup de personnes ! Ici au moins, dans les dojos de notre École, il n’y a ni mesure, ni comparaison, ni hiérarchie.
Dans un monde où tout se quantifie : les vitamines qu’on avale, notre productivité, nos heures de sommeil, en passant par la vitesse de l’extinction de notre planète, tout se mesure et se calcule. Un lieu sans grade c’est un peu comme passer de l’horizon d’une ville, fait de repères, de quartiers, d’immeubles, à l’horizon de l’océan. C’est libérateur et légèrement grisant.
Sans repères fixes
Tsuda senseï écrivait qu’avec les enfants nous sommes « sans repères fixes » c’est-à-dire qu’on ne peut pas se référer à des données extérieures, objectives : à tel âge ceci, tant de centimètres, telle capacité, tel besoin. Pourtant c’est ce que suggèrent la plupart des approches en puériculture ! C’est l’esprit de systématisation. Pour Tsuda senseï il s’agissait d’aiguiser sa capacité d’attention, de réveiller son intuition et de sentir à travers la fusion de sensibilité les besoins du bébé. Un dialogue sensible, unique puisque différent pour chacun et à chaque instant, avec une vérification de nos intuitions à travers les réactions du bébé. La nature de la relation se déplace alors de la recherche de performance (élever un bébé ou passer un grade) vers la qualité de la relation, de l’instant présent toujours fluctuant. Une qualité qu’on ne peut pas évaluer de façon extérieure puisqu’il faut toujours la renouveler.
De même, une École sans grade ne donne pas de repères fixes objectifs, telle technique, vitesse, précision ou autre. Puisque nous partons de l’individu et que chacun est différent, il ne peut être comparé à un autre. Dans notre style d’Aïkido, chacun développe, à travers une forme technique commune, sa spécificité qui, non seulement lui correspond, mais épouse aussi les cycles de la vie, les âges et les états de chacun.
C’est dans la relation à l’autre que chacun peut mesurer le chemin parcouru, à la fois par sa propre observation mais aussi par les retours de ses partenaires et de son senseï. Ou en allant voir d’autres enseignants lors de stages occasionnels. Car sans juge extérieur il n’y a ni sanction ni, surtout, récompense ! Il ne s’agit bien sûr pas de s’imaginer génial et tout puissant ! Dans ce cas nos partenaires et notre senseï se chargeront de nous faire redescendre sur terre, il s’agit de retrouver le goût de faire les choses pour elles-mêmes. Retrouver aussi le temps, un temps qui n’est pas linéaire, car notre « progression » n’est pas une ligne droite avec l’arrivée à la fin. Il s’agit plutôt d’une évolution circulaire : « la pensée orientale ne procède pas par démonstration, elle n’est pas orientée vers un sens final et définitif, mais chemine par cercles d’expérimentations successives afin que la compréhension jaillisse d’un retour au centre même de la question » (Gu Meisheng, la voie du souffle, Les Éditions du Relié)
Il est évidemment possible de combiner un système de grade et l’idée d’un chemin sans fin, les grands adeptes l’ont toujours fait, simplement dans notre École nous avons décidé de poser ce paradigme dès le départ.
Le moment juste
Une fois ce modèle écarté nous avons une situation où l’on débute sans hakama et nous rencontrons alors la possibilité de découvrir le moment juste pour mettre ce fameux hakama. Dans la philosophie du Non-faire il s’agit de redécouvrir l’action juste, celle qui n’est ni calculée ni déterminée par notre « petite intelligence », le volontaire calculateur qui se crispe sur de petits buts, mais par la « grande intelligence » qui s’exprime si on l’écoute réellement.
Certaines personnes mettent le hakama au bout d’un an de pratique et d’autres au bout de dix ans, en fait cela n’a aucune importance sinon pour elles-mêmes et leur capacité à sentir le moment juste. Mais nombreux sont ceux pour qui saisir ce moment présente une grande difficulté. Beaucoup manquent cette occasion de retrouver le sens du moment juste à travers le port du hakama. Que ce soit par légèreté excessive, par peur, par anxiété, par prétention, par incompréhension, ou pour mille autres raisons. Nous sommes face à nous-mêmes.
C’est aussi une occasion de découvrir la différence entre le choix et la décision ! Tsuda senseï accordait une importance immense à la décision comme il l’a écrit : « Une décision peut être prise très rapidement selon les circonstances, mais elle peut aussi mettre bien longtemps avant de mûrir.
La plupart du temps, on confond la décision avec l’option.
Mais ce sont deux choses complètement différentes.
L’option implique la comparaison de plusieurs possibilités et le choix qu’on en fait. C’est un acte de l’intelligence. […] Il n’en va pas de même avec la décision qui détermine notre orientation dans la vie. Cette décision‐là n’est pas un acte de l’intelligence, c’est un acte de l’instinct.(…)
La vraie décision est celle qui correspond à la tension intérieure qui monte au maximum. Sans la tension intérieure, il n’y a pas de décision. Plus la décision exige de courage, de sacrifice de l’amour‐propre et des avantages matériels, plus elle gagne en poids. » (Itsuo Tsuda, La voie des dieux, Le Courrier du Livre.)
En offrant aux pratiquants la situation propice à sentir le moment juste et à prendre une vraie décision nous utilisons l’outil du hakama pour cheminer dans cette voie d’autonomie : décider par soi-même. Cela peut paraître anecdotique, pourtant pour beaucoup ça n’est pas facile et le moment juste sera manqué.
Accompagner ce chemin pour chaque personne est également riche d’enseignements pour les plus anciens qui doivent être attentifs à agir dans le Non-faire : laisser mûrir parfois, augmenter la pression intérieure souvent, acquiescer rarement ! Pourtant aucune conduite ne peut être déterminée d’avance, c’est là aussi « sans repères fixes », mais quand l’action est juste elle est une évidence. Pour que cet acte surgisse il faut se vider la tête et ne pas avoir d’idées préconçues. Cet accompagnement ne peut se faire que si, et uniquement si, la personne qui envisage de porter le hakama a « soif » de cette transmission. C’est sa disponibilité, son positionnement qui le permet ou non.
Donner, recevoir, rendre
Le parcours des pratiquants commence déjà, avant de mettre soi-même le hakama, avec le fait de plier celui d’un plus ancien. Là encore, l’absence de grade est un peu déboussolante les premiers temps. Notre optique est toujours que l’acte prenne un sens en lui-même, pas par respect pour la tradition. Pour autant nous ne nous considérons pas tous avec un égalitarisme forcé. Beaucoup de choses entrent en considération : l’âge, les années de pratique, mais aussi l’aptitude ou l’attitude intérieure. Parfois une personne aura une aptitude, une affinité avec une arme, ou un certain type de technique, ou pourra simplement, à travers une respiration plus profonde, aider quelqu’un de pourtant plus ancien qu’elle. Finalement cela dépend de beaucoup de facteurs.
Alors pourquoi plier le hakama ? Pour remercier ? Oui et non. Le fait de plier le hakama n’est pas simplement un retour direct de type « remerciement » pour quelque chose. Parfois cela peut l’être bien sûr, mais on peut y découvrir beaucoup plus, comme une qualité de relation. Cette relation peut être rapprochée de ce que les anthropologues ont appelé « économie du don ». Mis en lumière par M. Mauss et B. Malinowski au début du 20e siècle, on peut souligner que ce système repose sur la triple nécessité : de donner, de recevoir et de rendre. À la différence de l’économie de marché (dont le troc fait partie) l’économie du don n’attend pas de réciprocité. Elle implique qu’une personne A offre une richesse à une personne B, sans que cette personne B ait à donner une contrepartie ou se sente en dette vis-à-vis de A. Par contre c’est un acte qui existe dans un contexte (famille, culture, société) ; dans notre cas il s’agit du dojo et de la pratique. L’économie du don implique donc de donner, de recevoir et de rendre dans le contexte mais pas nécessairement à la même personne, ni la même valeur, ni au même moment. Ce qui importe c’est que continue la circulation de la richesse, qu’il n’y ait pas stagnation ou accumulation. Dans notre cas la richesse est un enseignement ou une attitude, un moment de pratique etc. La personne qui l’a reçue va continuer à faire circuler en donnant elle-même à d’autres. Elle peut également plier le hakama, mais si on comprend le sens de l’économie du don on comprend que plier le hakama n’est pas une façon de rembourser ce que l’autre nous a donné. On n’est pas quitte, car plier le hakama ce n’est pas rendre mais donner à son tour. Plier le hakama implique aussi que l’ancien reçoive ! Pour celui à qui on plie le hakama c’est aussi un don qui « l’oblige » en retour à continuer à rendre et ainsi de suite. C’est pour cela que ça ne doit pas être systématique, sinon on perd le sens de l’acte, le sens de donner, recevoir et rendre.
Cela ne peut pas s’imposer sinon on retombe dans le système binaire hiérarchique, c’est pourquoi nous laissons chacun libre de faire son chemin, de comprendre à plus ou moins longue échéance car « la vrai morale surgit de l’intérieur » comme disait Tsuda senseï, rejoignant l’anarchiste Kropotkine sur cette sagesse interne des êtres vivants. Mais comme depuis l’enfance on apprend aux enfants à respecter les personnes en fonction de la hiérarchie et de l’autorité qu’elles exercent, on perd complètement le sens du respect simple et naturel. Ce respect qui émerge quand on est respecté. Nous laissons travailler le temps et la pratique pour que l’obligation, imposée par nos habitudes et notre éducation, tombe, et qu’enfin surgisse le respect.
D’autres possibles
Récemment la chercheuse Heide Göttner-Abendroth a théorisé dans ses travaux sur les sociétés matriarcales que ce sont des sociétés d’économie du don (précision utile : les sociétés matriarcales ne sont pas l’inverse du patriarcat, ce sont des sociétés égalitaires, matrilinéaires, où les femmes et particulièrement les mères sont au centre du clan, dans une position acratique c’est-à-dire sans pouvoir). Göttner-Abendroth explique même que « les principes économiques des sociétés matriarcales sont indissolublement liés aux principes spirituels. […] Le modèle à suivre pour l’économie est la Terre Mère elle-même et, à l’image de la terre, partager et offrir de l’abondance sont ses valeurs suprêmes. » (Heide Göttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales ; recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Éditions Des femmes, p 534). La maternité étant, de façon évidente le don de la vie sans attente de retour, ces sociétés considèrent comme valeur cardinale la maternité, non le fait d’avoir des enfants biologiques ou pas mais la capacité à donner et l’état d’esprit que cela implique. Dans ces sociétés on peut parler même de maternité sociale qu’hommes et femmes pratiquent, indépendamment du fait d’avoir des enfants biologiques ou pas. Il s’agit donc d’une attitude à la vie, d’un positionnement de respect, de soin, évidemment mis en lien direct avec le don de vie de la planète, la Terre. Aujourd’hui la société commence à peine à prendre conscience de la globalité du vivant et des liens inextricables entre humains et autres formes de vie. Mais si la science a progressé, la mentalité de la société, elle, évolue bien lentement et nos valeurs restent la prédation et la compétition pour des ressources considérées comme inertes, en bref le capitalisme patriarcal.
Quels rapports entre notre petite École d’Aïkido et Katsugen undo et ces grands problèmes du monde ? Quel rapport entre un hakama et une société pratiquant l’économie du don ? Je dirai qu’à notre échelle nous participons à faire vivre des espaces-temps où d’autres valeurs ont cours. Sans partir à l’autre bout du monde on peut faire volontairement ce pas de côté hors de la comparaison, et se concentrer sur l’expérience concrète du ki en retrouvant ainsi la sensation de la vie en toute chose qui guidait nos ancêtres. Sentir, cela commence par savoir se ressentir soi-même ! Indépendamment des projections, des jugements et des idées que l’on a sur soi-même. Le hakama, le plier et le mettre, peut, si l’on est capable de s’en saisir, être une occasion d’expérimenter par soi-même un autre paradigme.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Abonnez-vous à notre newsletter
« Sans repères fixes, une École sans grade » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°14 en juillet2023.
Ce vieil adage chinois est à la source de beaucoup d’arts martiaux, chinois comme japonais, mais nous éprouvons souvent de grandes difficultés à le vivre au quotidien. Notre société nous amène à être soit dominant, soit dominé, soit fort, soit faible, soit nous nous battons, soit nous abandonnons. Garder le cap sans être rigide, plier sans subir, voici ce que les membres du dojo Scuola della Respirazione à Milan ont du affronter durant trois ans. Depuis qu’ils font tout pour acheter les locaux du dojo en vente depuis 2020. Une vente qui menaçait l’existence même du dojo. Mais comme disait Itsuo Tsuda Senseï « un échec vaut parfois mieux qu’une réussite » et comme dans les contes anciens c’est au moment où tout est perdu qu’on se découvre soi-même.
Récit d’un «échec» par Eloïse Soavi
3 ans ! 1 095 jours, 26 298 heures, 1 576 800 minutes. Tout notre être tendu vers un unique but. Acheter le local situé via Fioravanti 30. En cela nous avons échoué. Mais nous avons gagné autre chose, quelque chose de bien plus précieux. Si les débuts ont été difficiles et que de nombreuses disputes éclataient pour un oui ou pour un non, les embûches quotidiennes sur notre chemin ont fini par effacer ces différences. Comme la rivière polit les galets en les entrechoquant chaque jour, cette lutte quotidienne ponctuée de revers de fortune a fini par nous lisser. Le 30 octobre 2023 a été signé l’achat du local situé via Conte Verde 4 à Milan. Les travaux ont commencé et une goutte de sueur après l’autre il est temps de conquérir notre nouvel espace, d’ériger notre nouveau dojo.
Cliquez sur les flèches pour faire défiler.
L’extérieur et le local dans son état d’origine
Via conteverde 4
Futur espace tatamis
ici il y aura les vestiaires
et ici la cuisine
Les premiers coups de marteaux
premier coup de marteau
Création des vestiaires, mezzanine et escalier
Plan du futur dojo
Projet vestiaires
Création de la mezzanine au dessus des wc
Les cloisons des vestiaires
L'escalier pour la mezzanine
Plomberie, électricité et carrelage
Electricité
Carrelage
Plomberie
Le futur Atelier de peinture expression
instalation de l'Isorel
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Quand des visiteurs passent la porte du dojo, après un temps d’arrêt, ils s’exclament assez souvent « Quelle chance vous avez d’être ici ! ». Plus de 200m² de tatamis en plein Paris, un coin café convivial, un petit jardin, c’est appréciable ! Cependant il ne s’agit pas de chance mais d’orientations prises par un petit groupe d’individus pour leurs pratiques, il y a plus de trente ans.
Le besoin d’un lieu autonome et consacré.
Dès son arrivée en France dans les années 70, Tsuda Senseï insiste sur la nécessité d’un lieu consacré à la pratique de la voie. Il crée lui-même plusieurs dojos exclusivement pour la pratique de l’Aïkido et du Katsugen Undo. L’association Tenshin est fondée par des élèves de Régis Soavi Senseï, lui-même élève de Tsuda Senseï. Au début, ils expérimentent la pratique dans des lieux publics, mais après quelques mois trouver un espace dédié devient nécessaire : un lieu à soi et à tous. Pour autant, une telle création représente beaucoup de travail et d’implication continue. Pourquoi s’embêter à faire des travaux, payer un loyer, s’occuper du chauffage, des poubelles, du ménage, plutôt que d’aller dans un gymnase ? Dans notre École, un dojo est moins un lieu matériel qu’un espace chargé d’une atmosphère, d’un ki*. Il est en tout cas impossible de créer cette ambiance dans un lieu public, dont personne ne s’occupe vraiment.
Le réveil intérieur à travers la pratique
Le premier dojo Tenshin était quai de la Gare, dans un ancien local de la SNCF. De gros travaux sont réalisés par les membres. Du fait d’une opération urbaine, ce dojo est détruit sept ans après notre arrivée. « Tant d’énergie déployée pour si peu de temps ! », pourrait-on dire, mais agir ici et maintenant était pourtant primordial.
Faire avec les moyens du bord et ensemble
Le local du 120 rue des Grands Champs, anciens bureaux, n’est pas d’emblée adapté. Sans moyens financiers importants, les travaux sont faits avec des matériaux récupérés, en mettant en commun les connaissances de chacun, ce qui donne à tous l’occasion d’apprendre. Tous les dojos de l’École Itsuo Tsuda ont été bâtis suivant ces principes, décrits bien en détail par le dojo Yuki-Ho dans le numéro 9 de ce magazine, en avril 2022.
Un vide plein
Nous avons donc un beau lieu qui est vide la plupart de la journée, sans logique de rentabilité ! A part la séance le matin et certains soirs : le vide. Mais un vide plein, chargé. Bien qu’étant une parenthèse silencieuse dans la cacophonie urbaine, c’est aussi un lieu de discussions, de rencontres, de lectures, de projections : c’est un lieu de culture. Et c’est aussi un lieu de vie, pour tous les âges. Ainsi quand des petits enfants découvrent le dojo, eux ne disent rien mais beaucoup marquent un temps d’arrêt à l’entrée des tatamis pour bien vite s’approprier cet espace. Pour embrasser toutes ces contradictions apparentes sur ce qu’on y fait et ce qu’on n’y fait pas, il faut bien comprendre que Tenshin est un lieu de transmission. A nos yeux, c’est le « hombu-dojo » de notre école, où Régis Soavi Senseï enseigne quotidiennement. Pouvoir venir tous les jours pratiquer l’Aïkido en présence de notre Senseï et échanger avec lui est inestimable. Il est impossible de parler en quelques mots de ce qui prend des années à appréhender.
Une utopie autogérée
Cela fait près de quarante ans que notre dojo existe. Un dojo indépendant et autonome laisse la possibilité aux membres de décider de son utilisation. Le dojo Tenshin est ainsi ouvert chaque matin et certains soirs, 365 jours par an, pour des séances et des stages d’Aïkido et de Katsugen Undo. Chacun peut venir selon son rythme. Après deux années de repli, nous organisons plusieurs événements cette année afin de faire découvrir à tous cet endroit qui nous est cher.
Cette utopie est possible grâce à la responsabilité et la décision de chacun. C’est une chance, qu’on se donne.
Ce sont sans nul doute les certitudes qui font le plus de mal dans la pratique des arts martiaux car elles sont souvent issues d’une pensée qui s’est arrêtée à des schémas que d’autres ont éprouvés en d’autres temps. En refusant le doute on se cantonne à un monde connu, certes rassurant, mais qui risque de bloquer l’esprit et le corps.
Les certitudes amènent fréquemment vers la répétition qui est sécurisante, la monotonie qui est démotivante, quand ce n’est pas vers la prétention ou la suffisance qui elles, empêchent toute évolution réelle. L’incertitude par contre, si elle n’est pas un prétexte pour se défiler d’une situation à laquelle on aurait pu répondre avec courage, et si elle ne bloque pas l’action déjà entreprise par des doutes qui souvent ne s’appuient sur rien de consistant et amènent à tourner en rond, peut être à la source de la compréhension, de l’originalité, de la création, et donc de l’ouverture d’esprit qui porte à l’intelligence. Par la remise en cause des certitudes acquises, elle peut faire découvrir l’origine de techniques qui étaient restées incomprises, leur importance à une époque donnée et par conséquent parfois leur inutilité à une autre. Lorsque la certitude est le fruit de l’expérience personnelle du pratiquant et qu’elle repose sur une pratique concrète dénuée de présomptions elle peut alors apporter une tranquillité qui ne sera pas factice, et favoriser le réveil d’une force intérieure qui saura utiliser l’intuition afin d’être en adéquation avec la situation réelle qui se présente.
Enseigner
Une des difficultés quand on enseigne est de ne favoriser ni les certitudes, ni les incertitudes, d’éviter l’idéalisation qui pourrait naître d’affirmations trop péremptoires sur le pouvoir de certaines techniques, de certaines Écoles, etc. Il est tout à fait possible et même très sain que certains élèves aient des incertitudes et se posent des questions par rapport à leur pratique. Il leur suffit alors d’avoir des réactions simples et de se faire expliquer la raison de telle ou telle posture. Cela ne veut pas dire la remise en cause du responsable de la séance, ni n’est l’occasion de mettre en doute ses capacités afin de le provoquer pour qu’il fasse la démonstration de son habileté. L’utilisation du principe d’incertitude ne se fait pas afin de remettre en cause les qualités de l’enseignant, dans le but de prouver qu’il y a des failles et susciter des problèmes en ne respectant pas les règles de l’entraînement, en les enfreignant, ou en mélangeant les techniques. L’incertitude si elle est bien utilisée nous contraint à chercher plus loin et en profondeur, que ce soit physiquement ou psychiquement, pour comprendre pourquoi cet art a convaincu tant de personnes déjà, avant d’arriver jusqu’à nous, et comment il a pu traverser les années et parfois les siècles dans des centaines de pays et rester parfaitement d’actualité sur le fond.
Certitude
La certitude peut être très utile si on a bien compris la philosophie taoïste du Yin et du Yang, chacun des deux principes contenant une partie active même minime de l’autre. Il n’y a alors aucun inconvénient à utiliser notre conviction de la valeur d’une technique qui par essence est considérée comme Yang, car elle contient intrinsèquement le doute (sa part de Yin). Si cette technique est battue en brèche malgré nos certitudes, une adaptation surgit immédiatement pour combler le déséquilibre qui s’est créé et l’ordre revient de lui-même. Ce n’est pas la technique qui est remise en cause ni la certitude de sa valeur, mais son utilisation trop rigide car trop assurée, mal maîtrisée du fait du manque d’entraînement ou d’un certain niveau d’incompétence, ou encore en raison de l’incompréhension de l’action en cours. La compétence peut à certains moments nous amener à des certitudes, c’est important en terme de survie par exemple, car il est des circonstances où on ne peut se permettre d’avoir des doutes, être incertain pourrait provoquer les plus terribles dégâts. Il est indispensable dans ce cas de laisser de coté tout ce qui peut aller à l’encontre du résultat qui est nécessaire. Si la certitude nous fait aller de l’avant avec les risques que cela comporte parfois, l’incertitude aurait plutôt tendance à nous tirer en arrière, ou à nous immobiliser. Mais elle nous oblige aussi à réfléchir sur la réalité, à sortir de la confusion où nous sommes entraînés par le coté virtuel et par là même irréel des images, des séries, des films qui nous sont proposés par le monde environnant. L’équilibre de l’individu sera meilleur si on passe après réflexion de l’incertitude à la certitude, quand bien même elle serait relative, plutôt que si on suit le chemin inverse, car l’incertitude, si elle est le résultat de cette démarche, peut se présenter comme de la sagesse, afin de servir d’excuse à la peur ou à la méfiance. Elle amène dans ce cas à des hésitations, des blocages et très souvent des regrets de n’avoir pas trouvé la voie juste.
Vivre dans l’incertitude
De fait chacun d’entre nous vit au jour le jour et donc dans l’incertitude de ce qui se passera le jour suivant. Qui peut dire avec certitude quand notre vie va s’arrêter ni ce qu’il va se passer demain ? Même si nous n’avons aucune certitude sur quoi que ce soit, nous vivons comme si nous étions sûrs de l’avenir, ou pour être plus juste, nous évitons de trop nous inquiéter car nous savons instinctivement les conséquences qu’engendre l’inquiétude. Si cette incertitude nous empêche de vivre normalement à cause de la tension qu’elle procure, la suite logique sera la maladie, les blocages handicapants ou des problèmes mentaux, voire une certaine forme de névrose. Il est toujours possible de vivre dans la conviction que nos idées sont indubitables, mais si à l’occasion d’un événement, peut-être fortuit, on sort de l’illusion, on s’aperçoit très vite de la fausseté du chemin que l’on a emprunté.
Fondamentalement, pour vivre dans la certitude il pourrait sembler quasiment indispensable d’épouser même inconsciemment une idéologie, qu’elle soit religieuse, politique, sectaire, scientifique ou autre. C’est une solution extrêmement rassurante, très tranquillisante, et cela donne à la vie un caractère enviable car cela semble être un recours, peut-être même le refuge idéal devant les difficultés quotidiennes qu’affrontent les êtres humains. Ce ne sont pas forcément les individus faibles qui adoptent cette solution ; il existe un grand nombre de personnes qui, se pensant libres d’influences ou même tout en étant contestataires, se trouvent entraînées par des raisonnements qui, bien que fallacieux, leur semblent extrêmement convaincants. Il s’agit aussi très souvent d’un mode de comportement rendu indispensable ou tout simplement nécessaire par l’entourage dans certains types de sociétés, qu’elles soient modernes ou ancestrales, et qui rend ainsi les rapports plus faciles. L’éducation et la médiatisation de certaines idéologies ont fini par embrigader des populations entières avec pour conséquence de rendre les personnes apathiques et par là même plus manipulables.
L’Aïkido pour passer au travers
Sans certitude ni incertitude la pratique de l’Aïkido permet de rejoindre cet instant du présent si souvent décrit dans le Taoïsme ou le Bouddhisme zen. C’est par le Non-Faire qu’il est possible de retrouver la sérénité indispensable à notre pratique. Aucune technique n’a d’intérêt si elle n’est pas le support à la circulation d’un Ki visant à purifier notre mental comme notre corps de ce qui nous encombre. Il s’agit de réveiller des phénomènes enfouis au fin fond de notre humanité, qui échappent peut-être au rationnel mais nous rapprochent de l’enfance et par là même du Sacré dans son acceptation la plus simple. Dès l’instant où l’on pratique, commence un voyage initiatique qui nous porte vers des rivages qui nous étaient inconnus, mais que l’on soupçonnait pour les avoir pressentis depuis très longtemps. A la fin de chaque séance quand commence la partie « mouvement libre », on a la possibilité d’échapper pendant ces quelques instants aux problématiques de certitude ou d’incertitude pour, étant dans le moment présent occupé à sentir et même à fusionner avec notre partenaire, communiquer avec une dimension différente, qui nous est connue mais est trop souvent bloquée dans la vie quotidienne. Notre attention concentrée sur ce qui se passe « ici et maintenant » se libère de ce qui l’entrave, nous permettant de laisser les mouvements et les techniques s’enchaîner, se déployer dans la plus grande liberté et en même temps dans la rigueur qui est indispensable à leur réalisation.
L’histoire des aveugles et de l’éléphant
Il y a au moins deux mille cinq cents ans que déjà circulait cette fable d’origine indienne devenue une des paraboles philosophiques des plus connues. Cette histoire raconte comment six aveugles érudits qui voulaient accroître leur savoir comparèrent leurs informations après avoir touché un éléphant mais, du fait de leur cécité, chacun d’eux n’avait eu accès qu’à une partie du corps de l’animal. Le résultat fut désastreux car aucun d’entre eux n’avait la même réponse. L’un disait qu’il ressemblait à un mur, un autre à un long tube, un troisième qui lui, palpa la jambe, pensa qu’il était comme un arbre ou une colonne. Chacun était individuellement persuadé d’avoir raison et du fait de sa connaissance passée, de son expérience d’hier et d’aujourd’hui, il avait la certitude d’être dans le vrai. Leur certitude pouvait même les amener à un conflit ; un sage qui passait par là leur apporta la solution, en résolvant leur problème ce qui était conflictuel s’évanouit, il leur rendit ainsi la paix de l’esprit. Ils repartirent sereins car aucun d’entre eux n’avait tort, mais tout simplement leur vérité se trouvait être parcellaire. Les certitudes peuvent comme dans ce conte nous amener dans de fausses directions si nous ne savons pas aller au delà des apparences, chaque fois que nous les rencontrons et que nous les reconnaissons. Comme les aveugles nous pouvons reconnaître que nos certitudes sont bien une réalité, mais certainement pas la seule, et si nous fouillons avec sincérité dans notre être nous trouverons des réponses éventuellement différentes de ce que nous pensions. Là où étaient incertitudes ou certitudes, nous trouverons peut-être compréhension et intelligence.
Insoupçonnable
La pratique régulière de l’Aïkido transforme nos points de vue et nous amène plus loin que nous ne le pensions au départ, on ne peut avoir idée de ce qu’il y a derrière cette pratique, peut-être devrais- je dire dans son essence. Il s’agit d’un retour à la confiance en soi, qui s’appuie et se vérifie grâce à l’expérience en cours pendant ces années de pratique sans compétition mais non sans émulation. Une confiance qui devient à la fois une assurance et une spontanéité que l’on pensait souvent avoir perdue suite aux désillusions ou aux déceptions subies au fil du temps. Il ne s’agit plus de rechercher des certitudes afin de pouvoir vivre en toute tranquillité, ou de se sentir persécuté par les incertitudes du quotidien, mais de regarder la réalité en face et de la vivre pleinement en s’appuyant sur nos capacités propres, insoupçonnées et insoupçonnables, mais en fait plus réelles et concrètes que ce que le monde nous en avait, jusqu’à maintenant, permis d’augurer. Il s’agit moins d’un espoir de résoudre quelque chose qui nous empêchait de nous réaliser, que d’une prise de conscience de ce que nous sommes réellement qui, grâce à cette union du corps et de l’esprit fruit du travail sur la circulation du Ki, éclot enfin pour nous permettre d’avoir la satisfaction de vivre sans incertitudes ni certitudes.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Abonnez-vous à notre newsletter
« Vivre sans certitude ni incertitude » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°12 en janvier 2023.
La mystification est le résultat obtenu par celui qui utilise le mystère pour abuser autrui.
La mystique ou le mysticisme est ce qui a trait aux mystères, aux choses cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine spirituel, et sert à qualifier ou à désigner des expériences intérieures de l’ordre du contact ou de la communication avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun.
O Senseï un mystique !
Nul ne peut nier que O senseï ait été un mystique, mais fut-il pour cela un mystificateur ? Sa vie, sa renommée déjà de son vivant, ses combats devenus historiques – notamment contre un Sumotori, ou des maîtres d’arts martiaux –, son enseignement, les témoignages de ses élèves, tout cela tend à démontrer le contraire. De nombreux Uchi-Dechi racontaient comment O senseï réussissait à se faufiler dans la foule au milieu des gares surpeuplées du Japon, comme à Tokyo aux heures de pointe par exemple. Quel était son secret malgré son grand âge ? La pratique d’un art comme le nôtre n’apporte pas seulement puissance et résistance, cela c’est ce que l’on obtient après quelques années d’effort, et je dirais même que cela ne dure qu’un temps, car avec l’âge, il devient difficile de compter seulement dessus. Il existe pourtant un domaine qu’il me semble important de comprendre et d’expérimenter, c’est le travail à travers ce qui est directement vécu et ressenti, et cela dès le tout début.
L’espace, le Ma, doit devenir quelque chose de palpable, car c’est une réalité qui n’est pas théorique, technique ou mentale. C’est plutôt comme une sphère de protection adaptable à toutes les circonstances, loin d’être une cape d’invisibilité ou une carapace indestructible, elle se meut en même temps que nous, elle est à la fois fluide et très résistante, elle se contracte, s’étend ou se rétracte en fonction des besoins et indépendamment de notre capacité consciente ou volontaire. Elle n’est pas une sécurité à toute épreuve mais peut dans bien des cas nous sauver la vie ou tout au moins nous éviter le pire. On en a trop souvent fait une valeur mystique, alors qu’elle n’est que le résultat d’un travail passionné et passionnant. C’est une réalité à laquelle on ne doit jamais renoncer, et cela dès le départ, quand bien même cela peut sembler inatteignable. S’il y a une orientation essentielle que nous enseigne l’Aïkido, c’est de ne pas s’opposer de manière frontale, d’éviter la confrontation directe chaque fois que cela sera possible, et de ne l’utiliser qu’en dernier recours.
Yin et Yang une supercherie ?
Le Tao n’est pas uniquement une compréhension orientale du monde mais bien plutôt une intelligence intuitive ancestrale. Elle est connue intimement par de nombreux peuples et les artistes, poètes, peintres ou autres, ont parfois su nous communiquer à leur manière l’essence des forces qui l’animent. Le peintre Kandinsky, bien qu’artiste moderne et européen, a su trouver les mots qui, même si cela concerne une œuvre d’art, nous parlent en tant que pratiquant et nous permettent une visualisation du Yin et du Yang : « Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. […] Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »1
C’est grâce à la compréhension du Yin et du Yang que l’on peut voir plus clairement certains fonctionnements du corps et de son mouvement, pour le dire simplement, comprendre comment tout cela fonctionne. En voici une approche qui devrait permettre de clarifier mon propos : l’enveloppe extérieure de notre corps dans son ensemble est Yang et donc l’intérieur est Yin, là aussi, dans son ensemble. L’aspect corporel, le côté lumineux des personnes, leur aspect social ainsi que la manière dont ils se présentent, la communication, le rapport aux autres, tout cela est plutôt, s’il n’y a pas de déformations, de tendance Yang. L’intérieur, entendu non seulement du point de vue organique mais tout autant psychique et énergétique est Yin. Il n’y a évidemment pas de séparation réelle entre l’un et l’autre mais l’aspect de complémentarité amène à constater que c’est le Yin qui alimente le Yang, au même titre que c’est l’inspire qui permet l’expire et donc l’action. Le Yin soutient le Yang, lui donne sa plénitude, la force du corps vient de la force du Yin et se manifeste à travers le Yang.
Toute la force du Yin a besoin d’une enveloppe, aussi malléable soit-elle de l’intérieur, celle-ci doit aussi avoir la possibilité de se durcir pour à la fois contenir cette force et en même temps la préparer à réagir, à agir. Si la puissance du Yin n’est pas contenue, si elle n’a pas la possibilité de se centrer – car elle serait alors sans bornes et donc sans repères – elle risque de se disperser sans donner aucun fruit. Si le Yang est sous-alimenté du fait de la pauvreté du Yin qui peine à se régénérer ou d’une séparation entre Yin et Yang ayant pour cause le durcissement intérieur de la « paroi » qui à la fois les sépare et les unit, alors l’action devient impossible.
Comme toujours c’est l’équilibre entre les deux qui en fait une force unique, le déséquilibre au profit de l’un ou de l’autre crée les conditions pour un déséquilibre général, origine de multiples pathologies plus ou moins importantes, et de l’incapacité de donner des réponses correctes et rapides à tous problèmes physiques, psychiques ou simplement énergétiques et donc fonctionnels.
Un esprit sain dans un corps sain
Un organisme qui réagit en toutes circonstances, avec souplesse et efficacité, que ce soit face à une agression humaine ou microbienne, voilà un idéal auquel on peut être attaché, ou en tout cas quelque chose qui mérite d’être recherché. L’Aïkido dans notre École, de par la qualité de sa préparation en début de séance basée sur la respiration, ainsi que par la manière dont les choses se passent pendant une séance, permet de réveiller le corps dans son ensemble.
Déjà, rien que le simple fait de respirer de manière plus profonde, de concentrer notre souffle dans le bas-ventre, et de laisser cette faculté naturelle se développer à son rythme, permet entre autre une augmentation de l’oxygénation du cerveau et donc une amélioration du fonctionnement des cellules ainsi qu’une meilleure communication entre elles. De là à dire que l’on devient plus intelligent il y a un pas que je ne veux pas franchir, car l’intelligence dépend de multiples facteurs et est difficilement mesurable, même avec les méthodes des sciences actuelles. Je classerais plutôt l’intelligence comme une qualité du cerveau humain dont l’utilisation est parfois surprenante. Mais si simplement chacun d’entre nous s’aperçoit qu’il bouge mieux, raisonne mieux et plus vite, qu’il devient plus difficile de le gruger ou de l’abuser par des propositions alléchantes, ou des arguments basés sur des raisonnements fallacieux faute de réflexion, c’est déjà un grand pas. C’est peut-être aussi en partie une sortie, même relative, du monde de la stupidité et de la fausseté qui régit notre planète.
Découvrir par soi-même ; expérience plutôt que croyance
Lorsqu’il s’agit de la force, on a tendance à parler et à voir la chose en termes de quantité, plutôt que de qualité. Passionné d’arts martiaux, je me souviens qu’au tout début de l’engouement qui traversa la fin des années soixante et les années soixante-dix, nous regardions avec avidité les articles qui expliquaient comment parvenir à la plus grande efficacité avec le minimum de force musculaire. Comment grâce à la vitesse, au positionnement, à la posture, à la technicité, et avec une puissance musculaire qui, sans être le plus important, devait être présente mais surtout bien dirigée, on arrivait à des résultats qui pouvaient être surprenants. Que ce soit en Karaté, en Kung-fu, en Jiu-jitsu ou tous autres arts martiaux, les exemples ne manquaient pas.
Il était mentionné dans ces revues toutes sortes de méditations orientales aptes à donner des capacités incroyables à qui les pratiquait. Bien que très souvent grossièrement exagéré, le fond de vérité des techniques, des postures ou des méditations, est aujourd’hui reconnu, analysé, théorisé par des chercheurs en mathématiques, sciences humaines, ou sciences cognitives. Cette reconnaissance, même si elle a l’intérêt de rendre justice à ces pratiques, reste purement intellectuelle. Au lieu de déboucher sur une recherche physique concrète et permettre à tout un chacun d’en profiter, elle provoque une lassitude, ou un échauffement mental, qui risque de rendre inutiles les efforts que certains pratiquants mettent à poursuivre une voie légèrement différente avec l’aide de professeurs compétents et avisés.
C’est par l’expérience au sein de la pratique, que l’on découvre ce qu’aucun texte n’aurait pu nous apporter. Les textes anciens ou même parfois plus récents, ont une valeur qui est indéniable et souvent ils nous auront servi de guide ou auront été les révélateurs a posteriori de nos découvertes. Leur capacité à mettre en mots, à expliciter ce que nous avons ressenti, à révéler une expérience qui nous « parle », peut s’avérer une aide précieuse. Qu’aurais-je fait si je n’avais pas été guidé par les livres et les calligraphies, sortes de Koan, de mon maître Tsuda Itsuo.
Favoriser la qualité plutôt que la quantité
Nous vivons dans un monde où l’accumulation de biens, de marchandises, de connaissances comme de sécurités est la règle. On nous propose un « être humain augmenté », comme dans le projet transhumaniste, grâce à l’Intelligence Artificielle (dite I. A.). Est-ce parce qu’aujourd’hui l’être humain ne s’y retrouve plus, parce que les valeurs ont changé ? Ou parce que déçu de son environnement autant immédiat que global, il n’a plus goût à rien d’autre que du superficiel et perd le sens comme l’intérêt pour ce qui est lent et profond. Déjà à la fin du siècle dernier, dans les années quatre-vingt, le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, lors d’un stage de direction d’orchestre à Paris auquel j’ai eu la chance d’assister, se plaignait du fait qu’il n’y avait plus de grands mouvements de symphonies écrits sur un tempo « largo » – « tout s’est accéléré », disait-il. L’Aïkido a su garder du passé, des valeurs d’humanité, de respect de l’autre, de sensibilité, qui en font un instrument de qualité pour des retrouvailles avec ce qui fait de l’humain un être sensible et non un robot. Aussi perfectionné soit-il, cet « humain augmenté », ne sera au mieux qu’une pâle imitation, un ersatz de ce que chacun de nous peut être et surtout de ce qu’il peut devenir.
La rébellion n’est pas négation
La rébellion est un acte de santé de notre organisme physique comme de notre mental. Il ne faut surtout pas négliger son importance salutaire. Si nous pratiquons un art comme le nôtre ce n’est nullement un hasard. Si l’intelligence de cette « discipline » nous est apparue, c’est que quelque chose en nous était prêt et cela même si nous ne le savions pas, je veux dire même si nous n’en avions pas conscience. Si nous faisons confiance aux réactions de notre corps physique au lieu d’avoir peur de celles-ci, nous pouvons recommencer à comprendre la logique de ses réactions. Là encore il ne s’agit pas de “croyance de bonne-femme”, de retour en arrière, d’obscurantisme. Il s’agit d’une autre connaissance, à la fois connue de tous, et non reconnue dans sa plénitude car dérangeante.
Lorsqu’il y a une infection, un malaise, ou tout autre dysfonctionnement qui évidemment nous incommode, spontanément notre corps se rebelle, il cherche par tous les moyens à résoudre le problème, à retrouver l’équilibre perdu. Il augmente la température, fait appel à ses armes de réserve comme les anticorps de tous types, ainsi qu’à ses amis, avec qui il est en symbiose, bactéries productrices d’antibiotiques, virus macrophages, etc. Cette saine révolte peut s’avérer violente et rapide parfois, mais en fait le plus souvent cela commence tout doucement, lentement, on ne s’en aperçoit peut-être même pas au début. D’autres fois cela se résout avant que l’on ne prenne conscience de cette réponse, là encore tout dépend de l’état du corps et malgré tout il peut arriver qu’il soit nécessaire de soutenir la nature qui travaille en nous. Là chacun prend ses responsabilités. Si on a su entretenir son organisme en le laissant travailler pour tous les petits désagréments sans le contraindre, le laissant libre dans ses manifestations, il faudra peu de chose pour lui donner un coup de main, parfois il suffira d’un peu de repos, ou de l’aide ponctuelle de personnes compétentes. C’est en amont que l’on doit considérer ce qui se passe dans notre corps, et une saine réflexion sur la vie, son mouvement, et sa nature ne peut faire que du bien.
Suivre les traces
Ce qui est passionnant dans l’Aïkido, c’est de retrouver les traces laissées par nos anciens maîtres, de constater comment chacun d’entre eux s’est approprié cet art pour créer, pour réaliser sa propre vie. Inutile de les copier, mieux vaut apprendre, de leur posture, de leurs écrits. Trouver des compagnons pour avoir une pratique saine, où notre intuition se réveille, où notre corps redevient comme dans l’enfance, souple, agile, intrépide, et où l’on retrouve ce qu’il n’aurait jamais dû perdre, une certaine vaillance.
L’Aïkido n’est pas un trampoline sur lequel on s’épuise à sauter, perfectionnant sans cesse la technique, mais retombant toujours au même endroit du fait de la gravitation. C’est une formidable voie où les difficultés sont dosées par la nature même du chemin, par nos capacités du moment, par notre persévérance et notre sincérité. Ce sont des portes qui s’ouvrent, nous amenant à une conscience plus fine et parfois même à un état jubilatoire lorsque les sensations qui nous parcourent font « UN »2 avec notre performance physique dénuée de toute prétention mais proche de la plus grande simplicité. C’est parce que j’ai vu le plaisir et l’aisance dans la pratique qu’avaient certains professeurs, et les résultats des recherches comme la simplicité que montraient de nombreux maîtres que j’ai connus, que mon désir d’atteindre leur niveau, ou tout au moins de m’en approcher dans cette vie, a grandi.
Les maîtres anciens, chacun avec leur méthode, nous ont guidé vers ce que nous sommes au plus profond de nous-même. Mais le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique. Tout dépend toujours de nous, même si nous avons été trompés par de faux prophètes ou des charlatans hâbleurs prêts à tout pour les miettes de pouvoir qu’ils parviennent à obtenir de leurs tromperies. Si on observe les réalisations que nos prédécesseurs dans cette voie ont laissées, si on sait utiliser leur enseignement, si on sait les reconnaître sans en faire des idoles ou des saints, on s’apercevra que le chemin, même s’il est ardu et obscur, n’est pas si difficile. Pour le découvrir, une vie ne suffit pas, mais la vie se suffit à elle-même pour peu qu’on la vive pleinement.
L’ouverture d’un nouveau lieu de pratique est toujours une joie et c’est pourquoi nous sommes heureux qu’un nouveau dojo voie le jour à Pescara, ville située dans la région des Abruzzes au bord de la mer Adriatique. Manola D.P. qui est, avec un groupe de personnes, à l’origine de la création du dojo Bodaï à Rome, ouvre aujourd’hui ce deuxième lieu, après 18 ans à parcourir les deux cents kilomètres qui séparent Pescara de Rome pour pratiquer et faire vivre le dojo.
A cette occasion, nous avions envie de partager avec vous quelques réflexions et quelques photos mettant en perspective l’histoire des dojos de notre école. Avec une sélection de photos illustrant comment les dojos sont à la fois des lieux, des espaces concrets, chargés par des années de pratiques quotidiennes. Des lieux portés par l’énergie et la direction donnée par notre senseï Régis Soavi depuis plus de quarante ans. Et en même temps, des lieux qui sont construits par la volonté propre des membres, par eux-mêmes et pour eux-mêmes.
Commençons par voir à quoi ressemble actuellement le local à Pescara, et si cela peut sembler décourageant, en regardant plus bas à quoi ressemblaient les dojos avant les travaux des membres, vous verrez que tout va bien !
Pescara
Pour accompagner ce regard en arrière sur les dojos ayant déjà traversé l’étape de la création voici quelque réflexions extraites de mon livre « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda »
Extraits du chapitre 8 Créer des situations : « Itsuo Tsuda va lui aussi, a l’instar de Tchouang-tseu, du mamá kogui et des situationnistes créer des “situations’’ qui permettent et favorisent la découverte de la philosophie du Non-Faire. Il n’est pas vraiment sûr qu’il l’ait pensé en ces termes, mais son attachement à certaines choses – montrant l’importance qu’il accordait, le pouvoir qu’il donnait à ces possibilités, à ces situations – me paraît intéressant à noter, c’est pourquoi je vais en relever plusieurs pour les mettre en lumière.[..] »
« Quand il arrive à Paris, Itsuo Tsuda veut très vite créer un dojo. Pour le travail qu’il vient faire en Occident, il a besoin de cet outil, de ce lieu : un dojo, non pas un gymnase ou un club. On pourrait s’arrêter à l’idée qu’Itsuo Tsuda, Japonais de presque soixante ans, est traditionaliste et que dojo est une notion culturelle japonaise – il y a des dojos de kyudo, de kendo, de karaté, etc. – néanmoins, Tsuda ne crée pas des dojos japonais au sens strict du terme. Il insuffle à ces lieux une fonction d’autoémancipation.[…] »
Yuki Ho Toulouse, depuis 1983
Dojo Yuki Ho en 1983
Dojo Yuki Ho en 1983
Dojo Yuki Ho 2022
« Le dojo n’est pas un lieu de consommation, ni même uniquement de pratique personnelle. Au Japon, il est indissociable de la notion d’uchideshi, élèves internes. Ces élèves qui vivent sur place et s’occupent de tout, passent le balai, préparent le bain du maître, font la cuisine, le jardinage, etc. Cet enseignement par imprégnation, par le partage d’une vie collective avec la famille du maître mais aussi avec les autres uchideshi est un élément fort de la culture japonaise. Le principe de base est que c’est l’élève qui veut apprendre et non l’enseignant qui cherche à transmettre. On parle au Japon de “voler l’enseignement’’ : tout le positionnement est donc inversé. »
Tenshin Paris, depuis 1985
En 1992 d'anciens bureaux
Dojo Tenshin Paris 2022
Dojo Tenshin espace de pratique
et de culture
« De cette culture, Itsuo Tsuda va garder le côté “enseignement total’’ de l’expérience vécue et du travail en commun. Bien sûr, il n’y aura pas d’uchideshi, Tsuda ne souhaite jamais singer les traditions, faire du japonisme. Au contraire, il extrait l’essentiel de ces traditions et, bien que dépouillées de leurs couleurs locales, il cherche comment les réutiliser dans le monde contemporain. Le dojo est ouvert tous les jours, une séance a lieu à 6h30 le matin et deux soirs par semaine. Toute l’année, sans aucune interruption, les séances sont assurées par Tsuda et par les membres eux-mêmes. »
Scuola della respirazione Milano, depuis 1983
Le garage avant les travaux
Dans les années 90
l'intérieur
2022
Dojo Scuola della Respirazione Milano
« Car le dojo est un lieu d’expérimentation individuelle et collective, de pratique de l’autonomie, ou, a l’instar des uchideshi, chacun prend en charge les différents aspects de la vie quotidienne du dojo – discuter, décider, bricoler, jardiner, réparer, conduire les séances. Il s’agit de sortir de la logique d’assistanat et de la “facilité’’ de s’en remettre a des experts. Comme le pointe le philosophe Ivan Illich, les individus ont désappris à reconnaître leurs propres besoins et, «intoxiqués par la croyance en une meilleure prise des décisions, ils ont du mal à décider tout seul et bientôt perdent confiance dans leur propre pouvoir de le faire.» (Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973, p. 126.) »
Bodaï Roma, depuis 2004
Le local avant les travaux en 2004
Dojo Bodai 2022
« Le dojo n’accueille pas de client. Tsuda refusant toute prise en charge des personnes, chaque démarche doit être un acte individuel de prise en charge de soi-même. […]
Ainsi, chacun est chez soi au dojo, et chez les autres en même temps. C’est le lieu de l’individu et du collectif. »[…]
Akitsu Blois, depuis 2007
En 2019
2022
Extrait du chapitre Cultiver sa sensibilité et son attention « Pour se passer de règle, de loi et de chef il faut une grande attention tournée autant vers soi que vers le collectif. Comme le résument parfaitement bien les insurgés du Comité Invisible : « Soudain, la vie cesse d’être découpée en tronçons connectés. Dormir, se battre, manger, se soigner, faire la fête, conspirer, débattre, relèvent d’un seul mouvement vital. Tout n’est pas organisé, tout s’organise. La différence est notable. L’un appelle la gestion, l’autre l’attention. » Cet état de déconcentration et d’insensibilité qui amène au manque d’attention est, bien souvent, ce qui fait échouer nombre d’expériences communautaires. Nous sommes tellement habitués à suivre des ordres, des règles et à être assistés dans tous les aspects de notre vie qu’on ne réalise même pas le degré de sensibilité et d’attention nécessaire pour vivre “l’ordre moins le pouvoir’’ comme le propose l’anarchisme. » (extrait de « Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda« )
Dojo, pensé ainsi, est un excellent outil pour redécouvrir nos capacités d’attention, de sensibilité et d’organisation.
Ryokan Ancona, depuis 2005
2005
2022
Notre école contient encore deux dojos qui ont demandé moins de travaux mais qui méritent d’être présent dans cet article
La maître d’Ikebana Ando Keiko Mei raconte comment, quand elle était encore enfant, elle observait sa grand-mère, pratiquer son art: « Je la vis prendre deux feuilles de la plante et les poser, devant le tokonoma, sur un drap blanc parfaitement repassé où se trouvait déjà un petit nombre d’autres végétaux. Puis, elle alla chercher dans le placard un bol de couleur foncée et de facture rustique et, s’asseyant à la japonaise sur le sol recouvert de tatamis, elle y plaça un kenzan et versa de l’eau d’un petit arrosoir. Avec un grand calme elle prit ensuite une branche et se mit à l’observer attentivement, ses mains bougeant lentement et amoureusement. Au moment de couper pour ajuster la longueur ou enlever des feuilles, elle n’avait aucune hésitation.
Moi, pour ne pas la déranger, je m’étais assise juste derrière elle et je la regardais manier avec soin ces matériaux si simples et si modestes. A la fin, elle avait créé une fois de plus un Ikebana qui appartenait à l’essence des choses et était plein de charme, et de l’intérieur de moi monta un profond soupir d’admiration.
[…] Un jour je m’exclamai: »je voudrais être capable de disposer les fleurs aussi bien que toi dans tes compositions! » et elle me répondit avec simplicité: »moi aussi je voudrais réussir à faire mes Ikebana un peu mieux! ».
Cette affirmation me frappa car, jusqu’à ce moment-là, j’avais pensé que ma grand-mère, arrivée au point culminant de la Voie, se sentait toujours satisfaite de ses compositions.
Je compris, cependant, que cette réponse n’était pas née d’un sentiment de fausse modestie et ne contenait pas de jugement sur ses propres capacités. C’était l’expression sincère de la sensation de quelque chose d’inachevé qu’elle seule, dans son cœur, pouvait connaître […]
Par ces paroles simples ma grand-mère, sans le vouloir, m’avait déjà dévoilé toute la profondeur et la beauté [de la Voie] » (K.A.Mei, Ikebana, Art zen.)
Cette sensation de quelque chose d’inachevée ou d’une insatisfaction, qui est comme un aiguillon, est très typique des maîtres japonais dans leurs arts. Mais je pense que cette sensation est très loin de la frustration et de l’insatisfaction profonde que connaissent beaucoup de personnes à notre époque. Dans nos dojos, dans nos pratiques, nous sommes confrontés parfois à la difficulté de mettre en perspective des Voies qui demandent persévérance et continuité alors qu’on cherche de plus en plus à obtenir rapidement satisfaction. La notion même d’effort n’est plus très à la mode, ou si il y a effort il faut qu’il y ait résultat, rentabilité de cet effort. Le problème c’est que la recherche d’un résultat, d’une finalité à priori, conditionne l’action et donc ce résultat.
J’observe deux tendances qui semblent assez répandues : l’une où l’on voit tout en noir, sans futur, sans espoir, c’est un état dépressif. L’autre où l’on essaye de se concentrer sur ce qui nous procure de la satisfaction et du plaisir. Il est assez évident que des états dépressifs ou des pensées suicidaires ne sont pas des états très vivables pour l’humain, mais je souhaite interroger ici l’autre posture: la recherche de l’état de satisfaction. Et évidement interroger la position du budo et ce qu’elle peut nous amener à comprendre. Je ne cherche pas à opposer deux positions mais à creuser un questionnement. Est-on plus épanoui parce que satisfait? Ou plutôt, de quel type de satisfaction parlons-nous?
La recherche de la satisfaction a pris de l’ampleur ces dernières années; certains tiennent des cahiers de gratitude où ils notent ce qu’il c’est passé de positif dans leurs journées. D’autres changent de métier ou de ville pour être dans un contexte plus en accord avec leurs visions, leurs valeurs. Enfin le bien-être et l’épanouissement sont des préoccupations constantes pour beaucoup de personnes. Certains pointent le paradoxe d’une humanité qui n’a jamais connu un tel niveau de bien être matériel et qui continue à se sentir mal dans sa peau. Nous baignions dans le confort matériel et pourtant nous voilà encore insatisfaits. Tels des enfants gâtés?
De plus nous savons que la satisfaction de tous nos désirs ne nous donnerait même pas la satisfaction réelle, profonde. Finalement nous sommes un peu comme le chantait Johnny Hallyday dans la chanson l’envie « On m’a trop donné, bien avant l’envie. J’ai oublié les rêves et les merci. Toutes ces choses qui avaient un prix. Qui font l’envie de vivre et le désir ».
Bien avant, les contes anciens nous mettaient en garde contre l’oubli, contre la dissolution du Soi que procure la réalisation de tous les désirs. Comme ces contes ou l’on entre dans une auberge pour n’en plus ressortir, happé par une vie de plaisir et de satisfaction immédiate qui nous conduit même parfois à la mort. Cela veut il dire que nous devons suivre une morale austère ou une vie de labeur? Ceux qui ont moins que nous n’aspirent-ils pas à ce confort? Faut-il rester dans un boulot qui ne nous convient pas, nous ennuie ? Ou près de personnes toxiques? A priori non, bien sûr ; alors devons nous suivre nos rêves?
L’insatisfaction, un moteur puissant
Nos actes ont des motivations inconscientes que nous justifions après coup, mais ce qui déclenche chez nous l’action est indéfinissable. Nous aimons faire du piano, de l’arrangement floral, de la cuisine ou des arts martiaux mais pourquoi, l’un dans l’autre nous ne le savons pas. La pratique de ces arts nous procure en même temps une satisfaction profonde et en même temps une insatisfaction. C’est pourquoi nous nous remettons à l’ouvrage encore et encore.
Dans la culture japonaise il y a une notion intéressante, qui cultive comme moteur cette légère insatisfaction. Par exemple dans le Seitai on conseille aux parents de ne pas nourrir leurs bébés à 100%. Tsuda Itsuo parle de « la cuillère en moins ». Si les parents sont bien attentifs et concentrés ils peuvent arrêter de donner la cuillère au bébé juste avant le « trop plein ». Juste une petite cuillère avant. Bien sûr si le bébé réclame c’est qu’il a encore faim et il faut le nourrir, mais quand le rythme des bouchées diminue, si on est très attentif, on perçoit le moment juste où une cuillère en moins ne manque même pas. Cette très légère insatisfaction stimule l’appétit du bébé au lieu de le « remplir à ras le-bord », au lieu d’arriver à la satiété totale, béate. Elle garde aussi vivace la sensibilité du bébé qui sait, à la bouchée près, ce dont il a besoin ou pas, sans que ce soit brouillé par d’autres messages tel que les sentiments, les convenances, finir l’assiette, faire plaisir à maman, etc. Il en est de même dans le Bain chaud Seitai (voir Yashima #13 octobre 2021.) où l’on sort du bain quelques secondes avant la détente complète, juste avant d’être comme un légume bouilli, ainsi le corps a profité de la détente et cette sortie lui donne « un coup de fouet », un regain d’énergie.
Le maître de karaté Shimabukuro Yukinobu fait allusion à hara hachibu, un principe des îles d’Okinawa, qui consiste à s’arrêter de manger quand on a atteint 80% de satiété. (Yashima #11 mars 2021) Je pense qu’il s’agit un peu de la même idée.
D’ailleurs, on remarquera que c’est l’insatisfaction qui pousse un enfant à marcher, à parler, à sauter, à courir etc. Si il cherchait seulement la sensation de béatitude il resterait au même stade: dorloté par ses parents! Bien entendu il ne s’agit aucunement de justifier la maltraitance, mais plutôt de faire remarquer que, ici aussi, le mieux est parfois l’ennemi du bien. Ce n’est pas en surajoutant qu’on nourrit mieux. Tout dépend de l’optique que nous avons, Tsuda Itsuo remarquait « J’ai eu la chance de connaître quelques aspects de la tradition japonaise. Mon expérience peut être encore superficielle mais le contraste qu’elle offre vis-à-vis de la pensée moderne est frappant. Il ne s’agit pas là de la satisfaction matérielle, mais de l’approfondissement de la sensibilité. » (I.Tsuda, Le Non-Faire.)
Bien utilisé, l’aiguillon de l’insatisfaction nous pousse à la continuité et à la persévérance. Parlant de sa pratique de l’aïkido Tsuda senseï écrivait « Pour moi, apprendre à m’asseoir et à me lever, c’est déjà énorme. Je ne cesse d’en découvrir de nouveaux aspects. Je suis bien loin d’être satisfait de ce que je fais. Cette insatisfaction me propulse toujours en avant, vers la satisfaction complète.
Par contre, je connais un milliardaire malgré lui, malheureux comme pas un. Il est jeune, beau, intelligent. Rien ne lui manque. Il peut tout avoir du jour au lendemain. Mais cette facilité même l’exaspère. Il ne sait pas comment trouver une vraie satisfaction.
Le spontané, c’est quelque chose qu’on sent. C’est le ki. C’est l’invisible, l’impondérable qui cherche à prendre une forme tangible. Si la forme est satisfaisante, le spontané s’éteint.
Le ki meurt à la forme, voilà le point commun que j’ai trouvé chez Maîtres Ueshiba et Noguchi. Entendez ici: ki par impulsion.
On a faim. On mange. On est rassasié. On ne veut plus entendre parler de nourriture.
Mais la valeur de l’homme est dans la possibilité de trouver le ki qui n’est jamais satisfait. Me Ueshiba m’a parlé de ce que serait son aïkido quand il aurait cent cinquante ans. Il est mort à mi-chemin. […] » (I.Tsuda, La Voie du dépouillement.)
Rêves ou illusions
Le problème de l’insatisfaction arrive quand elle nous écrase. Travail, famille, ennui, métro, voiture, ras-le-bol, c’est quand le monde se rétrécit autour de nous, qu’on cherche l’évasion. Alors on rêve. Et un autre piège se referme sur nous car l’injonction « vivez vos rêves » n’est que trop devenue un phénomène de compensation. Paradoxalement on invite les personnes à courir après leurs rêves mais cela devient une illusion, un mirage qui les maintient dans la place qu’ils occupent déjà. Comme l’analysait, dès les années cinquante le philosophe H.Lefebvre « L’insatisfaction, l’étouffement, obligent l’individu qui se sent mourir sans avoir vécu à revendiquer follement la »répétition » de la vie qu’il n’a pas eue. […] Dans leur travail comme dans leur vie privée et leurs loisirs, la plupart restent prisonniers de cadres étroits ou désuets. Même inquiets ou mécontents, même s’ils veulent la rupture de ces cadres sociaux, ils aperçoivent mal les possibilités. » (H.Lefebvre, Critique de la vie quotidienne.) Habitués depuis l’enfance, il est difficile de sortir du rapport de consommation-compensation du loisir, du tourisme, sortir de la compensation pour revenir à un rapport vécu, direct, à une jouissance de l’acte comme le proposaient les Situationnistes, pour lesquels Lefebvre a été une source d’inspiration.
Je pense que la pratique intense, approfondie, d’un art peut nous aider à retrouver le contact avec le réel. Dans le cas de l’Aïkido, cet art nous met en présence de l’acte pleinement vécu, du moment présent. Non pas le réel absurde (déréalisé) de notre quotidien mais le réel de la sensation, du contact avec l’autre, le réel du corps. Quand on pratique Aïkido on n’est plus dans le cadre d’un travail, ni d’un loisir, c’est une pratique qui demande la totalité de l’individu. Il ne s’agit pas seulement de nombre d’heures de pratique. Évidement quand la pratique est quotidienne cela aide mais ce n’est pas forcé. Au bout d’un moment, quelque soit ce qu’on fait dans la vie, l’Aïkido, et aussi dans notre école le katsugen undo, deviennent des axes qui articulent nos existences. Enfin pour paraphraser un auteur parlant de l’acte de se révolter, la pratique dans un dojo est une situation où « à s’y donner entièrement, on y trouve toujours plus que ce qu’on y amène ou que ce qu’on y cherche : on y trouve avec surprise sa propre force, une endurance et une inventivité que l’on ne se connaissait pas, et le bonheur qu’il y a à habiter stratégiquement et quotidiennement une situation d’exception. »(Comité invisible, À nos amis.)
Ainsi, petit à petit, c’est toute notre vie qui « devient » aïkido. Et on se retrouve à « habiter quotidiennement une situation d’exception ».
C’est souvent ce que dégagent les maîtres d’ailleurs, leurs vies sont totales. Leurs vies entières sont une démarche permanente et une quête d’aller au delà de ce qui, encore, les insatisfait.
Itsuo Tsuda ramenait comme toujours chacun à sa propre décision en disant « Ma formule est : »Je vis, je vais, je fais. » Ce n’est pas pour me conformer à un but moral, social ou politique que je fais quelque chose. Je fais ce que je sens en moi, ce que je peux faire sans regret. Je ne cherche pas l’utopie à l’extérieur. Je cherche la satisfaction intérieure, inconditionnelle.
C’est dans la respiration calme et profonde que je trouve ma vraie satisfaction. Cela, en dépit des nombreuses contrariétés de la vie moderne. J’ai surmonté et vais surmonter des difficultés, tant que dure ma vie. C’est ainsi que je trouve le plaisir de vivre.
La vie, peinte tout en rose, non merci.
On dira que je suis égoïste, parce que je ne parle que de ce qui se passe en moi. Il est vrai que je ne dis pas comme tant de philanthropes : »Ne vous inquiétez pas. Je ferai tout pour vous. Je mangerai pour vous, je digérerai pour vous, j’évacuerai pour vous, je respirerai pour vous. »
Je dis froidement :
»Je ne ferai rien pour vous, tant que vous n’êtes pas décidés à faire par vous-mêmes. » » (I.Tsuda, La Voie des dieux.)
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Abonnez-vous à notre newsletter
« L’art de l’insatisfaction » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°9 en avril 2022.
La peur a une double origine, c’est d’abord une réponse primitive, atavique, déjà parfaitement connue, mais elle a aussi une origine congénitale acquise, et est donc par là même une conséquence de la civilisation.
Bien qu’elle puisse être un des éléments de préservation pour la survie, elle est trop souvent devenue un handicap dans nos sociétés industrialisées.
La peur dans le monde d’aujourd’hui a tendance à précéder presque toutes les actions d’un grand nombre de personnes et ne survient pas par hasard, elle se décline – j’ai trouvé trente-deux synonymes de cette émotion – sous forme de crainte, appréhension, inquiétude, angoisse etc., qui se démultiplient en s’entrecroisant. À chaque fois, elle annule l’acte, le geste, la démarche, ou les détourne de l’objectif visé, se présentant comme si, a minima, elle était déjà « la » réponse indispensable à chaque problème qui se pose.
La respiration, son mécanisme
Le blocage de la respiration et les difficultés respiratoires de beaucoup de nos contemporains lors d’une agression ou, et même surtout, de la menace d’un conflit peuvent s’expliquer par un mécanisme involontaire sauvage, c’est à dire primitif, qui s’est rigidifié. Il s’agit moins d’un manque d’entraînement à combattre ou à dépasser sa peur, que d’une habitude qui est née justement de cette peur. On bloque l’air, on le comprime, pour répondre de la manière la plus juste à ce qui risque de se passer. On retient sa respiration, « son souffle » pour être prêt à agir, on emmagasine de l’air par une inspiration rapide car pour agir, pour se défendre, pour fuir, ou même simplement pour crier il faudra expirer. C’est l’expiration qui permet l’action agressive ou défensive et donc c’est l’inspire qui, la précédant, nous rassure car elle nous positionne de manière favorable par rapport aux actes qui semblent devoir inexorablement suivre. Instinctivement on agit de cette façon à chaque fois que l’on pense avoir besoin de se défendre, et cela depuis l’enfance.
En réalité, indépendamment du fait que nous aurions pu en avoir l’intention, nous ne pouvons pas toujours nous défendre, la société ne le permet pas, il y a des règles. Dans de nombreux cas nous sommes contraints de rester avec une angoisse, un trac, le souffle court sans pouvoir nous libérer. Il suffit pour cela de se souvenir de nos années d’enfance ou d’adolescence, de nos réactions physiques lors des examens ou tout simplement quand un de nos professeurs faisait une interrogation surprise ou nous posait une question sur un sujet que nous n’avions pas assez travaillé ou mis en impasse. Il y a de trop nombreuses personnes pour qui la scolarité a représenté un tragique parcours pendant lequel l’anxiété, même intériorisée, a été un de leurs compagnons les plus fidèles dans l’adversité. Il n’est pas si sûr que, pour paraphraser l’aphorisme de Nietzsche, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Cela dépend beaucoup trop de l’individu, du moment et de la situation, entre autres choses. Les difficultés dans l’enfance ne sont pas toujours à l’origine de facultés de résistance ou de résilience comme certains pourraient le penser, elles peuvent provoquer des faiblesses ou des handicaps et cela provient souvent en grande partie du point de départ, de la naissance, de l’environnement familial, etc. Mais la peur étant devenue une habitude de réaction primaire, un a priori qui se présente en chaque circonstances, la solution retenue par le corps via son système involontaire perturbé reste systématiquement la même. Bloquer la respiration, ce qui était la bonne réponse, devient son contraire. « La solution devient le problème » (1). Le corps n’arrive plus à expirer ni à bouger, ni même à parler, et encore moins à crier. Si quelque chose se débloque quelle qu’en soit la raison, alors l’expiration vient et avec elle l’action se révèle, le besoin trouve une riposte à la situation, la peur passe au second plan et laisse la place à des réactions qui seront parfois même présentées comme du courage ou de l’inconscience, de la lâcheté ou du bon sens en fonction du moment ou de l’idée que l’on s’en fait.
Une antériorité à la naissance
C’est surtout à partir de la moitié du vingtième siècle qu’est née l’idéologie de la préservation de l’espèce humaine grâce à la protection des manifestations de la vie. Ce concept de la protection engagea la société occidentale dans une course à la médicalisation des corps qui n’avait jamais été envisagée jusque là. Cette prophylaxie qui pouvait se comprendre comme une réponse moderne et salvatrice s’est malheureusement faite en utilisant des mises en garde contre des risques simples que l’on trouvait normaux auparavant, et qui étaient inhérents au fait de vivre. Provoquant ainsi par la peur qu’elles ont engendrée, un effet nocebo d’une ampleur inégalée par le passé.
La prévention pendant la grossesse est devenue au fil des ans une hyper-médicalisation qui s’est banalisée, et qui a privé la femme en tout premier lieu, mais le père aussi, bien que d’une moindre façon et par répercussion, d’un rapport simple au corps, à leur propre corps. La joie du fait de porter un enfant, et la force qui en découle s’est transformée en angoisse de son devenir, et même de son présent in-utero, la vie du futur enfant subissant le traumatisme de la contraction qu’il ressent, et qui est due à l’inquiétude de ses parents. L’inquiétude malheureusement se communique plus qu’on ne le pense. Malgré le désir du contraire, de la sérénité que l’on voudrait apporter au bébé, cette préoccupation se transforme vite en peur, en crainte du mouvement, des changements, et de manière plus générale en appréhension devant l’inconnu. Les conséquences sont facilement prévisibles : des risques de chocs émotionnels et une fragilité face aux difficultés qui peut perdurer dans la vie future de l’enfant. Lors de la naissance, si la tranquillité manque, si elle est remplacée par l’agitation ou par l’anxiété, il se produit une tension et une crispation qui bloquent la respiration du nouveau né qui ne comprend pas ce qui se passe mais en souffre viscéralement sans rien pouvoir faire. En grandissant, et petit à petit, l’absence de réponse à cette incompréhension générera dans un premier temps des pleurs et des cris, puis une certaine forme d’apathie, de renoncement, par abandon de la lutte si aucune solution satisfaisante n’est apportée à cette requête.
Taïheki un instrument pour la compréhension
J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans Dragon Magazine (n° 23, janvier 2019) en quoi la connaissance des Taïheki peut être un instrument de qualité dans des circonstances particulières pour comprendre les réactions des personnes. La classification des Taïheki mise au point par Noguchi Haruchika senseï (2) s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci. Tsuda Itsuo senseï nous en donne une description sommaire dans cet extrait d’un de ses livres :
« Les 12 types de Taïheki sont les suivants :
1. cérébral actif 5. pulmonaire actif 9. bassin fermé
2. cérébral passif 6. pulmonaire passif 10. bassin ouvert
3. digestif actif 7. urinaire actif 11. hypersensible
4. digestif passif 8. urinaire passif 12. obtus
De 1 à 10, on voit les régions de polarisation qui sont au nombre de cinq :
cerveau, organes digestifs, poumons, organes urinaires, bassin.
11 et 12 sont un peu spéciaux, car ils sont des états plutôt que des régions.
Pour une même région, on a un numéro impair et un numéro pair. Les numéros impairs s’appliquent aux personnes qui agissent par excès d’énergie, dans le domaine de la région respective. Les numéros pairs sont des personnes qui subissent l’influence extérieure par la pénurie d’énergie. » (Tsuda I., Le Non-faire, 1973)
Face au danger lorsque la peur se présente nos réponses seront multiples, mais elles ne le seront pas seulement en fonction de notre entraînement ni de nos capacités, mais aussi, et même surtout, à cause de la circulation du ki dans notre corps, de cette énergie qui peut être coagulée en un point ou un autre, entraînant des stagnations spécifiques et donc des résultats et des réponses différentes.
Groupe vertical
Pour que l’action se déclenche, le ki doit se porter au koshi mais lorsque la coagulation se produit au niveau de la première lombaire, l’énergie monte au cerveau et a de la difficulté à redescendre. C’est pourquoi les personnes de type un, cérébral actif, auront tendance à sublimer leur peur, à l’objectiver, à en faire un objet qu’elles pourront contempler pour l’analyser, et trouver une solution qui satisfait leur intellect, car l’action, surtout immédiate n’est pas leur ambition principale. On comprend souvent mal ce genre de positions qui peuvent sembler stupide. On se demande pourquoi la personne n’a pas réagi dans telles ou telles circonstances, on trouvera peut-être grâce aux Taïheki une réponse aux questions que l’on peut se poser sur le mystère de certains comportements humains.
Les personnes de type deux, cérébral passif, ont tout à fait conscience de ce qui se passe, mais leur corps ne réagit pas comme leur cerveau a pensé, bien que cela n’ait rien d’imprévisible. Elles ne peuvent contrôler leur énergie, qui dans ce cas descend, mais provoque des réactions physiques incontrôlables du genre maux de ventre ou tremblements qui rendent difficile une réponse adéquate.
Groupe latéral
Dans ce groupe la coagulation se situe au niveau de la deuxième lombaire et affecte le système digestif. C’est pourquoi le type trois, digestif actif, lui, s’affole tout en cherchant à amadouer sa peur, vite il croque un petit truc, ce qu’il a toujours sous la main en cas de besoin. S’il a un peu plus de temps, il mange quelque chose de plus consistant, un sandwich, une pâtisserie, l’important c’est d’avoir l’estomac plein, c’est grâce à cela que son plexus solaire s’assouplit et que sa peur diminue ou même s’évapore. Il devient alors diplomate et cherche à arranger les choses, s’il n’y arrive pas, alors là, il se met en colère et fonce de manière désordonnée, sans réfléchir aux conséquences.
Le type quatre, digestif passif, reste inerte face à la peur, incapable de réactions. C’est une personne affable, et on aurait presque l’impression qu’il n’est pas concerné. De l’extérieur on voit bien peu de chose de sa nature car il a du mal à exprimer ses sensations ou ses sentiments. Du point de vue de l’action il se présentera comme quelqu’un de prévenant, de courtois, qui cherche à arrondir les angles, à dédramatiser la situation.
Groupe avant-arrière
Le type cinq, pulmonaire actif, a la tendance à pencher en avant ce qui facilite l’action en force, la régulation ou la coagulation, voire le blocage de son énergie qui se situe au niveau de la cinquième lombaire.
Lorsqu’il se trouve devant un danger, et donc face à la peur, il voit cela comme un face-à-face. Il agit souvent de façon extravertie, mais c’est aussi quelqu’un qui raisonne, qui calcule, si la peur qu’il ressent est logique, il l’affrontera de manière méthodique et ne reculera que si son intérêt entre en jeu c’est-à-dire s’il risque d’y perdre des plumes. Il passe à l’acte de sang-froid car il s’est préparé, pour lui, l’entraînement a toujours une raison d’être, hors de tout sentiment.
Le type six, pulmonaire passif, à l’inverse, est introverti, inhibé, il a un sentiment de frustration, mais par contre il s’enflamme vite, surtout au niveau des paroles ; face à la peur il se raidit encore plus que d’habitude mais peut ou exploser comme pendant une crise d’hystérie ou se fermer comme une huître, bouder, et attendre.
Groupe Torsion
Ici la vertèbre concernée est la troisième lombaire, c’est la plus enfoncée vers l’avant par rapport à l’axe de la colonne vertébrale, c’est aussi le pivot à partir duquel le corps bouge du point de vue de la rotation. Sans rotation de celle-ci et sans courbure lombaire il y a peu d’action possible du koshi.
Le type sept, urinaire actif, se tord de manière à protéger ses endroits faibles tant physiques que psychiques, il ne veux rien savoir de la peur, il veut l’ignorer, et ça marche. Il sait qu’il ne peut la combattre au risque qu’elle se renforce et le bloque dans son action, il estime qu’il faut surtout ne pas penser, il faut foncer droit devant, quoi qu’il en coûte. Il est souvent considéré comme un héros ou un inconscient, lui s’en moque, il ne peut simplement pas résister à ce qui le pousse en avant, l’action est sa raison de vivre et son modus operandi.
Le type huit, urinaire passif, a le koshi qui devient dur et sa combativité se crispe à l’intérieur. Il a par contre tendance à fanfaronner et se vexe pour un rien. Il affronte sa peur s’il y a du public, ou s’il est mis en compétition, si son adversaire le défie. Même s’il ne peut pas vaincre, il s’obstine de manière à ne pas perdre, alors que le type sept lui veut absolument triompher. Il exagère les conditions qui l’ont amené à avoir peur et comme il a une voix forte, il peut parfois s’imposer par ses seules vociférations.
Groupe bassin
Dans le cas des personnes de type neuf ou dix, la polarisation se fait dans tout le corps. On pourrait dire qu’il y a une tendance à la tension, à la concentration pour les uns ou inversement à la relaxation, voire au relâchement de façon permanente pour les autres.
Chez le type neuf, bassin fermé, c’est la tension qui est prépondérante. Il n’a pas facilement peur car son intuition lui permet de sentir le danger avant qu’il ne se manifeste. De toute manière, la peur, même si elle est présente à un moment donné, ne l’arrête jamais dans ses démarches. C’est une personne chez qui l’intuition est plus importante que la réflexion. Il est vigoureux mais par contre extrêmement répétitif, il est tenace, et plutôt introverti. Son énergie est intériorisée au niveau du bassin. Il représente un exemple pour qui veut observer la continuité chez l’être humain.
Le type dix, bassin ouvert, est le plus capable de dissiper l’énergie. Face à la peur il trouve plus de force en protégeant les autres que pour sa protection personnelle, on pense qu’il agit par gentillesse, en fait en agissant ainsi il oublie sa peur et ses propres difficultés. En cas de danger, s’il est tout seul, loin de chercher à se battre il pourra chercher à s’enfuir, car ce qui compte c’est de rester en vie et il peut donc facilement être considéré comme un pleutre, alors que si d’autre vies sont en jeu c’est son instinct primitif de survie qui jaillit de façon involontaire « pour assurer le futur de la race humaine ». Il risque de souffrir de l’opinion des autres qui évidemment ne le comprennent pas dans ce genre de cas, et qui à cause de cela réagissent en fonction de la morale ou des idées inculquées sur la bravoure.
Type onze dit « hypersensible »
Il réagit très vite face à la peur car elle lui est coutumière, mais cette réaction n’engendre pas une action, elle se présente plutôt comme ayant un caractère émotif et il a une forte tendance à l’exagérer. Même s’il ne se passe presque rien, il dramatise car il se produit une accélération de son cœur dès que son Kokoro est perturbé, il peut facilement s’évanouir ou déclencher une crise d’asthme. Du fait de sa sensibilité exacerbée, il est le candidat idéal pour toutes sortes de moqueries, même s’il en réchappe, lui, il sait qu’il peut devenir un souffre-douleur et subir un harcèlement auquel il ne saurait comment répondre.
Type douze dit « apathique »
Pour qu’il réagisse face à la peur, il a besoin qu’on lui donne des ordres clairs. Bien qu’il se présente avec un corps robuste et carré, ce n’est qu’une apparence car il ne sait pas comment réagir, il le fait parfois de manière trop forte, ou il laisse tomber. Il a tendance à suivre la masse, à agir si les autres à coté agissent, à faire comme tout le monde ou à attendre en subissant.
Comme la société a tendance à surprotéger les citoyens, leur refusant même le droit de se défendre tout seuls, sauf dans certaines circonstances très encadrées par la loi, il se produit un engourdissement des individus qui est susceptible de favoriser une direction qui façonne des corps de type douze quel que soit le Taïheki d’origine.
L’Aïkido, un espoir
La normalisation du terrain ne passe pas par le combat contre la peur. Si ce quelque chose qui continue de vivre en nous, qui aspire à une plus grande liberté, ne se réveille pas, c’est une lutte qui risque de n’être que superficielle. L’enseignement de l’Aïkido vise à rendre les individus indépendants et autonomes et non à former des combattants, cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit de l’apprentissage d’un art martial. On peut parfaitement apprendre la menuiserie ou la musique sans vouloir devenir un professionnel, mais chercher plutôt à être un amateur éclairé, capable de fabriquer une table, ou une armoire, capable d’apprécier une symphonie, comme un quatuor ou un lieder. Si on a une bonne formation, on saura réagir de manière correcte en toutes circonstances, on saura jauger la situation, on sentira quand il faut intervenir et comment, ou s’il faut s’abstenir de toute intervention. La pratique de l’Aïkido transforme les personnes indépendamment de leur passé, de leurs tendances, mais seulement à condition qu’elles acceptent de s’arrêter dans leur course folle à l’acquisition de techniques psychiques ou physiques censées apporter la solution à tous les problèmes, à toutes les peurs. La délivrance si elle est nécessaire, vient même parfois dans l’acte qui consiste à faire « marche arrière toute », pour retrouver l’équilibre et la force que chacun d’entre nous possède et qui n’attend que de surgir, que de se déployer.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Abonnez-vous à notre newsletter
« La peur, une origine congénitale acquise ? » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.
Coup de tonnerre dans le quotidien ! Les locaux qu’occupe, depuis trente ans, le dojo Scuola della Respirazione à Milan sont en vente. L’existence du dojo est ainsi menacée.
Cinq ans après le tour de force du dojo Yuki Ho à Toulouse, voilà de nouveau un des lieux de pratique de l’École Itsuo Tsuda en danger. Comme celui de Toulouse, le dojo de Milan est un bel espace se trouvant dans une cour tranquille, au sein d’un quartier de la ville maintenant assez prisé et là aussi, le coût d’achat est très élevé.
Pourtant, au lieu de baisser les bras, nous saisissons cette épreuve pour la transformer en opportunité.
Les dojos sont des associations, avec de modestes trésoreries, mais nous ne pouvons imaginer que ces lieux de pratique disparaissent, engloutis par les promoteurs immobiliers. Il nous faut donc chercher des solutions, les mettre en commun, remuer ciel et terre dans l’objectif d’acheter par nous-même ces locaux.
Le capital, parti de rien il y a quelques mois, a grossi par des apports de particuliers et un prêt bancaire, et est désormais en majorité réuni. Aujourd’hui, nous ne sommes plus très loin de pouvoir concrétiser ce rêve : que le dojo acquiert ses propres locaux. Pour atteindre cet objectif le dojo Scuola della Respirazione a besoin d’aide et lance un financement participatif.
Chaque participation compte et chacun de nous a la possibilité de changer le cours de l’histoire pour que restent, au cœur des villes, ces lieux de pratiques, d’échanges, de culture, ces lieux de vie. Certains défaitistes pensent que nous faisons comme Don Quichotte qui mène d’inutiles combats, mais l’expérience du dojo Yuki Ho à Toulouse nous a bien montré que c’était possible, si nous nous y mettions tous, brique par brique. « La seule chose qui ne change pas, c’est que tout change tout le temps » nous dit le livre des transformations, le Yi Jing, et dans l’exagramme K’an – L’Insondable, l’eau – il est dit : « L’eau donne l’exemple de l’attitude juste dans de telles circonstances. Elle continue toujours à s’écouler et remplit juste à point et pas davantage tous les endroits par où elle coule ; elle ne s’effraie devant aucun endroit dangereux ni aucune chute et rien ne lui fait perdre sa nature essentielle. Elle demeure en toutes circonstances égale à elle-même. »
Participez à cette aventure en permettant cet achat : rendez-vous sur la page du crowdfunding et diffusez l’information atour de vous.
Merci !!
PS. Si vous êtes membres de l’École Itsuo Tsuda rapprochez-vous de votre dojo pour soutenir l’achat des locaux, sans passer par la plateforme de crowdfunding.
On a pour habitude dans presque tous les dojos de nommer les quelques exercices qui précédent un cours, « préparation »ou « échauffement ». Et s’il ne s’agissait pas de gymnastique, ni d’éducation physique, mais de toute autre chose ! Tsuda senseï écrivait que son maître Ueshiba Morihei, était furieux quand, déjà à l’époque, et bien qu’il ne lui ait jamais donné de nom, ses jeunes élèves appelaient cette partie exercices préparatoires ou échauffement.
Une première partie !
Pour O senseï cette première partie de la séance était indispensable et inséparable de l’ensemble de sa pratique ; c’est pourquoi Tsuda senseï quant à lui, à défaut d’autre chose, lorsqu’il devait en parler à ses élèves ou pour la décrire, lui avait donné le nom de « Pratique Respiratoire ». Il s’explique de son choix du mot »respiration » – qui pour lui sera un mot clé pour faire passer un message aux Occidentaux – dès le premier chapitre de son premier livre Le Non Faire : « Par le mot respiration, je ne parle pas d’une simple opération bio-chimique de combinaison oxygène-hémoglobine. La respiration, c’est à la fois vitalité, action, amour, esprit de communion, intuition, prémonition, mouvement. L’Orient conserve encore ces aspects sous le nom de prâna ou celui de ki. L’Occident semble également les avoir connus : témoins, le mot psyché, âme-souffle, ou anima dont dérivent des mots comme âme, animer, animal, animosité, ou spiro, dont nous avons tiré des mots comme esprit, inspiration, aspiration, respiration. »(I.Tsuda, Le Non Faire, 1973) Ces exercices de respiration, de circulation de notre « énergie vitale », de notre ki revêtent pour moi encore aujourd’hui une importance primordiale.
La répétition
Je ne peux pas vraiment décrire ce qui est différent dans notre École par rapport à ce qui se fait dans d’autres lieux, ni en faire l’apologie, car il appartient à chacun de se faire sa propre idée sur ce qu’il reçoit, sur ce qu’il ressent. Chaque professeur de chaque École ou groupe, du fait de l’enseignement qu’il a reçu, de son parcours, de ses études, aura sa propre méthode, sa propre pédagogie, qui s’accorde autant à lui qu’à ses élèves. Certains usent de techniques nouvelles, puisent dans d’autres cultures, cherchent d’autres méthodes d’éducation, utilisent une psychologie de l’apprentissage plus moderne. Rien n’est à dénigrer, tout est possible et tout se justifie a priori pour permettre de faire vivre au mieux notre pratique, de faire passer l’essentiel : « l’universalité du message de paix de O senseï ». Un des reproches que l’on peut faire, à « l’École Itsuo Tsuda » est qu’elle est plutôt répétitive, et conservatrice. En effet, cette première partie que nous faisons chaque matin, n’a pas changé depuis que mon maître a commencé à l’enseigner au tout début des années soixante dix. Quant à moi, ne m’en étant jamais lassé, je n’ai jamais, en plus de cinquante ans de pratique journalière, ressenti le besoin d’y changer quoi que ce soit, ni pour moi-même, ni pour mes élèves. C’est même cette répétition qui permet un approfondissement de notre respiration et par contrecoup une découverte des principes qui régissent tous les mouvements de notre pratique.
Les fondements de ce travail
Cette première partie suit un ordre logique qui lui est propre, et il me semble inutile d’en détailler tous les mouvements. Cependant quelques points doivent être précisés et notamment ce qui en fait quelque chose de différent de ce que connaissent généralement la plupart des Aïkidokas. Après le salut vers le Kamiza, il y a une méditation en seiza de quelques minutes, et la récitation du Norito « Misogi no harae » par celui qui conduit la séance. Puis on commence par un exercice visant à libérer la région du plexus solaire de toutes les tensions accumulées. Ce mouvement est issu du Katsugen undo, il fut introduit par Tsuda senseï et provient de l’enseignement de son maître de Seitaï Noguchi Haruchika senseï. Pour le reste, tous les exercices qui suivent ont été enseignés pendant des années par O senseï. Je ne revendique pas un retour aux origines, une authenticité unique et cachée jusqu’à ce jour, face à des déformations qu’auraient provoquées de mauvais enseignements, car il est notoire que O senseï variait les exercices de cette première partie. Pourtant, d’après ce que l’on sait, il y en avait quelques-uns qui ne variaient jamais. Le Salut aux huit directions, ou Funakogi undo(1) et Tama-no-hireburi(2) font partie de ceux-ci. Ces deux derniers ont des rythmes spécifiques, une respiration précise et un protocole particulier quant à la direction vers laquelle se tourner ou le nombre de fois que l’on doit les exécuter. Il serait fastidieux et même peut-être hasardeux de les décrire dans un article, car ils doivent être enseignés directement de maître à élève sur les tatamis. Pour ce qui est des autres exercices, ce qui compte le plus dans tous ces gestes, ce n’est pas le nombre de fois qu’on les exécute, ni la vitesse, ni la force mais plutôt l’intensité de la vibration ressentie par tout le corps pendant ce moment-là. Il en va de même avec le Kiai que pousse celui qui conduit la séance à la fin de la Première partie. Là non plus, ce n’est ni la puissance du cri, du son, ni son intensité, mais la nature de l’acte, la profondeur de la respiration, l’exactitude du moment et la concentration qui est exigée, liées à la justesse de son exécution, qui transcendent l’action pour en faire une réponse adéquate, un processus de normalisation du corps. Chaque exercice pendant cette partie doit être exécuté dans un état de conscience précis. On doit les enchaîner avec autant de concentration que si notre vie, et en tout cas notre santé en dépendaient, et en même temps la relaxation est indispensable à leur bon déroulement. La meilleure attitude possible consiste à être à la fois recueilli et sans pensée, ce qui demande quelques années d’apprentissage, mais surtout de la persévérance.
La nécessité d’un contexte adéquat
Je ne saurais trop insister sur l’importance de l’ambiance lorsque l’on envisage de faire la Pratique respiratoire dans un style proche de ce que nous faisons dans notre École. L’atmosphère qui règne dans un dojo dédié est d’une toute autre nature si on la compare à celle que l’on trouve dans un club ou un gymnase. Si en plus, dans ce lieu consacré on a pu créer un Tokonoma(3) dans lequel sont placés un Kakegiku(4) et un Ikebana(5), la qualité de la concentration, le respect du silence, y seront plus faciles. Il sera ainsi plus aisé de s’imprégner, de s’immerger dans un milieu qui favorise cette recherche. On pourra trouver grâce à cet environnement la manière d’exécuter les gestes, les enchaînements, qui, un peu comme une chorégraphie n’ayant jamais rien de superficiel, font bouger le corps de façon à le rendre plus perméable à la perception des flux intérieurs, le rendant plus souple, ainsi que plus réactif. Il s’agit simplement de retrouver le chemin parcouru par les anciens senseï, de comprendre pourquoi ceux qui nous guidaient, tous ceux que j’ai connus ou parfois simplement croisés lors de stages, ou de rencontres, suivaient bon nombre de ces « rites » sans avoir posé de questions dans leur jeunesse mais en ayant alors cherché les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes.
La découverte du Yin et du Yang
C’est dans La voie des dieux que Tsuda senseï rapporte cette mise en garde de Madame Nakanishi(6), grand maître dans l’art du Kotodama(7) :
« « Après la disparition de l’initiateur, les kata, les formes commencent à se décomposer parce que les continuateurs ne sont pas en mesure de comprendre ce qui a motivé l’initiateur en profondeur. On hérite les formes, on les simplifie, les formes dégénèrent », dit Mme Nakanishi. L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés. »(Tsuda Itsuo, La voie des dieux, 1982).
Ces commentaires de deux très grands maîtres, Nakanishi senseï et Tsuda senseï, auraient tout à fait pu me décourager, c’est pourtant très typiquement ce genre de phrases qui m’a stimulé et poussé vers l’avant. La découverte du Yin et du Yang, c’est précisément dans cette première partie que l’on peut la faire car c’est une pratique « solitaire ». Rien ne peut nous perturber pourvu que l’on reste concentré sur la perception de ce que l’on ressent, c’est comme un courant intérieur qui petit à petit se traduit en terme de Yin et Yang. C’est une approche empirique fondamentalement non mentale et le corps tout entier en perçoit les effets immédiatement. Alors notre Aïkido se transforme, on passe dans une autre dimension, avec une perspective psychophysique de plus grande ampleur. Le fait de sentir concrètement dans ses propres membres, dans toute sa posture, la circulation du Ki comme différents flux qui ont une nature précise, positive ou négative, Yin ou Yang. Des courants qui se transforment et s’alternent passant parfois de Yin à Yang, circulent d’un coté à l’autre, tournent ou s’arrêtent de façon impromptue et au final nous guident dans tous nos mouvements alors que nous en avons à peine conscience. Cela n’arrive pas en un jour mais cela a donné un sens à ma pratique de l’Aïkido, cela m’a permis de persévérer, et de dépasser les moments de découragement, les passages difficiles, ceux où l’on se sent bloqué, sans ressort. C’est aussi grâce à ces répétitions journalières, à tous ces gestes, que notre corps se régénère et perçoit les autres non plus seulement par le biais de leur aspect physique ou social, mais bien plutôt à travers ce qu’ils dégagent en profondeur, qui n’est pas seulement psychologique mais d’un tout autre ordre, d’une autre nature.
De la pratique solitaire à l’osmose
Il s’agit là d’une métamorphose qualitative importante qui n’est pas faite pour faire rêver, car elle sort de l’ordinaire, et parce que cette transformation ouvre des possibilités pour appréhender notre univers, notre humanité dans toute sa complexité. À l’opposé des mondes virtuels qui nous sont proposés via la technologie et les rapports sociétaux dans notre quotidien, on commence à percevoir l’univers du réel, sa nature profonde. À la fois pas si différent de notre vie de tous les jours et pourtant d’un tout autre genre. Chaque exercice de cette première partie est lié à notre souffle, chaque mouvement se trouve en relation avec l’inspire ou l’expire. Tsuda senseï prononçait à haute voix Ka lors de l’inspiration et Mi lors de l’expiration, il nous expliquait que lorsqu’on unit la respiration on réalise Ka et Mi qui devient Kami que l’on peut traduire par Dieu. Il ne s’agit pas d’un dieu au sens religieux ni même mystique mais plus concrètement de la vie dans toutes ses manifestations. La martialité ne disparaît pas, mais elle est tout simplement transcendée. On comprendra mieux pourquoi Tsuda senseï écrivait « L’Aïkido, la voie de coordination du ki, est un art de « fusionner le ki » donc une forme martiale d’osmose. »(Tsuda Itsuo, Le Non Faire, 1977)
L’Aïkido, religion ou philosophie ?
Dès l’instant que l’on ritualise tout ou partie de la pratique dans un art martial, on est accusé de religiosité ou de mysticisme. Le Reishiki, les saluts, la concentration, les méditations diverses, tout devient suspect, de la même manière que tout ce qui en fait un art pacifique, respectueux de l’humain. Il est difficile d’expliquer à la lueur du matérialisme scientifique et des connaissances d’aujourd’hui en quoi une pratique ritualisée a un tel intérêt car elle échappe à l’idée de progrès. Pourtant le monde de la recherche va malgré tout de l’avant dans les études actuelles pour comprendre de manière plus fine comment fonctionne notre environnement. Mais les travaux doivent être teintés de scientisme pour être acceptés. Par exemple on peut en arriver à brancher des capteurs, fabriqués à partir des détecteurs de mensonges, sur des plantes pour comprendre leur langage, alors que l’on est toujours incapable d’expliciter pourquoi certaines personnes ont « la main verte ». On cherche par tous les moyens à reproduire la nature pour ce qu’elle apporte de bienfaits à l’être humain, sans comprendre comment cette même nature produit ce travail. On analyse, on divise, on découpe, afin de trouver l’élément actif d’une substance sans se rendre compte que c’est l’ensemble qui est créateur de ce composant. S’il manque une seule partie, un seul élément, ou si le rythme n’est pas respecté, le résultat sera tout autre, et peut même être contraire à ce que l’on avait espéré trouver ou à ce que l’on avait découvert auparavant. Si nous n’avons pas besoin de religions qui nous enchaînent à des dogmes, nous n’avons pas plus besoin des idéologies qui contraignent nos libertés ou pire nous asservissent. Même si certaines de ces nouvelles croyances ou de ces doctrines, parfois prétendument validées par la science, ont été conçues pour notre « bien », pour notre « bonheur » présent ou futur, elles ne valent pas plus à mes yeux que les chimères du passé. Une aliénation en vaut une autre. La recherche de l’unité de l’être reste pour beaucoup d’entre nous la valeur ultime ; pour la trouver, la Pratique respiratoire demeure un instrument de qualité, facilement à notre disposition. Les anciens dieux sont morts en tant que représentations, en tant qu’images projetées par l’humanité, mais cette énergie qui leur était attribuée et qui nous anime est toujours là, nous pouvons la sentir, la redécouvrir et l’utiliser en nous.
Maintenir la santé
« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».(8) Telle est la définition de
l’O.M.S. et nous l’acceptons en Occident comme allant de soi. Elle est souvent comprise au premier degré de même que son corollaire avec ses implications : il faut combattre la maladie, éliminer les microbes, les virus, il faut corriger la nature qui est si imparfaite, il faut soutenir, protéger l’être humain etc. La doctrine devient si absolue qu’elle finit par donner des résultats contraires à ce que l’on espérait, et notamment celui-ci : « les gens s’affaiblissent ». Au lieu de donner la possibilité au corps de s’épanouir de façon naturelle, on l’oblige à se préserver de tout ce qui pourrait éventuellement être dangereux ou on le blinde. On force, et on le force au nom d’impératifs conceptuels sur la santé, prétendument scientifiques ou médicaux. On renforce l’éducation théorique sur le fonctionnement du corps comme sur l’hygiène sans en comprendre les fondements, on norme l’esthétique des jeunes garçons et des jeunes filles, au détriment de leur santé réelle. Le résultat est loin d’être à la hauteur des espérances que la société y a mises mais le conditionnement, lui, est là, et pour longtemps. La Pratique respiratoire, cette première partie accessible à tous quelque soit notre passé ou notre état physique, est peut-être la réponse à ce que l’on ressent quand on découvre le poids de l’oppression qui s’exerce sur le corps, notre corps et son influence sur notre esprit, notre réflexion, et par conséquent nos actes.
Des gestes simples
C’est un processus de décontamination qui peut commencer. Comme pour la planète quand il faut dépolluer la nature, il est important d’arrêter un processus, de cesser d’utiliser les mêmes fonctionnements, de « faire un peu plus de la même chose » (9) . Les gestes simples associés à la respiration, « la circulation du ki », apportent, dès le début de ce lent travail de reconstruction, des résultats visibles qui étonnent souvent l’entourage des personnes qui pratiquent, quel que soit leur âge ou leur condition physique. La vraie difficulté se trouve dans la continuité beaucoup plus que dans les efforts qui sont en réalité extrêmement modestes. Il est même possible de se limiter à cette première partie si on en a le désir ou si des conditions impératives nous y obligent, le bien-être qui en résultera n’en sera pas diminué, car l’unité « corps-esprit » que l’on aura retrouvée est le vrai cadeau que notre nature profonde a toujours cherché.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Abonnez-vous à notre newsletter
« La pratique respiratoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°7 en octobre 2021.
Notes :
1) Souvent traduit par « Mouvement du rameur »
2) Tsuda senseï le traduisait par « Vibration de l’âme »
3) Alcôve servant à exposer un Kakegiku.
4) Encadrement en rouleau pour une calligraphie ou une peinture.
5) Arrangement floral japonais.
6) Mme Nakanishi prêtresse Shinto, elle enseigna le Kotodama à maître Ueshiba.
7) Le kotodama est la connaissance du pouvoir spirituel attribué au sons.
8) Définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
9) Watzlawic Paul, théoricien de l’École de Palo Alto.
Retrouvez ici le troisième entretien des six interviews de Itsuo Tsuda « La respiration philosophie vivante » par André Libioulle diffusées sur France Culture dans les années 1980. A écouter ou à lire :
ÉMISSION N° 3
Q. : La France, vous la connaissez bien, vous avez travaillé, avant les années quarante, avec deux personnages extrêmement importants : Marcel Granet et Marcel Mauss. Alors que Marcel Granet était sinologue, Marcel Mauss était sociologue. Quels ont été les moments importants que vous avez vécus avec eux ?
I.T. : J’ai suivi, pendant cinq ans, le cours de ces savants, et ça m’a permis d’avoir une ouverture sur des aspects inconnus de la société occidentale. Mauss s’occupait de sociologie des peuples, chez les Polynésiens, etc. Il avait une optique très très profonde dans les choses, et il a constaté des choses qu’il appelait des phénomènes totaux, n’est-ce pas. Tandis que dans les sociétés occidentales c’est toujours analytique, rationnel, etc.
Q. : C’est ça, c’est dans la rencontre de l’idée de globalité.
I.T. : Oui… et puis, Granet m’a donné aussi la possibilité de voir la société chinoise ancienne, et avec une perspective très très différente de ce qu’on fait d’ordinaire : transformer tout, avec les raisonnements occidentaux.
Q. : Après cette période française, après cette période parisienne, vous rentrez au Japon, et là, nouvelles rencontres absolument décisives, celles de Maître Ueshiba, le créateur de l’Aïkido, et celle de Maître Noguchi.
I.T. : Maître Noguchi, m’a permis de voir les choses d’une façon très concrète. À travers ces manifestations de chaque individu, il est possible de voir ce qui agit à l’intérieur. C’est une approche tout à fait différente de l’approche analytique : la tête, le cœur, les organes digestifs, chacun prend dans sa spécialité et puis, le corps d’un côté, le psychique de l’autre, n’est-ce pas. Eh bien, il a permis de voir l’homme, c’est à dire l’individu concret, dans sa totalité, voilà.
Q. : Donc là, vous travaillez avec Maître Noguchi, vous travaillez aussi avec Maître Ueshiba pendant plusieurs années.
I.T. : Avec Maître Ueshiba, j’ai travaillé pendant dix ans avant de venir en France. Eh bien, il m’a donné la possibilité autre que… l’individu enfermé dans la peau. J’ai visité les États‑Unis, et puis j’ai essayé de voir les possibilités, ce que j’allais faire. J’ai commencé par écrire, et puis petit à petit ça a pris forme.
Q. : Je crois que “Le Non-Faire” a été publié en 1973. C’est le premier ouvrage que vous publiez. Alors vous revenez en France à peu près vers quelle période ?
I.T. : 1970.
Q. : Et là vous décidez alors de créer l’École de la Respiration. Alors, “l’École de la Respiration”, voilà un terme un petit peu singulier. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi une école. Finalement, ce n’est certainement pas une école au sens traditionnel du mot ?
I.T. : Non, pas du tout (rire). C’est le seul nom que j’ai pu trouver, pour faire comprendre aux gens qu’il y a toute une… chose derrière la respiration. Pour les gens qui ne sont pas initiés, la respiration c’est le travail des poumons. Mais là, le mot respiration prend une extension de plus en plus grande, n’est-ce pas…
Q. : Oui, alors à l’École de la Respiration on pratique le Mouvement régénérateur. Alors vous avez décrit le Mouvement régénérateur (Katsugen undo) comme un exercice du système moteur extra-pyramidal.
I.T. : Oui. Le Mouvement régénérateur n’est pas une discipline comme on l’entend d’ordinaire.
Q. : Le mot extra-pyramidal n’est peut être pas immédiatement compréhensible par ceux qui nous écoutent. Mais enfin, le terme lui-même, “extra-pyramidal” désigne en somme une zone cérébrale, par rapport à une autre qui est considérée comme le siège du mouvement volontaire.
I.T. : Oui. Chez les humains, il existe deux zones motrices, n’est-ce pas. Une, c’est le système moteur pyramidal, qui est la source de tout mouvement volontaire. Ça on l’apprend dans les écoles, comme l’entrecroisement des systèmes nerveux, etc.
Q. : c’est un terme de physiologie…
I.T. : … oui, c’est ça. Mais on a longtemps négligé l’extra-pyramidal, qui seconde ce système volontaire, parce que on a peur de sortir du système volontaire, et justement, Maître Noguchi a commencé à le faire. Eh bien lui-même, quand il a commencé, il était un peu surpris : c’est que le corps se met à bouger tout seul. Lorsqu’on croit que tout le corps obéit à notre volonté, c’est quand même étrange, n’est-ce pas ? Mais, à vrai dire, nous ne contrôlons pas tous les mouvements du corps. Si c’était indispensable, comment ferait-on pendant qu’on dort ?
Q. : Il y a toute une zone de notre activité qui est couverte par le volontaire. Mais le volontaire ne concerne pas toute notre activité. Il y a une zone qui échappe à l’emprise de cette volonté.
I.T. : Il y a un médecin japonais qui dit que le mouvement volontaire n’occupe que trois pour cent de la totalité de notre mouvement corporel. Mais pour Noguchi, il n’y a rien qui soit volontaire. Ça c’est (rire) vraiment fort.
Q. : En somme, l’action de l’extra-pyramidal vient se superposer en quelque sorte à l’action du pyramidal.
I.T. : Oui.
Q. : Vous avez précisé que le Mouvement régénérateur existe sous deux formes…
I.T. : … oui…
Q. : … d’une part chez tous les individus comme forme de réaction naturelle de l’organisme. C’est par exemple le bâillement, c’est l’éternuement, c’est l’agitation pendant le sommeil. Et puis il y a une autre forme, qui a été mise au point il y a à peu près cinquante ans par Maître Noguchi. Maître Noguchi, il faut préciser qu’il est le créateur de la méthode dite “Seitai”.
I.T. : C’est par un pur hasard qu’il s’est lancé dans cette carrière : c’est le grand tremblement de terre de 1924 qui a sévi dans toute la région de Tokyo. Il avait douze ans à cette époque. Il s’intéressait beaucoup à ce genre de choses, il s’amusait avec. Mais, toute la région était dévastée, et puis il y avait des gens qui, sans abri, rôdaient un peu partout, et puis la diarrhée s’est propagée, etc. Il a vu une femme voisine, qui était accroupie, qui souffrait énormément. Alors il s’est précipité sur elle, simplement, il a appliqué sa main…
Q. : … appliqué la main sur la colonne vertébrale…
I.T. : … et puis elle dit : « merci mon petit », enfin, elle a souri. Ça c’est le point de départ de sa carrière. Dès le lendemain il y avait des gens qui venaient le voir. Alors depuis, il n’a pas pu quitter cette voie. C’est ce que nous pratiquons maintenant sous le nom de “yuki” : on met la main sur la colonne vertébrale ou sur la tête, et puis, on expire par la main, voilà. Eh bien quand on voit ça, ça n’a rien d’extraordinaire. Seulement, à mesure que l’attention s’y concentre, on sent que ça agit à l’intérieur.
Q. : Et donc là, yuki c’est un des éléments de la technique mise au point par Maître Noguchi. Il y a une chose qui m’étonne un petit peu dans la technique que vous décrivez, c’est que le Seitai, vous le précisez, est une technique qui sert à provoquer le spontané. C’est peut-être un petit peu paradoxal ?
I.T. : Le Seitai, c’est un mot qui a été créé par Noguchi plus tard. Au début, par la force des choses il est devenu simplement… un guérisseur. Il faisait la thérapeutique. Mais, aux environs de 1950, par là, il a quitté cette notion de guérison, de thérapeutique, il a rejeté tout ça, et il a créé la notion de “Seitai”, c’est-à-dire terrain normalisé. Lorsque le terrain se normalise, tous les problèmes disparaissent d’eux-mêmes.
Q. : le Mouvement régénérateur, on pourrait peut-être provisoirement le résumer par deux éléments importants : exercice du système moteur extra-pyramidal. Cet exercice n’est pas véritablement une technique. D’ailleurs vous précisez : « à l’École de la Respiration l’on travaille sans connaissance, sans technique et sans but ». Et alors, second élément important, le Mouvement régénérateur est un mouvement spontané qui existe virtuellement en tous les individus, et on ne peut pas dire que le mouvement est provoqué, il se déclenche chez les individus.
Fin de l’entretien numéro 3, pour écouter l’entretien numéro 4 :
« “Qu’ils soient un ou plusieurs cela n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre”, disait O senseï ». C’est avec cette phrase1,2 que Tsuda Itsuo senseï répondit un jour à une de mes nombreuses questions sur la pratique et notamment sur la manière de se défendre contre plusieurs partenaires.
Magie ou simplicité
Jeune aïkidoka je cherchais à m’abreuver à toutes les sources disponibles, et mes références je les trouvais chez Nocquet senseï, Tamura senseï, Noro senseï. Mais évidemment je les trouvais aussi chez celui dont je me sentais le plus proche : Tsuda senseï. En ce début des années soixante-dix, nous étions très friands d’anecdotes, sur les arts martiaux, sur les grands maîtres historiques, et sur O senseï Ueshiba Morihei en particulier. Nous allions d’ailleurs acheter les films en « super 8 » qui étaient disponibles, dans ce temple qu’était le magasin d’arts martiaux de la Montagne Sainte-Geneviève (à Paris), fascinés que nous étions par les prouesses de ce grand maître. Bien que profondément matérialiste, je n’étais pas loin de croire en quelque chose de magique, à des pouvoirs exceptionnels accordés à certains êtres plus qu’à d’autres. Tsuda Itsuo m’a fait redescendre sur terre, car ce qu’il nous montrait était très simple mais malgré tout, cela restait parfaitement incompréhensible. Les techniques qu’il nous montrait, je les connaissais bien déjà, mais il les faisait avec une telle simplicité, une telle facilité que j’en étais perturbé, et cela ne faisait que renforcer mon désir de continuer à pratiquer pour découvrir les « secrets » qui le lui permettaient.
Son leitmotiv : la respiration
Lorsqu’il parlait de respiration il fallait entendre le mot KI, c’était la traduction qu’il avait choisie pour exprimer ce « non-concept » qui est si commun, et si compréhensible de manière immédiate au Japon, mais si difficile à saisir en Occident. Il expliquait qu’on pouvait réaliser l’unité primordiale lorsqu’on unit sa respiration avec son ou ses partenaires. La respiration devient le support physique, l’acte concret qui permet de s’unifier avec les autres. Elle agit physiquement comme une sorte de contrainte douce sur le corps des partenaires. Nous connaissons tous ce dont je parle, ce n’est absolument pas mystérieux. Il y a des personnes qui sont capables de rendre les autres mal à l’aise, d’autres qui savent s’imposer, imposer leur respiration, laissant parfois leur correspondant dans l’incapacité de prononcer une parole. Dans les arts martiaux, et c’est particulièrement visible dans l’art du sabre, il s’agit de désynchroniser le souffle de manière à surprendre l’adversaire, à le déstabiliser. Le moment crucial dans bon nombre de cas étant celui où le début de l’inspiration de celui qui fait face correspond à la fin de l’inspiration de l’autre, autrement dit au début de son expiration. On frappe pendant cet intervalle entre expire et inspire. Ce moment que l’on appelle »l’intermission respiratoire » est le moment idéal pour déployer sa force physique dans un combat, et vaincre l’adversaire. Il en va tout autrement en Aïkido où ce même instant permet d’entrer dans le souffle du partenaire, dans cette voie qu’est la voie de l’harmonie, où il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.
Pratiquer avec un partenaire comme s’ils étaient plusieurs
Pour commencer il est plus simple de pratiquer avec un seul partenaire, mais il est important de ne pas se fixer sur lui, de rester disponible à d’autres interventions. Cette disponibilité, on y parvient grâce au calme intérieur, et cela commence par le fait de bien connaître les techniques, et de ne pas s’affoler. Il faudra malgré tout quelques années pour être tranquille dans de telles circonstances, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre pour commencer à travailler dans cette direction. Je dirais que, pratiquer avec plusieurs partenaires, plus qu’une performance à exécuter, représente pour moi une orientation pédagogique, l’Aïkido est un tout, on ne peut pas le découper en tranches. Il s’agit d’une pédagogie globale et non d’un enseignement de type scolaire sanctionné par des notations et des examens. Déjà, chaque fois que le groupe de pratiquants se retrouve en nombre impair, on peut en profiter pour travailler à trois, mais cela ne suffira pas pour acquérir les bons réflexes, la bonne attitude à adopter. Chaque fois que le groupe le permet, c’est-à-dire s’il n’y a pas trop de différences de niveaux, on peut faire pratiquer tout le monde par groupe de trois, voire quatre partenaires.
Si les deux partenaires saisissent Tori ensemble, et à deux mains, c’est la technique et la capacité de Tori à concentrer la puissance dans le hara grâce à la respiration qui sera déterminante, la souplesse des bras et des épaules permettra de faire circuler l’énergie, le ki, jusqu’au bout des doigts, et de le faire jaillir au-delà, entraînant la chute des partenaires sur les tatamis. Mais si on travaille avec des attaques en alternance, la difficulté la plus grande n’est pas dans le fait de faire les techniques, mais surtout dans le rôle de Uke.
En effet Uke, bien trop souvent, ne sait pas comment se comporter, et il attend son tour pour attaquer. Mon enseignement consiste donc aussi, à montrer comment se positionner, comment trouver l’angle d’attaque ; je joue dans ce cas le rôle de Uke, exactement comme dans les anciens koryu. Je montre comment tourner autour de Tori, comment sentir les failles dans sa respiration, dans sa posture, et comment Tori peut utiliser un partenaire contre l’autre, je le fais lentement de manière à ce que Tori ne se sente pas réellement agressé mais plutôt dérangé dans ses habitudes, dans sa mobilité ou son incapacité à bouger en harmonie. Les formes de l’attaque doivent être très claires, il ne s’agit pas de démontrer la faiblesse de l’autre mais de lui permettre de sentir ce qui se passe autour de lui sans avoir besoin de regarder ou de s’agiter, mais par contre, en développant sa capacité sensitive. Il ne doit pas s’attacher à la contrainte que lui impose chaque saisie mais au contraire, réaliser qu’elle peut être l’occasion d’un dépassement et même, une aubaine.
La valeur du déplacement
Les déplacements acquièrent une valeur toute spéciale lorsqu’il y a plusieurs personnes autour de nous. Si on regarde la circulation automobile sur une autoroute à une heure de pointe du haut d’un pont qui la surplombe on sera très étonné de voir à quel point les véhicules se frôlent, se dépassent, ralentissent, accélèrent, et même changent de file dans une sorte de ballet qui pourtant n’est régi par aucune instance supérieure, mais bien réellement par chaque conducteur. On pourrait s’attendre à une quantité énorme d’accidents, ou au moins de froissements de tôle en quelques minutes, et pourtant il n’en est rien, tout se passe bien. Il existe bien sûr des accidents, mais très peu, relativement à ce que l’on peut imaginer ou voir du haut de notre observatoire.
Si, lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires on met autant de concentration, d’attention et de respect de l’autre que lorsque l’on conduit un véhicule quel qu’il soit, comme il s’agit de notre corps – et non d’une extension de la conscience de ce corps, comme cela peut l’être avec une voiture – cela devient beaucoup plus facile. Je le répète : il est nécessaire d’avoir une bonne technique, de ne pas être apeuré par ce qui se passe, mais tranquille et sûr de soi, tout en étant vigilant et conscient de ce qui se bouge tout autour de nous. La différence avec l’exemple que je viens de donner est que les partenaires cherchent à nous toucher, nous frapper, ou nous immobiliser, contrairement aux véhicules qui s’évitent les uns les autres. Or au même titre que la voiture par exemple – qui par anthropotechnie devient comme une extension de notre corps, dont nous connaissons, dont nous avons conscience des dimensions, au centimètre, voire au millimètre près – il s’agit de saisir l’opportunité de sentir notre sphère, non plus comme un rêve, une idée, un fantasme, une imagination, ou un délire ésotérique inventé de toutes pièces par quelque mage ou charlatan, mais bien comme une réalité concrète accessible à tous, puisque nous en sommes déjà capables en voiture si nous sommes suffisamment attentifs.
Il s’agit alors de jouer avec cette sensation, cette extension : à peine les sphères se frôlent-elles, que déjà, elles s’étendent, se rétractent, se déplacent sans cesse, répondant aux besoins sans qu’il y ait un recours au système volontaire. C’est le travail de l’involontaire, du spontané, comme si les déplacements se faisaient tout seuls de manière exacte et avec facilité. C’est alors que l’on est dans la pratique du Non-Faire, ce fameux non-agir, le wu-wei chinois, ce qui semblait mythique devient réalité. Les entraînements à plusieurs ont cet objectif, de nous porter dans la direction du Non-Faire. Cette pratique peut se faire au milieu d’une foule, dans un grand magasin un jour de soldes, ou de manière plus quotidienne dans le métro pour les citadins. Le jeu consiste à sentir comment bouger, comment se déplacer, comment réussir à passer dans les interstices laissés vides entre les personnes.
O senseï était là aussi un maître dans cet art du déplacement au milieu des foules. Ses Uchi deshi se plaignaient de ne pas réussir à le suivre au milieu de l’affluence, lorsqu’ils devaient prendre le métro pour l’accompagner à une démonstration ou lorsqu’ils devaient partir en train avec lui. Ils étaient pourtant jeunes et vigoureux mais avaient d’énormes difficultés à se déplacer dans l’encombrement de la gare alors que lui, très âgé et plutôt frêle à la fin de sa vie, se faufilait dans la multitude à une vitesse surprenante.
Recréer un espace autour de soi
L’art de se fondre dans la foule, de passer inaperçu, peut être une disposition naturelle, ou une déformation – parfois due à un traumatisme – d’où résulte une souffrance : être la personne que l’on ne voit pas, celle que l’on ne remarque pas, qui devient invisible. Mais cela peut aussi être aussi un art, et il semble que là encore O senseï Ueshiba Morihei excellait. Parfois il est nécessaire de fondre, de se fondre dans une foule par exemple, de s’effacer pour passer inaperçu. Notre sphère devient comme transparente dans ce cas, mais elle reste à la fois très présente, cohérente, stable, et puissante. Il se crée autour de la personne un espace vide difficilement franchissable, il est donc délicat voire malaisé de l’attaquer et même simplement de s’en approcher.
J’ai eu l’occasion de vivre cela pendant les démonstrations avec mon maître Tsuda senseï, mais je crois que c’était encore plus parlant après les séances, lorsque nous prenions un café ou un thé tous ensemble au dojo juste devant les vestiaires où on avait pu dégager un petit endroit. Il y avait une grande table basse et nous étions tous assis autour, plus ou moins collés les uns aux autres, sauf autour de senseï. Là il y avait toujours un espace de chaque coté qui semblait infranchissable, et ce n’était pas seulement le respect qui nous empêchait de nous y asseoir. Il y avait un vide très concret, très réel, solide comme un rocher. Tsuda senseï semblait ne jamais y prêter attention, il buvait son café, discutait, racontait des histoires puis au bout d’une petite demi-heure voire plus, il se levait et partait. Mais le vide restait : même si nous restions un peu plus longtemps parfois, personne n’occupait la place vacante, quelque chose persistait à cet endroit. C’est ce que j’appelle l’art de créer un espace infranchissable autour de soi, on peut difficilement travailler cet art, c’est plutôt une capacité qui émerge naturellement, qui survient lorsqu’on devient indépendant, autonome, lorsque on a dépassé le stade du premier apprentissage ou que le besoin s’en est fait sentir.
L’un et le multiple
Ce qui pose problème ce n’est pas la multiplicité des attaques, mais notre capacité à rester calme en toutes circonstances. Qui peut y prétendre, et n’est-ce pas un mythe ? Si les attaques sont conventionnelles, ou prévues à l’avance, comme une sorte de ballet, on sort du rôle pédagogique de l’Aïkido. Il ne s’agira que de la répétition de gestes, que l’on peut affiner ou rendre plus esthétique, certes, mais dépourvus de profondeur. Il s’agira d’un spectacle, aussi professionnel soit-il, aussi admirable soit-il, il ne concerne plus l’Aïkido, qui aura perdu je pense sa valeur de changement en profondeur de l’être humain.
Article de Régis Soavi publié dans Self & Dragon Spécial Aikido n°4 en janvier 2021.
Notes (de l’éditeur) : voir à ce sujet (par Tsuda Itsuo) :
« Ueshiba : “Moi, je ne regarde pas les autres dans les yeux, je ne regarde pas leur technique, leur manière. Je les mets tous dans mon ventre. Puisqu’ils sont dans mon ventre, je n’ai pas besoin de lutter avec eux. » (Le Dialogue du silence, Le Courrier du Livre, 1979, p. 79) ;
« c’est ce que Maître Ueshiba disait : “Quand il y a beaucoup de gens ça n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre”. » (Cœur de ciel pur, Yume Editions, 2013, p. 48)
Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 7 de mars 2020, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 6,90€ ou en version papier à 8,90€. Dans ce numéro très riche, vous trouverez un autre article de Régis Soavi sur Vivre Seitai.
Dans notre relation au dojo il est très souvent question de Reishiki (l’étiquette). Dès notre premier contact avec les arts martiaux, dès que nous pénétrons dans un dojo, nous voyons des personnes s’incliner de manière très respectueuse à l’entrée puis se saluer entre elles, ou parfois en direction du Kamiza après avoir pris une arme. Chaque école a ses règles de bonne conduite, comme elle a son savoir-faire. En Occident certaines de ces règles sont même parfois affichées à côté de la porte, ne demandant qu’à être respectées. Ce qui n’est pas toujours le cas, car nombre de personnes y répugnent sous prétexte de religiosité, de modernité ou même parfois parce qu’elles y voient un côté trop militaire ou sectaire. Pourtant notre société a ses protocoles, ses usages. Tout le monde se lève quand la Cour entre au sein du tribunal, les acteurs et musiciens s’inclinent devant leur public au même titre que l’on se lève lorsque est joué l’hymne national ou l’hymne européen.
Le respect qui est demandé dans un dojo est plus qu’une coutume d’origine orientale, qu’elle soit japonaise ou chinoise. Il ne s’agit pas de jouer un rôle, de »faire comme au Japon », d’être strict et irréprochable, voire rigide dans le respect scrupuleux des règles de bienséance. Reishiki engage tout notre être. La plupart d’entre nous avons perdu l’habitude de nous incliner devant qui ou quoi que ce soit : le shake-hand, la bonne poignée de main, la bise, ou d’autre rituels plus modernes ont remplacé ce qui ressemblait trop souvent à un rapport de pouvoir sur des inférieurs, exigé de la part de supérieurs hiérarchiques.
Avant de comprendre, comme me l’avait enseigné mon maître Tsuda Itsuo Senseï, que le salut entre partenaires, que l’on soit debout ou à genoux, est à la fois une manière d’unifier, de coordonner le souffle et de saluer la vie dans l’autre, il m’a fallu du temps, beaucoup de temps même. Si nous l’acceptons comme une bonne pratique, nous sommes souvent loin de sa compréhension vécue par nos sens. Reishiki pourtant est la partition du merveilleux morceau de musique qu’est la pratique de l’Aïkido. La partition nous donne la mesure, le tempo, les notes sont écrites sur la portée et sont ainsi plus faciles à trouver, mais tout reste à jouer. Bien évidement il faut connaître la clef : sol ? ut ? ou fa ? Et dans quelle position ? De quel instrument joue-t-on ? Comment allons-nous le jouer ? Presque tout semble possible mais on ne peut quand même pas faire n’importe quoi. Un expert, un grand maître lui, est capable de jongler avec les notes, d’y ajouter des improvisations, d’accélérer un tempo dans telle partie, de ralentir dans une autre. D’insister sur une cadence, d’en supprimer une ou de la raccourcir. Comme un maître d’Aïkido improvise face à son partenaire, unifie son souffle avec lui et bouge de manière non conventionnelle, créant par là même comme un ballet à la fois esthétique et redoutable. Noro Masamichi Senseï nous en faisait la démonstration à chaque séance, dans les années soixante-dix, alors que j’étais encore un jeune instructeur très inexpérimenté.
Reishiki : simplement un rituel ?
Le côté cérémonial nous permet d’accéder au sacré sans nous condamner au religieux, de telle manière que le profane lui-même acquiert ses lettres de noblesse et devient sacré lui aussi.
Un musicien classique se prépare avant de commencer à jouer, il accomplit un certain nombre de fois des actes que l’on pourrait qualifier de rituels. Il accorde son instrument ou simplement en vérifie la justesse, exécute des exercices d’assouplissement, de mémorisation pour des passages difficiles, comme nous-mêmes prenons soin de notre posture, de notre corps, et vérifions notre tenue, keikogi, ceinture, hakama, toute cette attention fait partie intégrante du soin que nous apportons à la pratique de notre art.
Reishiki permet de structurer la pratique, à travers les différents rituels et leur répétition, on a ainsi la possibilité de concentrer l’attention grâce au soutien régulier qu’ils apportent. Ils sont aujourd’hui rares, tout au moins en Europe, les dojos où les pratiquants s’occupent du ménage quotidien, du nettoyage des sanitaires, du rangement des vestiaires, ou des keikogi de prêt pour les débutants, etc. En fait ils agissent comme des Uchi deshi d’une autre époque. Il est devenu difficile de faire passer ce message à de jeunes générations pour qui l’apprentissage est souvent devenu une corvée dont il faut se débarrasser le plus vite possible.
Nous vous proposons ici une lecture de son livre « Jamais seul » et ses points de convergence avec le Seitai.
Depuis l’aube de nos civilisations, l’action des microbes façonne notre alimentation, elle permet la conservation et la consommation des aliments (pain, fromages, vin, légumes…). Domestiqués de manière empirique depuis des millénaires, les micro-organismes qui interviennent dans ces processus n’ont été identifiés qu’assez récemment, il y a moins de 200 ans.
Et ce n’est qu’encore plus récemment que les scientifiques ont commencé à étudier le microbiote, c’est-à-dire l’ensemble des bactéries, champignons, virus, etc. qui sont abrités par un organisme-hôte (l’être humain par exemple) et vivent dans un environnement spécifique de cet hôte comme la peau ou l’estomac.
La plupart d’entre nous ne soupçonne pas que notre vie est dépendante d’une étroite association, appelée symbiose, que nous établissons naturellement avec plusieurs dizaines de milliards de bactéries qui peuplent la surface de notre corps et jusqu’aux creux de nos intestins. On se considère comme au-dessus, indépendant de toute cette influence microbienne, à l’exception notable des personnes enrhumées qui s’entendent souvent dire : « Ah, mais ne me refile pas tes microbes ! ». Le microbiote n’est donc considéré, au mieux, que pour ou qu’au regard de son potentiel pathogène.
Cette vision, maintenant dépassée mais toujours omniprésente, du microbe vu comme néfaste a profondément influencé notre rapport à la Nature, à nos corps et plus globalement à la vie. Qu’il s’agisse des pesticides en agriculture, des savons bactéricides et gels désinfectants sur nos peaux, ces produits, en éliminant sans discernement les micro-organismes favorables et ceux défavorables à leurs hôtes, créent les conditions d’un appauvrissement du terrain – celui de nos champs comme celui de nos muqueuses.
Ces actions hygiénistes répétées au fil du temps, dès l’accouchement, empêchent chez l’être humain une maturation du système immunitaire qui plus tard ne sera plus capable de reconnaître le corps dont il fait partie ou bien aura des réactions disproportionnées. Notre époque est aussi celle des maladies auto-immunes et des allergies[1].
Les principes Seitai, dans l’œuvre d’Haruchika Noguchi[2], partent d’un point de vue radical : intuitif plutôt qu’analytique. Se basant sur son expérience de guérisseur durant trente ans, H. Noguchi renonça à l’idée de thérapeutique dans les années 50 car il avait constaté qu’elle affaiblissait les organismes des individus et les rendait dépendants du praticien. Ceci l’amena à considérer la santé d’une manière toute différente en actant que les réactions du corps sont les manifestations d’un organisme qui réagit pour retrouver son équilibre.
« La maladie est une chose naturelle, c’est un effort de l’organisme qui tente de récupérer l’équilibre perdu. […] Il est bon que la maladie existe, mais il faut que les hommes se libèrent de son assujettissement, de son esclavage. C’est ainsi que Noguchi est arrivé à concevoir la notion de Seitai, la normalisation du terrain, si on veut. »[3].
Ce rééquilibrage est l’œuvre du système involontaire, il ne dépend pas de notre volonté. Il engendre des symptômes qui impliquent le microbiote. Par exemple les flux qui expulsent hors du corps les germes défavorables (rhumes, diarrhées)[4], la fonction régulatrice de la fièvre ou bien la fonction antibiotique de la carence en fer chez les femmes enceintes[5].
La philosophie Seitai a cette spécificité de voir l’être humain comme un tout indivisible. Il n’y a pas de séparation entre le psychique et le physique. La traduction du mot Seitai est « terrain normalisé ». Cette notion de terrain chez H. Noguchi est globale. Elle recouvre en partie la notion de microbiote. Ce dernier est pour nous comme la terre qui entoure les racines d’un arbre, c’est la Nature qui vit en harmonie et en collaboration en chacun d’entre nous, sans même que nous en soyons conscients. C’est pourquoi nous ne sommes jamais seuls. Considérer les microbes comme néfastes et les combattre ou bien profiter de leur aide et collaborer naturellement avec eux est une question d’orientation intérieure. Privilégier un hygiénisme à outrance ou favoriser ce que M. Selosse appelle « la saleté propre »[6]. relève de ce même choix. L’expression « Cultiver son jardin »[7]. prend alors un sens nouveau et concret. Tout dépend de nous.
Là où l’instinct a disparu, il est nécessaire de mettre à disposition les découvertes scientifiques. Bien qu’étant autodidacte, H. Noguchi était parfaitement au courant de la science de son époque. Cela nourrissait ses réflexions et ses intuitions. C’est dans ce même esprit que nous sommes honorés d’accueillir M. Marc-André Selosse qui présentera les découvertes les plus récentes sur le microbiote humain et échangera avec le public. Réservation indispensable : http://tenshin.org/conference-selosse/
Notes
[1]↑. Marc-André Selosse, Jamais seul : Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations p.185 Édition Actes Sud 2017
[2]↑. Voir l’œuvre d’Itsuo Tsuda (9 tomes), disponible au Courrier du Livre et d’Haruchika Noguchi, 3 livres en langue anglaise disponibles aux éditions Zensei
[3]↑. Itsuo Tsuda, Le Dialogue du Silence, le Courrier du Livre, 2006 (1979) p. 64-65.
En quoi la pratique du katsugen undo a-t-elle de l’importance dans notre vie ? Régis Soavi répond brièvement et donne un aperçu de l’impact que peut avoir l’orientation Seitai sur la vie quotidienne de l’individu.
Subtitles available in French, English, Italian and Spanish.To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Abonnez-vous à notre newsletter
Quelques informations complémentaires :
Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du Seitai. Itsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »
Extraits de la vidéo :
« On ne voit plus les choses de la même façon. Évidement, le rapport à la maladie change complètement. Quand on a compris que la maladie est une réponse du corps, la maladie en tant que symptôme est une réponse du corps, eh bien on accepte les symptômes et on traverse la maladie. Ça change tout. On n’est plus dépendant du docteur, du thérapeute, on n’a plus besoin de ça. On s’aperçoit qu’il y a plein de choses qui se normalisent. Avant on avait toujours mal ici, toujours mal là, on avait du mal à digérer, on n’arrivait pas à dormir – et là voilà, petit à petit, ça disparaît.
Ça ne veut pas dire qu’après on est une élite… une élite super… non, pas du tout ! Mais quand on a de petits problèmes qui surviennent, ils sont évacués plus vite. Donc au niveau de la santé, on réagit plus vite. Notre système immunitaire travaille plus vite. Les réactions cutanées sont plus rapides. Les réactions digestives sont plus rapides. Notre esprit aussi, il s’ouvre. On ne voit plus les choses de la même façon. Et il y a des choses qui ne nous paraissent plus acceptables. On ne peut plus accepter qu’on traite les enfants comme de petits animaux, ou les femmes, ou les étrangers, … Il y a quelque chose en nous qui…change. On n’est plus le même. Notre conception de la vie change. C’est pour ça que les personnes, au bout d’un certain temps, qui nous ont connu avant, nous regardent, nous disent « tiens c’est marrant, t’as changé… » Ils ne savent pas dire, vraiment… Eh bien oui, on a changé. On n’a pas changé. On s’est retrouvé, c’est tout. On s’est retrouvé à l’intérieur. »
Notre but : soutenir et conduire, sans but lucratif, toute activité d’intérêt général à caractère culturel destinée à conserver et diffuser l’œuvre philosophique d’Itsuo Tsuda. Ce but s’articule autour de trois axes :
l’acquisition, la conservation et la diffusion de l’œuvre calligraphique ;
la diffusion de l’œuvre littéraire ;
la conservation et la diffusion des archives photographiques et vidéos.
Le fonds de dotation est un outil de financement du mécénat, une sorte de fondation qui répond à la quasi-totalité des droits et devoirs des fondations reconnues d’utilité publique.
Les donateurs peuvent bénéficier d’une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66% du montant de leurs don. Par exemple un don de 300€ ne coûtera que 100€ après déduction d’impôt. Plus d’information sur la structure des fonds de dotation ici
L’œuvre calligraphique :
L’œuvre calligraphique d’Itsuo Tsuda étant dispersée aux quatre coins du monde, nous avons souhaité la réunir et la rendre accessible à toutes les personnes intéressées. C’est chose faite en 2017, avec la publication du livre « Itsuo Tsuda, Calligraphies de Printemps ». Ce formidable ouvrage n’aurait pas vu le jour sans un immense travail bénévole : le prix de vente ne servant qu’à couvrir les frais d’impression et d’expédition.
La diffusion de l’œuvre littéraire :
Yume Editions, est la marque éditoriale du fonds de dotation Itsuo Tsuda, avec laquelle l’œuvre d’Itsuo Tsuda est diffusée en anglais et italien.
Grâce aux dons des particuliers et au travail bénévole, nous pouvons proposer aujourd’hui des traductions de qualité professionnelle. Sont déjà disponibles :
The Non Doing
The Path of Less
The Science of the Particular
One
The Dialogue of Silence, sera très bientôt disponible et The Unsteady Triangle est déjà en cours de traduction
C’est aussi ainsi que nous avons pu publier en 2014 le livre Cœur de ciel pur, œuvre posthume réalisée à partir d’inédits d’Itsuo Tsuda, éditée au Courrier du Livre – éditions Trédaniel (disponible en librairie)
La conservation et la diffusion des archives photographiques et vidéos :
La numérisation des documents pour un archivage qui puisse traverser le temps est aussi un des objectifs du fonds Itsuo Tsuda. Il nous tient à cœur de regrouper ces documents en un fonds d’archives accessible au public comme aux pratiquants et aux dojos. Ce sont des archives que nous considérons comme un patrimoine de l’humanité qui doivent donc être conservées et appartenir à tous.
Nous renouvelons ici nos remerciements à ceux qui nous soutiennent et nous rappelons que tout le travail est fait par des bénévoles. Alors si vous souhaitez soutenir l’action du fonds de dotation,contactez-nous : contact@fonds-itsuo-tsuda.org
Fonds Itsuo Tsuda,
50 rue du Volga 75020 Paris
Siret 538 200 254 00018
Texte de Haruchika Noguchi à propos du chapitre de Tchouang-tseu « Principes pour nourrir sa vie » (III). Pour lire le début de ce texte cliquez ici
Vivre est une affaire plus importante que de penser. Être vivant n’est pas un moyen, mais une fin. On devrait donc poursuivre sa vie naturellement avec le seul but de préserver la vie: une inspiration, une expiration, lever la main, faire un mouvement de la jambe – tout cela devrait aller dans le sens de cultiver la vie. Par conséquent, le simple fait de demeurer en bonne santé est une chose très précieuse. Zensei, c’est à dire, « une vie accomplie », n’est rien d’autre que le chemin que suivent les hommes, et c’est la voie de la nature. Accomplir la vie qui nous est donnée dans la paix de l’esprit ne vise pas à une satisfaction spirituelle, c’est plutôt ce qui aurait déjà du être entrepris avant toute autre chose. Il nous faut vivre pleinement la vie humaine, qui est la santé. Vivre toujours avec entrain et bonheur – c’est ce qui a toujours eu une vraie valeur pour les êtres humains.
Les êtres humains vivent parce qu’ils sont nés, et parce qu’ils sont vivants, ils mangent et ils dorment. Ils sont nés du fait d’une exigence naturelle, et ils vivent du fait de cette même exigence. Vivre est naturel. Et donc mourir aussi est naturel. Le fait pour les êtres humains d’accomplir la vie qui leur est donnée vient avant tout le reste. Mais cela ne veut pas dire du tout être attaché à la vie. Les désirs de telle ou telle chose en particulier déplaisaient à Tchouang-tseu. Pour lui, la naissance d’un attachement éloigne immédiatement de la voie. Il parle donc de cultiver la vie et d’entretenir le corps pour que le moment présent qui est donné, précisément parce que c’est le moment présent, puisse être utilisé pleinement, et certainement pas parce que ce qui est donné c’est la vie.
Tchouang-tseu voyait comme une totalité unique les contraires du bien et du mal, de la beauté et de la laideur, et de l’utilité et de l’inutilité, et pour lui la vie et la mort étaient aussi un tout unique, où ce qui vient à l’existence est en train de la quitter et ce qui quitte l’existence est en train d’y entrer. « La vie naît de la mort et la mort de la vie » a-t-il écrit.
Quand Tsu-yu contracta une maladie qui le rendait infirme, Tsu-szu alla le voir et lui demanda, « Trouves-tu ton sort déplaisant? » La réponse de Tsu-yu fut stupéfiante : « Pourquoi devrais-je le trouver déplaisant? Si des changements se produisent et que mon bras gauche se change en coq, je l’utiliserai pour annoncer l’aube. Si mon épaule droite se transforme en balle de fusil, je m’en servirai pour tirer un pigeon à faire rôtir. Si mes fesses deviennent des roues de voiture et mon esprit un cheval, je voyagerai grâce à eux. Dans ce cas je n’aurais plus besoin d’un autre véhicule que moi-même – ça serait merveilleux!
Le temps ne s’arrête pas même pendant un instant, et si c’est le destin d’un être humain de naître, alors il est naturel que la forme vivante disparaisse. Si vous êtes satisfait de l’écoulement du temps et en accord avec l’ordre des choses, alors il n’y a pas particulièrement de joie ni de chagrin. C’est ce que les anciens appelaient « la délivrance de la servitude ». Vous mettez un nœud coulant autour de votre cou et vous ne pouvez pas l’enlever ; ceci parce que ce qui le tient attaché c’est l’esprit qui pense en termes de bien et de mal et de bon et de mauvais. Rien ne peut vaincre le ciel. La haine du ciel ne mène à rien.
Ce que dit Tchouang-tseu sur la façon de cultiver la vie apparait clairement dans les paroles prononcées dans le passage où Kung Wen Hsien parle au Commandant de l’Armée : « Le travail de l’homme est encore le travail de la nature. » Telle est la voie que prend Tchouang-tseu. Dans son attitude – à savoir que quoi qu’il arrive, c’est approprié, et que, quand il se passe quelque chose, on va de l’avant et on affirme la réalité – il n’y a pas la moindre trace de la résignation inhérente à la soumission au destin. Son affirmation de la réalité n’est rien d’autre que l’affirmation de la réalité. La dignité de cet homme, seuls l’expriment ces mots de Lin Tsi : « Où que vous soyez, soyez maître. »
Du point de vue de Tchouang-tseu, la sécurité de la cage à oiseau ne vaut pas mieux que d’être plongé dans un sommeil inconscient. Il ne sent la vie dans toute sa vitalité que tant que l’existence n’est pas entravée.
(A suivre)
Noguchi Haruchika. publié dans la revue Zensei. Traduction de l’École Itsuo Tsuda
C’est la façon dont nous considérons notre propre corps qui détermine à quelles sensations, parmi celles que nous vivons, nous choisissons d’attacher de la valeur. C’est au cours de nos tentatives pour parvenir à ce que nous recherchons, que nous établissons notre façon de nous servir de notre corps et de bouger. Pour résumer, chacun des mouvements que fait un être humain est le reflet de l’idée qu’il a de son propre corps. Cela ne se limite pas au mouvement physique visible. Par exemple, s’il est vrai que notre respiration a une capacité limitée par la structure de nos organes respiratoires, ce qu’on entend exactement par une “inspiration profonde”, dépend de la façon dont chaque individu considère son corps. De même, bien que le fait de manger soit nécessairement conditionné par la structure du système digestif humain, c’est notre propre façon de voir notre corps qui nous dicte précisément quelle sensation nous considérons comme “satisfaisante”, et quand nous sentons que nous avons assez mangé. Également, notre équilibre est affecté par la force de gravité qui s’exerce sur la structure de notre corps, mais la sensation corporelle précise que nous choisissons de qualifier de “stable” dépend de l’idée que chaque personne se fait du corps.
Par conséquent, si un groupe de gens a une façon particulière de bouger ou de se servir de son corps, on peut en déduire qu’ils ont en commun une même façon de considérer le corps. La façon qu’ont les Japonais de s’asseoir en posture correcte, appelée seiza, n’amène peut-être rien d’autre qu’une sensation de contrainte à la plupart des Occidentaux. Pour les Japonais, par contre, la position assise traditionnelle en seiza apportait une sensation de paix de l’esprit. Cette façon de s’asseoir avec les genoux repliés produit une sensation d’immobilité complète. Elle arrête toute intention de l’esprit qui conduirait à un mouvement, et de fait il est très difficile d’exécuter des mouvements soudains en partant de cette position. L’assise en seiza oblige la personne à se mettre dans un état de réceptivité complète, et c’est dans cette position que les Japonais écrivaient, jouaient de la musique et mangeaient.
Dans les moments de tristesse, de prière, et même de détermination ferme, la posture en seiza était indispensable aux Japonais. Elle était un Kata qui permettait à l’individu de recevoir : un Kata qui réalisait les conditions nécessaires permettant d’entrer dans un état de réceptivité véritable.
Le seiza est une tentative pour réduire à néant toute conscience de la chair, car la chair est le reflet de l’excès d’intention de l’être humain. En essayant d’arrêter l’activité volontaire du mental, les anciens avaient découvert cette méthode, pour amener l’harmonie à l’intérieur du corps, consistant à faire appel à la sensation que l’on a de sa structure osseuse et à chercher une sensation d’équilibre entre les genoux repliés, la colonne vertébrale, le pelvis, les articulations des hanches, les chevilles, et les autres articulations. Dans la pratique d’un Kata, les Japonais d’autrefois accordaient plus d’importance à la sensation que l’on a des os qu’à celle de la chair. De cette façon, ils réussissaient à nier le mental, et à laisser émerger le corps qui Est, le corps qui appartient à la nature et non pas à l’égo.
Cependant, pour que l’assise en seiza aiguise la sensation que l’on a de sa propre ossature, il faut que certaines règles soient suivies pour prendre la posture. Le fait de plier les genoux ne suffit pas à annuler la conscience que l’on a de sa chair. On doit pour commencer se tenir debout en se penchant en avant avec les genoux légèrement fléchis. Puis, on met un pied en arrière, les deux pied étant à plat sur le sol, et on commence à plier le genou de la jambe arrière. Le genou avant suit simplement. Une fois que les deux genoux sont à terre, on place les deux gros orteils l’un sur l’autre. Si l’on respecte bien ce processus, les cuisses, en position finale, sont complètement parallèles au sol. Si les cuisses marquent une pente qui descend vers les genoux, cela montre que la personne ne s’est pas véritablement mise dans un état où elle est concentrée sur son ossature. On voit donc que le Kata ne consiste pas seulement en certaines positions que prend le corps, mais plutôt qu’il s’agit de tout le processus du mouvement que l’on doit faire pour atteindre la sensation intérieure qui est celle de recevoir.
Cette façon d’entrer dans le Kata en recherchant l’équilibre au niveau de l’ossature, on peut la reconnaître dans presque tous les domaines de la culture japonaise. Il y a par exemple le Kata du Kyudo, l’art japonais du tir à l’arc. Dans la posture debout, les jambes sont écartées largement de manière à ce que les genoux soient positionnés à la verticale des coudes quand les bras sont étendus de chaque côté du corps à la hauteur des épaules ; les pieds sont dirigés vers l’extérieur au maximum. C’était la posture habituelle du Kyudo jusqu’à la fin de la période d’Edo, et quiconque prend cette posture sait exactement la sensation que l’on a quand on se tient debout en appui sur sa charpente osseuse. Dans cette position, il est aussi très difficile de tendre les muscles des bras. Par conséquent, on ne peut pas bander l’arc par une tension musculaire des bras ; l’archer doit recevoir quelque chose en lui-même pour bander l’arc. De plus, dans le tir à l’arc japonais, on ne vise pas la cible avec un seul œil, mais avec les deux. Et ce ne sont pas seulement les yeux qui visent. L’archer voit son propre ventre et cherche à ce que sa forme soit celle d’un cercle parfait.
De même, le Kata qui permet de manier la louche (hishaku) dans la cérémonie du thé japonaise, le Sado, est très difficile si l’on n’aiguise pas la conscience que l’on a de sa propre ossature. On utilise le hishaku pour puiser de l’eau très chaude dans la bouilloire, puis on le retourne la tête en bas pour verser l’eau dans le bol qui sert à préparer le thé. Mais les préceptes du Sado indiquent que la partie supérieure du bras doit tourner en même temps que la louche. Ce que l’on voit à l’heure actuelle chez la moyenne des gens, c’est que quand ils essaient de faire cela, la rotation du bras ne se fait qu’à partir du coude et en dessous ; la partie supérieure du bras ne tourne pas. C’est un geste qui nécessite d’avoir auparavant aiguisé la conscience de son propre squelette osseux par la pratique de l’assise en seiza.
Il est intéressant de noter que l’un des gestes de base que l’on apprend dans la lutte Sumo consiste à saisir l’adversaire par la ceinture et à le projeter par un mouvement de rotation du haut du bras qui est exactement le même que celui qu’on fait avec la louche dans la Cérémonie du thé. Ce mouvement qui s’appelle kaina gaeshi (rotation de la partie supérieure du bras) nécessite que l’on saisisse la ceinture de l’adversaire en engageant le petit doigt dans l’action de manière puissante. Seule cette manière de faire permet d’élever la conscience que l’on a de sa propre structure osseuse, faute de quoi il est impossible d’exécuter le kaina gaeshi.
Quel que soit le domaine, les nombreux Kata dans la culture japonaise ont tous en commun la même base structurelle, mettant par là en évidence une idée du corps partagée par tous les Japonais. La structure de base de tous les Kata ne fait pas intervenir de travail des parties charnues du corps. De ce fait, les idées de tension ou de relâchement musculaire n’ont pas de raison d’être. Que ce soit un bushi (guerrier) qui tient son sabre, un charpentier qui se sert d’un marteau ou une couturière qui manie l’aiguille : dans tous les cas, l’objet n’est jamais tenu en force par la main de l’utilisateur. A n’importe quel moment, on peut faire glisser le sabre de la main du guerrier. C’est la même chose pour le marteau ou l’aiguille. Ils s’intègrent tout simplement dans le Kata de la main ; ils ne sont pas tenus en force. Même si la tension exercée est extrêmement légère, un objet qui est maintenu par tension ne peut pas glisser de la main sauf si l’on relâche la tension. Par contre, les objets qui font partie intégrante du Kata de la main, que l’on accomplit grâce à la conscience que l’on a de son ossature, peuvent facilement glisser de la main même si celle-ci garde la même position. De cette façon, la main qui ne contraint pas l’objet n’est pas non plus contrainte par lui.
L’expérience intérieure qui consiste à élever la conscience concentrée sur la structure osseuse, crée la sensation d’entrer dans les interstices entre les chairs. Autrement dit, on entre dans le ma ou espace vide, entre la tension et le relâchement des muscles. Étant donné que l’attention concentrée sur la structure osseuse est l’état de conscience normal quand on exécute un Kata, pour que l’intensité de la concentration s’élève, il faut alors que le pratiquant entre dans les ma, ou frontières, qui se trouvent à l’intérieur du corps. Ce sont par exemple les limites que l’on sent entre les parties du corps qui sont voisines comme la hanche et la fesse, ou le bras et le torse ; ou bien ce sont les passages entre les états que l’on perçoit comme l’étirement et la compression, ou l’expansion et le retrait. Une conscience encore plus profonde amène la conscience d’un état où l’on n’est ni son propre moi ni un autre, où l’on n’est ni celui qui provoque les choses ni celui qui réagit. Le paradoxe c’est qu’en même temps dans cet état on a la sensation d’être à la fois soi-même et l’autre, à la foi l’initiateur des choses et celui qui réagit en réponse.
La concentration sur le Kata, que l’on trouve dans tous les aspects de la culture japonaise, découle de la découverte faite par les Japonais des temps anciens de la valeur des états de réceptivité, où la volonté est suspendue. Une fois qu’on est entré dans cet état de réceptivité par le moyen du Kata, la capacité à agir avec la volonté devient extrêmement faible. Une fois qu’on est entré dans cet état, tout mouvement devient entièrement dépendant, non pas de la volonté, mais de ce que l’on invite ou reçoit en soi-même. Par exemple, on peut faire en sorte que le mouvement se produise en recevant en soi-même la force. Si l’on se base sur l’idée que l’on a du corps en Occident, la force est produite par la tension des muscles, qui à son tour est déclenchée par la volonté. Les Japonais, quant à eux, pensaient que la force était quelque chose que l’on pouvait recevoir en soi-même, qui provenait d’un endroit inconnu et n’était pas liée à une quelconque tension produite par un acte volontaire. La force était une chose que l’on pouvait sentir directement, sans passer par la contraction musculaire. Les Japonais utilisent l’expression chikara ga waku (la force jaillit) pour décrire cette sensation directe de la force, et l’entrée dans le Kata, acte qui n’est pas le produit de la volonté, est ce qui induit le jaillissement de la force venant de l’inconnu.
Il y a un nombre infini d’histoires, dans lesquelles des maîtres de différents arts accomplissent des actes tenant du miracle, qui seraient irréalisables en utilisant la force au sens habituel du terme. C’est un fait reconnu dans le monde du budo que des vieillards de taille minuscule sont capables de projeter des adversaires immenses avec une étonnante facilité. L’art occidental du ballet est sans aucun doute une forme très belle et élégante, mais il y a peu de chance qu’un danseur de ballet soit encore sur scène après l’âge de quarante ans. Par contre, chez les danseurs japonais traditionnels la force ni la beauté ne se flétrissent même à l’âge de quatre vingt dix ans. Cela est possible uniquement parce que le danseur se met dans un état de réceptivité, dans lequel la force, jaillissant d’une source indépendante de la volonté du danseur, est invitée de manière à induire le mouvement.
Ce que recherche l’artiste japonais qui, engagé dans le Kata, attend l’arrivée de la force, c’est la sensation du mouvement spontané du corps, sans que la volonté n’entre en compte. Le tailleur dit que « L’aiguille bouge ». Il ne dit pas « Je bouge mon aiguille ». Le calligraphe dit que « Le pinçeau court », tandis que le charpentier affirme que « Le rabot avance ». Ces expressions, dans lesquelles la personne n’est jamais le sujet, décrivent un travail accompli grâce à une force qui n’est pas celle de la volonté ni de la tension, et expriment de plus le fait que le travail se fait spontanément et d’une manière improvisée de part l’arrivée de la force en soi-même.
Cette sensation de recevoir ou d’inviter à entrer est la base du sens de l’improvisation des Japonais. L’improvisation, pour les Japonais n’était pas basée sur la volonté individuelle,
contrairement à ce qui se passe dans les arts contemporains comme la musique free. Elle signifiait qu’il se produisait de façon spontanée des actions inévitables surgissant dans “l’ici et maintenant”. C’est pour cela que les actes improvisés étaient qualifiés de “naturels” car le mot japonais utilisé pour dire “naturel” ou “nature” se traduit littéralement par “ce qui arrive de soi-même”. Tchouang-Tseu parle dans ses écrits d’un maître cuisinier qui découpe un bœuf pour le roi de Wei. Quand le roi lui demande comment il se fait que sa lame reste comme neuve alors qu’il découpe des bœufs tous les jours, le cuisinier répond: « Quand la perception et l’entendement s’arrêtent, l’esprit bouge librement ». Le cuisinier explique que, quand il coupe la viande, s’il se concentre simplement sans essayer de prévoir ou de deviner par où la lame doit passer, les interstices à l’intérieur de la viande apparaissent naturellement, et la lame se met à bouger d’elle-même [Kanatani, (1971)]. C’est une expérience de ce type que partagent les artistes et les artisans japonais qui recherchent la maîtrise dans leur art.
Ainsi, la capacité de l’artiste se manifestait premièrement par sa réceptivité, ou en d’autres termes par la perfection dans l’exécution du Kata, et en deuxième lieu par le fait qu’il avait la vitesse nécessaire pour répondre à la sensation de la force qui arrive.
Dans ce cas, la vitesse ne signifie pas rapidité de la réponse, mais plutôt le fait que l’action de l’artiste en réponse à l’arrivée de la force est exactement juste. S’harmoniser avec la force était réalisable uniquement en acquérant une sensation juste de ki (le moment juste), do (le degré) et ma (l’intervalle vide ou l’espace entre les choses).
La maîtrise du ki, ou moment juste, implique que l’on est capable de saisir le moment où la force commence à émerger. L’expression sottaku no ki décrit l’action d’une mère-oiseau qui pique de son bec l’œuf au moment précis où le poussin prêt à sortir essaie de percer la coquille de l’intérieur. Cette action, qui est un exemple parfait de concordance, illustre bien la notion de vitesse telle que l’entendaient les Japonais. Ils croyaient fermement que l’observation des faits de l’extérieur ne pouvait en aucun cas suffire si l’on voulait capter le moment juste de cette manière. Ce n’était possible qu’en voyant à l’intérieur de soi-même et en saisissant le moment où la force commençait à arriver. Car, selon ce que ressentent les Japonais, la mère-oiseau n’observe pas l’œuf de façon objective, elle est simplement en accord avec certaines exigences qui prennent naissance dans son corps. Les Japonais croyaient en un processus de concordance, en un échange au niveau immatériel, sans qu’il y ait transmission et réception d’information physique, comme cela se passe dans le processus de stimulation-réponse. Qui plus est, ils pensaient que cette correspondance se produisait seulement quand on entrait dans l’état noble de réceptivité appelé Kata.
Ainsi, répondre était synonyme de correspondre. L’amour des Japonais pour le Zen a ses racines dans la vitesse convaincante que l’on trouve dans les dialogues du Zen. Il ne serait pas exagéré de dire que les arts de la poésie Reuka et Haiku ont pu s’enraciner dans la culture japonaise pour la même raison. On peut dire aussi que c’est ce sens du moment juste qui a attiré l’esprit des Japonais vers la notion de ichigo ichi (une occasion, un point de rencontre). Telle était la sensation du moment juste que l’on recherchait dans les arts traditionnels japonais.
La maîtrise du do, ou moment juste, signifie qu’après avoir saisi le moment juste, on est capable d’exécuter un mouvement exactement approprié, dans son degré, à la sensation que l’on a de l’émergence de la force. Il faut que ce soit le mouvement minimum nécessaire, et qu’il soit sans hésitation ni mollesse. Le shin du corps, ou centre, doit bouger pour accomplir cela. Un mouvement, même le plus minuscule, exécuté avec le degré juste, amplifie la sensation de l’arrivée de la force et il y a une résonance dans le corps tout entier. C’est ce qui permet à la force que l’on a invitée de garder sa puissance pendant tout le déroulement d’une activité donnée. Un tel mouvement n’épuise pas la force. Au contraire, en réalité la force augmente en
prenant le degré juste, et c’est là une des caractéristiques de la notion de mouvement dans la culture traditionnelle japonaise.
La maîtrise du ma implique d’utiliser de façon impeccable les moments de pause entre les actions. Ceci est basé sur la croyance que le fait de faire une pause dans l’action, sans sortir du Kata, laisserait la voie libre à une nouvelle sensation d’arrivée de la force venant de l’intérieur de l’intervalle en résonance. C’est à l’intérieur de ce moment d’accalmie que l’on peut sentir l’action de l’invisible ou de l’intangible. Le ma est le rythme sous-jacent qui donne vie à tous les arts. L’espace vide au sein des peintures à l’encre, la beauté des sons qui se produisent naturellement pendant la cérémonie du thé, le tokonoma qui représente l’utilisation de l’inutile – le rythme débordant de la vie dans la culture japonaise se trouve caché dans les intervalles de ma au sein de l’activité.
Cette philosophie du Kata était un ensemble de techniques d’utilisation du corps qui mettait en jeu de manière globale la façon dont les Japonais voyaient le corps, les tendances de leur sensibilité, et la manière particulière qu’ils avaient d’utiliser leur corps. Cet ensemble de techniques, mis au point très probablement pendant les périodes de Kamakura et Muromachi, devint le fondement de la culture japonaise. Il a préparé le terrain pour l’éclosion des arts et des savoir-faire dans tous les domaines, et a été le moteur de l’assimilation de la culture chinoise par la terre japonaise. Cet ensemble de savoir-faire corporel, qui existait de façon sous-jacente et se retrouvait dans tous les aspects de la culture du Japon, différait complètement de l’idée qu’ont les Occidentaux du corps, idée que le gouvernement se mit à propager à partir de la Restauration Meiji et qui fut acceptée aveuglément par l’ensemble de la population. Au cours des cent quarante années qui se sont écoulées depuis la Restauration, le peuple japonais a ainsi, de ses propres mains, pavé le chemin vers la désintégration de ce qui était au cœur de la structure de sa propre culture.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
Jordan Lloyd Japanese Archers environs de 1860
auteur inconnu cérémonie du thé chanoyu
Références
Bird, I. (2000). Nihon Okuchi Kiho (Hors des sentiers battus au Japon). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 10) Azuchi Momoyama (Série «L’histoire du Japon», vol. 10: Azuchi, Momoyama). Tokyo : Sekaibunkasha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 3) Heian-kyo (Série «L’histoire du Japon», vol. 3 : Heiankyo). Tokyo : Sekaibunkasha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 6) Kamakura Bushi (Série «L’histoire du Japon», vol. 6 : Kamakura Bushi). Tokyo : Sekaibunkasha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 8) Muromachi Bakufu (Série «L’histoire du Japon», vol. 8 : Muromachi Shogunate). Tokyo : Seikaibunkasha. (en Japonais)
Goto, K. & Matsumoto, I. (1989). Yomigaeru Bakumatsu : Leiden Shasin Korekusohn yori (Eclairage sur les derniers jours du Shogunat Tokugawa, par la collection photographique de l’université de Leiden). (p. 286). Asahi Shimbun. (en Japonais)
Kanatani, O. (trans.). (1971). Chuang-Tzu. (pp. 92-95). Tokyo: Iwanami Shoten. (en Japonais)
Fujii, K. (1997). Kodai Nippon no Shiki Goyomi (L’almanach de l’ancien Japon). Tokyo : Chuo Koron. (en Japonais)
Fukagawa, S. (1956). Kanyo Igaku Tousoushi : Seiji Toso Hen (L’histoire des batailles entre les medecines chinoise et occidentale : batailles politiques). Tokyo : Iseisha. (en Japonais)
Furuta, S. (1972). Zen-shu (La secte Then). Dans Seikai Dalhyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 18, pp. 474-478). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Horibe, Y. (2003). Nihonjin wa Sakura no kotowo Nanimo Shiranai (Les japonais ne savent rien de Sakura). Tokyo : Gakushu Kenkyusha. (en Japonais)
Ishida, M. (1972). Buddism : Japan. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 26, pp. 474-478). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Ishiguro, T. (1983). Kaikyu 90 nen (Retour sur les 90
dernières années). Kaikyu 90 nen, Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Kageyama, H. (1972). Shinto. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 16, pp. 216-220). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Katsumata, T. (1972). Mikkyo. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 29, pp 393-394). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Kobayashi. T. (2002). Kiureki wa Kurashino Rashinban (L’ancien calendrier comme boussole du quotidien). Tokyo : NHK Publishing. (en Japonais)
Koizumi, F. (1983). Kokyusuru Minzoku Ongaku (Respiration dans la musique populaire). Tokyo : Seidosha. (en Japonais)
Kubo, N. (1972). Dokyo. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 22, pp. 134-136). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Maspero, H. (1983). Dokyo no Yosei jutsu (Méthodes
d’entrainement taoïste). Serika Shobo. (en Japonais)
Machida, E. (1985). Ishizaka-ryu Shinjutsu no Sekai Harikara mita Gendaijin no Seimei (Le monde de l’Ecole Ishizaka d’Acupuncture : La vie de l’homme moderne vue à travers une aiguille). Tokyo : Sanichi Shobo. (en Japonais)
Matsumota, A. (1999). Kyoto – Hanamo Michi o Aruku (En arpentant les chemins fleuris de Kyoto). Tokyo : Shueisha. (en Japonais)
Matsumura, K. (2002). Kyureki to Kurasu (Vivre avec l’ancien calendrier). Tokyo : Bijinesu-sha. (en Japonais)
Matsuura, S. (2002). Miyadaiku Sennen no Chie (La sagesse millénaire des charpentiers bâtisseurs de temple). Tokyo : Shoudensha. (en Japonais)
Mechnikov, L. (1987). Kaiso no Meiji Ishin (Mémoires de la Restauration Meiji). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Nagashaki, M. (2001). Nihon no Dentoushoku – Sono Shikimei to Shikichou (Les couleurs traditionnelles du Japon : leurs noms et les teintes). Tokyo : Sheigensha.
(en Japonais)
Nakamura, S. (1983). Nihon no Dokyo (Le Taoïsme au Japon). Dans Dokyo (Vol. 3, pp. 5-45). Hirakawa Shuppan. (en Japonais)
Nakamura, T. (2000). “Shisen” kara mita Nihon Kindai – Meijiki Zuga Kyoiku Kenkyu (Le Japon moderne vu par les “yeux” des artistes: une étude sur l’éducation de l’art visuel dans la période Meiji). Kyoto : Kyoto University Press. (en Japonais)
Nakanishi, S. (1978). Kyo no Seishin-shi (L’histoire spirituelle de Kyo). Tokyo : Kodansha. (en Japonais)
Nishioka, T. (1991). Kini manabe (Apprendre du bois). Tokyo : Shougakukan. (in Jiapanese)
Nishioka, T. (1993). Ki no Inochi, Ki no Kokoro : Ten (La vie du bois, l’esprit du bois: Ciel). Tokyo : Soshisha. (en Japonais)
Nogami, T. & Nishio , M. (Revised). (1958). Ze-ami’s Fushi Kaden. Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Noguchi, H. (2001). Nihon Bunka to Shintai (La culture japonaise et le corps). Taiiku Genri Kenkyu (Vol. 31, pp. 92-95).
(en Japonais)
Noguchi, H. (1993). Doho to Naikanteki Shintai (Doho et la
perception interne du corps). Taiiku no Kagaku (Vol. 43,
pp. 530-534). (en Japonais)
Norman, E. H. (1993). Nihon ni okeru Kindaikokka no Seiritsu (La formation de l’état moderneau Japon). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Ogawa, M. (1993). Ki no Inochi , Ki no Kokoro : Chi (La vie du bois, l’esprit du bois: Terre). Tokyo Soshisha. (en Japonais)
Oishi, S. (1977). Edo Jidai (La période Edo). Tokyo : Chuo Koron. (en Japonais)
Okakura, T. (1963). Cano Hon (Le livre du thé). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Sekiguchi, S. (1967). Daruma no Kenkyu (Etudes sur le Bodhidharma). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Shinkawa, T. (1985). “Ikitarumono” no Shiso (Philosophie du “vivant”). Tokyo : Perikansha Publishing. (en Japonais)
S.B.B. Inc. (2001). Shokunin ? Tsutaetai Nihon no Tamashi (Artisan ? L’esprit du Japon que nous voulons transmettre). Tokyo : Shankosha. (en Japonais)
Shiono, Y. (1994). Ki no Inochi, Ki no Kokoro : Jin (La vie du bois, l’esprit du bois: l’Homme). Tokyo : Soshisha. (en Japonais)
Wakamori, T. (1972). Shugendo. In Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 14, pp. 384-385). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Yano, K. (1993). Oise Mairi (Visiter le sanctuaire d’Ise). Tokyo : Shinchosha. (en Japonais)
Avec l’arrivée du Bouddhisme il y a mille cinq cents ans, prit fin l’ère des rois, symbolisée par les grands tombeaux, et le Japon entra dans un âge nouveau, où la religion était en position dominante. Comme lors de la Restauration Meiji, le genre de vie des Japonais se trouva radicalement transformé. Cependant, curieusement, et contrairement à ce qui eut lieu lors de la Restauration Meiji, les changements amenés par l’arrivée du Bouddhisme ont, semble-t-il, rendu en réalité plus claire la nature spécifique de la culture japonaise.
Fait heureux pour le Japon, le Bouddhisme ne lui fut pas transmis directement de l’Inde, mais il arriva après avoir transité par la Chine. Au cours de ses pérégrinations en Chine, le Bouddhisme se trouva inévitablement mêlé au courant de pensée qui conduira plus tard au Taoisme indigène chinois, et notamment à diverses pratiques mystiques telles que le Fangshu, ainsi qu’aux philosophies de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. Ces pratiques, qui plus tard devinrent partie intégrante du Taoisme, comprenaient toutes des aspects ascétiques visant à obtenir la longévité. Par conséquent le Bouddhisme qui arriva au Japon avait déjà trempé dans le monde chinois, et se caractérisait ainsi par un fort accent mis sur les pratiques ascétiques de type taoiste [Sekiguchi, (1967)].
Bien que l’orientation du Shinto, la religion autochtone du Japon, ait été quelque peu différente de celle du Taoisme, c’était également une religion centrée à la base sur la pratique plus que sur la doctrine. Les deux religions ont la caractéristique d’avoir émergé plutôt comme des phénomènes spontanés, aucune d’entre elles n’ayant à proprement parler de fondateur. Et elles ont toutes deux beaucoup de choses en commun, comme par exemple leur sens de la pureté ou de l’impureté du ki ou de l’énergie, ou bien la façon d’utiliser le ki. Elles ont aussi toutes les deux connu le destin d’être contraintes de présenter une image déformée de leur pratique, par le fait qu’elles devaient s’armer de théories maladroitement construites, dans le but de résister à l’assaut du Bouddhisme. Ceci, d’ailleurs, venait seulement du fait que ces deux religions accordaient, par nature, davantage d’importance à l’expérience qu’à la spéculation, et à la sensation qu’à la théorie. La recherche taoiste de la longévité et de l’immortalité était totalement différente de ce qu’est la course à la santé des gens d’aujourd’hui. Les Taoistes affirmaient que le Tao était la Source qui mettait toutes choses en harmonie, et étaient en quête d’une authentique expérience de fusion avec lui [Maspéro, (1983)]. De son côté, le Shinto n’était pas l’animisme qui est maintenant l’étiquette que l’on aime à mettre sur toutes les religions primitives. C’était une religion qui, plutôt que de rechercher le divin en dehors de soi-même, partait de l’expérience intérieure de kashikoki (vénération ou effroi sacré) et la nommait kami (le divin) [Kageyama, (1972)].
Des religions de ce type, où l’essentiel se situe dans l’expérience intérieure, développent inévitablement certaines pratiques qui utilisent le corps comme un intermédiaire pour atteindre le but qu’elles recherchent. Dans le cas du Japon, ces pratiques, appelées Gyo, devinrent le dénominateur commun qui fit que les Japonais purent accepter cette religion éminemment savante et spéculative qu’est le Bouddhisme, et le laisser s’enraciner dans leur culture.
A l’origine, le Bouddhisme fut instauré religion officielle pendant la période de Nara (710-784) grâce aux efforts diligents de Shotokutaishi (574-622). Cependant, comme il avait un fort penchant pour la politique et accordait peu d’importance à la pratique, il ne conquit pas le cœur du peuple japonais. La population de moines et de nonnes augmentant, elle devint une charge financière pour le gouvernement, tandis que la construction, les uns après les autres, des temples dans les provinces ainsi que de la grande statue du Bouddha au temple de Todaiji appauvrissait le peuple. Pendant cette période, ce n’était pas le Bouddhisme, mais plutôt le Shugendo, mélange de Shinto et de Taoisme, fondé par En No Ozunu, que le peuple japonais accueillait sans réserve. Les adeptes du Shugendo s’isolaient au fin fond des montagnes sauvages – endroits qui inspiraient une grande frayeur à la population ordinaire – pour éprouver leur ascèse et recevoir la puissance des divinités de la montagne [Wakamori, (1972)]. Ce n’était pas tant une religion qu’un ensemble de pratiques ascétiques, ou Gyo, qui recherchait un type particulier d’expérience religieuse. Le grand respect dans lequel le peuple de l’époque tenait les ascètes de la montagne montre à quel point, pour les Japonais, la religion n’était pas essentiellement une affaire de textes sacrés ni de doctrine, mais était basée sur la vénération et la crainte qu’inspirait le Gyo.
Et ce sentiment de respect ne venait pas de l’espoir d’une récompense dans cette vie. Il avait plutôt pour racine le penchant historique des Japonais pour l’observation de soi-même en profondeur.
La popularité très large qu’ont connue le Tendai et le Shingon, deux sectes du Bouddhisme ésotérique (Mikkyo), fondées toutes les deux pendant la période Heian, a clairement mis en lumière cette inclination. La secte Shingon, fondée par Kukai (774 – 835), installa son quartier général sur le Mont Koya, et commença à devenir très populaire grâce à son fort penchant pour des pratiques ésotériques et ascétiques que l’on ne trouvait pas dans les formes spéculatives du Bouddhisme qui avaient eu cours précédemment pendant la période de Nara. De plus, le Shingon apportait une philosophie – qui manquait au Shugendo – sur laquelle s’appuyait la foi dans les mystères surnaturels, et remplissait ainsi, en dépit du fait qu’il était centré sur le Gyo, les conditions pour obtenir sa reconnaissance comme religion officielle de la part du gouvernement.
A la même époque, la secte Tendai, fondée par Saicho (767-822), établit son centre sur le Mont Hiei. Saicho incorpora dans le corps de sa doctrine les quatre branches que l’on désigne par En (ou Hokke, les Enseignements du Lotus), Zen (les disciplines de méditation), Kai (les préceptes bouddhistes) et Mikkyo (les pratiques ésotériques). Mais, sentant que l’étude qu’il faisait de l’aspect ésotérique du Bouddhisme n’était pas à la hauteur de celle de Kukai, il essaya de créer un dogme du Bouddhisme ésotérique distinct de celui du Shingon de Kukai. Ce désir se trouva finalement réalisé grâce à son disciple, Ennin [Katsumata, (1972)]. La secte Tendai choisit les montagnes comme terrain d’entraînement et y envoya quantité d’excellents disciples. Les pratiquants de la secte Tendai se trouvèrent donc en contact avec les ascètes du Shugendo qui vivaient dans la montagne et étaient encore vénérés par l’ensemble de la population : ils se mélangèrent à tel point qu’il devint difficile de distinguer les pratiquants du Tendai de ceux du Shugendo. Bien que Saicho ait eu une connaissance hors-pair des enseignements du Bouddhisme, la secte Tendai était obligée d’insister sur les aspects de l’enseignement qui allaient au-delà du langage et de la spéculation – les pratiques ésotériques – pour gagner en popularité dans toutes les couches de la population.
Pour ce qui est du motif pour lequel la préférence allait aux religions centrées sur l’ascétisme, et quant à la cause première de leur émergence, certains disent que les gens de cette époque-là croyaient dans des phénomènes surnaturels tels que les malédictions et les mauvais esprits et qu’ils les craignaient. Mais ces choses-là font aussi partie de la religion. La religion est, tout à la fois, la source d’où proviennent les malédictions et les esprits mauvais et la force qui libère les gens de ces choses-là. Le fait de proposer un certain ensemble de valeurs implique nécessairement de définir les obstacles à surmonter pour les réaliser. Ceci ne se limite pas au domaine de la religion. Quand nous découvrons de nouvelles possibilités, nous définissons également nos limites.
En établissant ce qui est normal, nous définissons en même temps ce qui est anormal, et c’est la raison pour laquelle le nombre de maladies augmente toujours lorsqu’on développe de nouveaux traitements. La question n’est donc pas de savoir ce qui inspirait de la crainte aux Japonais, mais ce qui faisait sur eux une impression profonde et leur inspirait du respect. Ce n’était pas la croyance dans la doctrine du Bouddhisme, ni l’amour des incantations qui touchaient les gens de l’ancien Japon. Ce qu’ils éprouvaient, c’était simplement un profond respect pour les pratiques ascétiques. C’était l’intensité de la concentration dans le Gyo et les expériences dépassant le cadre ordinaire que cela permettait, qui suscitaient la vénération des gens.
Cette vénération particulière des Japonais pour le Gyo se matérialise encore plus avec le développement du Zen, qui commença avec Eisai et Dogen pendant la période de Kamakura. Le Zen – le fait de concentrer la conscience dans une méditation assise jusqu’à arriver dans l’état que l’on appelle shikantaza (être simplement assis) – répondait parfaitement à l’aspiration des Japonais et à leur quête du Gyo, et cet enseignement religieux s’inscrivit donc profondément dans la culture japonaise.
Le Zen était davantage qu’une religion dont la pratique était centrée sur le Gyo. C’était le Gyo lui-même. Pour expliquer quel était l’objet de sa quête, la doctrine du Zen utilisait un mot et un seul : mu (le vide) – et son refus de toute pensée spéculative avait une pureté proche de celle du Shinto. Alors que le Shugen et le Mikkyo prescrivaient de vénérer et de faire totalement confiance aux pouvoirs spirituels et magiques des ascètes et des prêtres, le Zen refusait que l’on compte sur autre chose que sur soi-même. Cette religion qui suggérait que la délivrance était possible pour l’individu simplement en cultivant ses propres facultés par sa propre pratique du Gyo, entrait fortement en résonance avec les tendances naturelles du peuple japonais. La culture japonaise finit par être si profondément influencée par le Zen qu’il est devenu impossible de séparer le Zen de l’idée que nous nous faisons de ce qui est “japonais” à l’heure actuelle. Le style du Zen, ses doctrines, et sa pratique du Gyo ne restèrent pas dans les limites du cadre religieux. L’esprit du zazen fut directement assimilé, dans la vie quotidienne et le travail de la population dans son ensemble, contribuant dans une grande mesure au développement de différentes voies (do), comme le Kendo, le Sado et le Kado, et également à celui du waza, ou art de l’artisan.
Le courant sous-jacent du Gyo présent dans le Shinto, le Shugendo, le Mikkyo et le Zen non seulement nous révèle la manière des Japonais de voir la religion, mais aussi nous apprend quelles sont les expériences intérieures que le peuple japonais aime et recherche. La tranquillité majestueuse du Shinto, les expériences surnaturelles du Shugendo, le caractère adhérent et ondulant du Mikkyo, la pureté acérée et la qualité sombre du Zen : les Japonais chérissaient et se délectaient de ces expériences intérieures en se tenant à un pas de distance des religions elles-mêmes, et de cette façon, ils ont pu apporter à leur culture une dimension de profondeur et de déploiement.
Les quatres branches du Gyo décrites ci-dessus peuvent se diviser en deux catégories. Les pratiques du Shugen et du Mikkyo avaient pour but d’acquérir des pouvoirs dépassant l’ordinaire, visant la transformation du moi et son passage de l’état d’impuissance à celui d’une force de caractère divin. L’existence de conditions difficiles est donc une donnée de base, et ce que nous voyons alors à l’œuvre, c’est la conviction puissante de surmonter tous les obstacles. Le Gyo du Shinto et du Zen, d’autre part, était clairement d’une nature différente. Leurs pratiques ne visaient pas à apporter au pratiquant ce qui lui manquait, ni à le faire grandir et à l’amener à un état de puissance plus grande. Le Shinto et le Zen allaient plutôt dans le sens d’un retour de l’individu à sa nature originelle par le dépouillement de tout ce qui venait de l’extérieur. C’était un Gyo qui consistait à enlever plutôt qu’à ajouter, à faire retourner ce qui était coloré à un état de transparence. La tendance des deux premiers Gyo va dans le sens de donner de la vigueur; ce sont des Gyo à caractère solaire. Les deux derniers tendent au détachement et à la conciliation ; ce sont des Gyo à caractère lunaire. Ces deux tendances ont connu à plusieurs reprises des hauts et des bas selon les époques et ont contribué à établir les fondements de la culture japonaise. Par exemple, le Kabuki, qui tire son nom du mot kabuku (être incliné comme si on allait basculer) est né de la découverte de la beauté qui
réside dans le fait de perdre l’équilibre. Son registre de base se retrouve dans le Gyo du Shugendo et du Mikkyo, alors que l’esthétique du Yugen, qui s’est établie à travers le Nô de Ze-ami, se situe sur un même terrain que le Gyo du Shinto et du Zen.
Finalement, le courant du Gyo allant du Shinto au Zen a affiné la conception japonaise des pratiques ascétiques et a contribué à la formation de l’idée que les Japonais ont du corps. Bien que chacune des quatre religions ait des points de vue différents sur les pratiques ascétiques, on retrouve un fil commun quand on regarde les choses par le biais de l’idée du corps qui s’y fait jour.
Dans le Gyo le corps est utilisé comme un instrument permettant d’aller au-delà de la concentration volontaire. La méthode consiste à amener la conscience à se concentrer sur certaines sensations du corps, et à faire passer l’attention de la personne pendant un temps donné, de son mental à son corps. Les différentes positions dans lesquelles on met les mains et les doigts pendant la méditation en sont un exemple typique. Le fait de contraindre délibérément le corps à des conditions de stress, fait étroitement lié à la pratique du Gyo, en est un autre. Par le fait qu’une lourde charge est imposée au corps, l’attention du pratiquant est forcée de passer de la concentration mentale à la concentration du corps.
A l’étape suivante, le but est de séparer le moi du corps, auquel nous supposons normalement qu’il appartient, de manière à trouver le corps qui existe de façon distincte du moi ; ou en d’autres termes à trouver le corps dans sa pureté. Il s’agit du corps qui appartient simplement à la nature elle-même : le corps qui Est. La découverte du corps qui Est signifie que toutes les sensations de la chair disparaissent. Ce qui émerge à la place est un corps qui a la qualité de la brume ou de l’air. La nature de ce corps qui est en train d’émerger est celle d’une totale passivité ; il peut fluctuer en éprouvant la sensation
d’être véritablement vivant, mais cela seulement si l’on invite ou accueille en soi-même ce qui ne vient pas du moi. La pratique du Gyo avait pour but d’entrer dans cet état sublime de passivité. Le contraste entre les deux catégories de Gyo a donc ses racines dans ce que chacun a décidé effectivement d’inviter. Pour les pratiques de Shugendo et de Mikkyo c’était l’esprit qui ne se trouble pas, tandis que pour le Shinto et le Zen c’était la source de toutes choses. Ainsi, quand on comprend la pratique du Gyo comme un phénomène du corps, il devient possible d’envisager l’émergence de quatre religions différentes qui n’en partagent pas moins la même structure de pratique ascétique.
On pourrait dire que cette attitude intérieure d’invitation ou d’accueil était l’essence même de l’idée de nature telle que la concevait la culture japonaise. Le mot japonais kangaeru (penser) était à l’origine ka mukaeru (accueillir et faire entrer ce qui est là). Ainsi pour les Japonais le processus de la pensée lui-même était une activité passive, le sens littéral du mot étant “inviter” ou “accueillir” l’objet de la pensée. Et c’était cette attitude d’invitation, ce fait d’entrer dans un état de passivité ou de réceptivité, que les Japonais considéraient comme naturelle. Ils accordaient plus de valeur au fait de voir les choses ou au fait qu’elles devenaient visibles quand on se trouvait dans un état de non-moi, qu’à l’acte volontaire de regarder ou d’observer. Pour eux l’état de réceptivité qui permet d’entendre avait plus de valeur que l’acte volontaire d’écouter. Et la voie pour atteindre cet état était la concentration à travers le Gyo.
Le tsugaru shamisen est un instrument de musique, un luth à trois cordes, qui vient des provinces du nord-est du Japon. On demande aux musiciens qui en jouent d’avoir à leur actif un morceau de musique original qu’ils puissent considérer comme leur appartenant en propre. La musique japonaise traditionnelle, contrairement à la musique occidentale, n’a pas un répertoire constitué d’une grande variété de compositions musicales. On attend plutôt des instrumentistes qu’ils cultivent leurs capacités d’improvisation pour pouvoir jouer le même et unique morceau dans différentes versions selon le moment et le lieu où a lieu le concert. Le regretté Takahashi Chikuzan, maître du tsugaru shamisen, effectuait une pratique de Gyo qui consistait à jouer de son instrument pendant huit jours et huit nuits sans prendre de repos. Selon Chikuzan, quand arrivait le huitième jour, toute conscience du fait d’être en train de jouer avait disparu pour lui. Il n’entendait plus les sons qui étaient censés sortir de l’instrument dont il jouait, et il commençait à percevoir son corps comme une étendue de lumière blanche. Venant des profondeurs de cette blancheur, il entendait un chant qu’il n’avait jamais encore entendu jusque-là. C’est ce chant qui devait devenir la composition originale de Chikuzan. Ainsi, les morceaux de musique dans l’art du tsugaru shamisen n’étaient pas des œuvres créées par les artistes, mais quelque chose que l’artiste accueillait en lui et qui venait d’un endroit inconnu. Ce qui naît de la pratique du Gyo est de nature différente selon ce que le pratiquant a invité en lui. Dans le cas que nous venons de voir, c’était la musique.
Il ne serait pas exagéré d’affirmer que l’idée du corps dans la culture japonaise s’est formée à partir de la pratique du Gyo. Pour les Japonais, le corps n’était pas seulement un outil fait pour servir dans la vie quotidienne. C’était un lieu destiné à recevoir l’immatériel. Contrairement au point de vue occidental, le corps n’était pas une chose qui devait être gérée selon la volonté de la personne, mais que l’on pouvait conduire vers un état d’harmonie grâce à la concentration du ki, qui survient quand on se libère de l’état de concentration par la volonté. Qui plus est, le corps, quand il est dans cet état, ne fonctionne pas de façon automatique, comme une machine. Par nature, il ne peut qu’improviser chacun de ses mouvements. Il fluctue en résonance avec les vibrations de la vie, dans un monde où tout est vivant. Et quand il bouge, du fait qu’il reçoit une force venant de l’extérieur, son mouvement n’a rien à voir avec le phénomène de transe ou de possession où l’on est déconnecté de soi-même, le centre n’est jamais perdu.
Je le répète, pour les Japonais le corps était un lieu fait pour recevoir la vie. Il ne s’agit pas, dans ce cas, de la vie de la personne ou de la créature individuelle, mais de la vie qui
s’écoule à travers tous les êtres dans un monde où tout est vivant. Cette vie ne s’est jamais arrêtée. Si l’union du sperme et de l’œuf est au commencement de la vie individuelle, alors la vie est ce qui rend cette union possible. L’œuf et le spermatozoïde doivent d’abord être vivants pour que leur union ait lieu. La vie existe donc au-delà de l’individu. La vie est un courant sans forme définie, qui ne s’arrête jamais, et le corps de l’indi-vidu est seulement un bateau qui vogue sur ce courant. Le bateau ne peut pas avancer de lui-même. Le corps ne peut bouger que parce qu’il est porté par le courant de la vie dans son ensemble.
Le concept de Gyo, qui est sous-jacent aux quatre religions, Shinto, Shugen, Mikkyo et Zen, avait pénétré dans la vie quotidienne de toute la population dès les périodes Kamakura et Muromachi. Il ne faut pas comprendre par là que les enseignements religieux se diffusaient, mais que le Gyo lui-même se propageait. La pratique du Gyo a donc pu franchir les limites du domaine religieux, pour devenir la base sur laquelle s’est
élaborée une certaine façon de voir le corps, qui par la suite donnera naissance au concept de Kata, ou forme. Le Kata est l’expression symbolique de la manière des Japonais de considérer le corps, laquelle est issue du Gyo. La vénération des Japonais pour le Gyo devait finalement se traduire par un sentiment de respect pour le Kata.
Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :
Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais. par l’Ecole Itsuo Tsuda1.
Au cœur de toute culture se trouve une certaine idée du corps, et cette idée est déterminante dans le choix fait par chaque culture d’accorder de la valeur à certaines expériences de la perception plutôt qu’à d’autres. Les tentatives pour mener à bien ces expériences conduisent à l’établissement de certains principes relatifs à la façon de bouger le corps et de s’en servir ; ces principes déterminent les modèles reconnus pour la maîtrise des compétences essentielles, modèles qui vont à leur tour diffuser dans tous les domaines de l’art, créant une base très riche sur laquelle la culture peut s’épanouir. La culture du Japon traditionnel, qui s’est désintégrée sous l’effet de la Restauration Meiji, possédait bien une structure de ce type. L’idée que l’on se faisait du corps, les sensations partagées et les principes selon lesquels on bougeait, toutes ces choses qui appartenaient au Japon traditionnel étaient radicalement différentes de ce qui est arrivé de l’Occident et qui n’a cessé d’être propagé de manière aveugle par le gouvernement japonais depuis la Restauration Meiji. Cet article montre la faiblesse des points d’ancrage du Japon moderne dont la culture est bâtie sur la destruction de ses propres traditions, et explore la possibilité pour lui de donner naissance à une culture nouvelle en portant le regard sur la structure de sa tradition culturelle perdue.
La mise en scène de la mort dans la société moderne
Il y a au Japon une politique nationale qui se poursuit sans répit jusqu’à nos jours depuis presque cent quarante ans, date du début de la Restauration Meiji en 1868. C’est la politique d’occidentalisation, qui a conduit à la désintégration continuelle de la vision japonaise traditionnelle de la vie et du corps, et ceci dans sa totalité. En acceptant cette politique, le peuple japonais a effectivement eu accès, au niveau pratique, au genre de vie d’une société moderne emplie à ras bord de technologie scientifique occidentale. En même temps, cependant, il a de ses propres mains démantelé et oblitéré une tradition vieille de deux mille ans. On ne sait toujours pas qui a véritablement été à l’origine de la réforme sociale la plus draconienne qui ait jamais eu lieu dans l’histoire du Japon, à quelle classe ces personnes appartenaient ni quels étaient leurs objectifs [Oishi, (1977)]. En tout cas, la Restauration Meiji fut déclenchée par l’ouverture des ports japonais au commerce étranger en 1854, quand le Shogunat Tokugawa, cédant à la pression militaire des Etats-Unis et des pays d’Europe, prit la décision de mettre fin à la politique d’isolement qui était la sienne depuis deux cents ans. Cette décision du Shogunat provoqua le chaos dans la nation toute entière. Les samouraï, irrités par la lâcheté de la position du Shogunat, se soulevèrent, tandis que l’exportation de la soie grège provoquait une tourmente économique causée par une très forte augmentation des prix. Face à la pression venant de l’intérieur comme de l’extérieur du pays, Tokugawa Yoshinobu, alors Shogun, n’eut pas d’autre choix que d’abandonner le pouvoir en 1867.
Le nouveau gouvernement Meiji établit un Etat de type impérial sur le modèle de la monarchie constitutionnelle prussienne, institua un Shintoisme d’Etat à caractère nationaliste en lieu et place du Christianisme qui est au centre la culture occidentale et entama rapidement une re-création de la nation. Tandis que dans les institutions politiques, l’économie et l’industrie, étaient appliquées des réformes basées sur les modèles occidentaux, la politique de modernisation, d’occidentalisation et de progrès scientifique atteignait aussi les modes de vie de l’ensemble de la population.
En apparence, cette politique d’occidentalisation semblait être mise en place pour guider le peuple japonais dans son adaptation à son nouveau gouvernement construit en l’espace très court de deux ans après l’effondrement du Shogunat. En réalité cependant, elle visait à rejeter et à démanteler tous les aspects de la culture traditionnelle japonaise en glorifiant la civilisation occidentale de manière permanente. Cette politique comportait trois axes principaux : la propagande, les ordres et les réglementations émanant du gouvernement, et le contrôle de l’information, aucune place n’étant laissée pour permettre à la culture traditionnelle de coexister avec l’ordre nouveau.
Les familles impériales et royales furent les premières à adopter le mode de vie occidental, comme si elles se posaient en exemple pour le reste de la nation, provoquant dans la population une soif pour tout ce qui venait de l’Occident. Ainsi l’empereur, symbole du Japon, en vint aussi à servir de symbole de l’occidentalisation. Les médias suivirent, propageant des vues superficielles qui glorifiaient la civilisation occidentale et
boycottaient la tradition. Leur slogan, «Bunmei kaika» (l’épanouissement de la civilisation) résonnait dans tout le pays.
Même les cerisiers sauvages, qui avaient été adorés à travers toute notre histoire, furent coupés et utilisés comme bois de chauffage dans tout le pays, parce qu’ils rappelaient l’ancien système féodal.
Et à leur place le someiyoshino, un cerisier hybride créé artificiellement, était prisé car c’était un produit de la science : il se développe dans n’importe quel type de sol, fleurit magnifiquement et presque simultanément partout, et possède une beauté uniforme qui vient du fait que ses fleurs s’ouvrent avant qu’une seule feuille ne soit apparue sur ses branches. Mais, comme toutes les plantes créées artificiellement, le someiyoshino n’a aucun parfum ; il n’a pas hérité du parfum intense du cerisier sauvage. Et tandis que la durée de vie d’un cerisier sauvage est estimée à trois cents, et parfois cinq cents ans, le someiyoshino ne vit que soixante-dix ou quatre-vingts ans [Horibe, (2003)]. Ce cerisier artificiel à la beauté uniforme, privé de parfum et de longévité par la main de l’homme, a été planté dans tout le pays et on a fini par le désigner comme étant la fleur nationale du Japon. Si la naissance de la civilisation occidentale moderne peut être comparée à l’épanouissement d’une fleur enracinée dans le terrain des cultures traditionnelles de l’Occident, alors la modernité au Japon est une fleur artificielle qui n’est pas issue d’un terrain réel. Le destin qu’ont connu les cerisiers révèle la vraie nature de la modernité artificielle et déformée qui émerge dans notre pays.
Naturellement, la destruction des cerisiers sauvages ne représentait qu’une petite partie des changements colossaux en train de se produire. Un des aspects les plus marquants de l’activité destructrice de la Restauration fut peut-être le décret du gouvernement instaurant la séparation entre Shinto et Bouddhisme. Cette mesure, qui fut appliquée pour établir le Shinto d’État, déclencha un mouvement anti-bouddhiste qui amena à la destruction de temples, de statues et de chambres de thé de grande valeur historique dans tout le pays.
Il a même été interdit, après la Restauration, de jouer des pièces de théâtre traditionnel Nô, et presque tous les acteurs de Nô ont dû se tourner vers d’autres métiers ou arrêter leur activité.
Au milieu de cette atmosphère de rejet total de tout ce qui était traditionnel, on propagea la façon de s’habiller à l’occidentale, au début par le biais de l’uniforme pour les militaires et les fonctionnaires. En même temps, on introduisit la façon de manger occidentale par le biais des repas servis dans les hôpitaux et l’architecture occidentale par les équipements publics. Porter des cravates et des vêtements qui se boutonnent, manger du bœuf, boire du lait de vache, entrer dans un bâtiment sans enlever ses chaussures, toutes ces choses que le peuple japonais
n’avait jamais faites au cours de ses deux mille ans d’histoire, devinrent les premiers gages de loyauté imposés par le gouvernement Meiji.
Le gouvernement se mit alors à édicter un nombre croissant d’interdictions et de mesures contraignant les individus à changer de branche d’activité ou à quitter le service public. Par exemple, la décision d’introduire la médecine occidentale en tant que médecine officielle du Japon s’accompagna d’un effort gigantesque du gouvernement pour éradiquer la pratique très ancienne de la médecine chinoise. Les praticiens de médecine chinoise opposèrent une forte résistance et il fallut finalement plus de quarante ans pour que cet effort aboutisse. Au cours de cette période, en vue de décider laquelle des deux médecines était supérieure à l’autre, on installa un hôpital chargé de recueillir les données concernant l’efficacité des deux médecines par rapport à une maladie, le béribéri. Pourtant, le résultat de ce qu’on a appelé la compétition Est-Ouest à propos du béribéri fut un match nul, et les conflits entre les deux écoles s’intensifièrent, conduisant même à une tentative d’assassinat contre Sohaku Asada, célèbre docteur de médecine chinoise et leader de la résistance [Fukagawa, (1956)]. C’est là qu’on peut bien voir la nature machiavélique de la politique d’occidentalisation du gouvernement Meiji. Un coup d’œil aux articles de journaux de cette époque-là montre une série d’écrits irrationnels comme celui-ci : « Comparée aux affreux liquides noirâtres préparés par les docteurs de médecine chinoise, voyez la splendide blancheur des poudres de la médecine occidentale ! » Les praticiens de médecine chinoise étaient forcés d’affronter des accusations injustes de ce genre répandues par les médias.
L’introduction de la médecine occidentale visait à accomplir davantage que l’occidentalisation des pratiques médicales. Il s’agissait essentiellement d’une politique dirigée contre le Shogunat. Par exemple, la conservation des pratiques d’acupuncture qui n’existaient pas dans la médecine occidentale, ressemblait de l’extérieur à une mesure de sauvetage en faveur des aveugles, qui étaient traditionnellement relégués dans ce genre de travail. Cependant la pratique d’acupuncture reconnue par le Shogunat était celle de l’acupuncture japonaise qui avait été créée à partir de l’acupuncture chinoise mais complètement revue et améliorée. Ce fut donc l’acupuncture japonaise qu’on frappa d’interdiction et on ordonna aux praticiens d’exercer à la place l’acupuncture chinoise [Machida, (1985)]. En d’autres termes, ce qui caractérisait la politique d’occidentalisation c’était le rejet complet de la tradition japonaise, tout ce qui venait de l’étranger étant accueilli et considéré comme ayant une grande valeur.
Les étudiants dans différents domaines comme l’architecture, la cuisine et la médecine furent tous obligés d’apprendre les théories occidentales, s’ils voulaient obtenir les permis officiels pour exercer, que le gouvernement venait d’instituer. Le gouvernement tentait, en mettant en place ces systèmes, de couper la chaîne de transmission du savoir expérimental et ainsi de mettre fin à la tradition de l’apprentissage. Par exemple, en imposant aux architectes japonais l’étude de la théorie occidentale basée sur le système métrique, le gouvernement réussit effectivement à empêcher les maîtres charpentiers de transmettre leur savoir à leurs apprentis, car leur art était basé sur le système de mesure traditionnel japonais [Matsuura, (2002)].
Au Japon, les méthodes traditionnelles de construction qui avaient permis d’édifier les plus grandes structures en bois du monde, ayant de plus une durée de vie d’un millénaire, étaient basées sur des principes théoriques complètement différents de ceux des méthodes occidentales. Emporté par la vague de culte des théories occidentales, le gouvernement continue néanmoins encore à l’heure actuelle à imposer l’occidentalisation de l’architecture, sans examiner ni reconnaître la valeur des méthodes traditionnelles de son pays. En 1959, le gouvernement a adopté une résolution officielle, proposée par l’Institut d’Architecture du Japon, interdisant la construction de bâtiments en bois. Six ans plus tard, il interdisait l’utilisation du système de mesure traditionnel japonais. Les codes japonais de la construction préconisent les structures en béton qui ont l’avantage de transformer les villes en forteresses, et cela conduit à la disparition des structures en bois qui, issues de cette terre et de son climat, ont été les piliers du mode de vie des Japonais pendant deux mille ans. Le résultat de tout cela, c’est que les magnifiques forêts du Japon sont maintenant en train de péricliter.
Le contrôle de l’information par le gouvernement s’appliqua également au nouveau système d’éducation établi en 1872. Celui-ci, avec son programme entièrement basé sur les théories occidentales, est devenu une place forte dans le processus
d’occidentalisation. Le système éducatif, tendancieux car tout à la gloire du mode d’étude occidental, amenait l’intellect et la sensibilité des Japonais à ignorer et à dédaigner leur propre culture traditionnelle.
Même les matières comme l’art, la musique et l’éducation physique, dont le but est de cultiver la sensibilité esthétique des étudiants, sans parler des matières plus générales, ont joué un rôle majeur pour démanteler la culture traditionnelle et stimuler le processus d’occidentalisation.
L’enseignement artistique introduisit les couleurs éclatantes de la palette occidentale, tandis que les couleurs japonaises traditionnelles tombaient dans l’oubli et qu’on n’enseignait plus leurs principes d’harmonie. La sensibilité aux couleurs, très riche dans la tradition japonaise est évidente si l’on regarde les kimono ou les encadrements traditionnels des calligraphies et des peintures. Un catalogue d’échantillons de teintes destiné aux fabricants de kimono dans la période d’Edo montre cent teintes de gris différents et quarante-huit teintes de marron, chacune ayant un nom particulier [Nagasaki, (2001)]. Les teinturiers capables de créer une telle variété de couleurs à partir de végétaux démontraient là leur savoir-faire admirable. Mais ce qui est encore plus étonnant c’est que les couturiers et même les clients étaient capables de distinguer toutes ces nuances. Pour les Japonais, la couleur était une chose qui se fondait dans le tissu ; les couleurs devaient mettre en valeur la qualité inhérente au matériau brut. Les nouvelles couleurs venant de l’Occident, au contraire, formaient une couche plaquée sur le matériau brut. Cette confrontation porta un choc et troubla la sensibilité subtile aux couleurs qui avait été celle des Japonais jusque-là. Cent quarante ans plus tard, le résultat de cette éducation se manifeste à l’évidence dans le goût vulgaire des couleurs que l’on voit dans les villes du Japon moderne. Dans les rues, ni les enseignes des magasins ni les prospectus ne montrent la moindre trace de subtilité. C’est comme si l’utilisation de couleurs intenses et voyantes pouvait à elle seule suffire pour imiter la perception occidentale des couleurs. Pareille éducation a certainement gâché le talent de plus d’un artiste doué qui aurait pu produire d’excellentes peintures japonaises [Nakamura, (2000)].
En même temps, l’éducation musicale perturbait la conception traditionnelle du son. La sensibilité japonaise par rapport au son est issue de la religion. On considérait que le son produit avec une intensité et une concentration profondes avait le pouvoir de nettoyer les impuretés. Les techniques du ki-ai transmises par les prêtres shinto et les ascètes des montagnes, les psalmodies des moines bouddhistes, et même l’action de faire le ménage, tout cela était des pratiques religieuses, ou, si l’on veut, de la musique, basées sur le mystère du son. L’utilisation du hataki – instrument à épousseter fait de papier monté sur un manche – et du balai, vient des rituels shinto qui invitaient la divinité en purifiant le milieu ambiant au moyen du son. On ne les utilisait pas dans un but de propreté hygiénique. Le son du noh-kan (flûte de bambou du théâtre Nô) servait pour repousser les morts, et le shino-bue (flûte de roseau) pour inviter les morts dans notre monde. Le sens profond qu’avait le son dans la culture japonaise traditionnelle était basé sur une sensibilité à cet égard totalement différente de celle qu’on trouve dans la musique occidentale. Cependant, dans les écoles, on enseignait seulement la musique occidentale, basée sur la gamme tempérée qui est en réalité une exception parmi les musiques de tous les autres pays de la planète, et les étudiants qui chantaient en utilisant les gammes traditionnelles japonaises étaient traités comme des sourds qui n’entendaient pas les tons.
De même, l’éducation physique a détruit les façons dont traditionnellement on bougeait le corps (voir plus loin dans l’article), en enseignant exclusivement des exercices et des
mouvements basés sur les principes de mouvement venant de l’Occident. Il en a résulté l’apparition de grandes disparités dans la perception du corps, entre l’ancienne et les nouvelles générations, rendant particulièrement difficile la transmission, des parents aux enfants, de la culture de tout ce qui concernait le corps. Suite à cela, il y a aujourd’hui de nombreux adultes incapables d’utiliser simplement des baguettes correctement, sans parler du fait de s’asseoir à la manière traditionnelle, en seiza.
Ces cent quarante années d’éducation ainsi orientée ont contraint l’intellect des Japonais à s’employer uniquement à traduire, à interpréter et à imiter la civilisation occidentale. Certes, durant ces années, le Japon a produit des appareils électroniques de haute qualité, et des automobiles que l’on appelait en plaisantant des salles de séjour mobiles, mais ces choses-là n’ont rien à voir avec la culture japonaise. Elles sont plutôt tout simplement l’expression du choc que la rencontre avec la civilisation occidentale moderne a fait vivre aux Japonais. Autrement dit, ce sont les copies de l’image de la civilisation moderne telle qu’elle se reflète dans l’œil des Japonais. Ces sièges de voiture et ces suspensions bizarres et exagérément douces sont un écho de la sensation douce et agréable que les Japonais, qui jusque-là ne s’étaient jamais assis que sur des tatami durs, ont eue en s’asseyant pour la première fois dans des sofas de style occidental. Les appareils électroniques excessivement efficaces, équipés de plus de fonctions que ce que la moyenne des gens peut utiliser, sont l’expression de l’impact ressenti par les Japonais aveuglés par la lumière éclatante des ampoules électriques, après avoir vécu si longtemps à la lueur vacillante des bougies japonaises de l’ancien temps.
La politique de fermeture si longtemps appliquée par le Japon a faussé le processus de la rencontre avec la civilisation occidentale. N’ayant aucun dénominateur commun avec les sociétés modernes de l’Occident, les Japonais ont transformé la formidable sensation de différence qui était la leur en glorification et en culte, dans une réaction d’autoprotection.
Depuis la Restauration Meiji, le Japon a démantelé de façon très efficace sa propre culture traditionnelle. Cependant, il n’a pas été capable de créer une nouvelle culture, de quelque sorte que ce soit, par l’assimilation de la civilisation occidentale. C’est, bien sûr, tout à fait naturel, puisque la culture ne peut pas naître seulement de l’imitation ni de l’envie. Aveuglés par l’image brillante de la civilisation moderne, les Japonais ont manqué la rencontre avec la véritable culture qui a donné naissance à cette civilisation, qui l’a nourrie et en a permis le fonctionnement. Autrement dit, ils n’ont jamais vraiment compris les façons de sentir traditionnelles des peuples occidentaux et là réside la tragédie que vit le Japon aujourd’hui. Bien entendu, il est impossible de transplanter une culture. La culture d’un pays, nourrie par l’expérience accumulée par des siècles de tradition, appartient au pays qui l’a fait naître et à lui seul. Elle ne peut être absorbée ni imitée par aucun autre. La pensée scientifique, fondée sur le pragmatisme, l’objectivisme et le positivisme, auxquels le Japon a si avidement tenté d’atteindre depuis la Restauration, a donc nécessairement été elle aussi un produit inévitable de la culture – du pays et de l’esprit – des pays occidentaux. Les scientifiques Japonais qui participent pour la première fois à des congrès internationaux sont toujours suffoqués de découvrir que les scientifiques occidentaux mentionnent Dieu sans aucune hésitation au cours des débats. La raison en est qu’au Japon être un scientifique signifie nécessairement que l’on est du même coup matérialiste et athée. Pour le Japon d’après la Restauration, la science a tenu lieu de vertu et aussi de religion ou de foi.
Le Japon moderne est ainsi devenu une anomalie dans l’histoire mondiale – un pur produit de la modernité, établi sans qu’il y ait la moindre base reposant sur une véritable
culture. C’est un pays où ont lieu des expériences de la plus extrême modernité.
Après tout, la culture n’est rien d’autre que la capacité à faire du monde où nous vivons un monde de richesse et de beauté. C’est la capacité à continuellement transformer et recomposer l’espace-temps objectif en espace-temps humain. Par la découverte et le partage de cette capacité inhérente à la culture, elle permet au peuple d’un pays de révéler toute sa beauté. Néanmoins, en même temps, elle est porteuse d’un dangereux potentiel d’auto-destruction parce que, par nature, son existence et sa valeur ne peuvent pas être perçus par ceux qui vivent en son sein, ceux dont la vie même est fondée sur elle.
C’est la façon dont se déroulent la naissance et la mort qui symbolise le plus directement la culture d’un pays donné. Dans le Japon d’aujourd’hui, la mort se déroule dans une mise en scène dominée par la machine. Son décor est l’hôpital, où les gens sont gardés grâce à des systèmes qui les maintiennent en vie. Derrière les portes closes de leurs salles d’attente, les médecins appellent cela le syndrome du légume. Ce sont les scènes que nous voyons dans les services de gériatrie, où nos aînés ont les bras et les jambes ligotés par des courroies qui les empêchent d’arracher par des mouvements inconscients tous les branchements qu’on leur a mis sur le corps. Ce que nous avons devant les yeux, ce n’est pas la vision sacrée d’une personne qui arrive au dernier chapitre de sa vie. Ce n’est pas la transmission d’un parent à son enfant de la plus profonde et dernière parole, le fait de rendre son dernier souffle, acte qui, à travers toute l’histoire, a été considéré comme un des plus importants de la vie humaine. Dans les trente minutes à peine suivant la mort de quelqu’un, les vendeurs de pompes funèbres entrent en scène devant les membres de la famille. Depuis ces dernières années, les marchands en quête d’organes pour les transplantations passent avant. C’est cette image scientifique vide de la mort qui symbolise la modernité de notre nation, et il en est ainsi parce que la société moderne sépare le corps de la vie, le corps de la personnalité, le corps de l’individu. Notre gouvernement moderne épris de liberté ne dirige peut-être pas la vie des citoyens mais il a assurément la haute main sur leur corps. Alors que la liberté est reconnue dans la plupart des domaines, il n’y a pas un seul pays développé qui reconnaisse la liberté de choix en ce qui concerne le traitement médical. Si notre corps était considéré comme inséparable de la vie que nous menons, alors le choix concernant les traitements médicaux et la façon dont on naît et dont on meurt, serait une question qu’il appartiendrait à chaque individu de voir selon son idéologie et sa manière de penser. Les nations modernes, cependant, ont mis en œuvre la médecine occidentale, qui considère le corps et la vie comme des entités séparées, en tant que médecine officielle. De cette façon, elles s’efforcent de contrôler la naissance, le traitement médical, et la mort, c’est à dire nos corps. Selon la science médicale occidentale, le corps n’est qu’un instrument, une machine qui doit fonctionner selon la volonté de son possesseur. Par conséquent il n’y a aucune différence entre le fait de recevoir un traitement médical et celui de réparer une machine cassée, et la mort équivaut simplement à la production de déchets. Les hôpitaux se sont déjà transformés en installations industrielles pour gérer les déchets, les transplantations d’organes faisant partie de leur activité économique de recyclage. Quiconque voit quelque chose d’étrange dans ce tableau de la mort mécanisée qui est maintenant la norme dans les hôpitaux au Japon se rendra compte immédiatement que la science à elle toute seule ne peut absolument pas devenir une culture.
Au moment où nous saluons le 21ème siècle, l’heure est peut-être venue pour nous de faire retour sur la désintégration de notre culture traditionnelle qui a commencé avec la Restauration Meiji. Le temps écoulé ne peut jamais être récupéré, mais nous devons au moins arriver à comprendre suffisamment notre passé pour être capables de faire le deuil de sa perte. Nous devrions maintenant porter le regard sur notre culture perdue de manière à pouvoir avancer dans la direction de donner forme à la nouvelle culture en devenir.
Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
Nous avons eu le plaisir de participer à Hanami au jardin d’acclimatation de Paris les 23 et 24 avril. Le Hanami est une coutume japonaise qui consiste à contempler les fleurs, en particulier celles des cerisiers, dans la période où elles entrent en pleine floraison. Cet événement Parisien où plus de dix mille personnes ont parcouru ce jardin, était organisé en collaboration avec la Japan Expo.
Film de la démonstrations d’Aïkido, Pratique respiratoire
« Sur les traces d’Itsuo Tsuda » au Mas d’Azil/Daumazan (Ariège) 1er sept-31 oct 2015
Le Dojo Kingyo, association dédiée à la pratique de l’Aïkido et du Katsugen Undo, organise une exposition de calligraphies d’Itsuo Tsuda. L’événement aura lieu simultanément dans les médiathèques du Mas d’Azil et de Daumazan. Découvrez quelques images de la mise en place de l’exposition (cliquez sur les photos pour agrandir)
Après avoir évoqué le tourisme moderne qui s’est développé aux États-Unis et ensuite propagé dans le monde entier, Itsuo Tsuda insiste pour les voyages qu’il organisa entre 1977 et 1982 sur l’importance de la sensibilité : « Ce qui importe avant tout c’est la sensibilité des touristes vis-à-vis de l’expérience au contact d’un monde nouveau. Si la sensibilité est mal préparée, on ne voit rien d’autre que le reflet du passé dont on est chargé. » Nous poursuivons donc ici la publication du bulletin dans lequel Itsuo Tsuda présenta le caractère des « Seitai Tours », publication illustrée par des photos prises par Bruno Vienne.
Le calendrier de l’Avent du centenaire d’Itsuo Tsuda : 25 jours pour retrouver 25 moments forts de l’année 2014, consacrée à Itsuo Tsuda.
#25Working For Future
Oui, nous avons parlé du passé. Oui, nous avons regardé les traces du passé. Nous avons écouté ces traces qu’Itsuo Tsuda nous a laissées.
L’année 2014 prend fin, mais cela continue AUJOURD’HUI.
Le futur qui s’écrit aujourd’hui nous réclame entièrement. Itsuo Tsuda en parla, l’écrivit : prendre soin des enfants, préserver leur sensibilité, leur force intérieure sont des actes primordiaux.
«Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : «Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?», il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante :
«À quels enfants allons-nous laisser le monde ?».
Jaime SemprunL’abîme se repeuple (éd. Encyclopédie des Nuisances, 1997, p. 20).
Cette question, suivant les traces d’Haruchika Noguchi, Itsuo Tsuda l’a posée dès les années 1970. Ses livres et son enseignement sont pleins d’indications pour ceux qui veulent comprendre. Le chemin est à faire. Déconditionner son esprit, retrouver sa sensibilité, pour sentir par soi-même la vie à l’œuvre en nous et, chez les enfants, ne pas l’étouffer.
Qu’est ce que l’intuition ?
C’est l’expérience d’un instant qui ne revient jamais. Si c’est raté, c’est raté. Pour toujours. Mais si on a la continuité, la marge d’erreur diminue. Et un jour, on se dit : « Mais est-ce possible ? Ce n’est pas moi qui l’ai fait. Je ne suis rien dans cette réussite. J’ai agi un peu comme dans un rêve. C’est une sensation qui m’a traversé. Mais le résultat est là. » C’est à partir du moment où l’on bâtit un monument pour le triomphe que la situation se dégrade. On n’apprend pas cela à l’école. Là, on se remplit la tête avec des notions matérialistes. On apprend à partager le gâteau, à égalité, bien entendu, pour que chacun ait une part un peu plus grosse que les autres. L’enfance est le seul domaine qui reste où l’on peut encore faire une expérience aussi impossible. Le bébé est grand comme l’univers, mais si on le traite mal, il se fane bien vite. Quelle voie choisir ? C’est à vous de voir…