Texte de Haruchika Noguchi à propos du chapitre de Tchouang-tseu « Principes pour nourrir sa vie » (II) Pour lire le début de ce texte cliquez ici
« En faisant ce qui est considéré comme bon, ne cherchez pas le renom ; en faisant ce qui est considéré comme mauvais, évitez l’opprobre ; adoptez comme principe de rester dans une voie médiane, et vous pourrez préserver votre corps, parfaire votre vie, pourvoir à l’entretien de votre famille, aller jusqu’au terme des années qui vous ont été allouées. »
Lus et acceptés tels qu’ils sont, ces mots expriment les principes de la santé. Je sens en eux, proche de moi, la force de l’esprit d’un homme.
Quand le roi de So entendit parler de l’habileté de Tchouang-tseu, il envoya, avec de grandes marques de courtoisie, des officiels chez lui pour lui demander de devenir premier ministre ; mais Tchouang-tseu rit et fit observer que dix mille pièces d’or étaient une forte somme et que la position de premier ministre était d’un bien haut rang. Mais il demanda aux officiels s’ils avaient déjà vu un taureau de sacrifice paré pour une festivité. Pour l’occasion, dit-il, on engraisse le taureau avec toutes sortes de bonnes nourritures, on le pare d’un beau tissu, et on le conduit dans le sanctuaire des dieux. Le taureau a beau à ce moment-là vouloir être simplement un taureau, il ne le peut pas. Tchouang-tseu dit aux officiels de s’en aller sans faire d’histoires et de ne pas souiller sa vie, et il ajouta qu’il voulait simplement s’amuser dans la situation sordide qui était la sienne. Des paroles comme celles-là sont extrêmement caractéristiques de Tchouang-tseu, et elles font encore venir le sourire aux lèvres deux mille ans plus tard.
A la fin le bien et le mal ainsi que la louange et le blâme sont tout un, dit Tchouang-tseu. Faire la distinction entre les choses implique de les définir. La définition implique une dissociation. Pour ce qui est des choses, il n’y a ni définition ni dissociation, seulement l’unité. Seul le sage authentique sait que tout est un. Ainsi, Tchouang-tseu foula aux pieds le monde des oppositions et le fit voler en éclats. C’est pourquoi il dit sans se faire de souci, « En faisant ce qui est considéré comme bon, évitez le renom ; en faisant ce qui est considéré comme mauvais, évitez l’opprobre. »
Quand quelqu’un dort sur le sol humide, il se vide de sa force et contracte du rhumatisme. Mettez une anguille au sommet d’un arbre, elle tremblera de frayeur ; faites la même chose avec un singe, et il ne se passera rien de la sorte. « Parmi ces trois êtres, y en a-t-il un qui ne sache pas quel est l’endroit qui lui convient pour vivre? »
L’être humain mange du porc, le daim aime l’herbe, le scolopendre trouve les vers délicieux, le corbeau se régale de rats. « Parmi ces quatre-là, y en a-t-il un qui ne sache pas ce qu’il aime manger? »
Le singe mâle prend la guenon dans ses bras, le cerf copule avec la biche, l’anguille joue avec les poissons. Mao Chiang et Li Chi étaient réputées être les plus belles femmes sous les cieux, mais à leur vue, les poissons plongeaient dans les profondeurs, les oiseaux s’envolaient haut dans le ciel, et les daims s’enfuyaient. Lequel d’entre eux ignore quel est le véritable objet de son affection ?
Se tenir au-delà du bien et du mal et fusionner avec la nature de toute chose : tel est le secret de l’art de cultiver la vie de Tchouang-tseu.
Être à la poursuite d’une vie saine et courir pour éviter une vie malsaine ne fait que vous donner chaud et vous embêter. Être fier de vos talents et vouloir devenir le champion du monde de quelque chose c’est avoir oublié le principe le plus important pour cultiver la vie. Un grand arbre est renversé par le vent ; le rang élevé d’un ministre attire l’envie des masses, mais pour la personne qui a rejeté toutes les chaînes et jouit d’une vie de liberté, un ministre, bien qu’il ait une position élevée et qu’il touche un gros salaire, n’est rien de plus qu’une sandale brisée.
« Un faisan qui vit dans les marais fait dix pas pour picorer une bouchée et cent pas pour boire une gorgée d’eau, mais il ne veut pas qu’on l’enferme dans une cage. »
Tchouang-tseu nous enseigne qu’il n’y a pas besoin d’être trop pointilleux sur ce qu’est une vie « saine » ou une vie « malsaine », ni d’attraper chaud et de s’embêter. Il nous dit que respirer tranquillement et suivre de manière désintéressée les besoins de son corps, voilà l’essence de ce qu’est préserver sa vie et vivre pleinement. Comment faire pour vivre en accord avec cela? Allons-nous adopter l’attitude de quelqu’un qui voit un feu de l’autre côté de la rivière et qui reste les bras croisés? Ou bien y a-t-il quelque chose de mieux à faire, quelque chose de positif?
Le cuisinier du prince Wen Hui dit, « Je manie les choses avec l’esprit, et non avec la vue. Quand les sens cessent de fonctionner, c’est l’esprit qui conduit. » Cela consiste à se fermer aux apparences et à les oublier immédiatement ; fondamentalement c’est la même chose que quand le prêtre Zen Lin Tsi dit, « L’esprit ne diffère pas de l’esprit. »
Ainsi dans tout cela il n’y a rien d’autre que le déploiement de l’acte pur, et c’est essentiellement ce qu’affirme l’adage du maître de sabre : »Oubliez votre habileté et oubliez votre adversaire ; laissez-le égratigner votre peau, tandis que vous taillez dans sa chair ; ce n’est qu’en s’abandonnant au flot débordant qu’on peut rejoindre les eaux peu profondes. »
Ne peut-on pas dire que dans la façon dont l’art de tuer mène sur le chemin de la sincérité véritable, se cache la voie pour cultiver la vie? Vaincre l’attachement aux choses, l’adhésion aux règles et la peur de la mort, et rendre l’esprit libre permet dans le monde du guerrier d’utiliser le sabre librement sans causer aucun dommage, et dans le monde ordinaire cela permet d’entrer dans la voie de l’art de cultiver la vie et de nourrir l’essence de celle-ci. Je crois que Wen Hui a appris par les paroles de son cuisinier que c’est en suivant la nature des choses que l’on cultive la vie ; la chose importante est qu’il a reconnu que le couteau du cuisinier bougeait sans l’intervention du moi et sans subir de dommages.
On demanda à un moine Zen, « Vous allez et vous venez, allez et venez. Quelle intention est la vôtre? » « J’use du cuir de chaussures sans but aucun, » répondit-il.
(A suivre)
publié dans la revue Zensei. Traduction de l’École Itsuo Tsuda
Photo : Haruchika Noguchi