Par Manon Soavi
J’ai découvert tardivement que j’étais « une fille ». Bien sûr je le savais, mais cela n’avait aucune importance, aucune incidence sur ma vie, sur mes relations et sur ma pratique de l’Aïkido. Je n’avais pas conscience, contrairement à la plupart des mes concitoyennes, d’être « une fille » avant d’être un « individu ». Ce qui explique en partie que j’ai grandi hors de ces schémas si omniprésents, c’est que je ne suis jamais allée à l’école.
Mes parents avaient choisi une voie différente, c’était une décision révolutionnaire, il s’agissait d’une insoumission à l’école « obligatoire » comme le relate Catherine Baker dans son livre(1)…Bien entendu ce formatage des femmes ne se fait pas qu’en milieu scolaire, mais aussi avec la famille, l’entourage, les médias et la culture en général. Dans la famille c’est toujours à une petite fille qu’on dit qu’elle est « si jolie, si mignonne ». Qu’il s’agisse d’un Keikogi de judo ou d’un tutu rose on l’habille comme une petite poupée. C’est tellement présent que, comme le nez au milieu de la figure, nous ne le voyons plus comme un problème. Quel mal y a-t-il à complimenter une petite fille, un bébé, sur ses habits, ses boucles ou son sourire ? Et bien parce que justement l’importance actuelle de la beauté et des apparences s’apprend dans la plus tendre enfance, et que cela va s’imprimer au fer rouge. C’est avec toutes ces remarques, ces jouets roses et ces sourires, qu’on apprend aux femmes futures leur rôle traditionnel : plaire, et prendre du plaisir à plaire. L’auteure Mona Chollet le décrit ainsi : « Les conséquences de cette aliénation [pour les femmes] sont loin de se limiter à une perte de temps, d’argent et d’énergie. La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une auto-dévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. »(2)
Pour ma part, ayant échappé à cette situation dans ma petite enfance, je ne l’ai découverte qu’à l’adolescence, en prenant conscience avec effarement qu’on me voyait et me parlait avant tout comme à « une fille » ! Évidement cela a été insupportable et je me suis révoltée, comme bien d’autres femmes, contre ce traitement. Mais malheureusement personne n’échappe totalement à une culture, à une société, j’en fais partie et cela me touchait aussi. Bien entendu la situation des femmes occidentales ne peut pas se comparer avec celle d’autres pays où les femmes n’ont aucun droit. Néanmoins est-ce une raison pour ne pas évoluer encore ? Car si les femmes souffrent de cette situation, qu’elles-mêmes font perdurer en éduquant inlassablement leurs filles et fils à reproduire les mêmes schémas, c’est l’humanité dans son ensemble qui est perdante à ce déséquilibre. Si les hommes peuvent être perçus comme des « oppresseurs » je pense que ce sont les femmes qui ont les clefs pour sortir notre société de cette impasse. Cette phrase de Kobayashi Senseï(3) « La liberté s’exprime en bougeant là où c’est possible. » me soutient dans la pensée que c’est aux femmes d’exercer leur liberté. C’est à nous de ne pas reproduire éternellement cette histoire. Et c’est là, là précisément que, pour moi, le sujet rejoint celui de l’Aïkido.
Aïkido, une troisième voie
L’Aïkido peut être une réponse à cette impasse du « combattre ou se soumettre » que rencontrent les femmes. Car l’Aïkido est un art martial où il ne s’agit pas de combat. Peut-on oser le terme de Non-Art Martial ? Nombreux sont les maîtres et les grands experts qui le répètent (encore récemment Steve Magson, élève de Chiba Kazuo Senseï dans Aïkido Journal) : il est ridicule de poser la question de « l’efficacité » de l’aïkido en « combat réel ». Ça ne veut rien dire (ce qui ne veut pas dire qu’il faille faire n’importe quoi, bien sûr). Mais si un expert d’un haut niveau martial peut écrire cela sans qu’on mette en doute la valeur de ce qu’il fait en Aïkido, une femme qui dit la même chose sera immédiatement soupçonnée de ne pas être au niveau, de ne pas être assez capable. Pourtant le sujet concerne bien les femmes, car nous sommes confrontées de façon très aiguë à la question du combat en tant que situation dualiste. Même s’il s’agit non pas de se battre avec ses poings mais d’un combat social et culturel. De plus nous sommes dès notre naissance des potentielles victimes de violence. Peut-être y échapperons-nous, mais ce sera alors l’exception. Toutes les femmes vivent en se sachant victime un jour ou l’autre. Et quand nous voulons nous exprimer, exercer un métier, nous sommes encore obligées de prouver notre valeur, notre droit à être là où nous sommes, tout au long de notre vie. Et justement l’Aïkido sort complètement du cadre ! Il n’y aura ni vainqueur, ni vaincu. L’Aïkido c’est comme une autre dimension où nos valeurs n’ont plus cours. S’il est pratiqué d’une certaine façon cela peut être un outil pour pratiquer, d’être humain à être humain, sans distinction. Régis Soavi Senseï dit de l’Aïkido que « c’est une école de vie, une école qui éveille la vie de ceux qui le pratiquent. Loin d’être une corde de plus à notre arc, il est là pour remettre en cause les fausses idées et les subterfuges que nous propose notre société. »(4). Il me semble aussi que Cognard Senseï va dans le même sens quand il parle d’un rituel Aïki qui pourrait nous changer au point de dépasser l’histoire qui légitime la violence depuis des siècles. Il est dommage que les femmes ne s’emparent pas plus de cet outil, de cet art, pour sortir de leur soumission, sans singer les hommes de pouvoir, mais en prenant une troisième voie. Là où personne ne les attend.
Cette direction m’accompagne depuis mon enfance, évidemment en marchant hors du système scolaire mais aussi en pratiquant l’Aïkido depuis mes six ans. Je ne dis pas que j’arrive toujours à trouver le chemin, mais j’y travaille. Remettre quotidiennement sur le tapis l’entraînement à prendre une autre voie, à sortir des situations autrement. Je pratique donc avec comme maître mon propre père. C’est à la fois une chance et à la fois ce n’est pas facile. Je l’ai toujours vu devant moi, sur ce chemin. Cela fait longtemps qu’il marche, avant ma naissance déjà, j’ai parfois eu l’impression qu’il était un horizon indépassable en Aïkido. Avec bienveillance, mais avec une fermeté incroyable, il m’a guidée, m’a tenu la main, ne laissant rien passer mais laissant le temps travailler. Aujourd’hui je marche à coté de lui, j’enseigne moi aussi l’Aïkido…. et je mesure mieux ma chance. J’aimerais inciter d’autres femmes (sans exclure les hommes bien entendu) à pratiquer cet art dans l’état d’esprit que je connais, celui de l’École Itsuo Tsuda. Et à le pratiquer assez longtemps, car il faut du temps, on ne peut pas changer une culture en quelques années. On peut acquérir quelques techniques, un peu de confiance en soi peut-être. Mais pour vraiment s’orienter différemment il en faudra plus. Le premier pas est la pratique quotidienne, du moins régulière, qui nous ramène à nous-mêmes. Écrivant sur un sujet apparemment tout autre (la calligraphie), le sinologue J.-F. Billeter nous livre un témoignage d’une admirable clarté dont les propos s’éprouvent de la même manière avec la pratique de l’Aïkido :
« Dans le monde actuel, l’exercice nous ramène aussi à nous-mêmes en nous rendant le goût du geste gratuit. Dictée par des machines, notre activité quotidienne se réduit de plus en plus à des mouvements programmés, domestiqués, accomplis dans l’indifférence, sans participation de l’imagination, ni de la sensibilité. La pratique remédie à cette atrophie du geste en réveillant nos faculté engourdies. Elle nous rend le goût du jeu, elle rappelle à la vie des aptitudes qui, pour n’être pas immédiatement « utiles », n’en sont pas moins essentielles. Parce qu’il est le plus évolué des animaux, l’homme a besoin de plus de jeu que toute autre espèce pour assurer son équilibre. L’exercice modifie aussi notre perception du temps. Dans la vie de tous les jours, nous sommes sans cesse en train de remonter dans le passé et de nous projeter dans l’avenir, de sauter de l’un à l’autre sans pouvoir nous arrêter au moment présent. À cause de cela, nous sommes hantés par le sentiment que le temps nous échappe. En nous faisant coïncider avec nous-mêmes, l’exercice suspend au contraire la fuite du temps. Lorsque nous manions le pinceau, le moment présent semble se détacher de la chaîne qui le liait au passé et à l’avenir. Il absorbe en lui toute la durée. Il s’amplifie et se mue en un vaste espace de tranquillité. Il n’est plus soumis à l’écoulement du temps, mais entre en résonance avec les moments de même nature dont nous avons fait l’expérience hier, avant-hier et les jours précédents. Ces moments se mettent en enfilade, ils créent une autre continuité, une sorte de majestueuse avenue qui traverse le temps désordonné de nos occupations quotidiennes. Notre vie tend à se réorganiser autour de ce nouvel axe et l’incohérence de nos activités extérieures cesse de nous gêner. L’exercice quotidien remplit la fonction d’un rite. »(5)
Retrouver la sensation
Mais pourquoi en sommes-nous là ? D’après Tsuda Senseï c’est la tendance du monde d’aujourd’hui qui tend à privilégier l’hypertrophie cérébrale et le volontarisme au mépris du vivant, il en disait : « Je ne refuse pas de comprendre le caractère essentiel de la civilisation occidentale : c’est un défi du cerveau humain à l’ordre du monde, un effort de volonté pour reculer les limites du possible. Qu’il s’agisse du développement industriel, de la médecine ou des Jeux olympiques, ce caractère prédomine. C’est une agression contre la nature. Homme superbe, il agit, pourtant sans le savoir, contre nature. La vie pâtit, en dépit de nos savoir et avoir accrus. »
C’est bien là aussi le problème. Nous nous coupons de nos sensations, de la sensation du vivant en nous. Et c’est aussi parce que les femmes ne sentent plus leurs besoins, leurs natures profondes, qu’elles se laissent embarquer dans des situations qui ne leur conviennent pas. Trop occupées à acquérir et à combattre, leur instinct qui devrait veiller à leur vie ne réagit plus. Il s’est atrophié. Même avec leurs bébés les femmes d’aujourd’hui peinent à sentir, à savoir quoi faire et font appel à la science et aux livres pour leurs dicter comment faire. Écouter son bébé et écouter son intuition, c’est dépassé, c’est archaïque ! Et puis après des siècles où être mère était le seul horizon des femmes respectables, aujourd’hui nous avons réussi le coup de force d’inverser l’injonction. Maintenant si on est « seulement » mère au foyer c’est minable ! Quel progrès !
Là aussi l’Aïkido nous remet en présence de nos sensations. On ne peut pas calculer un mouvement intellectuellement. Quand une attaque arrive il faut bouger, il est trop tard pour penser. Il faut sentir son partenaire pour pouvoir bouger de façon juste, adéquate. Bien souvent nous sommes (homme ou femme) comme la fameuse tasse trop pleine dont parle le Zen, qui déborde si on rajoute du thé. Nous sommes trop agités et trop plein de nous-mêmes pour percevoir l’autre. Ne parlons même pas de le comprendre ! C’est aussi le sens de Non-faire dont parlait Tsuda Senseï. Il faut du vide, il faut commencer par écouter. Les femmes les premières devraient commencer par s’écouter elle-mêmes. Écouter leur corps en Aïkido tous les jours est une réécriture de leur vécu. Réapprendre à se faire confiance, retrouver la confiance dans ce que leur dit leur corps. Hino Senseï fait le même constat, il parle d’humain devenu « insensible et incapable »(6). Il déplore le manque flagrant de perception de ce qui se passe chez l’autre. Qu’on lui saisisse le poignet ou qu’on discute avec lui, la sensation est coupée. L’intuition ne fonctionne plus. On se contente d’un « Salut, ça va ? – Oui, et toi ? », quelle superficialité ! Si on est sensible il suffit parfois d’un regard, d’une respiration pour sentir l’autre, savoir s’il est content ou triste, s’il est mal réveillé ou en pleine forme. Mais à force de rapports stéréotypés nous perdons de vue les vrais rapports humains. La encore des maîtres nous ont laissé des « poteaux indicateurs » pour renouer avec nous-mêmes. Tsuda Senseï parlait de l’intuition et de la véracité des rapports avec son enfant. Car si dans la recherche de sensations et d’expériences intenses certains pratiquants d’arts martiaux fantasment sur les Uchideshi des maîtres du passé, sur les expériences que l’on peut vivre sous une cascade glacée, sur la disponibilité totale pour le maître etc. il est une expérience extrême que peut traverser une femme, expérience de vie assez similaire à ce que raconte Noro Senseï qui fut Otomo auprès de Ueshiba Moriheï. Je peux en témoigner, cela ressemble tout à fait à ça : « S’il dort, il faut veiller sur son sommeil. S’il se réveille dans la nuit, il faut être prêt à répondre à ses besoins. S’il s’ennuie, vous devez le distraire. S’il tombe malade, il faut prendre soin de lui. Il est nécessaire de préparer son bain, ses repas et de tout débarrasser dès qu’il change d’activité. […] Il est question évidemment de s’adapter et même de devenir capable d’anticiper les désirs très précis afin de pouvoir demeurer nuit et jour, éveillé ou non, en harmonie totale. »(7) En harmonie totale avec qui ? Avec son nouveau-né bien sûr s’il s’agit d’une mère ou d’un père ! Mais pourquoi faire le choix d’un tel traitement ? Alors qu’il existe tellement de solutions pour nous soulager de la charge d’avoir un enfant. Cela ressemble à de l’esclavage ! Pourtant, pour ceux qui vivent cette expérience d’une communication sans parole, unique, avec un être humain, c’est un enseignement inestimable. C’est probablement la réalisation de cette état de fusion avec l’autre qui permettait la transmission véritable d’un maître, la transmission de l’esprit d’un art. Cette intensité de vie est recherchées par les pratiquants d’art martiaux ! Malheureusement quand c’est une femme qui le vit avec son bébé cela est relayé au rang de tâche domestique, faisable par n’importe quelle nounou mal payée. Tsuda Senseï parlait de l’enfance comme du seul domaine où l’on pouvaient encore faire une expérience aussi impossible. Il disait même que « savoir s’occuper du bébé [était] le summum des arts martiaux » ! Là encore, si les femmes en prenaient conscience, réaliseraient elles le potentiel de puissance cachée qu’elles ont ?. Cesserions-nous alors de chercher à égaler les hommes comme seule voie de réalisation ?
Vivre dans ce monde, tout en étant dans un autre
Si le rôle de notre pratique est l’évolution humaine, je crois que le Dojo en est l’écrin. Un Dojo peut être un microcosme où l’on abandonne nos conventions sociales, même temporairement. Tsuda Senseï à travers ses livres et ses calligraphies nous incite à remettre en cause l’ordre établi, à creuser au-delà de l’organisation sociale. Si nous pratiquons dans une certaine direction, nous pouvons oublier avec qui nous pratiquons. Si, et seulement si, on laisse à la porte nos réflexes sociaux. C’est évidement très difficile au début de ne pas apporter tout son bagage. C’est tout autant difficile pour les hommes que pour les femmes d’oublier qui ils sont devenus dans ce monde pour se concentrer sur ce qu’ils sont à l’intérieur. Avant toutes les distinctions de sexe, de couleur, d’âge, de fortune, de culture etc. Chercher en nous cette humanité commune nous demande de passer par un acte volontaire de sortir des codes. Le Dojo, l’ambiance de sérénité et de concentration qui y règne (qui ne peut se retrouver dans un gymnase), le sentiment d’un dojo intangible, tout cela nous met dans un certain état. Le déroulé de la séance avec cette première partie de mouvements individuels qui ramène la respiration au centre, puis le travail avec un partenaire, l’harmonisation des respirations, l’attention à la sensation. Un ensemble qui permet que le dojo soit un peu « hors » du monde, qui nous incite à lâcher pour passer dans un autre état durant la pratique. Ivan Illich parle de cet état de conscience en disant : « Je ne veux rien entre toi et moi. [J’ai] peur des choses qui pourraient m’empêcher d’être en contact avec toi. »(8) Dans un dojo, on balaie ces choses, les conventions, les peurs, qui se mettent entre nous et l’autre. Il ne s’agit pas d’abandonner notre culture, non, simplement d’abandonner les manifestations de l’être social afin de nous retrouver les uns et les autres pour cheminer ensemble.
Pour cela, nous avons besoin que les femmes se réveillent et sortent de l’ombre.
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Un article de Manon Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°22) en octobre 2018
Notes :
1) C.Baker Les cahiers au feu Éd.Barrault, 1988
2) M.Chollet Beauté fatale, Les nouveaux visages d’une aliénation féminine Éd. La Découverte, p.8
3) A.Cognard Rituel et Symbole Dragon Magazine Spécial Aïkido n°19, janv. 2018, p. 22
4) R.Soavi Mémoire d’un Aïkidoka Dragon Magazine Spécial Aïkido n°19, janv. 2018, p. 60
5) J.F.Billeter Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements Éd.Allia, 2010, p. 164
6) H.Akira Don’t think, listen to the body! 2017, p. 226
7) P.Fissier Chroniques de Noro Masamichi Dragon Magazine Spécial Aïkido n°12 p.77
8) I.Illich Mythologie occidentale et critique du « capitalisme des biens non tangibles » Entretien avec Jean-Marie Domenach dans la série « Un certain regard » – 19/03/1972.