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Fujitani Miyako, « l’effet Matilda » de l’Aïkido ?

par Manon Soavi

Imaginez quelques secondes un monde où seraient écrits des articles sur « l’Aïkido au masculin » ! Avec un unique article qui parlerait de Tohei senseï, de Shioda senseï, de Noro senseï et de Tamura senseï. Des articles qui trouveraient pertinent de les mettre ensemble au nom du fait qu’ils ont en commun… un chromosome Y. C’est étrange, ridicule même, n’est-ce-pas ? Comment mettre ensemble des hommes ayant des histoires personnelles riches, différentes, ayant chacun eu un rapport privilégié avec O senseï, ayant chacun fait un parcours personnel différent dans l’Aïkido ? Chacun d’eux a sa personnalité, son histoire, son enseignement spécifique. Chacun d’eux mérite, a minima, un article à lui seul.

C’est pourtant ce qui arrive aux femmes. On trouve pertinent de parler d’Aïkido « au féminin » … Évidemment cela n’a rien de spécifique à l’Aïkido, c’est un phénomène de société. Savez-vous que les États-Unis ont été champion du monde de foot ? Ah oui, de foot « féminin », du coup, ça ne compte pas. Pourquoi ? Parce qu’il y a LE foot et puis il y a le « foot féminin ».

C’est aussi le phénomène qui permet aux Schtroumpfs d’avoir chacun une caractéristique, même mineure, alors que la Schtroumpfette, sa caractéristique, c’est d’être une fille, c’est tout. Elle n’a aucun caractère, à part les traits caractérisant une fille stupide et coquette. Bien sûr, ce n’est qu’une bande dessinée mais si vous y réfléchissez quelques minutes, il est possible de trouver des centaines d’exemples du même phénomène. Les hommes sont des personnes, des personnages ayant des caractéristiques et des histoires. Les femmes sont, dans la très grande majorité du temps, juste « des femmes ». Comme les aikidokates mises ensemble dans le panier « aïkido féminin » en niant leurs spécificités, leurs différences, leurs histoires. Heureusement certains cherchent à retracer leurs parcours bien que les informations soient « comme par hasard » beaucoup moins disponibles, voire complètement inexistantes !

Tenshin dojo Osaka
Tenshin dojo de Miyako Fujitani à Osaka

L’effet Matilda

« L’effet Matilda est le déni, la spoliation ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes à la recherche scientifique, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins. »1 C’est un phénomène observé par Margaret W. Rossiter, historienne des sciences qui nomme cette théorie l’« effet Matilda » en référence à la militante féministe américaine du XIXe siècle Matilda Joslyn Gage. Celle-ci avait remarqué que des hommes s’attribuaient les pensées intellectuelles des femmes proches d’eux, les contributions des femmes étant souvent réduites à des remerciements en bas de page.
C’est, par exemple, un effet observé pour Rosalind Franklin, dont les travaux, déterminants pour la découverte de la structure de l’ADN, seront publiés sous le nom de ses collègues. Idem pour les découvertes de Jocelyn Bell en astronomie qui vaudront à son directeur d’obtenir un prix Nobel en 1974. Lui, pas elle.

L’histoire de Fujitani Miyako ressemble un peu à celle de Mileva Einstein, physicienne, camarade d’étude et première épouse d’Albert Einstein. Mileva et Albert Einstein se rencontrent sur les bancs de l’université et la théorie de la relativité sera leur recherche commune. Sauf qu’elle tombe enceinte alors qu’ils ne sont pas mariés, ce qui précipite leur mariage mais ralentit considérablement Mileva dans ses études. Finalement les trois enfants qu’auront le couple, dont le dernier, handicapé à vie, seront à la charge intégrale de Mileva, une fois qu’Albert Einstein partira faire carrière aux États-Unis. Bien sûr, il n’est pas question ici de remettre en cause le génie d’Albert Einstein, mais de s’interroger sur les possibilités qu’a eu Mileva, elle, de continuer sa carrière avec trois enfants à charge, dont un handicapé. Albert Einstein n’a pu partir faire carrière que parce qu’elle est restée.

Finalement, si on y pense, le dicton qui dit « derrière chaque grand homme il y a une femme » n’est en rien romantique ou attendrissant, si on le reformule plus justement « derrière chaque grand homme il y a une femme qui s’est sacrifiée car elle n’avait aucune autre option ». La carrière, les distinctions, les récompenses, les postes, la reconnaissance des pairs, tout cela repose sur l’écrasement plus ou moins « accepté » des femmes.

Quand on pense mesurer la compétence d’une femme à sa carrière, à la reconnaissance de ses pairs, on oublie que le jeu est truqué, car pour chaque maître d’aïkido ayant fait carrière il y a derrière au moins une femme s’étant occupé de leurs enfants, souvent du dojo, des inscriptions, de la comptabilité, des relations sociales. Sans compter le soin du mari lui-même, l’attention à lui porter. Sur ces bases assurées par la femme du maître, la compétence martiale extraordinaire peut s’épanouir et briller. Attention, je ne remets pas en doute la compétence de ces maîtres, je contextualise la présence féminine qui leur a permis de s’épanouir. Une présence qu’ils ont souvent considérée comme un dû, un état de fait. Puisque systémique.

A contrario, bien souvent, personne n’a aidé les femmes à exercer leurs arts. Personne ne garde leurs enfants, ne prépare les repas, ne fait la comptabilité du dojo pour elles. Sans compter ceux qui auront tenté de leur barrer la route. Alors quand on compare, soi-disant sur une mesure objective, leurs carrières à celles de certains hommes, évidemment, de façon structurelle, elles n’ont pas pu arriver à la même célébrité. Cependant, ce n’est pas une question de compétences mais de société.

Miyako Fujitani senseï
Miyako Fujitani senseï

L’histoire de Fujitani Miyako

Née dans les années cinquante au Japon, Fujitani senseï est aujourd’hui une des rares femmes septième dan d’Aïkido qui enseigne dans son propre dojo depuis quarante ans, à Osaka. Élève de Tohei Koichi, elle passe ses premier et deuxième dans devant Ueshiba O senseï. Pourtant, contrairement à l’histoire d’un certain nombre d’élèves de Ueshiba O senseï, son parcours d’aikidoka ne raconte pas comment elle partit se confronter au monde et faire carrière, mais il raconte l’histoire qui est bien souvent le lot des femmes : rester à l’arrière et endurer. En ce sens il est un parcours symbolique.

Fujitani Miyako est confrontée très jeune à la violence masculine. Son père maltraite et bat ses trois enfants. Il meurt quand elle a six ans, en ayant « seulement » eu le temps de la maltraiter et de lui déboîter l’épaule. Elle continue à être confrontée à cette violence au collège où elle subit de la part des garçons des agressions quotidiennes. À cette époque, elle pratique la danse classique et le Chado (l’art du thé) mais elle décide de réagir et envisage de faire du Judo comme son frère.

Finalement elle choisit l’Aïkido. Son premier enseignant à Kobé refuse les femmes dans son cours, mais elle insiste tellement qu’il finit par l’accepter. Par la suite, elle devient l’élève de Tohei senseï et elle passe son premier dan devant Ueshiba O senseï à Osaka en 1967. Elle raconte que « O senseï Ueshiba faisait référence à lui-même par Jii (grand-père) quand il enseignait au groupe de femmes. Il était toujours accompagné par mademoiselle Sunadomari, qui l’assistait en tout point. [Notamment] Ueshiba sensei démontrait toujours cette astuce avec elle, une sorte d’évanouissement pour tromper l’adversaire. »2

À ses débuts en Aïkido, elle se sent inférieure en tant que femme dans la pratique. Sans autre modèle, elle n’a d’autre horizon que de « devenir aussi forte » que les hommes pour être enfin considérée comme « aussi compétente ». Elle essaie alors de rivaliser avec la force musculaire des hommes qui l’entourent. Pendant un an elle se renforce musculairement. Elle raconte que sa technique paraissait alors, en effet, très puissante, mais qu’elle maltraite tellement son corps qu’elle finit par se briser les os des bras et des doigts. Elle s’abîme également les articulations des coudes et des genoux. Elle devra même arrêter de pratiquer durant un an pour se rétablir.

Miyako Fujitani senseï
Miyako Fujitani senseï

Cette situation où les femmes souffrent de façon disproportionnée de lésions liées à leur profession se retrouve chez les femmes pianistes par exemple où « plusieurs études font apparaître que les femmes pianistes sont plus exposées aux douleurs et lésions que les pianistes de sexe masculin (pour les femmes, le risque est plus élevé de 50% environ). Une autre étude montre que 78% des femmes, pour 47% des hommes, souffrent de troubles musculosquelettiques. »3 C’est donc là aussi un problème de société où, en ne valorisant qu’une certaine façon de faire, de bouger, de jouer de la musique etc., les femmes sont systématiquement désavantagées et, dans leur volonté de faire leurs métiers, de réaliser leurs passions, elles abîment leurs corps à l’excès. En payant aussi le prix d’interruptions de carrière, voire d’abandons.

Fujitani Miyako a vingt-et-un ans quand elle rencontre Steven Seagal, à Los Angeles où elle accompagne Tohei senseï pour un séminaire d’Aïkido. Elle assiste à son passage de premier dan aux États-Unis et peu de temps après son retour au Japon, elle y retrouve Seagal. Il vient de gagner une somme d’argent avec un spectacle de Karaté à Los Angeles, spectacle durant lequel il se casse le genou, mais avec l’argent gagné il achète son billet pour le Japon et il débarque avec comme seule possession son jean troué et une fourchette en argent.

Fujitani Miyako est alors deuxième dan et elle ouvre son propre dojo, qu’elle nomme Tenshin dojo, sur un terrain appartenant à sa mère, avec l’argent de cette dernière. Elle épouse Steven Seagal quelques mois après leur rencontre en 1976 et, dans un réflexe très typique du conditionnement féminin, c’est elle-même qui le place en position d’enseignant principal dans son propre dojo, et ce, alors qu’elle est, elle, son sempaï, c’est-à-dire son supérieur hiérarchique.

C’est un conditionnement très fort des femmes qui sont éduquées avec l’idée qu’elles doivent assurer la paix du ménage et le bien-être de leur mari en favorisant l’idée qu’il se fait de sa supériorité. Surtout ne pas gagner plus d’argent, ne pas être plus connue, ne pas mieux réussir que lui au risque de voir détruire sa famille. Toutes les femmes savent très bien cela et les histoires d’hommes quittant leurs compagnes, jaloux de leurs réussites à elles, ne sont pas rares.

Mona Chollet l’explicite parfaitement dans son chapitre «  »se faire petite » pour être aimée ? », à l’aide d’exemples tous plus parlant les uns que les autres et avec cette conclusion critique : « Notre culture a si bien normalisé l’infériorisation des femmes que de nombreux hommes ne peuvent assumer une compagne qui ne se diminue ou ne s’autocensure pas d’une quelconque manière. »4 Évidemment, pour Fujitani, cela s’aggrave avec l’arrivée rapide de deux bébés.

La descente aux enfers

Alors qu’elle est dans son propre dojo, Seagal commence très vite à la rabaisser, la reléguant au rôle de « la japonaise qui apporte le thé pendant que lui joue au petit shogun »5. Le piège se referme sur elle, d’autant plus que les journaux et télévisions se font l’écho du « gaijin’s dojo » montant en épingle l’idée que Steven Seagal soit « le premier occidental à avoir ouvert un dojo au Japon », bien qu’en réalité il ait phagocyté le dojo de Fujitani Miyako.

Pendant ce temps, Steven Seagal entretient de nombreuses liaisons avec d’autres femmes, y compris avec ses élèves, et finalement, il annonce à Fujitani qu’il repart aux États-Unis pour faire carrière comme acteur. Elle reste à l’attendre avec sa promesse qu’elle pourra le rejoindre avec leurs enfants. Une autre promesse : de l’argent pour prendre soin des enfants, ne sera jamais honorée non plus.
Finalement, des avocats la contacteront pour demander le divorce et permettre à Seagal de se remarier aux États-Unis.

Miyako Fujitani et sa fille
Miyako Fujitani et sa fille

À quelque chose malheur est bon

Fujitani Miyako est évidemment désespérée d’être ainsi abandonnée avec ses deux enfants. Pour couronner le tout, presque tous les élèves du dojo sont en fait plus impactés par le charisme de Seagal qu’intéressés par l’Aïkido. Le terrain qu’il avait miné en la rabaissant systématiquement devant les élèves agit durablement puisque non seulement ils partent mais, en plus, ils reviennent se moquer d’elle et de son dojo déserté. Elle raconte lors d’un entretien « [À cette époque] j’avais envie de me cacher dans un trou. Pourtant je n’avais rien fait de mal ! Certains élèves venaient d’autres dojos avec beaucoup d’arrogance, comme s’ils étaient chez eux. Ils disaient à mes rares élèves  »elle est faible, allez voir ailleurs ». J’ai vraiment détesté cette époque et ce dojo. Certaines personnes ont même raconté que Steven m’avait quittée parce que j’étais mauvaise (rires). Cependant, lorsque je me couchais dans mon lit le soir, je pensais à ce que j’avais. […] J’utilisais mon imagination pour voir mes enfants grandir et imaginer mes petits-enfants et je me demandais si le jour viendrait où je me sentirais vraiment heureuse d’avoir l’aïkido. C’est ce qui m’a aidé à arriver jusqu’ici. J’aime enseigner aux jeunes avec joie et aujourd’hui je peux vraiment dire « je suis heureuse d’avoir l’aïkido ». »6

Finalement elle s’accroche, persévère, découvre aussi l’école de sabre Yagyu Shinkage-ryu pour laquelle elle se passionne et qui nourrit sa compréhension de l’Aïkido. Elle tient bon et mène à bien son rôle de mère et sa passion pour l’Aïkido. « De nos jours, de nombreuses femmes travaillent, y compris dans des emplois qui étaient auparavant réservés aux hommes. Il n’est pas rare qu’une femme travaille et élève des enfants en même temps. Pour moi, c’était très difficile car je devais subvenir aux besoins de ma famille en enseignant l’Aïkido. Au début [l’Aïkido] était un art martial majoritairement pratiqué par les hommes et j’avais dû longtemps manquer l’entraînement à cause des enfants. C’était honteux pour moi en tant que professeur d’Aïkido : un jour que je reprenais l’entraînement, j’ai commis une erreur et je me suis blessée aux deux genoux. »7

Miyako Fujitani senseï
Miyako Fujitani senseï

Aïkido : être une femme est un avantage

Aujourd’hui elle insiste dans son enseignement sur une pratique qui respecte l’intégrité du corps comme valeur cardinale. Fruit de ses expériences d’accidents à ses débuts, elle insiste donc sur l’importance pour uke de suivre correctement plutôt que de résister jusqu’à ce que le corps souffre « L’ukemi n’est pas un mouvement de démonstration, le but initial est de protéger le corps des blessures. Faire ukemi ne veut pas dire que vous êtes un perdant. Si Uke comprend quel type de technique est utilisé, alors il peut y échapper. Prendre l’avantage et préparer la contre-attaque. Lors de l’exécution d’une technique, le rôle de uke n’est pas seulement d’exécuter correctement l’ukemi sans résister à la projection, mais aussi d’observer le timing de la technique, développant ainsi la capacité à  »lire » la technique. Après tout, c’est un exercice à la fois pour celui qui exécute le waza et pour celui qui le reçoit. »8 Pour cela elle souligne la nécessité d’avoir un corps détendu : « En japonais, il y a le mot Datsuryoku [脱力], qui se traduit par  »détendre le corps comme dans le sommeil ». Quand nous dormons nous ne pouvons normalement pas utiliser notre corps en surcharge. »9

« En karaté, par exemple, on bloque et on contre-attaque, mais en aïkido, on ne bloque pas. Nous ne nous heurtons pas au même niveau que l’adversaire, c’est pourquoi c’est si délicat. Le Ma Aï est très important et j’insiste beaucoup sur ce point. J’enseigne quelque chose de totalement différent de ce qu’ils font à la branche de [l’Aïkikaï] de Tokyo qui, je suis désolée de le dire, est erronée. J’enseigne une méthode plus douce avec un Ma Aï précis afin que les techniques puissent être exécutées plus facilement. »10

Convaincue que l’Aïkido est l’art martial qui convient aux femmes, elle œuvre à son développement au quotidien, et à travers des événements, comme en 2003 où elle dirige aux États-Unis un séminaire nommé Grace&Power. Women&Martial Arts. L’importance d’avoir des modèles féminins sur les tatamis ne lui a pas échappé. Bien sûr « Il fut un temps où le dojo [de Ueshiba O senseï] comptait un bon nombre d’étudiantes. Mais au cours d’une période, beaucoup d’étudiants ont utilisé la force et se sont blessés. Si bien que beaucoup de femmes ont été découragées. Et il y a eu un vide de pratiquantes pendant un certain temps. »11

« [Moi-même] j’ai enseigné l’Aïkido pendant plus de 10 ans dans une atmosphère de discrimination envers les femmes. [Pourtant] en perfectionnant ma pratique encore et encore, j’ai développé mon propre style d’Aïkido, un Aïkido qui peut être pratiqué par des femmes n’ayant aucune capacité physique.

Je crois que les hommes qui pratiquent mon style ont un gros avantage. Si vous utilisez vos muscles dès le début, vous vous habituerez à toujours utiliser la force. Mais vous n’accomplirez ni ne développerez de grandes choses. Mais si l’on découvre les bases sans utiliser la force, en s’appuyant uniquement sur les principes, alors les muscles, la taille, etc. seront un avantage à ne pas sous-estimer une fois qu’on a atteint un certain niveau.
Le fondateur de l’Aïkido a déclaré12 :  »L’Aïkido basé sur la force physique est facile. L’Aïkido sans force inutile, est beaucoup plus difficile. » Je sais que si j’essayais de baser mes cours d’Aïkido sur la force physique, je ne serais pas capable de faire une seule technique et n’aurais pas un seul élève. On peut peut-être dire que les techniques d’Aïkido développées par les femmes détiennent la clé des secrets ultimes de l’Aïkido – un Aïkido qui ne repose pas sur la force. »13

Article de Manon Soavi, publié dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17 avril 2024.

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Notes :

  1. Entrée Wikipédia « Effet Matilda »
  2. ‘I am glad I have Aikido’ [« Je suis heureuse d’avoir l’aïkido »], entretien avec Fujitani Miyako, Magazine of Traditional Budo, n. 2, mars 2019 (lien pdf en bas de cette page). Trad. Manon Soavi.

  3. Caroline Criado-Perez, Femmes invisibles. Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes, éd. First, 2019, p. 182

  4. Mona Chollet, Réinventer l’amour, édition La Découverte (label Zones), 2021, p. 99

  5. Fujitani Miyako, in Sylvain Guintard, Rencontres extraordinaires, Budo Éditions, 2014, p. 94

  6. ‘I am glad I have Aikido’, op. cit.

  7. »Zu viele Menschen in dieser Welt müssen leiden« [« Trop de gens souffrent dans ce monde »], entretien avec Fujitani Miyako, Aikido Journal n. 34D, 2e trimestre 2003

  8. ibid.

  9. ibid.

  10. ‘I am glad I have Aikido’, op. cit.

  11. ibid.

  12. Tsuda Itsuo élève direct du fondateur rapporte également que O senseï a déclaré que « son Aïkido idéal était celui des jeunes filles. Les jeunes filles ne sont pas capables, de par leur nature physique, de contracter les épaules aussi durement que les garçons. Leur Aïkido, est de ce fait, plus coulant et plus naturel. » (Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 148–149)

  13. >»Zu viele Menschen in dieser Welt müssen leiden«, op. cit.

 

Miroir

par Régis Soavi

Le Shiseï est le reflet de l’âme comme de la santé du corps tant physique que psychique. Il est le révélateur indiscutable d’un état, permanent ou passager, pour qui sait lire la posture dans l’expression de sa manifestation de la vie. « [L]a posture est la concrétisation du mouvement inconscient. »1

Posture et involontaire

La recherche scientifique moderne a mis en évidence que, mis à part les problèmes de structure corporelle ou mentale, la maladie ou encore l’âge, la posture est la plupart du temps, le résultat de l’éducation et des efforts que l’on fait pour obtenir une conformité à notre environnement culturel et social, c’est par conséquent par un mélange de volontaire et d’involontaire qu’on obtient la posture que l’on désire. Il est nécessaire de prendre conscience, qu’à moins de se rigidifier, l’involontaire, quel que soit le nom qu’on lui donne (inconscient, subconscient, ou encore système nerveux autonome) a toujours la prépondérance sur le volontaire. Il nous est souvent difficile malgré tout de l’accepter, d’en avoir une conscience pleine et entière. La preuve de notre incompréhension, est notre désir de corriger notre posture à l’aide du volontaire dans l’espoir de suppléer à un manque, une indisposition, une souffrance personnelle ou pour toutes sortes d’autres raisons, chacune d’entre elles ayant à nos yeux une valeur qui lui est propre.

Notre système involontaire est au service de la vie qui travaille en chacun de nous. Il est justement là, entre autres, pour corriger nos difficultés posturales et permettre de préserver un équilibre qui soit le plus naturel possible afin que la vie se maintienne en nous. Et cela même, parfois, au prix de douleurs ou de déformations si nous résistons à ses impulsions régulatrices et persistons à refuser de lâcher prise, donc à nous raidir en luttant contre lui. Il est donc important de stimuler ce système involontaire grâce à des exercices qui, au lieu de le mettre en péril ou de chercher à le dominer, lui donnent la liberté de faire son travail et de nous rééquilibrer chaque fois qu’il y en aura besoin.

Le Katsugen Undo, introduit en France sous le nom de Mouvement régénérateur par Tsuda Itsuo senseï dès le début des années soixante-dix correspondait exactement à la réponse que beaucoup d’entre nous, pratiquants d’arts martiaux, cherchions déjà à cette époque-là pour améliorer notre posture. Ce n’était évidemment pas la seule méthode existante et certains ont trouvé dans diverses disciplines ou thérapies des moyens qui leur ont permis d’avancer sans s’abîmer. Mais évidement, ce n’était pas à la portée de tout le monde, autant du point de vue financier, que de l’investissement que cela demandait en continuité, en résistance, ou en temps.

Tsuda Itsuo : introduisit le Katsugen Undo en France au début des années 70.

Cette méthode d’activation de l’involontaire, le Katsugen Undo découvert par Noguchi Haruchika senseï, est pratiquée depuis plus d’un demi-siècle par des milliers de Japonais. Elle est, de par sa simplicité, sa philosophie et son très faible coût d’initiation comme de cotisation pour la pratique, une activité qui non seulement est à la portée de tous et de toutes, mais surtout, elle est d’un grand secours pour chacun grâce à sa capacité à résoudre de nombreux problèmes posturaux par l’activation du système involontaire. C’est une possibilité pour toute personne qui en a le désir de trouver un chemin vers la santé de manière autonome et indépendante. Un grand nombre de chercheurs, de médecins, de shiatsuka qui avaient axé leurs recherches sur les bienfaits d’une posture à la fois souple, forte, saine et qui amenait l’individu vers l’autonomie et l’indépendance dans le traitement de sa propre santé, sont allés rendre visite à Noguchi senseï afin de prendre contact et d’échanger leurs points de vue et même leurs techniques, à l’exemple de Moshe Feldenkrais dont la méthode est bien connue en France ou encore Kishi senseï qui développa sa propre technique sous le nom de Sei-ki.

Le souffle

Il n’y a pas si longtemps on utilisait un miroir que l’on mettait devant la bouche d’un mourant pour savoir s’il y avait encore un peu de vie ou si la mort était déjà passée. Cette méthode, bien que primitive, donnait une indication, certes relative, mais elle indiquait clairement l’importance accordée au souffle, à la respiration, et donc à cette manifestation de la vie de celui ou celle devant qui on le présentait. Aujourd’hui le miroir ne suffit plus, on teste l’activité cérébrale en espérant ne pas se tromper sur la capacité de l’individu à retrouver une vie normale, en tout cas on a appliqué le protocole imposé, on a mis les machines en route, donc on est protégé juridiquement. Le souffle est cependant quelque chose de bien différent de la respiration pulmonaire car il est porteur d’une énergie bien plus vaste, même si peu de gens en ont conscience ou le reconnaissent.

Le souffle est l’aliment de la posture, simplement par sa composition interne, par les éléments tant visibles qu’invisibles qu’il porte. Qui peut croire à une posture forte, à la réelle puissance d’une personne alors que l’on voit que sa respiration est bloquée. Ce ne sont pas les exercices qui amplifient le souffle, ils permettent éventuellement et tout simplement de libérer le psychisme, de calmer l’esprit, pour que le Ki circule à nouveau sans encombre dans ce corps enfin débarrassé de ses tensions.

La posture : un bien-être personnel

La recherche d’une posture à tout prix comporte des risques pour l’organisme, surtout lorsque les techniques proposées comprennent des exercices visant à la rigidification afin de se conformer à une idée du corps publicisée aujourd’hui par les réseaux sociaux. Les images et les représentations occupent de plus en plus de place dans la vie quotidienne, au détriment d’une réalité simple, considérée comme peu attirante. Les postures qui se dégagent de la présence des Maîtres anciens, attirent de moins en moins car elles sont trop souvent incomprises et semblent être cachées au plus grand nombre. C’est après de longues années de pratique que les yeux de l’intérieur s’ouvrent pour nous révéler ce que nous aurions pu voir, si nous n’avions été aveuglés par le spectacle du monde.

Lorsque Tsuda senseï écrit pour nous permettre de mieux comprendre O senseï Ueshiba, il le fait toujours d’une façon particulière, et il me semble important de retrouver les témoignages des maîtres qui, comme lui, ont connu le fondateur de l’Aikido :

« Mon contact avec lui qui a duré plus de dix ans m’a donné une image de lui complètement différente de celle couramment admise pour un athlète.
[…]
Je ne l’ai jamais vu faire le moindre exercice qui soit de nature à fortifier ses muscles pendant tout le temps que je l’ai connu. Par contre, je l’ai souvent vu faire le norito, incantation rituelle, qui le mettait en communication avec les dieux. C’était une pratique religieuse sans rapport avec les sports ou l’athlétisme.
Un jour, il m’a dit lors de ma visite à Iwama, dans sa retraite à la campagne : « Quand j’avais cinquante à soixante ans, j’avais une force extraordinaire. Maintenant, je n’ai plus beaucoup de force et il m’est déjà pénible de porter même un seau d’eau. Par contre, je comprends l’Aïkido beaucoup mieux qu’à cette époque. »
Qui accepterait, en Occident, l’idée d’un athlète qui n’a plus de force physique, qui passe sa journée en pratique religieuse, et qui, pourtant, est capable d’accomplir des performances extraordinaires ? En tout cas sans aucune incohérence, je l’acceptais comme tel. J’étais fasciné par sa posture, sa démarche. Chez lui, tout était naturel, simple, sans le moindre geste inutile, sans aucune ostentation ni orgueil. Je sentais autour de lui, bien qu’invisible, tout un paysage de sérénité, d’épanouissement. Moi, clown grossier, je ne pouvais pas résister au plaisir de le voir tous les matins, en me levant à quatre heures, pendant dix ans jusqu’à sa mort.
Il balayait tous mes soucis mesquins de la vie sociale. » 2
Régis Soavi, récitant le norito, au début de la séance.

Le Centre

Un bon équilibre, un bon Shiseï nécessite un bon centre, bien positionné, mais comment le trouver, l’entretenir, le garder ? Tsuda senseï raconte3 que pendant la méditation que O senseï appelait « Ka- Mi » (méditation qui se pratique debout au début de la séance), il disait à ses élèves : Ame-tsuchi no hajime « placez vous au commencement de l’univers ». Il est devenu très difficile aujourd’hui de proposer une telle image, cela risque fort d’être incompris ou compris seulement au premier degré, ce qui revient à être une compréhension purement mentale alors qu’il s’agit de tout autre chose. Seule l’expérience peut nous guider pour réaliser ce centre. Nous devons aller au cœur de notre sensibilité, être sans pensée, être présent de manière réelle « ici et maintenant ». La science a cassé ce rapport simple à notre environnement, à ce que nous pouvons ressentir, nous n’arrivons même plus à savoir qui nous sommes et où nous sommes.

Il me semble qu’il fut un temps où l’être humain ne se posait pas plus de questions sur sa position dans l’univers que cela ne lui était nécessaire pour vivre sa vie de tous les jours. Peu lui importaient l’espace, les planètes, les constellations, si ce n’était pour ce qui avait un rapport direct avec son quotidien, l’agriculture, le temps qu’il faisait, le mouvement des animaux et leurs cycles de reproduction. La connaissance de l’astrologie était tournée vers l’humain et ce qui l’entoure. Là où il se trouvait devenait le centre de sa vie et par conséquent de son univers. C’est grâce à cela qu’il se sentait appartenir à un univers, « son monde, son cosmos ». La science a élargi notre conception et notre perception de l’univers, très bien, mais le résultat est une déstabilisation de notre réalité.

L’être vivant se sentait au centre de la planète, « sa terre », où qu’il soit, où qu’il vive. Puis ce fut le début de sa désorganisation mentale. Bien qu’elle fût nécessaire pour sortir de l’oppression religieuse de l’époque médiévale qu’il subissait, elle créa un choc, puis des bouleversements qui allaient être de plus en plus perturbants. D’abord on lui a appris que la Terre était ronde comme une boule, puis qu’elle tournait autour d’un axe, ensuite qu’elle tournait autour du Soleil et enfin que le Soleil était au centre du système solaire. L’être humain s’est alors retrouvé décentré, il n’était plus le centre d’un univers mais rejeté vers l’extérieur. Comme si cela ne suffisait pas, il apprit que le système solaire faisait partie d’une gigantesque galaxie, la voie lactée, traînée blanche qu’il avait pu voir dans son ciel, que celui-ci était lui-même en compétition avec d’autres systèmes solaires, des trous noirs etc. Mais là encore il constata qu’il n’était pas le centre de cette galaxie, qu’il se trouvait plutôt sur un des bords extérieurs, une sorte de corne d’étoiles dans une banlieue lointaine. Plus récemment encore on découvrit que cette galaxie n’est presque rien par rapport aux milliards de milliards de milliards de galaxies connues, ou simplement devinées, ou encore conceptualisées grâce à l’art des mathématiques. La chose humaine s’est retrouvée bien petite, insignifiante même au regard de ce qui l’entoure.

La question reste : comment trouver, retrouver son centre dans ces conditions ?

Ueshiba Morihei : une posture simple, sans le moindre geste inutile.

Ameno-minaka-nushi

Au début de la séance d’Aïkido, juste après le funakogi undo, « mouvement d’aviron » comme le dénommaient les jeunes élèves d’O senseï, vient une sorte de méditation en mouvement, mais très lente au début, tama-no-hireburi « la vibration de l’âme ». Elle se pratique avec les mains jointes, placées devant le Hara, la gauche posée sur le dessus. On fait vibrer les mains, sans excès, mais de façon régulière. Une des particularités de cette méditation est que l’on doit la faire pendant une seule inspiration qui doit être très, très lente. Cet exercice doit être répété trois fois, en accélérant légèrement à chaque fois le rythme de la vibration. C’est juste avant cette pratique que O Senseï faisait à haute voix des évocations en forme d’invocation des noms de Kami que Tsuda senseï nous a transmis dans les dernières années de sa vie. C’est pour moi, à la fois comme une fissure, un léger espace, une légère ouverture, et c’est à la fois une direction, une porte et une clef, qui me permettent de me recentrer. Cela me permet chaque matin de me faufiler lors de la pratique, dans ce qui peut représenter malgré tout, j’en ai conscience, « un risque ». Celui de plonger dans un univers mental parallèle, une sorte de schizophrénie ou un tourbillon mystique dont on ne sort que difficilement. Il suffit pourtant de garder son sang-froid, sa lucidité physique et psychique pour rester présent à soi-même.

O Senseï utilisait des rituels shinto comme une sorte de transposition de ses sensations. Au même titre qu’un écrivain, un musicien ou un peintre transposent leurs sensations lorsqu’ils composent une œuvre, ou nous font découvrir un monde qui leur appartient. Dans le Shinto, Ameno-minaka-nushi est considéré comme le Kami Centre de l’Univers et c’est la première des évocations, puis vient le temps de Kuni-toko-tachi, Éternelle Terre, la matérialisation du monde, en tant qu’être humain, que pratiquant, on prend corps, on réalise la matière, ce que nous sommes pourrait-on dire, presque chair et sang. Enfin Amaterasu-o-mi-kami se présente à notre conscience, et il n’y a pas d’autre alternative que de l’accepter. Principe féminin, Amaterasu est « La » Kami Soleil, à la fois vie et stimulation de la vie, la création. Entre chaque moment de vibration, la vibration se continue, rien ne s’arrête, le rythme des mouvements de rames, funakogi undo, s’accélère, passant de lent à moyennement rapide puis à très rapide. Tsuda Itsuo senseï nous expliquait que, pour lui, ce rythme lui rappelait la récitation de Noh qu’il étudia pendant près de vingt-cinq ans, et où il y a aussi trois rythmes différents qui se suivent : Jo, Ha et Kyu4. Pour nous, Européens, on peut par exemple se permettre d’évoquer les rythmes musicaux que sont les largo, andante, puis presto, prestissimo. Tsuda senseï nous donne quelques indications concernant sa propre compréhension des invocations d’O Senseï :

« 1) Wake-mitama (émanation) : Tous les êtres sont des émanations d’un Tout, de Ame-no-minaka-nushi, du Dieu centre. Nous sommes tous Dieu lui-même dans notre essence. Foncièrement, nous nous identifions au Dieu centre.
Dans les religions de révélation comme le Christianisme ou l’Islam, l’essence divine appartient exclusivement à un seul être. Tous les autres sont des brebis ou moutons qui ont besoin d’un pasteur ou d’un guide spirituel.

2) Kotodama (vibrations) : Tout l’Univers est conçu comme rempli de sensations de vibrations. Ces vibrations préexistent avant d’être perceptibles. »5

Le reflet de l’âme

Notre état mental ne peut que se refléter dans notre posture, quelle que soit la théorie que, peut-être, nous avons faite nôtre. La posture de chacun est influencée par le moment que l’on est en train de vivre, par notre entourage immédiat ou lointain. En fait par toutes les circonstances internes ou externes. Notre capacité à maintenir une posture correcte, capable de réactions, est malgré tout une chose qui peut se travailler et donner de bons résultats si on ne va pas à contresens de ce qui fait du bien au corps et de ce que nous sommes tout au fond de nous-même.

« Humble fleur dressée au creux d’un mur
Ton bonheur d’être toi-même te suffit
Pour être au centre de l’univers »6

 

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« Miroir », un article de Régis Soavi publié en avril 2024 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 17.

Notes :
  1. Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur (œuvre posthume), 2014, Le Courrier du Livre, « ENTRETIENS AVEC MAÎTRE TSUDA », « Interviews à France Culture », « Émission n° 2 », p. 23
  2. Tsuda Itsuo, Le Dialogue du silence, chap. XI, 1979, Le Courrier du Livre, pp. 75–76
  3. [Voir par exemple Tsuda Itsuo, La Science du particulier, chap. XVIII, 1976, Le Courrier du Livre, p. 132, ainsi que (mêmes auteur & éditeur) La Voie des dieux, chap. XIII, 1982, p. 96 (note de l’éditeur)]
  4. Cf. La Science du particulier (op. cit.), fin du chap. XVII
  5. La Voie des dieux, loc. cit.
  6. Bing Xin, autrice, poétesse (1900-1999), citée par F. Verdier dans son livre Passagère du silence (sept. 2003, éd° Albin Michel, p. 111).
    [Note de l’éditeur : le poème chinois original serait peut-être le n° 33 dans le recueil 清水 Eau printanière disponible en ligne (version bilingue anglais-chinois) : 墙角的花! 你孤芳自赏时,天地便小了。 ‘O flower in the corner of the wall, / Your fragrance is for yourself. / You are too much alone. / But in gazing upon you / Heaven and earth become small.’]

Il faut perdre la tête pour habiter nos corps

Par Manon Soavi

Dans notre vie de tous les jours nous avons bien souvent du mal à prendre le temps. Prendre le temps d’aller au dojo, de pratiquer, de respirer. Prendre le temps de laisser se développer d’autres types de rapports au monde, une autre puissance intérieure que celle que donnent l’argent ou la domination. Parfois on a lu des articles et des livres, on a écouté des discours très intéressants sur des pratiques du corps comme moyens d’émancipation. Sur des dojos comme des outils pour découvrir des rapports d’entraide, une manière de faire « commun », d’autres modes d’agir, des possibilités de sentir le « Non-faire » comme régime d’action etc. Mais… Mais le temps nous manque. Une séance par semaine, parfois deux. Bien que le dojo soit ouvert tous les jours, le monde nous happe dès que nous mettons les pieds hors du dojo. Les problèmes et les petites tracasseries nous accaparent. Le travail, les enfants, les dettes, la voiture, le désastre écologique, les guerres, les impôts… nous nous sentons engloutis.

Parfois aussi nous sommes dans de petits groupes, peu nombreux, des dojos encore fragiles et il est difficile de réellement sentir d’autres manières de faire. Le mode d’agir et de penser de notre société s’invite sans cesse au dojo, souvent par manque d’expérience de ceux qui constituent le groupe. Ou encore c’est la rigidité théorique qui règne, régentant le moindre coup de balai et perdant ainsi l’idée de base d’une redécouverte de la liberté. L’élan s’essouffle. À quoi bon, on n’a pas le temps. Le temps nous manque.
Bien sûr, il nous manque parce que nous ne le prenons pas. Nous « n’arrêtons » pas le temps. C’est bien pour « arrêter le temps » qu’est né un stage comme le stage d’été de notre école. Arrêter la course, au moins quelques instants et un peu « perdre la tête pour habiter nos corps » comme l’écrivait Françoise d’Eaubonne(1).

Le Mas-d’Azil, la rencontre

Le premier stage d’été de notre école est né en juillet 1985, quand Régis Soavi a créé avec quelques élèves un premier dojo à Toulouse. Les murs n’étaient même pas encore finis, le plafond n’était pas peint, mais déjà, ils pratiquaient. Sur les tatamis ils n’étaient qu’une douzaine pour ce stage, venus de Toulouse, Paris et Milan. Deux autres stages d’été suivront à Toulouse, en 86 et 87.

Le premier stage d'été 1986
Le premier stage d’été 19854 à Toulouse. Murs et plafonds ne sont pas terminés.
Régis Soavi à Toulouse en 1985 lors du stage d'été
Régis Soavi à Toulouse en 1985
Stage d'été 1987 Toulouse
Stage d’été 1987 Toulouse

Pourtant le fait d’être en ville, le manque d’hébergement, la chaleur étouffante, tout cela ne rendait pas la situation idéale. Régis Soavi et sa compagne Tatiana vont alors partir à la recherche d’un « lieu » à la campagne pour y organiser un stage d’été.
Ils prennent leur voiture et partent sur les routes d’Ariège, agissant comme ils en avaient l’habitude avec la dérive situationniste, qu’ils pratiquèrent à Paris durant dix ans. Ils agissent aussi selon le mode d’action du Non-faire, où il s’agit de s’orienter dans une direction et de percevoir comment « quelque chose » réagit. Ce que certains nomment aussi un « agir situationnel », c’est-à-dire en adéquation parfaite avec l’instant présent. Pour cela il faut lâcher notre « raison ». Accepter et agir dans un « flow » si on veut. Cela est illustré par la célèbre histoire du nageur de Tchouang-tseu :

« Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cent pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours.
Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea :  »Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ?
— Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte.
— Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? » demanda Confucius.
L’homme répondit :  »Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité. » »(2)

Le sinologue Billeter commente ce passage (qui parle de l’agir dans le Non-faire évidemment) en remarquant que « L’art consiste à faire fond sur ces données-là, à développer par l’exercice un naturel qui permet de répondre aux courants et aux tourbillons de l’eau, autrement dit d’agir de façon nécessaire, et d’être libre par cette nécessité même. Il ne fait pas de doute que ces courants et ces tourbillons ne sont pas seulement ceux de l’eau. Ce sont toutes les forces qui agissent au sein d’une réalité en perpétuelle transformation, hors de nous aussi bien qu’en nous. »(3)

Développer un naturel qui permette de suivre les courants et les tourbillons tout en allant dans la direction qu’on veut est quelque chose qui s’exerce comme le dit le nageur. En pratiquant avec son corps et aussi en acceptant de « suivre » plutôt que de « choisir ».
Après trois semaines de recherche dans la région, Régis et Tatiana constatent qu’ils ne trouvent pas le bon lieu. Ils sont au camping avec leurs deux petites filles, cela commence à faire long, ils décident donc de repartir pour Toulouse. Le matin du départ, Régis prend un café au bar du village et le patron lui parle alors du Mas-d’Azil, lui conseillant d’aller voir ce village.  Ils décident donc de faire une dernière visite, le jour du départ. En arrivant au Mas-d’Azil, ils réalisent alors que ce village, à moins de dix kilomètres de là où ils campent depuis trois semaines, ils y sont déjà passés dix ans plus tôt.

Le Mas d’Azil, la grotte est à l’arrière à gauche
Le Mas d’Azil

Il y a dix ans en rentrant d’Espagne, Régis et Tatiana avaient remarqué dans le ciel le vol circulaire d’un rapace, qui les « suivait » depuis un moment. En continuant leur route ils avaient vu le rapace se poser sur un panneau indicateur à l’intersection d’une route : « Le Mas-d’Azil ». Ils avaient pris alors cette route, intrigués, qui les avaient amenés jusqu’à un village, enserré dans un relief rocheux au pied des Pyrénées, traversé par une rivière tumultueuse et dominé par une très belle grotte préhistorique.

La grotte préhistorique du Mas d’Azil
La rivière traverse la grotte

Ce jour-là, dix ans plus tard Régis et Tatania retrouvent avec étonnement le même village ! À partir de là les choses vont très vite, en deux heures les responsables de la municipalité accueillent l’idée d’un stage à bras ouverts. Le village est petit en taille, certes, mais c’est un chef-lieu de canton, il possède un gymnase, deux hôtels, un camping, une poste, des commerces et à l’époque une usine de fabrique de meubles encore en activité.

Il s’avérera aussi que Le Mas-d’Azil a une longue histoire de résistance, en plus d’être un haut lieu de la préhistoire (qui donne son nom à une ère : l’Azilien). Après la Réforme il sert de refuge aux protestants. La résistance protestante y durera plus de cent ans. Le fait le plus célèbre sera le siège d’un mois et la résistance acharnée que la cité mènera face à l’armée royale de Louis XIII à mille contre quinze mille. Mais nichés dans le relief rocheux et protégés par de solides remparts, les habitants malgré beaucoup de morts mettront en échec l’armée et ses canons.

Le siège et la bataille du Mas d’Azil

Aujourd’hui encore, bien que le nombre d’habitants ait chuté avec l’exode rural du vingtième siècle, c’est un lieu où beaucoup de ceux qu’on appelle les « néoruraux » se retrouvent et s’installent. Kokopeli, une association écologiste qui distribue des semences libres de droits et reproductibles, dans le but de préserver la biodiversité semencière et potagère, y est aussi installée.
Le Mas-d’Azil n’est pas le lieu parfait, il ne répond pas à un cahier des charges, mais c’est ici.

Une transformation

À partir de 1988 le stage d’été a lieu dans le gymnase municipal. Pour le premier stage les participants ne sont qu’une quinzaine. L’aménagement est donc minimal.

Le gymnase est peu aménagé eu début
Un gymnase assez ancien

Mais au fur et à mesure que les années passent les participants, y compris Régis Soavi, font des travaux, des aménagements, des améliorations. Le nombre de participants augmente, jusqu’à une centaine aujourd’hui.

La quinzaine de personnes qui arrivent volontairement une semaine à l’avance pour préparer le stage installent provisoirement un carré de tatamis, afin de pratiquer le matin durant la semaine de préparation. Pourtant c’est « juste » des tatamis au milieu d’un gymnase pour le moment. Il s’agit de transformer ce lieu en dojo pour le premier jour du stage.

Régis Soavi raconte cette transformation ainsi : « Quand on arrive, rien n’est prêt. Tout est à faire.

Le gymnase tel que nous le trouvons chaque année

Le gymnase est sale, il y a des tags, des vitres cassées. Mais comme les personnes ont l’habitude de pratiquer dans un dojo, elles ont envie de recréer dojo. Maître Ueshiba disait :  »là où je suis il y a dojo ». Pour cela il nous faut des tatamis, il faut que ce soit propre. C’est pourquoi un certain nombre de personne viennent une semaine à l’avance, effacent les tags, réparent, repeignent. On va chercher les tatamis en camion. Les personnes font tout cela parce que ça les intéresse, elles ont envie que le stage soit agréable, qu’il y ait une certaine ambiance. C’est tout un tas de petits détails, on met des rideaux, un porte-manteau par-ci, il faut visser par là. Il faut bien une semaine pour tout installer.
Comme ça, pour la première séance du stage. Là, c’est prêt.

On va maintenant pouvoir se consacrer, se concentrer sur les pratiques (Aïkido et Katsugen undo), pendant 15 jours. Mais il faut toute cette agitation avant, ce bouillonnement, cette pression aussi, et enfin tout est prêt.
On est prêt.

Le dojo est prêt

C’est comme ça qu’on recrée  »dojo », l’espace sacralisé. Le sacré ce n’est pas le religieux, c’est quelque chose que l’on sent avec le corps. C’est très net. Quand on arrive en début de semaine c’est un bête gymnase avec des espaliers, du matériel, du béton par terre. Pendant une semaine par notre activité de préparation, on y amène du ki, du ki, encore du ki. Ainsi à un moment donné cela  »devient » un espace sacré. Mais c’est nous-mêmes qui amenons le sacré dans le lieu.
D’ailleurs ce n’est pas parce qu’on aurait un magnifique dojo en bois, avec un pont japonais et des bambous devant la porte que ce serait forcément un espace sacré. Cela pourrait être juste un espace artificiel. »(4)

Régis Soavi démonstration durant une séance d’Aïkido. Stage d’été

Le stage d’été : l’éphémère irréversible

Le stage d’été est donc un peu comme une parenthèse. Un temps d’arrêt et un temps qui s’étire à la fois. On le vit et cela change quelque chose en nous. Ainsi on peut dire que le stage d’été n’a pas pour but de faire émerger un autre monde, mais bien plutôt de faire l’expérience directe d’un autre rapport au monde. Un vécu qui, même s’il est éphémère, n’en est pas moins irréversible. Chacun restant libre de ce qu’il fait de ce vécu.
Régis Soavi : « Durant le stage aussi, tout est organisé par les pratiquants eux-mêmes, les petits déjeuners ensemble, le ménage, on est proche de ce qui se faisait au Japon avec les Uchideshi, les élèves internes qui s’occupaient de tout. C’est un peu cet état d’esprit. Il n’y a personne de rémunéré, il n’y a pas de staff. On n’est pas dans une organisation administrative. Chacun donne le meilleur de lui-même. Ça permet, comme dans les dojos tout au long de l’année, de déployer ses capacités ou, parfois, de les découvrir. Il y a bon nombre de personnes qui sont arrivées au dojo elles ne savaient pas planter un clou. Dès qu’on leur demandait quelque chose, c’était  »holala ! il faut balayer, je ne sais pas balayer ! Faire le café, je ne sais pas faire le café ! Comment faut faire ? »
Petit à petit ils découvrent le plaisir de faire par soi-même, d’être capable. Certains ont découvert des capacités qu’ils ne se soupçonnaient pas. On découvre cela parce qu’il y a ce quotidien collectif, comme dans les dojos, qui est un peu différent du quotidien chez soi, c’est du  »’chez-soi collectif ». »(5)

C’est donc par l’expérimentation concrète, en situation, qu’on expérimente une autre façon d’être et d’interagir. Car subvertir notre façon de faire société c’est s’attaquer à un ensemble qui fait système. Comme le décrit Miguel Benasayag c’est d’abord « une organisation sociale, un projet économique, un mythe, qui configure un type de rapport au monde, à soi, à son corps, une certaine façon de désirer, d’aimer, d’évaluer sa vie… » C’est également « s’attaquer à un dispositif très concret, que l’on peut résumer par l’image de la ville européenne moderne avec ses murs, ses relations à l’espace et au temps, ses modes de circulation, de travail, de commerce, qui induisent là encore une certain manière de sentir, de penser et d’agir, et dont l’influence dépasse le seul périmètre strictement urbain. »(6)

Créer une autre situation c’est très concrètement laisser surgir une autre manière d’être au monde. Dans notre société on a tendance à penser qu’une situation est déterminée par un périmètre extérieur, dans le cas du stage d’été on pourrait dire : le nombre de jours, le nombre de séances, le nombre de personnes, le lieu géographique etc. Pourtant, selon le philosophe Miguel Benasayag, reprenant Rodolpho Kush, une situation se caractérise d’abord comme une intensité. Prenant l’exemple de la forêt, il explique que ce qui fait forêt n’est pas le périmètre, le nombre d’arbres etc. Ce qui fait forêt c’est une intensité : les arbres, les animaux, les mousses, les gouttes d’eau, les champignons et il fait remarquer que l’intensité attire ce qui l’alimente… Pour paraphraser cet exemple je dirai aussi que le stage d’été est une intensité. Une intensité faite du lieu, des gens qui se retrouvent, qui s’organisent, qui pratiquent, des corps qui bougent, de la pratique du yuki etc.

Début de la séance de Katsugen undo (mouvement régénérateur)

Françoise d’Eaubonne écrivait dans une lettre : « Il faut perdre la tête pour habiter nos corps ». Itsuo Tsuda disait : « videz-vous la tête ». Le stage d’été c’est cette intensité où à un moment, la fatigue aidant, le travail de l’involontaire dans le corps se fait plus en profondeur, la « tête » lâche enfin un peu. Laissant un peu de champ libre aux besoins du corps, à son mouvement involontaire. Habiter son corps entraîne une autre manière de sentir, de penser et d’agir. La prédominance n’est plus dans les principes extérieurs de la modernité (rationalité, progrès, utilitarisme, universalisme abstrait), on en revient à la dimension de la connaissance immédiate et non réfléchie de nous-mêmes.

Régis Soavi : « Pour les gens qui arrivent pour la première fois, un stage c’est un premier pas. On redécouvre que notre corps bouge et qu’il bouge de façon involontaire. Ça n’a rien à voir avec un stage où l’on irait se ressourcer pour mieux ensuite repartir pour un tour. Non. C’est un début. Ensuite c’est une pratique régulière. Dans les dojos on pratique le Katsugen undo (mouvement régénérateur) deux à trois fois par semaine, on peut pratiquer aussi seul chez soi. Mais il faut réentrainer ce système involontaire qu’on a beaucoup bloqué. »

« Le stage d’été c’est aussi un brassage, il y a des gens d’un peu partout en Europe, on découvre les personnes à travers la pratique de l’Aïkido et du Katsugen undo. À travers la sensation.
Ça bouge beaucoup ! Certains font des rencontres, ils arrivent seuls et repartent à deux ! Certains arrivent à deux et repartent seuls ! Car parfois cela met en évidence des problèmes qui étaient maintenus sous le chapeau. On essayait de tenir, de faire taire, mais là avec le stage, avec la pratique du Katsugen undo qui réveille notre corps, on sent clairement que ce n’est plus tenable. Quand la volonté de contrôle lâche enfin, cela émerge, c’est tout. Ce qui est insupportable est enfin ressenti comme tel. Mais quelque part, c’est une libération. Le Katsugen undo, c’est une libération, rien d’autre. »(7)

Les infos sur le stage d’été 2024 sont ici : https://www.ecole-itsuo-tsuda.org/stage_ete/

6h30, le soleil se lève sur le Mas d’Azil, départ pour la séance du matin

Notes

1) Françoise d’Eaubonne, correspondance privée avec son fils adoptif, Alain Lezongar, 1976.
2) Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, 2002, éditions Allia, p. 28.
3) Ibid., p. 33.
4) Régis Soavi, propos extraits du film Une transformation, réalisation de Bas van Buuren, 2009
5) Ibid.
6) M. Benasayag et B. Cani, Contre-offensive. Agir et résister dans la complexité, ed. Le pommier, 2024, p. 43 & 44
7) Régis Soavi, op. cit.

Ki no Nagare : la visualisation

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 16 de juillet 2022, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 7€

 

Dans son enseignement, Tsuda Itsuo senseï insistait sur la visualisation qui, liée à la respiration, est un moyen de découvrir ce chemin de ki no nagare, l’écoulement du ki. Respiration et visualisation sont des outils permettant d’approfondir la perception de cette circulation et de profiter de ses bienfaits dans la vie quotidienne.

Imagination ou visualisation

L’imagination n’engendre pas de résultat tangible si ce n’est la désillusion, la déception quand on retourne à la réalité. La visualisation quant à elle, n’est pas un processus mental, une sorte de vagabondage de l’esprit, mais engage tout le corps. Peu de gens font la différence avant d’avoir fait l’expérience des deux procédés de façon bien séparée et d’en avoir vérifié la réalité. La visualisation est à la fois action et non action, anticipation et attente du moment opportun, elle nécessite la plus grande détente ainsi que la plus grande concentration, mais n’éprouve aucune difficulté à les trouver car pour cela elle s’appuie sur le socle ressenti de l’unité vécue.

À travers un art comme l’Aïkido, on peut expérimenter très concrètement et finement cette sensation de ki no nagare

Ki no nagare : un océan d’interactions

Chaque culture développe sa propre compréhension du monde, sa propre philosophie. Notre culture occidentale a développé durant des siècles une approche analytique, qui amène à une grande précision et un souci du détail. Cette approche intéressante est bien visible dans la science et la technologie mais aussi dans les arts martiaux. Cette recherche de précision est aussi ce qui pousse l’être humain à se dépasser, à devenir meilleur dans sa discipline, comme certains pratiquants de haut niveau nous l’ont déjà démontré. Alors il ne s’agit pas seulement du détail dans le geste, mais aussi de la compréhension du fonctionnement de l’humain, de ses ressorts tant physiques que psychologiques. Bien qu’importante et nécessaire c’est en même temps cette direction qui, quand elle devient exclusive, nous empêche de rejoindre l’unité, si le détail et le contrôle deviennent trop présents, on perd l’ensemble et notamment la perception de l’écoulement du ki.
D’autres, comme la culture japonaise, ont aussi un grand souci du détail mais ont gardé plus présente une certaine conception des liens du vivant et donc de la globalité. Le biologiste Marc-André Selosse propose dans son livre Jamais seul un changement de perspective sur ce sujet : on a aujourd’hui élargi la compréhension du vivant avec les notions de phénotypes étendus ou  »holobiontes ». Mais M.-A. Selosse va plus loin encore, disant qu’on peut considérer le monde comme un océan de microbes où  »flottent » des structures plus grandes et pluricellulaires (plantes, animaux), et aussi avoir la vision de l’écologue d’un océan d’interactions où « Chaque  »organisme » (c’est aussi vrai de chaque microbe) est un nœud dans un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau, où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre lesquels ces interactions s’articulent. » M.-A. Selosse remarque que c’est une vision du monde qu’ont déjà certaines cultures non occidentales, qui « ont une perception plus centrée sur les interactions et nous incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. […] Il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et quotidien. La science occidentale a transposé une philosophie basée sur l’individu en une biologie basée sur l’organisme : au-delà des succès engrangés, la vraie rupture consisterait maintenant à redonner à l’interaction une place centrale. » (M.-A. Selosse, Jamais seul, 2017, Éd. Actes Sud, p. 329)
Ki no nagare qui se traduit par écoulement, circulation du ki, est peut être bien une façon de comprendre cet océan d’interactions. J’estime que l’essence de l’Aïkido se trouve dans la compréhension physique, tangible de cette notion d’écoulement du ki. Car même une toute petite rivière peut donner une orientation différente à un fleuve. Qui est à l’origine du changement, qui agit sur l’autre ? Il faut parfois des années, voire des siècles avant de résoudre une telle question.

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Sans repères fixes, une École sans grade

Par Manon Soavi

Tsuda Itsuo senseï disait « il n’y a pas de ceinture noire de vide mental » soulignant ainsi que l’essentiel n’est pas mesurable ni comparable. Suivant cette direction, Régis Soavi senseï a fait ce choix radical dès les années 80 d’une École sans grade. Un choix qui dénote dans le fonctionnement de notre société basé sur la compétition.

Un horizon infini

Avertissement : cet article ne vise absolument pas à prétendre que ce choix serait le meilleur, à dénigrer les grades ou autre. Il se trouve simplement que le riaï de notre École (la cohérence de ses principes) passe par ce chemin. Cet article raconte un autre possible sans esprit d’évaluation entre les systèmes mais plutôt dans un esprit de découverte d’une autre culture.
Ce choix de ne pas avoir de grade, d’aucune sorte, est une chose qui parfois surprend, ou déçoit. En effet certaines personnes ressentent le besoin de mesurer leur parcours, d’avoir des jalons, ce qui est compréhensible au vu du contexte dans lequel nous vivons. Mais cette particularité est aussi une orientation qui libère, qui soulage beaucoup de personnes ! Ici au moins, dans les dojos de notre École, il n’y a ni mesure, ni comparaison, ni hiérarchie.
Dans un monde où tout se quantifie : les vitamines qu’on avale, notre productivité, nos heures de sommeil, en passant par la vitesse de l’extinction de notre planète, tout se mesure et se calcule. Un lieu sans grade c’est un peu comme passer de l’horizon d’une ville, fait de repères, de quartiers, d’immeubles, à l’horizon de l’océan. C’est libérateur et légèrement grisant.

sans grade pliage du hakama
Laisser le temps et l’espace pour d’autres possibles.

Sans repères fixes

Tsuda senseï écrivait qu’avec les enfants nous sommes « sans repères fixes » c’est-à-dire qu’on ne peut pas se référer à des données extérieures, objectives : à tel âge ceci, tant de centimètres, telle capacité, tel besoin. Pourtant c’est ce que suggèrent la plupart des approches en puériculture ! C’est l’esprit de systématisation. Pour Tsuda senseï il s’agissait d’aiguiser sa capacité d’attention, de réveiller son intuition et de sentir à travers la fusion de sensibilité les besoins du bébé. Un dialogue sensible, unique puisque différent pour chacun et à chaque instant, avec une vérification de nos intuitions à travers les réactions du bébé. La nature de la relation se déplace alors de la recherche de performance (élever un bébé ou passer un grade) vers la qualité de la relation, de l’instant présent toujours fluctuant. Une qualité qu’on ne peut pas évaluer de façon extérieure puisqu’il faut toujours la renouveler.
De même, une École sans grade ne donne pas de repères fixes objectifs, telle technique, vitesse, précision ou autre. Puisque nous partons de l’individu et que chacun est différent, il ne peut être comparé à un autre. Dans notre style d’Aïkido, chacun développe, à travers une forme technique commune, sa spécificité qui, non seulement lui correspond, mais épouse aussi les cycles de la vie, les âges et les états de chacun.
C’est dans la relation à l’autre que chacun peut mesurer le chemin parcouru, à la fois par sa propre observation mais aussi par les retours de ses partenaires et de son senseï. Ou en allant voir d’autres enseignants lors de stages occasionnels. Car sans juge extérieur il n’y a ni sanction ni, surtout, récompense ! Il ne s’agit bien sûr pas de s’imaginer génial et tout puissant ! Dans ce cas nos partenaires et notre senseï se chargeront de nous faire redescendre sur terre, il s’agit de retrouver le goût de faire les choses pour elles-mêmes. Retrouver aussi le temps, un temps qui n’est pas linéaire, car notre « progression » n’est pas une ligne droite avec l’arrivée à la fin. Il s’agit plutôt d’une évolution circulaire : « la pensée orientale ne procède pas par démonstration, elle n’est pas orientée vers un sens final et définitif, mais chemine par cercles d’expérimentations successives afin que la compréhension jaillisse d’un retour au centre même de la question » (Gu Meisheng, la voie du souffle, Les Éditions du Relié)
Il est évidemment possible de combiner un système de grade et l’idée d’un chemin sans fin, les grands adeptes l’ont toujours fait, simplement dans notre École nous avons décidé de poser ce paradigme dès le départ.

sans grade hakama
un acte simple, toujours renouvelé.

Le moment juste

Une fois ce modèle écarté nous avons une situation où l’on débute sans hakama et nous rencontrons alors la possibilité de découvrir le moment juste pour mettre ce fameux hakama. Dans la philosophie du Non-faire il s’agit de redécouvrir l’action juste, celle qui n’est ni calculée ni déterminée par notre « petite intelligence », le volontaire calculateur qui se crispe sur de petits buts, mais par la « grande intelligence » qui s’exprime si on l’écoute réellement.
Certaines personnes mettent le hakama au bout d’un an de pratique et d’autres au bout de dix ans, en fait cela n’a aucune importance sinon pour elles-mêmes et leur capacité à sentir le moment juste. Mais nombreux sont ceux pour qui saisir ce moment présente une grande difficulté. Beaucoup manquent cette occasion de retrouver le sens du moment juste à travers le port du hakama. Que ce soit par légèreté excessive, par peur, par anxiété, par prétention, par incompréhension, ou pour mille autres raisons. Nous sommes face à nous-mêmes.
C’est aussi une occasion de découvrir la différence entre le choix et la décision ! Tsuda senseï accordait une importance immense à la décision comme il l’a écrit : « Une décision peut être prise très rapidement selon les circonstances, mais elle peut aussi mettre bien longtemps avant de mûrir.
La plupart du temps, on confond la décision avec l’option.
Mais ce sont deux choses complètement différentes.
L’option implique la comparaison de plusieurs possibilités et le choix qu’on en fait. C’est un acte de l’intelligence. […] Il n’en va pas de même avec la décision qui détermine notre orientation dans la vie. Cette décision‐là n’est pas un acte de l’intelligence, c’est un acte de l’instinct.(…)
La vraie décision est celle qui correspond à la tension intérieure qui monte au maximum. Sans la tension intérieure, il n’y a pas de décision. Plus la décision exige de courage, de sacrifice de l’amour‐propre et des avantages matériels, plus elle gagne en poids. » (Itsuo Tsuda, La voie des dieux, Le Courrier du Livre.)
En offrant aux pratiquants la situation propice à sentir le moment juste et à prendre une vraie décision nous utilisons l’outil du hakama pour cheminer dans cette voie d’autonomie : décider par soi-même. Cela peut paraître anecdotique, pourtant pour beaucoup ça n’est pas facile et le moment juste sera manqué.
Accompagner ce chemin pour chaque personne est également riche d’enseignements pour les plus anciens qui doivent être attentifs à agir dans le Non-faire : laisser mûrir parfois, augmenter la pression intérieure souvent, acquiescer rarement ! Pourtant aucune conduite ne peut être déterminée d’avance, c’est là aussi « sans repères fixes », mais quand l’action est juste elle est une évidence. Pour que cet acte surgisse il faut se vider la tête et ne pas avoir d’idées préconçues. Cet accompagnement ne peut se faire que si, et uniquement si, la personne qui envisage de porter le hakama a « soif » de cette transmission. C’est sa disponibilité, son positionnement qui le permet ou non.

Donner, recevoir, rendre

Le parcours des pratiquants commence déjà, avant de mettre soi-même le hakama, avec le fait de plier celui d’un plus ancien. Là encore, l’absence de grade est un peu déboussolante les premiers temps. Notre optique est toujours que l’acte prenne un sens en lui-même, pas par respect pour la tradition. Pour autant nous ne nous considérons pas tous avec un égalitarisme forcé. Beaucoup de choses entrent en considération : l’âge, les années de pratique, mais aussi l’aptitude ou l’attitude intérieure. Parfois une personne aura une aptitude, une affinité avec une arme, ou un certain type de technique, ou pourra simplement, à travers une respiration plus profonde, aider quelqu’un de pourtant plus ancien qu’elle. Finalement cela dépend de beaucoup de facteurs.
Alors pourquoi plier le hakama ? Pour remercier ? Oui et non. Le fait de plier le hakama n’est pas simplement un retour direct de type « remerciement » pour quelque chose. Parfois cela peut l’être bien sûr, mais on peut y découvrir beaucoup plus, comme une qualité de relation. Cette relation peut être rapprochée de ce que les anthropologues ont appelé « économie du don ». Mis en lumière par M. Mauss et B. Malinowski au début du 20e siècle, on peut souligner que ce système repose sur la triple nécessité : de donner, de recevoir et de rendre. À la différence de l’économie de marché (dont le troc fait partie) l’économie du don n’attend pas de réciprocité. Elle implique qu’une personne A offre une richesse à une personne B, sans que cette personne B ait à donner une contrepartie ou se sente en dette vis-à-vis de A. Par contre c’est un acte qui existe dans un contexte (famille, culture, société) ; dans notre cas il s’agit du dojo et de la pratique. L’économie du don implique donc de donner, de recevoir et de rendre dans le contexte mais pas nécessairement à la même personne, ni la même valeur, ni au même moment. Ce qui importe c’est que continue la circulation de la richesse, qu’il n’y ait pas stagnation ou accumulation. Dans notre cas la richesse est un enseignement ou une attitude, un moment de pratique etc. La personne qui l’a reçue va continuer à faire circuler en donnant elle-même à d’autres. Elle peut également plier le hakama, mais si on comprend le sens de l’économie du don on comprend que plier le hakama n’est pas une façon de rembourser ce que l’autre nous a donné. On n’est pas quitte, car plier le hakama ce n’est pas rendre mais donner à son tour. Plier le hakama implique aussi que l’ancien reçoive ! Pour celui à qui on plie le hakama c’est aussi un don qui « l’oblige » en retour à continuer à rendre et ainsi de suite. C’est pour cela que ça ne doit pas être systématique, sinon on perd le sens de l’acte, le sens de donner, recevoir et rendre.
Cela ne peut pas s’imposer sinon on retombe dans le système binaire hiérarchique, c’est pourquoi nous laissons chacun libre de faire son chemin, de comprendre à plus ou moins longue échéance car « la vrai morale surgit de l’intérieur » comme disait Tsuda senseï, rejoignant l’anarchiste Kropotkine sur cette sagesse interne des êtres vivants. Mais comme depuis l’enfance on apprend aux enfants à respecter les personnes en fonction de la hiérarchie et de l’autorité qu’elles exercent, on perd complètement le sens du respect simple et naturel. Ce respect qui émerge quand on est respecté. Nous laissons travailler le temps et la pratique pour que l’obligation, imposée par nos habitudes et notre éducation, tombe, et qu’enfin surgisse le respect.

sans grade hakama
Deux pratiquants : Donner, recevoir, rendre

D’autres possibles

Récemment la chercheuse Heide Göttner-Abendroth a théorisé dans ses travaux sur les sociétés matriarcales que ce sont des sociétés d’économie du don (précision utile : les sociétés matriarcales ne sont pas l’inverse du patriarcat, ce sont des sociétés égalitaires, matrilinéaires, où les femmes et particulièrement les mères sont au centre du clan, dans une position acratique c’est-à-dire sans pouvoir). Göttner-Abendroth explique même que « les principes économiques des sociétés matriarcales sont indissolublement liés aux principes spirituels. […] Le modèle à suivre pour l’économie est la Terre Mère elle-même et, à l’image de la terre, partager et offrir de l’abondance sont ses valeurs suprêmes. » (Heide Göttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales ; recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Éditions Des femmes, p 534). La maternité étant, de façon évidente le don de la vie sans attente de retour, ces sociétés considèrent comme valeur cardinale la maternité, non le fait d’avoir des enfants biologiques ou pas mais la capacité à donner et l’état d’esprit que cela implique. Dans ces sociétés on peut parler même de maternité sociale qu’hommes et femmes pratiquent, indépendamment du fait d’avoir des enfants biologiques ou pas. Il s’agit donc d’une attitude à la vie, d’un positionnement de respect, de soin, évidemment mis en lien direct avec le don de vie de la planète, la Terre. Aujourd’hui la société commence à peine à prendre conscience de la globalité du vivant et des liens inextricables entre humains et autres formes de vie. Mais si la science a progressé, la mentalité de la société, elle, évolue bien lentement et nos valeurs restent la prédation et la compétition pour des ressources considérées comme inertes, en bref le capitalisme patriarcal.
Quels rapports entre notre petite École d’Aïkido et Katsugen undo et ces grands problèmes du monde ? Quel rapport entre un hakama et une société pratiquant l’économie du don ? Je dirai qu’à notre échelle nous participons à faire vivre des espaces-temps où d’autres valeurs ont cours. Sans partir à l’autre bout du monde on peut faire volontairement ce pas de côté hors de la comparaison, et se concentrer sur l’expérience concrète du ki en retrouvant ainsi la sensation de la vie en toute chose qui guidait nos ancêtres. Sentir, cela commence par savoir se ressentir soi-même ! Indépendamment des projections, des jugements et des idées que l’on a sur soi-même. Le hakama, le plier et le mettre, peut, si l’on est capable de s’en saisir, être une occasion d’expérimenter par soi-même un autre paradigme.

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« Sans repères fixes, une École sans grade » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°14 en juillet2023.
 

Rendre l’impossible possible

Entretien avec Régis Soavi

 

Pourquoi avez-vous commencé l’Aïkido ?

J’ai commencé le Judo-jujitsu, comme on l’appelait à ce moment-là, en 1962 et notre professeur nous le présentait comme « la voie de la souplesse », l’utilisation de la force de l’adversaire. J’avais presque douze ans et j’adorais les techniques, le déséquilibre, les chutes qui pouvaient être aussi un dépassement de la technique subie. Notre instructeur nous parlait du hara, de la posture et nous savions que lui-même apprenait l’Aïkido et qu’il avait le grade de « jupe noire », ce qui était pour nous très impressionnant. Les événements de 68 m’ont orienté vers des techniques de combat de rue, de kobudo, et des tactiques différentes. Cependant en 1972 j’ai voulu reprendre le judo, et je me suis inscrit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève chez Plée senseï, on pouvait pratiquer le Judo le Karaté ou l’Aïkido pour le prix d’une seule cotisation, c’était idéal pour s’entraîner. Mais le judo avait changé : les catégories de poids, le travail d’un spécial afin de gagner un combat, j’étais très déçu. Un soir après la séance je suis resté pour regarder l’Aïkido, c’était Maroteaux senseï qui conduisait la séance et j’ai tout de suite été conquis.

Régis Soavi, débuts au Judo en 1964.

 

Pourquoi continuer ?

J’ai trouvé dans l’Aïkido bien plus qu’un art, une « Voie » d’une très grande richesse qui comme toute voie n’a besoin que d’être approfondie. Chaque jour la séance me permet de découvrir un aspect, de sentir que l’on peut aller beaucoup plus loin, que je ne suis qu’au bord de quelque chose de plus vaste, comme si un océan se présentait à moi. Au-delà du plaisir que j’éprouve, il me semble important de témoigner de son existence.

 

Quel aspect vous parle le plus : martial, mystique, santé, spiritualité ?

Il n’y a aucune séparation pour moi entre toutes ces choses, elles sont interdépendantes.

 

Pourquoi vous créez des dojos plutôt que pratiquer dans des gymnases ?

Je comprends votre question, ce serait tellement plus simple d’utiliser les structures existantes, rien à faire, même pas de ménage, tout serait pris en charge par la direction. On aurait la possibilité de râler si ce n’est pas assez propre, de réclamer si quelque chose ne va pas, de toute façon nous ne serions que des passants temporaires. A contrario pour moi le dojo a une importance cruciale. Déjà parce que c’est un lieu dédié et donc il permet une ambiance différente, libérée des contraintes des administrations, un endroit où on se sent chez soi, où on a la liberté de s’organiser comme on veut, où on est responsable de tout ce qui se passe. C’est grâce à cette mise en situation que l’on peut comprendre ce qu’est un dojo, cela change la donne, cela permet une pratique qui va au-delà de l’entraînement et porte les individus vers l’autonomie, la responsabilité. Mais la raison principale est que le lieu se charge du point de vue du KI, au même titre qu’une vieille demeure, un théâtre ancien ou certains temples. Cette charge permet de sentir qu’un autre monde est possible, même au sein de celui dans lequel nous évoluons.

 

Vous avez créé plusieurs dojos mais aussi d’autres lieux dès les années 80. Le Jardin Floréal, un lieu pour les enfants, puis plusieurs ateliers de peinture , ainsi qu’une école de musique La musique Buissonnière. Pourquoi tous ces lieux ? Qu’ont-ils en commun ?

Mon désir a toujours été de favoriser la liberté des corps comme des esprits dans le but qu’ils soient enfin réunis. Ce travail, pour être mené à bien, exige une vision très large sans aucune idéologie, en dehors des systèmes abrutissants, en dehors de la compétition, toujours à la recherche d’une part de la sensibilité, qui semble être devenue une maladie ou une tare dans notre société, et d’autre part et entre autres de la spontanéité. Créer un jardin d’enfants pour permettre les bases d’une éducation dans la liberté favorisant par là même la non-scolarisation, des « ateliers de peinture-expression »1 dans l’esprit du travail d’Arno Stern qui soient des bulles, qui libèrent l’être humain de la sclérose névrotique qui l’entoure, donner la possibilité pour des adultes et des enfants de se passionner pour la musique, notamment classique, grâce à une notation « la musique en clair »2 qui permet de jouer immédiatement et de découvrir ce plaisir de jouer sans subir la rigidification du mental et du corps organisée par les spécialistes du solfège et de l’enseignement musical en général. Tout cela toujours au service de l’être humain, de la possibilité d’un développement harmonieux des corps et des esprits.

créer un dojo, impossible ?
Régis Soavi enseigne tous les matins depuis plus de quarante ans. Dojo Tenshin, Paris

 

Vous cultivez une place de non-maître, n’est-ce pas ? En étant à la fois le senseï, celui qui indique le chemin, celui qui endosse la responsabilité de l’enseignement, et à la fois un membre ordinaire de l’association, qui participe aux tâches quotidiennes et se préoccupe autant du chauffage que d’une fuite ou du bricolage.

Je vois que vous avez très bien saisi mon positionnement. Cette attitude est une nécessité pour moi, il n’est pas question que je me perde, abusé par un pouvoir factice que j’aurais acquis en profitant de subterfuges et de faux-semblants mais qui flatterait mon ego. Ma recherche dans cette direction est issue du Non-Faire et concerne tous les aspects de ma vie, elle est ancienne, à la fois longue et hasardeuse car « sans repères fixes » comme l’écrivait Tsuda senseï3. Cette orientation est un instrument, un outil indispensable pour permettre aux membres des associations de cheminer vers leur propre liberté, leur propre autonomie à travers l’activité au dojo. Pour résumer ma pensée, je voudrais citer un philosophe du 19e siècle que j’apprécie depuis très longtemps et dont l’importance m’a toujours semblé sous-évaluée dans notre société :

« Pas un individu ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si ce n’est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s’émanciper s’il n’émancipe avec lui tous les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit de tous les hommes, mes égaux. »4

 

Comment était Tsuda Itsuo et qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?

C’était un homme d’une grande simplicité et en même temps d’une grande finesse. Le fait qu’il parlait aussi parfaitement le français, qu’il l’écrivait, nous permettait une communication que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs avec un maître japonais. C’était aussi un intellectuel dans le meilleur sens du terme, sa connaissance de l’Orient comme de l’Occident lui a permis de faire passer un certain type de message, par rapport au corps et à la liberté de pensée, notamment dans ses livres, qui reste aujourd’hui encore inégalé. Il avait rencontré Ueshiba Morihei en 1955 comme traducteur de Nocquet senseï et commença à pratiquer en 1959 alors qu’il avait déjà quarante-cinq ans. Il fut son élève pendant dix ans, mais comme il était par ailleurs déjà pratiquant de Seitai et qu’il traduisait pour les étrangers français et américains les propos d’O senseï, il a pu saisir la profondeur de ses paroles ainsi que l’importance de la posture, de l’esprit, et surtout de la respiration (du Ki) dans la première partie de l’Aïkido, ce qui semble aujourd’hui oublié – à ma grande tristesse.

Tsuda Itsuo avec Regis Soavi en 1980, Paris.

 

Comment trouver l’équilibre entre enseignement et pratique personnelle ?

Je pratique tout simplement l’Aïkido depuis cinquante ans, chaque matin à 6h45 pendant une heure et demie et cela 365 jours par an. Bien sûr, je pratique aussi le Katsugen Undo (que Tsuda senseï avait traduit par Mouvement Régénérateur) là aussi – je pourrais dire – tous les jours, ne serait-ce que, au minimum, à travers le bain chaud Seitai5. Quand à l’enseignement, j’ai des stages à peu près une fois par mois, que ce soit à Paris, Toulouse, Milan, ou Rome.

 

Y a-t-il eu des évolutions dans votre pratique ou votre enseignement ?

Bien sûr ! comment pourrait-il en être autrement ? Si on s’exerce sincèrement la pratique s’étend à tous les aspects de notre vie, j’ai du mal à comprendre les personnes qui ont abandonné ou vont chercher d’autres arts car elles trouvent l’Aïkido répétitif. La vie lorsqu’elle est pleinement vécue est-elle répétitive ? Chaque instant de ma pratique provoque des changements, des évolutions, et même des bouleversements qui m’ont amené à des remises en cause, des approfondissements. C’est ce qui provoque en moi la joie dans ma pratique de l’Aïkido. Même les moments les plus difficiles, et peut-être ceux-là plus que d’autres, ont été les vecteurs de transformations et d’enrichissements.

 

Votre maître, Tsuda Itsuo vous a, un jour, donné un koan, n’est-ce pas ?

Oui, mais j’ai du mal à en raconter les circonstances exactes. Je dois d’abord vous expliquer que Tsuda senseï savait parler au subconscient des personnes, chaque fois qu’il le faisait c’était une manière de leur donner un coup de main mais il n’en parlait quasiment jamais. Il disait que Noguchi senseï le faisait couramment car cela fait partie des techniques Seitai. Un jour, suite à une discussion il me dit « Bon courage », phrase somme toute assez banale, mais le ton qu’il utilisa en s’appuyant évidemment en plus sur « l’intermission respiratoire » me bouleversa et me fit réagir, me donnant une force intérieure que je ne soupçonnais pas. Une autre fois ce fut plus important car c’est à ce moment-là qu’il me donna le koan.

Alors que je lui racontais mes difficultés par rapport au travail (comment gagner de quoi vivre pour ma famille et moi, etc.) et comment trouver le moyen de continuer à pratiquer, voire à monter un dojo puisque j’allais quitter Paris pour quelques années et que je serais à 800 kms, il commença par m’expliquer que dans l’école de Zen Rinzai (je venais de lire les Entretiens de Lin Tsi6 et il le savait) le maître donne à ses disciples des koans qu’ils doivent résoudre. Brusquement il me dit « Impossible » « voila c’est pour vous » ! puis il partit rapidement, me laissant cloué sur place, interloqué, complètement ébahi. Je dois dire que j’ai tout d’abord trouvé cela absurde, ridicule, il m’avait déjà donné quelques temps auparavant une direction pour ma pratique en choisissant de façon précise la calligraphie MU7 comme cadeau de la part de mes élèves parisiens. Mais là, j’étais choqué, je ne comprenais pas. Mu me semblait un vrai koan, déjà connu, répertorié, acceptable, mais « impossible » ça n’avait pas de sens. Pourquoi me dire ça à moi ? C’est au fil des années que la « réponse » est apparue comme une évidence.

 

Quelle est la place du Katsugen Undo dans votre pratique ?

Oh ! il a une importance de premier plan, mais, pour vous répondre, voici une anecdote. Nous étions au restaurant avec Tsuda senseï, et Noguchi Hirochika – le premier fils de Noguchi senseï – qui était assis à coté de moi me demanda soudain : « Le Katsugen Undo, qu’est-ce que c’est pour vous ? ». Ma réponse fut aussi immédiate que spontanée : « C’est le minimum » ai-je répondu, et depuis je n’ai pas changé d’opinion. Cette réponse avait beaucoup plu à Tsuda senseï et il l’utilisa dans certaines de ses conférences pendant les stages. Le « minimum » pour maintenir l’équilibre, pour permettre que notre système involontaire fonctionne correctement et ainsi que l’on n’ait plus besoin de se préoccuper de sa santé, de ne plus avoir peur de la maladie.

Noguchi Hirochika avec Régis Soavi Paris 1981.

 

Pour vous, un Aïkido sans Katsugen Undo a-t-il un sens ?

Oui bien sûr, malgré tout, cela dépend de la manière dont on pratique. Il est simplement dommage de ne pas profiter de ce qui peut nous rendre indépendant, de ce qui peut réveiller notre intuition, notre attention, notre capacité de concentration et libérer notre mental.

 

Cela fait de nombreuses années que vous contribuez à Dragon Magazine. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Cela me permet de faire passer un message et en même temps cela me contraint à ce qu’il soit le plus clair possible par rapport à l’enseignement de mon maître Tsuda senseï, et donc à notre école. C’est aussi une manière de sortir de l’ombre tout en restant dans la simplicité, sans faire de la publicité ou du tapage. Le fait de lire régulièrement les articles de mes contemporains ainsi que des jeunes enseignants m’apporte beaucoup et me permet de voir et de comprendre les différentes directions vers lesquelles va l’Aïkido et leurs raisons d’être, même lorsque je ne les approuve pas.

 

L’écriture est-elle importante dans le Budo ?

L’écriture est toujours importante car c’est une des bases de la communication – « les paroles s’envolent mais les écrits restent ». Cependant, sans une pratique réelle cela risque de demeurer dans le domaine des idées et ne satisfaire que l’intellect, dans ce cas la cible est manquée.

 

D’autres maîtres vous ont-ils également marqué ?

J’ai la chance d’appartenir à une époque ou il était possible de rencontrer un grand nombre de senseï de la première génération. Les années 70 étaient très riches de ce point de vue, nous courions de stages en stages pour nous former, à l’écoute attentive de leurs paroles de leurs postures pour tirer le meilleur de ce que chacun d’entre eux apportait. Toute ma reconnaissance va donc à tous ceux qui m’ont enseigné, mon maître Tsuda Itsuo senseï, Noro Masamichi senseï, Tamura Nobuyoshi senseï, André Nocquet senseï, ainsi qu’à ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Je préfère les citer par ordre alphabétique afin de ne rien suggérer par rapport à l’importance qu’ils ont eu sur ma pratique : Hikitsuchi Michio senseï, Kobayashi Hirokazu senseï, Shirata Rinjiro senseï, Sugano Seiichi senseï, Ueshiba Kisshomaru senseï, ainsi que – bien que je n’aie jamais pratiqué le Karaté – Kasé Taiji senseï, ou Mochizuki Hiroo senseï que j’ai croisés grâce à Tsuda senseï et qui m’ont marqué. Je n’oublie pas Rolland Maroteaux senseï qui fut mon premier enseignant d’Aïkido et qui m’a permis de rencontrer celui qui fut mon principal mentor : Tsuda Itsuo senseï.

Régis Soavi

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Entretien avec Régis Soavi publié en avril 2023 dans Dragon Magazine Spécial Aikido n° 13.

Notes :
  1. appelés aujourd’hui « ateliers du jeu de peindre »
  2. pédagogie de M. Jacques Greys (1929-2019), pianiste.
  3. [Tsuda Itsuo, Même si je ne pense pas, JE SUIS, chap. XVIII–XX, 1981, Le Courrier du Livre]
  4. Mikhail Bakounine (1814-1876), philosophe anarchiste.
  5. revue Yashima, N° 13, octobre 2021
  6. [Paul Demiéville, Les Entretiens de Lin-tsi, 1972, éd. Fayard]
  7. « rien » ou « non-existence », terme utilisé dans le taoïsme pour exprimer la vacuité

Crédit photos : Paul Bernas, Dominique Guiraud

Déséquilibrer c’est déstabiliser

par Régis Soavi

Lorsqu’on cherche à déséquilibrer une personne on sait instinctivement où on doit la toucher, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Dans la plupart des cas c’est son centre que l’on doit atteindre de manière à le fragiliser et à le rendre vulnérable.

La vision du Seitai

Il est difficile de parvenir au centre de la sphère du partenaire si la périphérie est puissante car toutes les actions semblent rebondir à la surface ou glisser comme sur une couche lisse, élastique et capable de se déformer sans perdre de sa densité, donc sans être pénétrée ni être atteinte d’aucune façon. Tout dépend de la manière dont chacun des partenaires saura et réussira à utiliser son énergie centrale, son ki, que ce soit dans le rôle de Tori comme dans celui de Uke. Il va sans dire que d’autres facteurs non moins importants, comme la détermination, le besoin de vaincre font partie intégrante de cette sphère et peuvent changer la donne, car le ki n’est pas une énergie comme l’Occident a l’habitude de l’envisager aujourd’hui, c’est-à-dire une sorte d’électricité ou de magnétisme. Le ki est la résultante de composants multifactoriels, qui ayant pris une certaine forme, devient concret même s’il est difficilement analysable et quasiment non mesurable sinon dans ses effets. Dans tous les cas, un des éléments essentiels de l’action sera la posture, pas seulement la posture physique, mais son équilibre énergétique, ses tensions, ses coagulations, les lieux où elles se trouvent bloquées, emprisonnées, ainsi que ses relations, tant positives que négatives, avec le reste du corps et les conséquences que cela entraîne. Une science du comportement humain basée sur l’observation physique, la sensibilité aux flux qui parcourent le corps, et la connaissance anatomique est de première importance quand on en a besoin pour exercer bon nombre de professions. Il n’empêche que même pour un dilettante, un amateur, elle peut aussi nous aider à comprendre notre entourage ou nous permettre de sortir de l’embarras quand cela est nécessaire. Un des objectifs de cette science qu’est le Seitai, est de mieux comprendre l’être humain dans son mouvement en général et dans son mouvement inconscient en particulier. C’est un instrument de qualité qui a déjà donné des preuves de sa valeur au Japon comme en Europe, et que l’on peut difficilement négliger lorsqu’on pratique un art martial. Bien qu’il fût enseigné en France pendant une dizaine d’années par Tsuda senseï à travers la pratique du Katsugen Undo, ses conférences, et la publication de ses livres, la méconnaissance en Occident du travail de son initiateur Noguchi senseï a pénalisé sa diffusion. Il demande à être aujourd’hui plus connu, plus reconnu afin de permettre à qui s’y intéresse de trouver les éléments qui l’amèneront à une meilleure compréhension, tout au moins théorique. C’est donc important que le Seitai se fasse connaître pour être mieux compris et admis, c’est pourquoi de temps à autre je donne modestement pour les personnes intéressées quelques indications notamment sur les Taiheki qui, si l’on peut dire de façon un peu caricaturale certes, présentent comme une sorte de cartographie du territoire humain, tant au niveau de la circulation du ki, que de ses passages, de ses ponts, de ses points de sortie, d’entrée, etc. Il est possible de mieux comprendre les Taiheki et le Seitai en pratiquant le Katsugen Undo, qui est à la base du retour à l’équilibre physique et à la sensibilité nécessaires pour aborder de manière pratique cette connaissance. On peut aussi, tout au moins intellectuellement, aller directement à la source des informations, en lisant ou relisant les livres que Tsuda senseï a écrit en français. Le principe de base étant résumé dans cette « définition » que lui-même donnait :

« Le but du Seitai est de régulariser le circuit de l’énergie vitale, qui se trouve polarisé chez chaque individu, et de normaliser ainsi sa sensibilité

La philosophie qui sous-tend le Seitai est le principe que l’homme est un Tout indivisible, ce qui le différencie évidemment de la science humaine occidentale qui est basée sur un principe analytique. »1

déstabiliser
Laisser surgir l’action juste.

Un corps athlétique

Certaines personnes ont un corps aux proportions harmonieuses, des épaules larges et carrées, de longues jambes, elles semblent extrêmement stables, pour beaucoup elles représentent l’exemple de l’être humain idéal, femme ou un homme. Mais si on observe leur comportement dès qu’elles bougent, elles ont tendance à se pencher en avant (c’est une des caractéristiques du type 5 qui fait partie du groupe « avant-arrière » appelé aussi antéro-postérieur). En conséquence lorsqu’elles doivent s’incliner, elles propulsent les fesses en arrière et parfois appuient les mains sur leurs genoux pour compenser. On peut les reconnaître facilement car souvent, même immobiles, elles croisent les mains dans leur dos afin de demeurer en équilibre, ce n’est pas une habitude, c’est un besoin de rééquilibrage. C’est très nettement le signe d’un bassin qui manque d’équilibre, et de solidité, malgré tous les efforts, le centre, le Hara reste vulnérable. Lors d’une rencontre ou d’un entraînement il suffit pourtant, si on a bien pris le temps de l’observer, de profiter du moment où le partenaire bouge et donc penche en avant, pour entrer sous le troisième point du ventre, environs deux doigts sous le nombril, et l’aspirer ou le laisser glisser par dessus nous, et cela, quelle que soit la technique que l’on aura choisi d’appliquer. Cela parait simple quand on le lit, mais bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect des choses, la découverte et la compréhension de la posture sont sans doute parmi les éléments qui ont la plus grande importance. Au début, dans la phase d’apprentissage des arts martiaux, pour ce qui est de la réalisation plus concrète des techniques, il y a une connaissance à avoir, mais c’est malgré tout grâce à un entraînement basé sur la sensation et la respiration, qu’on acquiert la capacité à saisir le moment juste et à être « dedans ». Au demeurant le travail d’observation des partenaires, si on possède la connaissance des postures, ne peut que nous faire du bien, il peut être un plus décisif dans le cas d’une compétition ou si on doit déterminer s’il s’agit d’un danger réel ou d’une intimidation.

Sentir les lignes d’équilibre.

Les Sumotori

Les Sumotori avec leur corpulence, leur posture très basse, leur manière de se déplacer, semblent des exemples idéaux de stabilité et d’équilibre, tout au moins physique. Bien que leur entraînement accentue certaines tendances déjà présentes et renforce leurs capacités dans le sens de la solidité, il risque d’en déformer d’autres au profit de leur réussite future en combat. Du point de vue des Taiheki, malgré tout ils n’échappent pas à leur tendance de base. Il y a des Sumotori de tous les types, bien sûr, mais certaines tendances de Taiheki sont plus représentées que d’autres. Dans le cas des Sumotori appartenant aux groupes des verticaux, il y en a peu de type 1 car ce genre de déformation provoque très vite leur élimination. Cela s’explique par le fait que dès le plus jeune âge, ils s’avèrent assez incompétents, même lorsqu’ils sont fort physiquement, ils sont très facilement déstabilisés. Le motif principal se trouve dans la manière dont ils abordent l’action. C’est toujours l’idée du combat préconçu ou perçu au fur et à mesure qu’ils suivent, et ils sont donc toujours en retard et surpris par la démarche de leur adversaire. Par contre les types 2, s’ils ont bien observé les derniers combats de leurs adversaires, s’ils sont bien guidés, peuvent définir une stratégie qui, si elle n’est pas perturbée par des impondérables, peut les amener à la victoire. Ils ont une excellente connaissance de la physiologie et de l’anatomie du corps aussi bien immobile qu’en mouvement, ce qui leur permet lorsqu’ils veulent déséquilibrer l’adversaire, de le faire avec le maximum de chance de réussite, car le terrain a été bien préparé tout au moins théoriquement. Ils s’appuient aussi sur la logique et la réflexion issues des combats précédents car c’est cela qui les guide et rarement la sensation ou l’intuition. Devenus Yokozuna, ils se retirent et se consacrent à l’écriture de livres, d’articles sur leur vie, sur leur entraînement ou encore utilisent leur réputation afin de soutenir de bonnes œuvres etc.

Sumo. Photo de Yann Allegret, extrait de Dohyô.

Se tordre pour vaincre

Pour certains, déséquilibrer veut dire vaincre, et foncer puis prendre l’avantage à la faveur d’une attaque frontale, directe. Cela semble être la meilleure solution si ce n’est l’unique possibilité qui se présente à leur esprit, et ils ne peuvent en aucun cas y résister. Ces personnes toujours prêtes à combattre, à réagir, sont en général très physiques dans leurs réactions. Lorsqu’elles réagissent par des attaques ou des réponses d’ordre psychologique, par exemple de petites phrases insidieuses, on peut facilement voir qu’elles se tordent, leur bassin n’étant plus dans la même direction que la ligne centrale de leur visage. On peut aussi remarquer que dans le but de se préparer à l’action immédiate, leur corps montre une torsion qui accentue leurs points d’appui. Cette torsion lorsqu’elle est permanente est une entrave à un mouvement libre pour qui la possède et doit la supporter. La solution serait, si on n’arrive pas à la normaliser, de réussir à l’utiliser dans un travail par exemple ou grâce à une activité qui demande un bon sens de la compétition. Les personnes qui ont ce type de déformation en subissent les conséquences malgré elles. On peut noter chez elles une tension qui est quasi permanente et donc une grande difficulté à se détendre, à prendre son temps, cela entraîne des relations difficiles avec les autres car elles se sentent éternellement en concurrence.

Lorsqu’on connaît le Seitai et plus précisément les Taiheki, on comprend mieux ce type de tendances comportementales. Cela permet de savoir quand et comment agir sans tomber dans le piège de la rivalité que ces personnes tentent de mettre en place autour d’elles pour se préparer à se défendre et conséquemment pour attaquer. Les individus de ce genre font partie du groupe « Torsion » et tout repose sur le fait qu’ils ont inconsciemment une sensation de grande faiblesse qu’ils ne reconnaîtront jamais. Fondamentalement ils se sentent en danger de façon permanente, c’est pourquoi ils considèrent que la meilleure défense c’est l’attaque immédiate car elle surprend l’adversaire et est sensée ne pas lui donner l’occasion de répliquer.

Déséquilibrer avec le regard
Ueshiba Morihei Osenseï. Déstabiliser avec le regard.

Un archétype de l’être humain

Parfois, une petite phrase, ou quelques mots bien placés peuvent changer une situation et cela pour le meilleur comme pour le pire. Si on est capable de respirer profondément et de concentrer le ki dans le bas-ventre, on peut en agissant au moment opportun faire s’écrouler tout un édifice et métamorphoser ce qui semblait être une forteresse inexpugnable en un décor de carton-pâte pour fête foraine. La respiration abdominale fait partie des secrets qui sont accessibles à tous les pratiquants à la condition qu’ils portent leur attention dans cette direction et qu’ils s’y exercent. Les personnes dont l’énergie se concentre naturellement dans le bas du corps, au risque de s’y coaguler s’il n’y a pas de normalisation, sont, du point de vue Seitai, soit classées dans le groupe dit de « torsion » (type 7 principalement), soit dans le groupe bassin. Je voudrais m’attarder sur ceux qui au sein de ce groupe ont une tendance à la fermeture du bassin, c’est-à-dire au niveau des os iliaques (type 9), car pour Tsuda senseï ils représentent une tendance qui se trouve à l’origine de l’humanité. Dans ces époques historiquement très lointaines, l’aspect survie du point de vue physique était primordial, mais la sensibilité de même que l’intuition étaient elles aussi des qualités indispensables. Ce sont justement ces qualités qui permettent au type 9 d’avoir une longueur d’avance sur les autres en cas de danger, car il sent intuitivement s’il doit répondre à un geste de menace ou si celui-ci est une simple provocation, de plus il sait si cette provocation sera suivie d’un acte ou si elle se dégonflera d’un petit rien. « L’intuition ne peut pas être remplacée par la connaissance ni par l’intelligence. L’intuition ne se généralise pas. Ce sont dans bien des cas, la connaissance et l’intelligence qui faussent l’intuition. »2 La présence d’une personne de ce type dans un groupe humain ne laisse jamais indifférent, même si on est incapable d’en connaître la raison ni de la percevoir avec facilité. Ces personnes ont un comportement qui surprend parfois le plus grand nombre, que ce soit à cause de leur rigidité, car elles peuvent se braquer très facilement, comme à cause de la puissance de leur concentration très inhabituelle dans notre monde où la dispersion et la superficialité sont la norme. « Lorsqu’il se concentre, il ne concentre pas une partie de ses fonctions physico-mentales. Il y concentre tout son être. »3 Leur concentration est perceptible à travers l’intensité de leur regard, ce qui est déjà en soit extrêmement déstabilisant, il suffit pour s’en convaincre de revoir les quelques films que nous connaissons sur O senseï, qui lui-même était du type 9, pour en être persuadé.

La posture des Sumotori au moment du combat est une posture qui convient particulièrement bien à une personne de type 9 étant donné que « l’écart entre l’ouverture et la fermeture du bassin est très grand chez lui. Il peut s’accroupir complètement, sans décoller ses talons et rester longtemps dans cette position, car c’est sa position de détente. Lorsqu’il se lève, son poids se déplace des côtés extérieurs des pieds aux racines des gros orteils. C’est sa position de tension. »4

Sensibilité et intuition

L’Aïkido nous guide vers la stabilité et l’équilibre, le Seitai lui aussi se présente comme une voie allant dans la même direction, bien qu’il le fasse grâce à d’autres exercices ; la conjugaison des deux techniques, Aïkido comme art martial et le Seitai à travers le Katsugen Undo comme le proposait Tsuda senseï a permis à notre École de continuer dans cette direction qu’est le retour vers une sensibilité simple mais indispensable, dans un monde qui vise plutôt à l’insensibilité et à la rigidification soi-disant protectrices. L’intuition retrouvée, la réceptivité de nouveau active nous sont indispensables pour être acteur de notre vie.

 

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« Déséquilibrer c’est déstabiliser » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°11 en octobre 2022.

Crédits photos : Bas van Buuren, Yann Allegret, Paul Bernas

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, chap. VII, Le Courrier du Livre, 2016, p. 72 (1re éd. 1973 : p. 68)
  2. ibid., chap. IX, p. 94 (1re éd. : p. 90)
  3. ibid., p. 92 (p. 87)
  4. ibid., p. 91 (p. 87)

Mysticisme ou Mystification

par Régis Soavi

La mystification est le résultat obtenu par celui qui utilise le mystère pour abuser autrui.

La mystique ou le mysticisme est ce qui a trait aux mystères, aux choses cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine spirituel, et sert à qualifier ou à désigner des expériences intérieures de l’ordre du contact ou de la communication avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun.

O Senseï un mystique !

Nul ne peut nier que O senseï ait été un mystique, mais fut-il pour cela un mystificateur ? Sa vie, sa renommée déjà de son vivant, ses combats devenus historiques – notamment contre un Sumotori, ou des maîtres d’arts martiaux –, son enseignement, les témoignages de ses élèves, tout cela tend à démontrer le contraire. De nombreux Uchi-Dechi racontaient comment O senseï réussissait à se faufiler dans la foule au milieu des gares surpeuplées du Japon, comme à Tokyo aux heures de pointe par exemple. Quel était son secret malgré son grand âge ? La pratique d’un art comme le nôtre n’apporte pas seulement puissance et résistance, cela c’est ce que l’on obtient après quelques années d’effort, et je dirais même que cela ne dure qu’un temps, car avec l’âge, il devient difficile de compter seulement dessus. Il existe pourtant un domaine qu’il me semble important de comprendre et d’expérimenter, c’est le travail à travers ce qui est directement vécu et ressenti, et cela dès le tout début.

L’espace, le Ma, doit devenir quelque chose de palpable, car c’est une réalité qui n’est pas théorique, technique ou mentale. C’est plutôt comme une sphère de protection adaptable à toutes les circonstances, loin d’être une cape d’invisibilité ou une carapace indestructible, elle se meut en même temps que nous, elle est à la fois fluide et très résistante, elle se contracte, s’étend ou se rétracte en fonction des besoins et indépendamment de notre capacité consciente ou volontaire. Elle n’est pas une sécurité à toute épreuve mais peut dans bien des cas nous sauver la vie ou tout au moins nous éviter le pire. On en a trop souvent fait une valeur mystique, alors qu’elle n’est que le résultat d’un travail passionné et passionnant. C’est une réalité à laquelle on ne doit jamais renoncer, et cela dès le départ, quand bien même cela peut sembler inatteignable. S’il y a une orientation essentielle que nous enseigne l’Aïkido, c’est de ne pas s’opposer de manière frontale, d’éviter la confrontation directe chaque fois que cela sera possible, et de ne l’utiliser qu’en dernier recours.

Mysticisme ou mystification
Le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique.

Yin et Yang une supercherie ?

Le Tao n’est pas uniquement une compréhension orientale du monde mais bien plutôt une intelligence intuitive ancestrale. Elle est connue intimement par de nombreux peuples et les artistes, poètes, peintres ou autres, ont parfois su nous communiquer à leur manière l’essence des forces qui l’animent. Le peintre Kandinsky, bien qu’artiste moderne et européen, a su trouver les mots qui, même si cela concerne une œuvre d’art, nous parlent en tant que pratiquant et nous permettent une visualisation du Yin et du Yang :

« Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. […] Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »1

C’est grâce à la compréhension du Yin et du Yang que l’on peut voir plus clairement certains fonctionnements du corps et de son mouvement, pour le dire simplement, comprendre comment tout cela fonctionne. En voici une approche qui devrait permettre de clarifier mon propos : l’enveloppe extérieure de notre corps dans son ensemble est Yang et donc l’intérieur est Yin, là aussi, dans son ensemble. L’aspect corporel, le côté lumineux des personnes, leur aspect social ainsi que la manière dont ils se présentent, la communication, le rapport aux autres, tout cela est plutôt, s’il n’y a pas de déformations, de tendance Yang. L’intérieur, entendu non seulement du point de vue organique mais tout autant psychique et énergétique est Yin. Il n’y a évidemment pas de séparation réelle entre l’un et l’autre mais l’aspect de complémentarité amène à constater que c’est le Yin qui alimente le Yang, au même titre que c’est l’inspire qui permet l’expire et donc l’action. Le Yin soutient le Yang, lui donne sa plénitude, la force du corps vient de la force du Yin et se manifeste à travers le Yang.

Toute la force du Yin a besoin d’une enveloppe, aussi malléable soit-elle de l’intérieur, celle-ci doit aussi avoir la possibilité de se durcir pour à la fois contenir cette force et en même temps la préparer à réagir, à agir. Si la puissance du Yin n’est pas contenue, si elle n’a pas la possibilité de se centrer – car elle serait alors sans bornes et donc sans repères – elle risque de se disperser sans donner aucun fruit. Si le Yang est sous-alimenté du fait de la pauvreté du Yin qui peine à se régénérer ou d’une séparation entre Yin et Yang ayant pour cause le durcissement intérieur de la « paroi » qui à la fois les sépare et les unit, alors l’action devient impossible.

Comme toujours c’est l’équilibre entre les deux qui en fait une force unique, le déséquilibre au profit de l’un ou de l’autre crée les conditions pour un déséquilibre général, origine de multiples pathologies plus ou moins importantes, et de l’incapacité de donner des réponses correctes et rapides à tous problèmes physiques, psychiques ou simplement énergétiques et donc fonctionnels.

regis soavi yin yang
« Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. » (Kandinsky)

Un esprit sain dans un corps sain

Un organisme qui réagit en toutes circonstances, avec souplesse et efficacité, que ce soit face à une agression humaine ou microbienne, voilà un idéal auquel on peut être attaché, ou en tout cas quelque chose qui mérite d’être recherché. L’Aïkido dans notre École, de par la qualité de sa préparation en début de séance basée sur la respiration, ainsi que par la manière dont les choses se passent pendant une séance, permet de réveiller le corps dans son ensemble.

Déjà, rien que le simple fait de respirer de manière plus profonde, de concentrer notre souffle dans le bas-ventre, et de laisser cette faculté naturelle se développer à son rythme, permet entre autre une augmentation de l’oxygénation du cerveau et donc une amélioration du fonctionnement des cellules ainsi qu’une meilleure communication entre elles. De là à dire que l’on devient plus intelligent il y a un pas que je ne veux pas franchir, car l’intelligence dépend de multiples facteurs et est difficilement mesurable, même avec les méthodes des sciences actuelles. Je classerais plutôt l’intelligence comme une qualité du cerveau humain dont l’utilisation est parfois surprenante. Mais si simplement chacun d’entre nous s’aperçoit qu’il bouge mieux, raisonne mieux et plus vite, qu’il devient plus difficile de le gruger ou de l’abuser par des propositions alléchantes, ou des arguments basés sur des raisonnements fallacieux faute de réflexion, c’est déjà un grand pas. C’est peut-être aussi en partie une sortie, même relative, du monde de la stupidité et de la fausseté qui régit notre planète.

Découvrir par soi-même ; expérience plutôt que croyance

Lorsqu’il s’agit de la force, on a tendance à parler et à voir la chose en termes de quantité, plutôt que de qualité. Passionné d’arts martiaux, je me souviens qu’au tout début de l’engouement qui traversa la fin des années soixante et les années soixante-dix, nous regardions avec avidité les articles qui expliquaient comment parvenir à la plus grande efficacité avec le minimum de force musculaire. Comment grâce à la vitesse, au positionnement, à la posture, à la technicité, et avec une puissance musculaire qui, sans être le plus important, devait être présente mais surtout bien dirigée, on arrivait à des résultats qui pouvaient être surprenants. Que ce soit en Karaté, en Kung-fu, en Jiu-jitsu ou tous autres arts martiaux, les exemples ne manquaient pas.

Il était mentionné dans ces revues toutes sortes de méditations orientales aptes à donner des capacités incroyables à qui les pratiquait. Bien que très souvent grossièrement exagéré, le fond de vérité des techniques, des postures ou des méditations, est aujourd’hui reconnu, analysé, théorisé par des chercheurs en mathématiques, sciences humaines, ou sciences cognitives. Cette reconnaissance, même si elle a l’intérêt de rendre justice à ces pratiques, reste purement intellectuelle. Au lieu de déboucher sur une recherche physique concrète et permettre à tout un chacun d’en profiter, elle provoque une lassitude, ou un échauffement mental, qui risque de rendre inutiles les efforts que certains pratiquants mettent à poursuivre une voie légèrement différente avec l’aide de professeurs compétents et avisés.

C’est par l’expérience au sein de la pratique, que l’on découvre ce qu’aucun texte n’aurait pu nous apporter. Les textes anciens ou même parfois plus récents, ont une valeur qui est indéniable et souvent ils nous auront servi de guide ou auront été les révélateurs a posteriori de nos découvertes. Leur capacité à mettre en mots, à expliciter ce que nous avons ressenti, à révéler une expérience qui nous « parle », peut s’avérer une aide précieuse. Qu’aurais-je fait si je n’avais pas été guidé par les livres et les calligraphies, sortes de Koan, de mon maître Tsuda Itsuo.

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Faire « UN » avec la plus grande simplicité.

Favoriser la qualité plutôt que la quantité

Nous vivons dans un monde où l’accumulation de biens, de marchandises, de connaissances comme de sécurités est la règle. On nous propose un « être humain augmenté », comme dans le projet transhumaniste, grâce à l’Intelligence Artificielle (dite I. A.). Est-ce parce qu’aujourd’hui l’être humain ne s’y retrouve plus, parce que les valeurs ont changé ? Ou parce que déçu de son environnement autant immédiat que global, il n’a plus goût à rien d’autre que du superficiel et perd le sens comme l’intérêt pour ce qui est lent et profond. Déjà à la fin du siècle dernier, dans les années quatre-vingt, le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, lors d’un stage de direction d’orchestre à Paris auquel j’ai eu la chance d’assister, se plaignait du fait qu’il n’y avait plus de grands mouvements de symphonies écrits sur un tempo « largo » – « tout s’est accéléré », disait-il.

L’Aïkido a su garder du passé, des valeurs d’humanité, de respect de l’autre, de sensibilité, qui en font un instrument de qualité pour des retrouvailles avec ce qui fait de l’humain un être sensible et non un robot. Aussi perfectionné soit-il, cet « humain augmenté », ne sera au mieux qu’une pâle imitation, un ersatz de ce que chacun de nous peut être et surtout de ce qu’il peut devenir.

La rébellion n’est pas négation

La rébellion est un acte de santé de notre organisme physique comme de notre mental. Il ne faut surtout pas négliger son importance salutaire. Si nous pratiquons un art comme le nôtre ce n’est nullement un hasard. Si l’intelligence de cette « discipline » nous est apparue, c’est que quelque chose en nous était prêt et cela même si nous ne le savions pas, je veux dire même si nous n’en avions pas conscience. Si nous faisons confiance aux réactions de notre corps physique au lieu d’avoir peur de celles-ci, nous pouvons recommencer à comprendre la logique de ses réactions. Là encore il ne s’agit pas de “croyance de bonne-femme”, de retour en arrière, d’obscurantisme. Il s’agit d’une autre connaissance, à la fois connue de tous, et non reconnue dans sa plénitude car dérangeante.

Lorsqu’il y a une infection, un malaise, ou tout autre dysfonctionnement qui évidemment nous incommode, spontanément notre corps se rebelle, il cherche par tous les moyens à résoudre le problème, à retrouver l’équilibre perdu. Il augmente la température, fait appel à ses armes de réserve comme les anticorps de tous types, ainsi qu’à ses amis, avec qui il est en symbiose, bactéries productrices d’antibiotiques, virus macrophages, etc. Cette saine révolte peut s’avérer violente et rapide parfois, mais en fait le plus souvent cela commence tout doucement, lentement, on ne s’en aperçoit peut-être même pas au début. D’autres fois cela se résout avant que l’on ne prenne conscience de cette réponse, là encore tout dépend de l’état du corps et malgré tout il peut arriver qu’il soit nécessaire de soutenir la nature qui travaille en nous. Là chacun prend ses responsabilités. Si on a su entretenir son organisme en le laissant travailler pour tous les petits désagréments sans le contraindre, le laissant libre dans ses manifestations, il faudra peu de chose pour lui donner un coup de main, parfois il suffira d’un peu de repos, ou de l’aide ponctuelle de personnes compétentes. C’est en amont que l’on doit considérer ce qui se passe dans notre corps, et une saine réflexion sur la vie, son mouvement, et sa nature ne peut faire que du bien.

mysticisme
O senseï. Norito, invocation des dieux. Photo publiée dans La Voie du dépouillement de Tsuda Itsuo.

Suivre les traces

Ce qui est passionnant dans l’Aïkido, c’est de retrouver les traces laissées par nos anciens maîtres, de constater comment chacun d’entre eux s’est approprié cet art pour créer, pour réaliser sa propre vie. Inutile de les copier, mieux vaut apprendre, de leur posture, de leurs écrits. Trouver des compagnons pour avoir une pratique saine, où notre intuition se réveille, où notre corps redevient comme dans l’enfance, souple, agile, intrépide, et où l’on retrouve ce qu’il n’aurait jamais dû perdre, une certaine vaillance.

L’Aïkido n’est pas un trampoline sur lequel on s’épuise à sauter, perfectionnant sans cesse la technique, mais retombant toujours au même endroit du fait de la gravitation. C’est une formidable voie où les difficultés sont dosées par la nature même du chemin, par nos capacités du moment, par notre persévérance et notre sincérité. Ce sont des portes qui s’ouvrent, nous amenant à une conscience plus fine et parfois même à un état jubilatoire lorsque les sensations qui nous parcourent font « UN »2 avec notre performance physique dénuée de toute prétention mais proche de la plus grande simplicité. C’est parce que j’ai vu le plaisir et l’aisance dans la pratique qu’avaient certains professeurs, et les résultats des recherches comme la simplicité que montraient de nombreux maîtres que j’ai connus, que mon désir d’atteindre leur niveau, ou tout au moins de m’en approcher dans cette vie, a grandi.

Les maîtres anciens, chacun avec leur méthode, nous ont guidé vers ce que nous sommes au plus profond de nous-même. Mais le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique. Tout dépend toujours de nous, même si nous avons été trompés par de faux prophètes ou des charlatans hâbleurs prêts à tout pour les miettes de pouvoir qu’ils parviennent à obtenir de leurs tromperies. Si on observe les réalisations que nos prédécesseurs dans cette voie ont laissées, si on sait utiliser leur enseignement, si on sait les reconnaître sans en faire des idoles ou des saints, on s’apercevra que le chemin, même s’il est ardu et obscur, n’est pas si difficile. Pour le découvrir, une vie ne suffit pas, mais la vie se suffit à elle-même pour peu qu’on la vive pleinement.

Régis Soavi

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Article de Régis Soavi publié en juillet 2022 dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 10.

Notes :
  1. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (VO all. 1912), Éditions Denoël (1989), p. 116
  2. [voir aussi Tsuda Itsuo, Un, chap. I, II & III, 1978, Le Courrier du Livre (note de l’éditeur)]

Transmettre

Par Régis Soavi.

Enseigner, dans un dojo, c’est transmettre. C’est aussi à la fois réunir, et servir. Il ne s’agit pas de renforcer son Ego, ni d’être un animateur au service du bon vouloir des personnes qui assistent aux séances, mais de permettre l’éclosion de ce qui est en bourgeon et qui attend en chacun de nous.

Une vocation ?

Je ne crois pas vraiment à la vocation car le terme vocation renvoie trop facilement au religieux, localisation sémantique de laquelle il est nécessaire de l’éloigner le plus possible, car notre société a depuis longtemps brouillé les cartes. Si vocation il y a, elle doit être primaire, matérialiste et pragmatique, ce sera plutôt une aptitude, un talent. Des ambiances du type « sauver les gens qui n’ont rien compris, les amener à la lumière » etc., ne conviennent absolument pas à l’enseignement d’un art comme l’Aïkido, sans que pour cela on doive en faire un art commun ou même prosaïque, une sorte de « self-défense ». Le fait d’enseigner doit découler naturellement de la recherche que l’on a pu faire au fur et à mesure de sa propre pratique, et c’est en cela qu’il s’agit d’une transmission. Cela commence souvent par le désir de faire connaître ce que l’on a découvert, ce que l’on a compris, ou cru comprendre, et même si ce n’est pas une vocation, il y a des personnes qui ont un talent pour expliquer, pour montrer. Des personnes qui ont en plus un goût pour s’occuper des autres, pour leur permettre d’avancer dans un art ou un métier, qui « savent » le faire parce qu’elles comprennent les autres, parce qu’elles ont une sensibilité qui est orientée dans cette direction, et une affinité avec ce chemin.

Transmettre la posture

La pédagogie

La pédagogie dans l’enseignement scolaire consiste le plus souvent à faire passer la pilule, car il y a une obligation de résultat pour l’élève, comme pour le professeur d’ailleurs. Dans l’Aïkido, je dirais qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises méthodes pédagogiques, il y a de bons,de moins bons, voire même de mauvais enseignants, et qui plus est, parmi ceux-là, celui qui est parfait pour l’un peut être déplorable pour un autre et vice-versa, même et peut-être surtout s’il s’agit de transmission. Les personnes qui commencent la pratique arrivent souvent avec des idées, ou des images sur les arts martiaux. Soit parce qu’elles ont vu des vidéos, ou des films d’action, et qu’elles ont été enthousiasmées par le spectacle. Soit à cause de leur vie personnelle dans laquelle elles ont rencontré des difficultés, subi des contraintes, du harcèlement, et elles veulent sortir de cet état de peur que ces situations ont engendré. Certains découvrent l’Aïkido à travers des textes philosophiques, parfois anciens comme ceux sur le Taoïsme ou le Bushido. Personne ne commence par hasard, il y a presque toujours une raison, consciente ou non, toujours un fil conducteur. Il faudra donc adapter les réponses, modeler les paroles sans en trahir le sens profond, montrer, démontrer grâce à une technicité épurée comment faire circuler notre énergie, ce qui permettra la découverte de l’outil « Respiration » dans le sens utilisé par Tsuda senseï, c’est-à-dire l’utilisation du ki à travers la technique, les mouvements, les déplacements, l’instinct, etc.

Mon parcours

L’Aïkido que m’a enseigné mon maître Tsuda Itsuo est quelque chose comme une danse martiale, à la différence qu’il n’a pas, comme la Capoeira, une forme qui provient du besoin de cacher ses origines ou son efficacité. De la danse il a la beauté, la finesse, la souplesse de réaction. De la musique, il a la capacité de l’improvisation sur la base et la solidité des thèmes joués. De la martialité il a la force, l’intuition, la recherche des lignes physiques tracées par le corps humain. La richesse de l’enseignement que j’ai reçu n’est pas mesurable. Guidé par Tsuda senseï, à travers ses paroles comme ses gestes, j’ai pu grandir, assoiffé que j’étais de vivre pleinement, d’aller au-delà des idéologies qui m’étaient proposées par le monde « spectaculaire et marchand » dans lequel nous vivons. Enfant de l’après guerre, je m’étais découvert plein d’espoir lors des événements qui se produisirent pendant cette période historique que furent les années 1968 et 69. Ce fut comme un réveil à la vie.

Cette renaissance avait fait mûrir le fruit de ma compréhension du monde. En si peu de temps j’avais tellement grandi qu’il ne manquait que l’éclosion de ce que j’étais réellement. Ma rencontre avec mon maître ne doit rien au hasard. Aspiré par le ki qu’il dégageait je ne pouvais que le rencontrer. « Quand l’élève est prêt, le maître vient » dit-on au Japon ; je n’étais pas prêt à ce qui allait m’arriver mais j’étais prêt à le recevoir. Bouleversé, chamboulé par ce que je voyais, ce que je sentais, ce qui émanait de lui, j’abordais cependant des rivages nouveaux, où s’étendait une jungle qui me semblait inextricable, tant ma fragilité par rapport à ce nouveau monde était grande. Dix ans avec lui n’ont pas suffi, le travail de défrichage se continue, même si aujourd’hui, près de quarante ans après, j’ai pu tracer des sentiers grâce à ses indications, ces « poteaux indicateurs » comme il disait souvent, qu’il nous a laissés.

transmettre aikido regis soavi
La position de Uke permet d’exposer divers aspects de la technique et la façon de conserver son centre

La continuité

Chaque matin commence un nouveau jour. Enseigner pendant une heure, une heure et demie deux fois par semaine ne correspond pas à mon cahier des charges intérieur, ni d’ailleurs à mon credo. J’ai besoin de plus, de beaucoup plus, c’est pourquoi le dojo est ouvert tous les jours, non pour des raisons pécuniaires (bien que l’association qui le gère, elle, en aurait besoin) mais pour permettre la continuité de tous ceux qui peuvent venir régulièrement. Comme tout un chacun, j’ai commencé par donner des cours dans différents dojos, publics (gymnases) ou privés. Avant de connaître sérieusement mon maître, j’ai même donné des cours d’Aïkido dans l’arrière salle du magasin d’un expert en tapis d’Orient, et formé un jeune détective privé à la self-défense. J’avais vingt ans à l’époque, et un peu comme dans les films de la Panthère rose avec l’inspecteur Clouseau, je jouais le rôle de Kato, cherchant à l’attaquer par surprise chez lui pour tester ses techniques de combat et ses réflexes. Aller plus loin à tous les niveaux, ne jamais stagner, toujours avancer. Découvrir et faire découvrir, et grâce à cela comprendre physiquement autant qu’intellectuellement, en somme être vivant.

Il a toujours été important pour moi de ne pas dépendre de mon art pour assurer ma vie quotidienne. Financièrement, cela m’a amené à être dans la difficulté pendant de très nombreuses années, à être attentif au moindre sou dans la vie de tous les jours, à ne pas mener une vie de consommateur « content de lui-même », mais c’est peut-être pour cela que j’ai pu approfondir ma recherche, et donc enseigner.

La liberté

Sans la liberté, aucun enseignement de qualité n’est possible ! Le professeur est responsable de ce qu’il apporte à ses élèves, de la qualité, comme du fondement et de l’essence de ses cours. De nos jours toutes les disciplines sont encadrées par des règles définies par les structures de l’État, et cela provoque une corruption de la valeur d’un art, car ce qui fait la richesse d’une séance d’Aïkido ne peut pas passer par un contenu banalisé, édulcoré, « pédagogisé », mais bien plus par l’engagement de celui ou celle qui la conduit. Si nos maîtres ont été nos Maîtres, ils le doivent à leur personnalité plus qu’à la technique qu’ils enseignaient. C’est pourquoi ils se reconnaissaient entre eux pour la valeur que chacun d’eux portait, quel que soit leur art, leur charisme, leur personnalité. Les élèves avaient leurs préférences, en fonction de leurs propres capacités, de leurs goûts pour telle ou telle tendance qu’ils pensaient trouver ici ou là.

TAO Calligraphie sur toile de Tsuda Senseï.
TAO style sigillaire : petit sceau. Calligraphie sur toile de Tsuda Senseï

Une relation réciproque et asymétrique

Tout apprentissage doit être basé sur la confiance entre celui qui procure la connaissance et celui qui la reçoit, mais comme Dante Alighieri le suggérait déjà au 13ème siècle, la relation comme l’estime qui existe entre le « maître » et l’élève doit être « réciproque et asymétrique »1. L’important se trouvant dans le fait qu’il y a acceptation de part et d’autre, il n’y a pas un droit ou un devoir au départ, pas d’obligation d’apprendre, pas d’obligation d’enseigner. Il y a une recherche de l’un et le bon vouloir de l’autre, ce qui crée cette asymétrie. Dans le même temps, il y a la reconnaissance réciproque de l’un envers l’autre en rapport avec la valeur de chacun. L’enseignement n’est pas un produit fini que l’on peut acheter et consommer sans modération. Il engage celui qui le prodigue comme celui qui le reçoit. Il importe que celui qui apporte ne soit pas dans la rigidité de celui qui « sait », mais dans la fluidité de celui qui comprend et s’adapte, sans évidemment perdre le sens de ce qu’il est censé communiquer et mettre en valeur. Celui qui reçoit n’est jamais une page blanche sur laquelle va s’imprimer l’enseignement et ses valeurs ; en fonction de l’époque ou même plus simplement des générations, il peut y avoir des distorsions qui surgissent et des aménagements qui deviennent nécessaires. C’est la confiance réciproque qui permet l’approfondissement dans un art. S’il ne s’agit que de techniques que l’on doit peaufiner, quelques mois ou quelques années suffisent, on peut ensuite passer à autre chose. Mais pourrions-nous obtenir une réelle satisfaction avec un tel programme ?

La mnémotechnique qui consiste à oublier2

Dans l’Aïkido comme ailleurs dans de nombreux apprentissages, on demande aux débutants de se souvenir, si possible avec précision, de la technique, de son nom, de la forme à adopter dans telles ou telles circonstances. Il y a bien sûr une certaine logique dans ce processus d’éducation, mais c’est devenu une condition indispensable dans les fédérations lors des passages de grades, Dan et même pour les passages de Kyu. Cet encombrement du conscient nuit en profondeur au réveil de la spontanéité. Au bout d’un certain temps, les apprentissages deviennent non seulement fastidieux, mais aussi parfois contre productifs, on n’a plus envie d’apprendre. Si on se préoccupe du conscient, c’est qu’il est plus facile à manipuler, surtout lorsqu’il a été habitué à répondre « présent » par des années de scolarisation et de manipulations. Mais si au lieu de cela on se contente de guider le subconscient, on sera étonné de voir l’individu se développer en harmonie avec lui-même et par conséquent avec ceux qui l’entourent, sans avoir besoin de dissimuler sa nature par des masques sociaux si perturbants pour l’organisme comme pour le psychisme. Ce passage extrait du livre Même si je ne pense pas, JE SUIS de Tsuda senseï nous donne un éclairage sur le travail du subconscient :

« Notre activité mentale ne commence pas uniquement avec le développement de la matière grise, de cette partie consciente qui permet de percevoir, de raisonner et de retenir. Le conscient résulte de l’accumulation des expériences que nous avons eues depuis la naissance. Nous apprenons à parler, à manier des outils, la cuillère pour commencer, par exemple. Le conscient ne constitue pas la totalité de notre activité mentale. Il y a des chemins, parce qu’il y a la terre. Sans la terre, il n’y aurait pas de chemins. Nous appelons « subconscient » cette partie du mental qui préexiste au conscient. Le subconscient travaille non seulement depuis la naissance jusqu’à la mort, mais aussi pendant la gestation, à sentir et à réagir dans le ventre maternel, en cherchant ce qui est agréable et en repoussant ce qui est désagréable. Ainsi l’enfant donne des coups de pied quand il se sent mal à l’aise. Une fois qu’une sensation ou un sentiment pénètre dans le subconscient, il commande tout le comportement involontaire de l’individu contre lequel ce dernier ne peut pas lutter efficacement avec ses efforts volontaires. » 3

Regis Soavi aikido ma ai
Le « MA-AI », un espace intemporel inexpugnable

Le rôle du senseï

Le maître, le senseï n’est pas parfait, et il n’a pas vocation à l’être ou à y prétendre. Il est inutile et même néfaste, pour lui comme pour eux, que certains élèves malgré leur bonne foi et à son corps défendant, projettent une telle image de perfection, qui ne peut qu’être fausse, sur sa personne comme sur son travail. Imparfait mais solide, il est le maillon d’une longue chaîne d’enseignement et de réalisation de vie, qui, si elle se rompt sera perdue à jamais. Son rôle n’est pas de cadenasser les élèves dans une École, de les contraindre, parfois de manière insidieuse, à une doctrine, mais de permettre à chacun de se libérer des routines afin de sentir le flux vital qui parcourt cette chaîne immense, comme un canal d’irrigation est capable de permettre l’arrosage aussi bien de grands espaces que de petits jardins. Encore faut-il que le terrain ait été travaillé, rendu perméable et prêt à faire croître ultérieurement ce qui a été ensemencé dans le cours de la vie. Non reproductible et non industrialisable, l’enseignement ne pourra jamais servir à faire fructifier ce pour quoi il a été conçu s’il n’est pas compris dans son essence ni assimilé en profondeur, par le ou les successeurs et cela au cœur de leur propre vie.

Régis Soavi

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« Transmettre », un article de Régis Soavi publié dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 9 en avril 2022.

 

Notes :

  1. Dante Alighieri, La divine comédie : L’enfer, Chapitre XV
  2. Tsuda Itsuo, Même si je ne pense pas, JE SUIS, Le Courrier du Livre, 1981, p. 59
  3. ibid.

Entre soumission et rage : la peur

Par Manon Soavi

Tout le monde connaît la peur à différentes échelles, mais nous ne connaissons pas tous les mêmes peurs et quand on parle d’un sujet de façon générale, on en parle au masculin. Si avoir peur n’est évidemment pas l’apanage des femmes, il y a des spécificités à la peur au féminin dans notre monde et c’est l’angle de réflexion que j’ai choisi d’aborder ici. La situation des femmes est toujours une double ou triple peine. Si vous êtes un homme pauvre ce sera difficile, mais si vous êtes une femme pauvre, ce sera pire. Si vous êtes immigré, ce sera difficile, mais femme immigrée ce sera pire et ainsi de suite. Il y a toujours cumul, car être femme est déjà perçu comme un « handicap ». Le sujet de la peur et son rapport avec les arts martiaux n’est déjà en soi pas un sujet facile, au masculin. Mais au féminin c’est autre chose. Au féminin, la peur est bien souvent une compagne quotidienne, aux multiples visages. Il y a une véritable éducation à la peur dans l’éducation des filles. Alors si ce n’est peut-être pas pire que pour les hommes, je crois qu’il est tout à fait nécessaire d’entendre aussi ce point de vue, car comme le dit Howard Zinn « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs… ». Les femmes doivent raconter elles-mêmes leur propre vécu. Raconter ce que la peur induit comme rapport au monde et ce qu’elle fait au corps. Pour commencer il nous faut regarder, comme le propose la philosophe Elsa Dorlin :

« Ce que ça fait d’être une femme »

Les femmes sont particulièrement familières de la peur car elles grandissent dans un monde qui leur est plutôt hostile. Le degré d’hostilité dépendant de la région du globe où vous naissez. Bien entendu pour chaque femme cela dépendra de son éducation et de son vécu. Néanmoins on peut dégager des grandes lignes, des tendances de sociétés.
Comme on le sait, c’est dès l’enfance que les garçons pourront se déployer et expérimenter leur agilité, leur force, leur corps, leur pouvoir… Au contraire l’espace des filles est très souvent réduit à des jeux statiques et à de petits jouets mignons. Leurs esprits sont accaparés par cette préoccupation sur l’apparence, qui détourne et consomme leur énergie. Leurs corps ne se déploient pas et elles ne connaîtront pas leurs puissances, ou rarement. Là-dessus va se greffer tout un mythe de la surpuissance masculine qui alimente une culture de la soumission et une norme, celle d’une « féminité sans défense ». La philosophe Elsa Dorlin, qui étudie comment les dominants « désarment » à tous les niveaux les populations dominées, explique la politique qui consiste à rendre impossible, impensable la possibilité de se défendre. Elle nomme ce phénomène « la fabrique des corps désarmés. » Ou comment « il s’agit de conduire certains sujets à s’anéantir comme sujets […] Produire des êtres qui, plus ils se défendent, plus ils s’abîment. » (Elsa Dorlin Se défendre, 2019) C’est ainsi que la peur est transmise de façon séculaire. Être femme c’est, tellement souvent, avoir peur. Une peur qui se déconnecte des situations réelles, qui devient un background, comme une proie qui s’ignore. Bien sûr c’est tellement insupportable que beaucoup de femmes luttent contre cette peur. Certaines réussissent plus ou moins à s’en extraire. Néanmoins, bien que ce ne soit pas très agréable à regarder, ni à reconnaître, je crois qu’il faut se pencher un peu plus en avant sur cette position de proie.

Elsa Dorlin décortique ce positionnement culturel de proie qui s’attache aux femmes depuis trop longtemps. À travers l’analyse d’un roman(1) elle en fait une démonstration flagrante dont je ne peux que citer de longs passages pour en faire comprendre le sens. Le personnage du roman s’appelle Bella. « Comme des millions d’autres, Bella est une jeune femme sans histoires, dont nul n’était censé se souvenir. Dans la vie, elle n’a ni ambition ni prétentions, pas même au bonheur le plus simple, le plus stéréotypé. […] Bella est une anti-héroïne, un personnage anonyme, une femme qui passe et presse le pas, une ombre dans une foule. Et, Bella est à ce point commune qu’elle peut précisément figurer toutes les femmes. […] Qui n’a pas une fois ressenti la médiocrité existentielle de Bella, son propre anonymat, la peur si familière qui l’accompagne, ses espoirs avortés, son épuisement revendicatif, sa claustrophobie à vivre dans son espace étriqué, à survivre dans son corps, son genre, son humilité à supporter sa galère sociale, sa seule exigence de vivre tranquille ? Parce que nous faisons à peu près quotidiennement, de façon répétitive, diverse, l’expérience de toute cette myriade de violences insignifiantes qui nous pourrissent la vie, qui met en permanence à l’épreuve notre consentement. […]
Les premières pages qui décrivent la vie de Bella dessinent en creux ce qui pourrait être qualifié de phénoménologie de la proie. Une expérience vécue que nous tentons par tous les moyens de supporter, de normaliser par une herméneutique du déni, en tentant de donner sens à cette expérience en la vidant de son caractère invivable, insupportable. […] Elle tente de vivre comme à son habitude, de se rassurer en faisant semblant que tout va bien, de se protéger en faisant comme si rien ne s’était passé, en déréalisant sa propre appréhension de la réalité – en face dans la rue, un homme la regarde jour et nuit depuis sa fenêtre, mais peut-être est-ce elle qui pense qu’un homme la regarde. Bella vit dans cet effort constant qui consiste à n’accorder que peu d’importance à soi : à ses ressentis, à ses émotions, à son malaise, à sa peur, à son angoisse, à sa terreur. Ce scepticisme existentiel de la victime relève d’une perte de confiance généralisée qui touche tout ce qui est vécu, perçu, au je. Puis, quand le déni devient impossible, Bella  »prend sur elle » : en se recroquevillant dans son corps, en restant tapie dans son appartement, en rétrécissant son espace vital qui, malgré tous ses efforts, est violé. Elle vit dans la banalité d’un quotidien d’une proie qui veut s’ignorer, en aménageant sa vie pour en sauver le sens […] »(ibid)
Elsa Dorlin démontre dans ce passage cette fabrique en action sur les femmes. Bien sûr il s’agit d’un roman mais parfois c’est à travers la fiction que s’exprime le mieux une réalité : cette peur paralysante, plus ou moins permanente qu’on essaye de nier pour continuer à vivre. Une peur inculquée, culturelle, qui empêche d’agir et qui fait des femmes, encore et toujours, des corps de victimes. Nous l’avons toutes plus ou moins fortement ressenti. Nous avons toutes lutté contre cette peur pour vivre quand même. Pour rentrer tard, pour partir seule en voyage, pour accepter une invitation, pour travailler. Nous sommes obligées de passer au-dessus de cette peur sinon nous ne faisons rien.
Malheureusement et paradoxalement cette peur inculquée et nos efforts pour passer par-dessus court-circuitent l’instinct, dont la crainte nécessaire, celle qui nous permet de sentir le danger et d’y réagir, d’une façon ou d’une autre.

Phénoménologie de la proie

La vraie proie, l’animal chassé par un prédateur extérieur à son espèce, a une grande attention à elle-même et accorde une immense confiance à tous les signaux de peur instinctive. En refusant de s’accorder cette attention à elles, les femmes se mettent encore plus en danger. Suivant toujours l’analyse du roman Dorlin poursuit « L’histoire de Bella, c’est aussi l’histoire d’un voisin, un homme lambda, habitant l’immeuble en face, qui a décidé un jour de la violenter. Pourquoi ? Parce que Bella paraît si pathétique, si fragile, déjà si  »victime ». Et, si nous sommes toutes un peu Bella, c’est aussi parce que, comme Bella, nous avons d’abord commencé à ne plus sortir à certaines heures, dans certaines rues, à sourire quand un inconnu nous interpellait, à baisser les yeux, à ne pas répondre, à presser le pas quand nous rentrions chez nous ; nous avons veillé à fermer à clef nos portes, à tirer nos rideaux, à ne plus bouger, à ne plus répondre au téléphone. Et, comme Bella, nous avons dépensé beaucoup d’énergie à croire que notre perception de cette situation n’était pas digne de faire sens, qu’elle n’avait pas de valeur, de réalité : à dissimuler nos intuitions et émotions, à simuler que rien de révoltant ne se passait ou, au contraire, que ce n’était peut-être pas acceptable d’être épiée, harcelée ou menacée, mais que c’est nous qui étions de mauvaise humeur, qui devenions intolérantes, paranoïaques, ou alors qu’on avait la poisse, que ce genre de  »trucs », ça n’arrivait qu’à nous. Précisément, l’expérience de Bella est une somme de bribes d’expériences communément partagées mais aussi la description minutieuse de toutes ces tactiques prosaïques, de tout ce travail phénoménal (perceptif, affectif, cognitif, gnoséologique, herméneutique), que nous effectuons chaque jour pour vivre  »normalement », qui relève du déni, du scepticisme, et rend indigne tout ce qui relève de soi. »(ibid)

Ce manque d’attention à soi, à son ressenti, commence dans l’enfance, c’est là que s’opère la distorsion de la perception. Combien de petites filles entendront « Il te bouscule/il te tape parce qu’il t’aime bien. C’est un garçon, c’est normal. » Explicite ou implicite on apprend aux petites filles à ne pas s’écouter. Ce qui amène chez les femmes adultes cette situation paradoxale, se sentir proie, avoir peur, mais en devant nier sans cesse les signaux. Car le prédateur, l’ennemi n’est pas d’une autre espèce ! Un lapin n’aura jamais le moindre doute sur les intentions d’un renard. Mais pour nous qui sommes de la même famille, il est à la fois un potentiel ennemi mais il peut être plutôt un ami, un amant, un mari, un père, un patron, un collègue… Comment garder le discernement ? Ces injonctions paradoxales empoisonnent durablement la vie de la plupart des femmes. Alors nous luttons contre la peur avec l’énergie du désespoir. Nous essayons tant bien que mal de nous affirmer dans ce monde. Et un jour ça craque, alors la rage remplace la soumission. Parfois elle nous permet de réagir mais souvent elle détruit tout autour.

Que peut l’Aïkido à cet état des choses ?

Je crois qu’il est possible de cheminer vers un changement de cet état des choses à travers le corps. Car il faut préciser que cette entreprise de domination agit très profondément au niveau des corps, « L’objet de cet art de gouverner est l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux ; il opère sur ce qui l’excite ou l’inhibe, le laisse agir ou le contre, le retient ou le provoque, l’assure ou le rend tremblant, ce qui fait qu’il frappe ou ne frappe pas. »(ibid) Dans l’éducation des filles, comme pour les femmes adultes, la pratique de l’Aïkido sur le long terme ouvre une perspective inédite. Un jour, lors d’une séance d’Aïkido que conduisait mon père, Régis Soavi, enseignant à Paris depuis cinquante ans, celui-ci a dit : « Avant de s’affirmer, il faut se positionner. » Cette phrase m’a frappée comme la définition parfaite de ce que pouvait être l’Aïkido pour les femmes. Plutôt que de tenter de s’affirmer, de revendiquer face à une société qui ne nous écoute pas ou rejette notre perception, apprendre d’abord à se positionner. Se positionner au sens martial du terme, donc une question de Shisei. Finalement ne pas être une proie c’est une position, une posture. Il ne s’agit pas d’être un lapin qui s’arme pour se défendre mais, par sa posture intérieure, de dire « tu es peut être un renard, mais regarde, moi aussi je suis renarde et non pas lapin ». Quand nous sommes positionnés, l’affirmation est là.

Se positionner avant de s’affirmer.

L’Aïkido permet de créer de nouvelles pratiques de soi qui transforment notre réalité et nos rapports.
La première étape est de retrouver, non le neutre illusoire, mais l’indéterminé, la sensation de la vie, avant les séparations. Dans notre école, l’école Itsuo Tsuda, nous commençons par une méditation, puis durant une vingtaine de minutes nous pratiquons des mouvements et des exercices de respiration qui, bien qu’ils puissent s’apparenter à des échauffements, n’en sont pas. On pourrait dire qu’il s’agit d’une communion avec l’espace, avec la vie qui nous entoure. C’est un moment où chacun est en soi et avec les autres dans une respiration commune indéterminée. Ueshiba Osenseï disait « Je me place au commencement de l’univers ». Cette indication, bien qu’elle puisse paraître farfelue, nous donne en fait une perspective bien plus vaste qu’un simple exercice. Oublier qui nous sommes, où nous sommes et simplement respirer. Progressivement la respiration s’approfondit et le calme naît, on commence à retrouver l’individu, avant les catégorisations, les séparations, la culture. C’est un peu comme souffler sur les braises pour ranimer un feu qui s’éteint.

Au fur et à mesure de la pratique seul·e ou à deux, les corps se libèrent, les mouvements se déploient. Une pratique régulière, quotidienne si possible, sur un certain temps, est nécessaire pour remodeler notre rapport au monde, petit à petit. Pour retrouver un corps qui habite son espace, qui occupe la rue, qui instaure une autre façon d’être. Comme je l’ai dit il ne s’agit pas de devenir des sur-femmes, capable de se défendre comme des héroïnes. De rendre coup sur coup. Il s’agit de rééduquer notre corps et notre esprit afin d’avoir un Shisei, un positionnement différent dans nos vies. De justement ne plus se trouver « proie » tout en ignorant les signaux d’alertes.
Le rôle de l’enseignant est de faire Uke autant que possible pour aider les pratiquant.es à sentir toutes les possibilités qui s’offrent à elles, les Atemis, le Ma-aï, le Hyoshi, tout ce qui fera la différence avant d’être complètement bloqué·es. Si la peur nous submerge on va surestimer l’attaquant et, tétanisé·es, la situation va empirer. À force de pratique on arrive à garder une respiration plus calme et, sans se surestimer soi-même, à se positionner. C’est pourquoi l’attaque doit être engagée, représenter un certain danger sans bloquer totalement.

Cela nous permettra aussi de ne plus stagner dans une situation avant d’y réagir, qu’elle soit familiale, au travail, ou ailleurs. Et en même temps ne plus être pollué·es par des peurs inutiles, des angoisses ne correspondant pas aux situations qui nous recroquevillent. Attention, je ne dis pas que les victimes d’agressions auraient dû réagir, nous savons que la sidération est une stratégie de protection de l’être humain et que parfois la meilleure chose à faire est de ne pas se battre pour ne pas mourir. Mon propos ne concerne pas forcément les situations extrêmes, de grande violence, mais plutôt celles banales, soi-disant « peu graves », mais dont nous avons une peur inculquée et qui par accumulation sont dévastatrices.

Ce n’est pas simple de changer, de sortir du dualisme de la soumission ou de la rage. C’est pourquoi c’est par la pratique que le corps se redécouvre capable et que l’esprit s’apaise, se tranquillise. Dans l’histoire que j’ai citée, celle de Bella, le roman ne commence vraiment qu’au moment où Bella va basculer, le moment où enfin, elle considère que finalement ça suffit. Alors elle va saisir un marteau. Elle est étonnée d’avoir finalement la force de le soulever, étonnée qu’il ait toujours été là, à portée de main. Et le jeu de massacre va commencer, au point que ce roman fera scandale en Angleterre par la violence de la deuxième partie.
Il ne s’agit pas pour moi de légitimer la violence de ce roman ; ceci dit, combien de grandes œuvres, du roman historique au western, de Ben Hur au Comte de Monte Cristo ont fait de la vengeance la force d’action pour des hommes… Mais passons. Je crois que nous pouvons avoir cette révélation de notre propre puissance bien avant d’en arriver aux extrêmes de la destruction de soi ou des autres.

Au fur et à mesure d’une pratique de l’Aïkido qui nous réconcilie avec nous-même, on peut retrouver la sensation de puissance. Non une puissance qui écrase les autres, mais la puissance qui vient du hara, du centre de l’humain. C’est une démarche centripète qu’on nomme parfois empowerment quand des personnes s’emparent de manières d’êtres, de pratiques de soi pour détricoter les dominations qui s’exercent sur elles et reprendre le pouvoir sur leur propre vie. Dans les années 60/70, des féministes américaines ont utilisé ce terme pour mettre en avant une libération non dictée de l’extérieur, où l’on dirait encore une fois aux femmes ce qu’elles doivent être, ce qu’est « une femme libre occidentale », mais plutôt une émancipation centripète, s’appuyant sur les moyens dont dispose chacune pour répondre elles-mêmes aux situations problématiques. Dans cette perspective l’Aïkido peut être un processus d’empowerment qui permet de raviver ses propres ressources internes et de minimiser le « brouillage radio » de la peur culturelle. Alors notre Shisei, notre attitude sera comme celle de l’oiseau du proverbe : « L’oiseau ne craint pas que la branche cède, parce que sa confiance n’est pas dans la branche, mais dans ses propres ailes ».

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« Entre soumission et rage : la peur » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :

1) Elsa Dorlin Se défendre, La Découverte, 2019. Analyse du roman d’Helen Zahavi. Dirty Week-end, paru en 1991.

La peur, une origine congénitale acquise ?

Par Régis Soavi

La peur a une double origine, c’est d’abord une réponse primitive, atavique, déjà parfaitement connue, mais elle a aussi une origine congénitale acquise, et est donc par là même une conséquence de la civilisation.
Bien qu’elle puisse être un des éléments de préservation pour la survie, elle est trop souvent devenue un handicap dans nos sociétés industrialisées.

La peur dans le monde d’aujourd’hui a tendance à précéder presque toutes les actions d’un grand nombre de personnes et ne survient pas par hasard, elle se décline – j’ai trouvé trente-deux synonymes de cette émotion – sous forme de crainte, appréhension, inquiétude, angoisse etc., qui se démultiplient en s’entrecroisant. À chaque fois, elle annule l’acte, le geste, la démarche, ou les détourne de l’objectif visé, se présentant comme si, a minima, elle était déjà « la » réponse indispensable à chaque problème qui se pose.

La respiration, son mécanisme

Le blocage de la respiration et les difficultés respiratoires de beaucoup de nos contemporains lors d’une agression ou, et même surtout, de la menace d’un conflit peuvent s’expliquer par un mécanisme involontaire sauvage, c’est à dire primitif, qui s’est rigidifié. Il s’agit moins d’un manque d’entraînement à combattre ou à dépasser sa peur, que d’une habitude qui est née justement de cette peur. On bloque l’air, on le comprime, pour répondre de la manière la plus juste à ce qui risque de se passer. On retient sa respiration, « son souffle » pour être prêt à agir, on emmagasine de l’air par une inspiration rapide car pour agir, pour se défendre, pour fuir, ou même simplement pour crier il faudra expirer. C’est l’expiration qui permet l’action agressive ou défensive et donc c’est l’inspire qui, la précédant, nous rassure car elle nous positionne de manière favorable par rapport aux actes qui semblent devoir inexorablement suivre. Instinctivement on agit de cette façon à chaque fois que l’on pense avoir besoin de se défendre, et cela depuis l’enfance.

En réalité, indépendamment du fait que nous aurions pu en avoir l’intention, nous ne pouvons pas toujours nous défendre, la société ne le permet pas, il y a des règles. Dans de nombreux cas nous sommes contraints de rester avec une angoisse, un trac, le souffle court sans pouvoir nous libérer. Il suffit pour cela de se souvenir de nos années d’enfance ou d’adolescence, de nos réactions physiques lors des examens ou tout simplement quand un de nos professeurs faisait une interrogation surprise ou nous posait une question sur un sujet que nous n’avions pas assez travaillé ou mis en impasse. Il y a de trop nombreuses personnes pour qui la scolarité a représenté un tragique parcours pendant lequel l’anxiété, même intériorisée, a été un de leurs compagnons les plus fidèles dans l’adversité. Il n’est pas si sûr que, pour paraphraser l’aphorisme de Nietzsche, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Cela dépend beaucoup trop de l’individu, du moment et de la situation, entre autres choses. Les difficultés dans l’enfance ne sont pas toujours à l’origine de facultés de résistance ou de résilience comme certains pourraient le penser, elles peuvent provoquer des faiblesses ou des handicaps et cela provient souvent en grande partie du point de départ, de la naissance, de l’environnement familial, etc. Mais la peur étant devenue une habitude de réaction primaire, un a priori qui se présente en chaque circonstances, la solution retenue par le corps via son système involontaire perturbé reste systématiquement la même. Bloquer la respiration, ce qui était la bonne réponse, devient son contraire. « La solution devient le problème » (1). Le corps n’arrive plus à expirer ni à bouger, ni même à parler, et encore moins à crier. Si quelque chose se débloque quelle qu’en soit la raison, alors l’expiration vient et avec elle l’action se révèle, le besoin trouve une riposte à la situation, la peur passe au second plan et laisse la place à des réactions qui seront parfois même présentées comme du courage ou de l’inconscience, de la lâcheté ou du bon sens en fonction du moment ou de l’idée que l’on s’en fait.

Régis Soavi - La peur - être instinctif
Être instinctif

Une antériorité à la naissance

C’est surtout à partir de la moitié du vingtième siècle qu’est née l’idéologie de la préservation de l’espèce humaine grâce à la protection des manifestations de la vie. Ce concept de la protection engagea la société occidentale dans une course à la médicalisation des corps qui n’avait jamais été envisagée jusque là. Cette prophylaxie qui pouvait se comprendre comme une réponse moderne et salvatrice s’est malheureusement faite en utilisant des mises en garde contre des risques simples que l’on trouvait normaux auparavant, et qui étaient inhérents au fait de vivre. Provoquant ainsi par la peur qu’elles ont engendrée, un effet nocebo d’une ampleur inégalée par le passé.

La prévention pendant la grossesse est devenue au fil des ans une hyper-médicalisation qui s’est banalisée, et qui a privé la femme en tout premier lieu, mais le père aussi, bien que d’une moindre façon et par répercussion, d’un rapport simple au corps, à leur propre corps. La joie du fait de porter un enfant, et la force qui en découle s’est transformée en angoisse de son devenir, et même de son présent in-utero, la vie du futur enfant subissant le traumatisme de la contraction qu’il ressent, et qui est due à l’inquiétude de ses parents. L’inquiétude malheureusement se communique plus qu’on ne le pense. Malgré le désir du contraire, de la sérénité que l’on voudrait apporter au bébé, cette préoccupation se transforme vite en peur, en crainte du mouvement, des changements, et de manière plus générale en appréhension devant l’inconnu. Les conséquences sont facilement prévisibles : des risques de chocs émotionnels et une fragilité face aux difficultés qui peut perdurer dans la vie future de l’enfant. Lors de la naissance, si la tranquillité manque, si elle est remplacée par l’agitation ou par l’anxiété, il se produit une tension et une crispation qui bloquent la respiration du nouveau né qui ne comprend pas ce qui se passe mais en souffre viscéralement sans rien pouvoir faire. En grandissant, et petit à petit, l’absence de réponse à cette incompréhension générera dans un premier temps des pleurs et des cris, puis une certaine forme d’apathie, de renoncement, par abandon de la lutte si aucune solution satisfaisante n’est apportée à cette requête.

Régis Soavi - La peur - Ne pas se laisser submerger
Ne pas se laisser submerger

Taïheki un instrument pour la compréhension

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans Dragon Magazine (n° 23, janvier 2019) en quoi la connaissance des Taïheki peut être un instrument de qualité dans des circonstances particulières pour comprendre les réactions des personnes. La classification des Taïheki mise au point par Noguchi Haruchika senseï (2) s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci. Tsuda Itsuo senseï nous en donne une description sommaire dans cet extrait d’un de ses livres :
« Les 12 types de Taïheki sont les suivants :
1. cérébral actif  5. pulmonaire actif  9. bassin fermé
2. cérébral passif 6. pulmonaire passif  10. bassin ouvert
3. digestif actif  7. urinaire actif    11. hypersensible
4. digestif passif 8. urinaire passif   12. obtus

De 1 à 10, on voit les régions de polarisation qui sont au nombre de cinq :
cerveau, organes digestifs, poumons, organes urinaires, bassin.
11 et 12 sont un peu spéciaux, car ils sont des états plutôt que des régions.
Pour une même région, on a un numéro impair et un numéro pair. Les numéros impairs s’appliquent aux personnes qui agissent par excès d’énergie, dans le domaine de la région respective. Les numéros pairs sont des personnes qui subissent l’influence extérieure par la pénurie d’énergie. » (Tsuda I., Le Non-faire, 1973)

Face au danger lorsque la peur se présente nos réponses seront multiples, mais elles ne le seront pas seulement en fonction de notre entraînement ni de nos capacités, mais aussi, et même surtout, à cause de la circulation du ki dans notre corps, de cette énergie qui peut être coagulée en un point ou un autre, entraînant des stagnations spécifiques et donc des résultats et des réponses différentes.

Groupe vertical

Pour que l’action se déclenche, le ki doit se porter au koshi mais lorsque la coagulation se produit au niveau de la première lombaire, l’énergie monte au cerveau et a de la difficulté à redescendre. C’est pourquoi les personnes de type un, cérébral actif, auront tendance à sublimer leur peur, à l’objectiver, à en faire un objet qu’elles pourront contempler pour l’analyser, et trouver une solution qui satisfait leur intellect, car l’action, surtout immédiate n’est pas leur ambition principale. On comprend souvent mal ce genre de positions qui peuvent sembler stupide. On se demande pourquoi la personne n’a pas réagi dans telles ou telles circonstances, on trouvera peut-être grâce aux Taïheki une réponse aux questions que l’on peut se poser sur le mystère de certains comportements humains.
Les personnes de type deux, cérébral passif, ont tout à fait conscience de ce qui se passe, mais leur corps ne réagit pas comme leur cerveau a pensé, bien que cela n’ait rien d’imprévisible. Elles ne peuvent contrôler leur énergie, qui dans ce cas descend, mais provoque des réactions physiques incontrôlables du genre maux de ventre ou tremblements qui rendent difficile une réponse adéquate.

Régis Soavi - La posture est essentielle
La posture est essentielle

Groupe latéral

Dans ce groupe la coagulation se situe au niveau de la deuxième lombaire et affecte le système digestif. C’est pourquoi le type trois, digestif actif, lui, s’affole tout en cherchant à amadouer sa peur, vite il croque un petit truc, ce qu’il a toujours sous la main en cas de besoin. S’il a un peu plus de temps, il mange quelque chose de plus consistant, un sandwich, une pâtisserie, l’important c’est d’avoir l’estomac plein, c’est grâce à cela que son plexus solaire s’assouplit et que sa peur diminue ou même s’évapore. Il devient alors diplomate et cherche à arranger les choses, s’il n’y arrive pas, alors là, il se met en colère et fonce de manière désordonnée, sans réfléchir aux conséquences.
Le type quatre, digestif passif, reste inerte face à la peur, incapable de réactions. C’est une personne affable, et on aurait presque l’impression qu’il n’est pas concerné. De l’extérieur on voit bien peu de chose de sa nature car il a du mal à exprimer ses sensations ou ses sentiments. Du point de vue de l’action il se présentera comme quelqu’un de prévenant, de courtois, qui cherche à arrondir les angles, à dédramatiser la situation.

Groupe avant-arrière

Le type cinq, pulmonaire actif, a la tendance à pencher en avant ce qui facilite l’action en force, la régulation ou la coagulation, voire le blocage de son énergie qui se situe au niveau de la cinquième lombaire.
Lorsqu’il se trouve devant un danger, et donc face à la peur, il voit cela comme un face-à-face. Il agit souvent de façon extravertie, mais c’est aussi quelqu’un qui raisonne, qui calcule, si la peur qu’il ressent est logique, il l’affrontera de manière méthodique et ne reculera que si son intérêt entre en jeu c’est-à-dire s’il risque d’y perdre des plumes. Il passe à l’acte de sang-froid car il s’est préparé, pour lui, l’entraînement a toujours une raison d’être, hors de tout sentiment.
Le type six, pulmonaire passif, à l’inverse, est introverti, inhibé, il a un sentiment de frustration, mais par contre il s’enflamme vite, surtout au niveau des paroles ; face à la peur il se raidit encore plus que d’habitude mais peut ou exploser comme pendant une crise d’hystérie ou se fermer comme une huître, bouder, et attendre.

Groupe Torsion

Ici la vertèbre concernée est la troisième lombaire, c’est la plus enfoncée vers l’avant par rapport à l’axe de la colonne vertébrale, c’est aussi le pivot à partir duquel le corps bouge du point de vue de la rotation. Sans rotation de celle-ci et sans courbure lombaire il y a peu d’action possible du koshi.
Le type sept, urinaire actif, se tord de manière à protéger ses endroits faibles tant physiques que psychiques, il ne veux rien savoir de la peur, il veut l’ignorer, et ça marche. Il sait qu’il ne peut la combattre au risque qu’elle se renforce et le bloque dans son action, il estime qu’il faut surtout ne pas penser, il faut foncer droit devant, quoi qu’il en coûte. Il est souvent considéré comme un héros ou un inconscient, lui s’en moque, il ne peut simplement pas résister à ce qui le pousse en avant, l’action est sa raison de vivre et son modus operandi.
Le type huit, urinaire passif, a le koshi qui devient dur et sa combativité se crispe à l’intérieur. Il a par contre tendance à fanfaronner et se vexe pour un rien. Il affronte sa peur s’il y a du public, ou s’il est mis en compétition, si son adversaire le défie. Même s’il ne peut pas vaincre, il s’obstine de manière à ne pas perdre, alors que le type sept lui veut absolument triompher. Il exagère les conditions qui l’ont amené à avoir peur et comme il a une voix forte, il peut parfois s’imposer par ses seules vociférations.

Groupe bassin

Dans le cas des personnes de type neuf ou dix, la polarisation se fait dans tout le corps. On pourrait dire qu’il y a une tendance à la tension, à la concentration pour les uns ou inversement à la relaxation, voire au relâchement de façon permanente pour les autres.
Chez le type neuf, bassin fermé, c’est la tension qui est prépondérante. Il n’a pas facilement peur car son intuition lui permet de sentir le danger avant qu’il ne se manifeste. De toute manière, la peur, même si elle est présente à un moment donné, ne l’arrête jamais dans ses démarches. C’est une personne chez qui l’intuition est plus importante que la réflexion. Il est vigoureux mais par contre extrêmement répétitif, il est tenace, et plutôt introverti. Son énergie est intériorisée au niveau du bassin. Il représente un exemple pour qui veut observer la continuité chez l’être humain.
Le type dix, bassin ouvert, est le plus capable de dissiper l’énergie. Face à la peur il trouve plus de force en protégeant les autres que pour sa protection personnelle, on pense qu’il agit par gentillesse, en fait en agissant ainsi il oublie sa peur et ses propres difficultés. En cas de danger, s’il est tout seul, loin de chercher à se battre il pourra chercher à s’enfuir, car ce qui compte c’est de rester en vie et il peut donc facilement être considéré comme un pleutre, alors que si d’autre vies sont en jeu c’est son instinct primitif de survie qui jaillit de façon involontaire « pour assurer le futur de la race humaine ». Il risque de souffrir de l’opinion des autres qui évidemment ne le comprennent pas dans ce genre de cas, et qui à cause de cela réagissent en fonction de la morale ou des idées inculquées sur la bravoure.

Type onze dit « hypersensible »

Il réagit très vite face à la peur car elle lui est coutumière, mais cette réaction n’engendre pas une action, elle se présente plutôt comme ayant un caractère émotif et il a une forte tendance à l’exagérer. Même s’il ne se passe presque rien, il dramatise car il se produit une accélération de son cœur dès que son Kokoro est perturbé, il peut facilement s’évanouir ou déclencher une crise d’asthme. Du fait de sa sensibilité exacerbée, il est le candidat idéal pour toutes sortes de moqueries, même s’il en réchappe, lui, il sait qu’il peut devenir un souffre-douleur et subir un harcèlement auquel il ne saurait comment répondre.

Type douze dit « apathique »

Pour qu’il réagisse face à la peur, il a besoin qu’on lui donne des ordres clairs. Bien qu’il se présente avec un corps robuste et carré, ce n’est qu’une apparence car il ne sait pas comment réagir, il le fait parfois de manière trop forte, ou il laisse tomber. Il a tendance à suivre la masse, à agir si les autres à coté agissent, à faire comme tout le monde ou à attendre en subissant.
Comme la société a tendance à surprotéger les citoyens, leur refusant même le droit de se défendre tout seuls, sauf dans certaines circonstances très encadrées par la loi, il se produit un engourdissement des individus qui est susceptible de favoriser une direction qui façonne des corps de type douze quel que soit le Taïheki d’origine.

Senza incidenti, così va l'uomo dabbene, calligrafia di Itsuo Tsuda
Sans incident, ainsi va l’homme de bien (calligraphie de Tsuda Itsuo)

L’Aïkido, un espoir

La normalisation du terrain ne passe pas par le combat contre la peur. Si ce quelque chose qui continue de vivre en nous, qui aspire à une plus grande liberté, ne se réveille pas, c’est une lutte qui risque de n’être que superficielle. L’enseignement de l’Aïkido vise à rendre les individus indépendants et autonomes et non à former des combattants, cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit de l’apprentissage d’un art martial. On peut parfaitement apprendre la menuiserie ou la musique sans vouloir devenir un professionnel, mais chercher plutôt à être un amateur éclairé, capable de fabriquer une table, ou une armoire, capable d’apprécier une symphonie, comme un quatuor ou un lieder. Si on a une bonne formation, on saura réagir de manière correcte en toutes circonstances, on saura jauger la situation, on sentira quand il faut intervenir et comment, ou s’il faut s’abstenir de toute intervention. La pratique de l’Aïkido transforme les personnes indépendamment de leur passé, de leurs tendances, mais seulement à condition qu’elles acceptent de s’arrêter dans leur course folle à l’acquisition de techniques psychiques ou physiques censées apporter la solution à tous les problèmes, à toutes les peurs. La délivrance si elle est nécessaire, vient même parfois dans l’acte qui consiste à faire « marche arrière toute », pour retrouver l’équilibre et la force que chacun d’entre nous possède et qui n’attend que de surgir, que de se déployer.

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« La peur, une origine congénitale acquise ? » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :
1) Watzlawick Paul, théorie de Palo Alto (cf. titre du 3e chapitre de Changements : paradoxes et psychothérapie, 1975, Seuil (VO 1974, Norton)
2) Noguchi Haruchika, concepteur du Seitaï (1911–1976)

La « Pratique Respiratoire »

Par Régis Soavi

On a pour habitude dans presque tous les dojos de nommer les quelques exercices qui précédent un cours, « préparation »ou « échauffement ». Et s’il ne s’agissait pas de gymnastique, ni d’éducation physique, mais de toute autre chose ! Tsuda senseï écrivait que son maître Ueshiba Morihei, était furieux quand, déjà à l’époque, et bien qu’il ne lui ait jamais donné de nom, ses jeunes élèves appelaient cette partie exercices préparatoires ou échauffement.

Une première partie !

Pour O senseï cette première partie de la séance était indispensable et inséparable de l’ensemble de sa pratique ; c’est pourquoi Tsuda senseï quant à lui, à défaut d’autre chose, lorsqu’il devait en parler à ses élèves ou pour la décrire, lui avait donné le nom de « Pratique Respiratoire ». Il s’explique de son choix du mot  »respiration » – qui pour lui sera un mot clé pour faire passer un message aux Occidentaux – dès le premier chapitre de son premier livre Le Non Faire  : « Par le mot respiration, je ne parle pas d’une simple opération bio-chimique de combinaison oxygène-hémoglobine. La respiration, c’est à la fois vitalité, action, amour, esprit de communion, intuition, prémonition, mouvement. L’Orient conserve encore ces aspects sous le nom de prâna ou celui de ki. L’Occident semble également les avoir connus : témoins, le mot psyché, âme-souffle, ou anima dont dérivent des mots comme âme, animer, animal, animosité, ou spiro, dont nous avons tiré des mots comme esprit, inspiration, aspiration, respiration. »(I.Tsuda, Le Non Faire, 1973) Ces exercices de respiration, de circulation de notre « énergie vitale », de notre ki revêtent pour moi encore aujourd’hui une importance primordiale.

Norito - la pratique respiratoire
Norito

La répétition

Je ne peux pas vraiment décrire ce qui est différent dans notre École par rapport à ce qui se fait dans d’autres lieux, ni en faire l’apologie, car il appartient à chacun de se faire sa propre idée sur ce qu’il reçoit, sur ce qu’il ressent. Chaque professeur de chaque École ou groupe, du fait de l’enseignement qu’il a reçu, de son parcours, de ses études, aura sa propre méthode, sa propre pédagogie, qui s’accorde autant à lui qu’à ses élèves. Certains usent de techniques nouvelles, puisent dans d’autres cultures, cherchent d’autres méthodes d’éducation, utilisent une psychologie de l’apprentissage plus moderne. Rien n’est à dénigrer, tout est possible et tout se justifie a priori pour permettre de faire vivre au mieux notre pratique, de faire passer l’essentiel : « l’universalité du message de paix de O senseï ». Un des reproches que l’on peut faire, à « l’École Itsuo Tsuda » est qu’elle est plutôt répétitive, et conservatrice. En effet, cette première partie que nous faisons chaque matin, n’a pas changé depuis que mon maître a commencé à l’enseigner au tout début des années soixante dix. Quant à moi, ne m’en étant jamais lassé, je n’ai jamais, en plus de cinquante ans de pratique journalière, ressenti le besoin d’y changer quoi que ce soit, ni pour moi-même, ni pour mes élèves. C’est même cette répétition qui permet un approfondissement de notre respiration et par contrecoup une découverte des principes qui régissent tous les mouvements de notre pratique.

Funakogi undo - la pratique respiratoire
Funakogi undo

Les fondements de ce travail

Cette première partie suit un ordre logique qui lui est propre, et il me semble inutile d’en détailler tous les mouvements. Cependant quelques points doivent être précisés et notamment ce qui en fait quelque chose de différent de ce que connaissent généralement la plupart des Aïkidokas. Après le salut vers le Kamiza, il y a une méditation en seiza de quelques minutes, et la récitation du Norito « Misogi no harae » par celui qui conduit la séance. Puis on commence par un exercice visant à libérer la région du plexus solaire de toutes les tensions accumulées. Ce mouvement est issu du Katsugen undo, il fut introduit par Tsuda senseï et provient de l’enseignement de son maître de Seitaï Noguchi Haruchika senseï. Pour le reste, tous les exercices qui suivent ont été enseignés pendant des années par O senseï. Je ne revendique pas un retour aux origines, une authenticité unique et cachée jusqu’à ce jour, face à des déformations qu’auraient provoquées de mauvais enseignements, car il est notoire que O senseï variait les exercices de cette première partie. Pourtant, d’après ce que l’on sait, il y en avait quelques-uns qui ne variaient jamais. Le Salut aux huit directions, ou Funakogi undo(1) et Tama-no-hireburi(2) font partie de ceux-ci. Ces deux derniers ont des rythmes spécifiques, une respiration précise et un protocole particulier quant à la direction vers laquelle se tourner ou le nombre de fois que l’on doit les exécuter. Il serait fastidieux et même peut-être hasardeux de les décrire dans un article, car ils doivent être enseignés directement de maître à élève sur les tatamis. Pour ce qui est des autres exercices, ce qui compte le plus dans tous ces gestes, ce n’est pas le nombre de fois qu’on les exécute, ni la vitesse, ni la force mais plutôt l’intensité de la vibration ressentie par tout le corps pendant ce moment-là. Il en va de même avec le Kiai que pousse celui qui conduit la séance à la fin de la Première partie. Là non plus, ce n’est ni la puissance du cri, du son, ni son intensité, mais la nature de l’acte, la profondeur de la respiration, l’exactitude du moment et la concentration qui est exigée, liées à la justesse de son exécution, qui transcendent l’action pour en faire une réponse adéquate, un processus de normalisation du corps. Chaque exercice pendant cette partie doit être exécuté dans un état de conscience précis. On doit les enchaîner avec autant de concentration que si notre vie, et en tout cas notre santé en dépendaient, et en même temps la relaxation est indispensable à leur bon déroulement. La meilleure attitude possible consiste à être à la fois recueilli et sans pensée, ce qui demande quelques années d’apprentissage, mais surtout de la persévérance.

La nécessité d’un contexte adéquat

Je ne saurais trop insister sur l’importance de l’ambiance lorsque l’on envisage de faire la Pratique respiratoire dans un style proche de ce que nous faisons dans notre École. L’atmosphère qui règne dans un dojo dédié est d’une toute autre nature si on la compare à celle que l’on trouve dans un club ou un gymnase. Si en plus, dans ce lieu consacré on a pu créer un Tokonoma(3) dans lequel sont placés un Kakegiku(4) et un Ikebana(5), la qualité de la concentration, le respect du silence, y seront plus faciles. Il sera ainsi plus aisé de s’imprégner, de s’immerger dans un milieu qui favorise cette recherche. On pourra trouver grâce à cet environnement la manière d’exécuter les gestes, les enchaînements, qui, un peu comme une chorégraphie n’ayant jamais rien de superficiel, font bouger le corps de façon à le rendre plus perméable à la perception des flux intérieurs, le rendant plus souple, ainsi que plus réactif. Il s’agit simplement de retrouver le chemin parcouru par les anciens senseï, de comprendre pourquoi ceux qui nous guidaient, tous ceux que j’ai connus ou parfois simplement croisés lors de stages, ou de rencontres, suivaient bon nombre de ces « rites » sans avoir posé de questions dans leur jeunesse mais en ayant alors cherché les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes.

La découverte du Yin et du Yang

C’est dans La voie des dieux que Tsuda senseï rapporte cette mise en garde de Madame Nakanishi(6), grand maître dans l’art du Kotodama(7) :
« « Après la disparition de l’initiateur, les kata, les formes commencent à se décomposer parce que les continuateurs ne sont pas en mesure de comprendre ce qui a motivé l’initiateur en profondeur. On hérite les formes, on les simplifie, les formes dégénèrent », dit Mme Nakanishi. L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés. »(Tsuda Itsuo, La voie des dieux, 1982).
Ces commentaires de deux très grands maîtres, Nakanishi senseï et Tsuda senseï, auraient tout à fait pu me décourager, c’est pourtant très typiquement ce genre de phrases qui m’a stimulé et poussé vers l’avant. La découverte du Yin et du Yang, c’est précisément dans cette première partie que l’on peut la faire car c’est une pratique « solitaire ». Rien ne peut nous perturber pourvu que l’on reste concentré sur la perception de ce que l’on ressent, c’est comme un courant intérieur qui petit à petit se traduit en terme de Yin et Yang. C’est une approche empirique fondamentalement non mentale et le corps tout entier en perçoit les effets immédiatement. Alors notre Aïkido se transforme, on passe dans une autre dimension, avec une perspective psychophysique de plus grande ampleur. Le fait de sentir concrètement dans ses propres membres, dans toute sa posture, la circulation du Ki comme différents flux qui ont une nature précise, positive ou négative, Yin ou Yang. Des courants qui se transforment et s’alternent passant parfois de Yin à Yang, circulent d’un coté à l’autre, tournent ou s’arrêtent de façon impromptue et au final nous guident dans tous nos mouvements alors que nous en avons à peine conscience. Cela n’arrive pas en un jour mais cela a donné un sens à ma pratique de l’Aïkido, cela m’a permis de persévérer, et de dépasser les moments de découragement, les passages difficiles, ceux où l’on se sent bloqué, sans ressort. C’est aussi grâce à ces répétitions journalières, à tous ces gestes, que notre corps se régénère et perçoit les autres non plus seulement par le biais de leur aspect physique ou social, mais bien plutôt à travers ce qu’ils dégagent en profondeur, qui n’est pas seulement psychologique mais d’un tout autre ordre, d’une autre nature.

De la pratique solitaire à l’osmose

Il s’agit là d’une métamorphose qualitative importante qui n’est pas faite pour faire rêver, car elle sort de l’ordinaire, et parce que cette transformation ouvre des possibilités pour appréhender notre univers, notre humanité dans toute sa complexité. À l’opposé des mondes virtuels qui nous sont proposés via la technologie et les rapports sociétaux dans notre quotidien, on commence à percevoir l’univers du réel, sa nature profonde. À la fois pas si différent de notre vie de tous les jours et pourtant d’un tout autre genre. Chaque exercice de cette première partie est lié à notre souffle, chaque mouvement se trouve en relation avec l’inspire ou l’expire. Tsuda senseï prononçait à haute voix Ka lors de l’inspiration et Mi lors de l’expiration, il nous expliquait que lorsqu’on unit la respiration on réalise Ka et Mi qui devient Kami que l’on peut traduire par Dieu. Il ne s’agit pas d’un dieu au sens religieux ni même mystique mais plus concrètement de la vie dans toutes ses manifestations. La martialité ne disparaît pas, mais elle est tout simplement transcendée. On comprendra mieux pourquoi Tsuda senseï écrivait « L’Aïkido, la voie de coordination du ki, est un art de « fusionner le ki » donc une forme martiale d’osmose. »(Tsuda Itsuo, Le Non Faire, 1977)

Tama-no-hireburi - la pratique respiratoire
Tama-no-hireburi

L’Aïkido, religion ou philosophie ?

Dès l’instant que l’on ritualise tout ou partie de la pratique dans un art martial, on est accusé de religiosité ou de mysticisme. Le Reishiki, les saluts, la concentration, les méditations diverses, tout devient suspect, de la même manière que tout ce qui en fait un art pacifique, respectueux de l’humain. Il est difficile d’expliquer à la lueur du matérialisme scientifique et des connaissances d’aujourd’hui en quoi une pratique ritualisée a un tel intérêt car elle échappe à l’idée de progrès. Pourtant le monde de la recherche va malgré tout de l’avant dans les études actuelles pour comprendre de manière plus fine comment fonctionne notre environnement. Mais les travaux doivent être teintés de scientisme pour être acceptés. Par exemple on peut en arriver à brancher des capteurs, fabriqués à partir des détecteurs de mensonges, sur des plantes pour comprendre leur langage, alors que l’on est toujours incapable d’expliciter pourquoi certaines personnes ont « la main verte ». On cherche par tous les moyens à reproduire la nature pour ce qu’elle apporte de bienfaits à l’être humain, sans comprendre comment cette même nature produit ce travail. On analyse, on divise, on découpe, afin de trouver l’élément actif d’une substance sans se rendre compte que c’est l’ensemble qui est créateur de ce composant. S’il manque une seule partie, un seul élément, ou si le rythme n’est pas respecté, le résultat sera tout autre, et peut même être contraire à ce que l’on avait espéré trouver ou à ce que l’on avait découvert auparavant. Si nous n’avons pas besoin de religions qui nous enchaînent à des dogmes, nous n’avons pas plus besoin des idéologies qui contraignent nos libertés ou pire nous asservissent. Même si certaines de ces nouvelles croyances ou de ces doctrines, parfois prétendument validées par la science, ont été conçues pour notre « bien », pour notre « bonheur » présent ou futur, elles ne valent pas plus à mes yeux que les chimères du passé. Une aliénation en vaut une autre. La recherche de l’unité de l’être reste pour beaucoup d’entre nous la valeur ultime ; pour la trouver, la Pratique respiratoire demeure un instrument de qualité, facilement à notre disposition. Les anciens dieux sont morts en tant que représentations, en tant qu’images projetées par l’humanité, mais cette énergie qui leur était attribuée et qui nous anime est toujours là, nous pouvons la sentir, la redécouvrir et l’utiliser en nous.

Maintenir la santé

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».(8) Telle est la définition de
l’O.M.S. et nous l’acceptons en Occident comme allant de soi. Elle est souvent comprise au premier degré de même que son corollaire avec ses implications : il faut combattre la maladie, éliminer les microbes, les virus, il faut corriger la nature qui est si imparfaite, il faut soutenir, protéger l’être humain etc. La doctrine devient si absolue qu’elle finit par donner des résultats contraires à ce que l’on espérait, et notamment celui-ci : « les gens s’affaiblissent ». Au lieu de donner la possibilité au corps de s’épanouir de façon naturelle, on l’oblige à se préserver de tout ce qui pourrait éventuellement être dangereux ou on le blinde. On force, et on le force au nom d’impératifs conceptuels sur la santé, prétendument scientifiques ou médicaux. On renforce l’éducation théorique sur le fonctionnement du corps comme sur l’hygiène sans en comprendre les fondements, on norme l’esthétique des jeunes garçons et des jeunes filles, au détriment de leur santé réelle. Le résultat est loin d’être à la hauteur des espérances que la société y a mises mais le conditionnement, lui, est là, et pour longtemps. La Pratique respiratoire, cette première partie accessible à tous quelque soit notre passé ou notre état physique, est peut-être la réponse à ce que l’on ressent quand on découvre le poids de l’oppression qui s’exerce sur le corps, notre corps et son influence sur notre esprit, notre réflexion, et par conséquent nos actes.

Des gestes simples

C’est un processus de décontamination qui peut commencer. Comme pour la planète quand il faut dépolluer la nature, il est important d’arrêter un processus, de cesser d’utiliser les mêmes fonctionnements, de « faire un peu plus de la même chose » (9) . Les gestes simples associés à la respiration, « la circulation du ki », apportent, dès le début de ce lent travail de reconstruction, des résultats visibles qui étonnent souvent l’entourage des personnes qui pratiquent, quel que soit leur âge ou leur condition physique. La vraie difficulté se trouve dans la continuité beaucoup plus que dans les efforts qui sont en réalité extrêmement modestes. Il est même possible de se limiter à cette première partie si on en a le désir ou si des conditions impératives nous y obligent, le bien-être qui en résultera n’en sera pas diminué, car l’unité « corps-esprit » que l’on aura retrouvée est le vrai cadeau que notre nature profonde a toujours cherché.

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« La pratique respiratoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°7 en octobre 2021.

Notes :
1) Souvent traduit par « Mouvement du rameur »
2) Tsuda senseï le traduisait par « Vibration de l’âme »
3) Alcôve servant à exposer un Kakegiku.
4) Encadrement en rouleau pour une calligraphie ou une peinture.
5) Arrangement floral japonais.
6) Mme Nakanishi prêtresse Shinto, elle enseigna le Kotodama à maître Ueshiba.
7) Le kotodama est la connaissance du pouvoir spirituel attribué au sons.
8) Définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
9) Watzlawic Paul, théoricien de l’École de Palo Alto.

Une École de la sensation

Par Manon Soavi

De nos jours, certains d’entre nous ne veulent plus sentir. Ne plus sentir ni le chaud, ni le froid, ni la douleur, ni la fatigue. Au fur et à mesure que l’individu se plie aux impératifs sociaux, aux normes et aux conseils, en délaissant les besoins propres du corps, il s’insensibilise. Bien souvent on ne sent plus alors avec précision si on a faim ou non, si on a envie de fenouil, de fromage, ou de viande. Certains ne savent plus si leurs pieds sont chauds ou froids. Et finalement sentir fait peur.

De plus en plus, à cause des conditions dans lesquelles nous vivons, nous perdons notre faculté de sentir. De sentir l’environnement, les autres et surtout de nous sentir nous-même. Pourtant comment s’autodéterminer, s’orienter dans sa vie si on ne se sent pas ? Ou pas assez en finesse ? Dans l’enseignement de Tsuda Senseï cette question était primordiale et il utilisait les pratiques de l’Aïkido et du Seitaï comme des outils pour retrouver la sensibilité, cette capacité si décriée car confondue avec la sensiblerie. Le premier dojo de mon père, Régis Soavi, ouvert en 1984, s’appelait l’École de la Sensation, c’est dire à quel point c’est un axe important dans notre École.

Pour Tsuda Senseï un processus de sensibilisation s’enclenche grâce au fait de porter régulièrement son attention sur des phénomènes que nous négligeons la plupart du temps. Il l’écrivait avec son style inimitable « Il ne m’appartient pas de dire que tel système est meilleur que tel autre. C’est le domaine de la politique, ou celui du réformateur. Je me contente de flairer des bribes d’informations, par-ci par-là, et de me demander si telle odeur ne provient pas du vin de Bordeaux, de la bière belge, ou de la soupe à l’oignon. Et j’attends la confirmation.

Mes observations ne sont pas scientifiques, ce sont simplement des sensations. Mes sensations sont plus ou moins ternies comme celles de tous les civilisés qui sont formés à l’éducation moderne, c’est-à-dire, sous la pression de divers systèmes.
Cependant, j’essaye de ranimer mes sensations, de les purifier pour ne pas confondre le vin avec la bière. »(1)

Mais à quoi bon ranimer ses sensations se dira-t-on ? Pour beaucoup de personnes la sensation est plutôt encombrante. Ou alors il ne faudrait sentir que les bonnes choses, les choses amusantes et belles. Malheureusement (ou heureusement ?) la sensation est un tout, indissociable et nécessaire à l’être humain. « La sensation c’est une activité vitale qui assure la prise sur le monde réel »(2) disait Tsuda Senseï.

De par sa recherche philosophique et sa double formation (japonaise pour les pratiques du corps, occidentale pour l’anthropologie et la sociologie), Tsuda Itsuo a tenté de montrer ce qu’on perd à devenir insensible. Montrer que malgré les avantages apparents à court terme de ne plus sentir, nous en sortons diminués, affaiblis. Son parcours l’amena à comprendre que, plus nous nous entourons d’objets et de technologies qui nous aident, nous soutiennent, plus nous nous reposons dessus pour faire les choses, et plus nous perdons progressivement la faculté de faire nous-même. Cela n’est pas grave en soi et fait partie des capacités évolutives. Le paléoanthropologue Pascal Picq écrit à ce propos « Les innovations techniques et culturelles sont en réalité les causes de nos transformations biologiques. […] Depuis Erectus, les facteurs comportementaux et culturels deviennent eux-mêmes des moteurs de transformations évolutives : biologie et culture tissent des interactions de plus en plus complexes, jusque dans les aspects les plus fondamentaux de ce que sont les humains […]. »(3) Les problèmes surviennent quand nous sommes tellement soutenus de toute part, que nous en devenons incapables de faire les choses par nous-même. Il ne s’agit pas de rejeter toute évolution technologique mais de prendre en compte dans l’équation ce qu’on perd à chaque dépendance. Tsuda Senseï regrettait qu’on soit « inondé par ces camelotes scientifiques qui nous enlèvent toute chance d’exercer notre faculté de concentrer l’attention et de ressentir »(4)

"Sei" la vie, calligraphie de Itsuo Tsuda. La sensation de la vie
« Sei » la vie, calligraphie de Itsuo Tsuda.

Sentir la vie en toute chose

Tsuda Itsuo en tant que Japonais et avec son regard d’anthropologue faisait ressortir les différences d’approche entre Orient et Occident. Non pour les hiérarchiser ou les opposer, mais au contraire pour qu’elles puissent s’enrichir l’une de l’autre. Parmi les grands traits de la vision japonaise traditionnelle, Noguchi Hiroyuki (de la famille de Noguchi Haruchika, créateur du Seitaï) parle de la notion de Sentir la vie en toute chose comme d’un axe essentiel de la conception de la vie des Japonais. La reconnaissance de l’omniprésence de la vie était la clef de voûte de l’expérience humaine japonaise et amenait pour chacun la certitude d’une correspondance entre toutes choses. On peut dire que la société occidentale qui s’est construite depuis l’époque des lumières s’est fondée sur des repères extérieurs à l’homme, mouvement des planètes pour son calendrier, division du temps basée sur un calcul mathématique, mesure des températures par échelle centésimale, etc. Le caractère qui prédomine est de l’ordre de l’abstraction et de l’objectivité.
Pourtant nous savons tous qu’une heure en agréable compagnie passe plus vite qu’une heure dans le métro ou au bureau, si on s’y ennuie. Voire même, passe plus vite que quinze minutes d’attente d’un bus. C’est toute la question du référentiel : pour être organisés en société il nous faut un référentiel extérieur, mais la perception humaine est basée sur nos propres référentiels, que sont nos sensations, qui elles sont totalement subjectives, et dépendent de notre état, de la situation etc.

Au contraire, la société japonaise était, il y plus d’un siècle, entièrement fondée sur l’expérience directe et le rapport sensible de l’homme à son environnement et à lui-même. Le point de référence était la sensation. Par exemple le calendrier traditionnel était calculé selon le rythme des saisons et des cycles de vie des animaux. Ainsi, il changeait chaque année et accordait plus d’importance à la façon dont les hommes vivaient les saisons qu’aux dates. En musique, c’est le rythme de la marche qui donnait le tempo et non le métronome. De même dans tous les domaines de l’artisanat, les maîtres (teinturiers, potiers, forgerons, menuisiers…) considéraient les matériaux qu’ils utilisaient comme vivants. Ce qui comptait le plus était la sensibilité qui s’exerçait dans la relation entre l’homme et le matériau qu’il travaillait.

On peut aussi remarquer que toutes les cultures anciennes avaient ce type d’approche basée sur l’individu tant qu’elles n’étaient pas organisées de façon systématique par un savoir officiel, souvent décorrélé d’une réalité mouvante et de terrain. Ce savoir de terrain, en prise avec la réalité des gens s’appelle connaissances vernaculaires. L’anthropologue James Scott en donne un exemple « Les conseils prodigués par Squanto [un amérindien] aux colons blancs de la Nouvelle-Angleterre au sujet du moment où devait être semé le maïs, une culture qui leur était inconnue, illustrent bien ce propos. En effet, on raconte qu’il leur a dit de  »semer le maïs quand les feuilles de chêne ont la taille d’une oreille d’écureuil » »(5) James Scott fait remarquer qu’un almanach du paysan aurait indiqué une date, ou une période, mais qu’une date n’aurait pas pris en compte les différences entre chaque année, les différences entre un champs au nord ou un champs bénéficiant des rayons du soleil plus longtemps. La prescription unique s’adapte mal au contexte, alors qu’une indication vernaculaire est fondée sur la personne qui peut faire cette observation rigoureuse des événements printaniers, qui surviennent chaque année, mais différemment chaque fois, de façon plus précoce ou plus tardive. La connaissance vernaculaire n’est pas transposable ni universelle, mais elle est très vraie et réelle pour ceux qui la vivent directement.

Le Seitaï

La même question se retrouve dans le rapport au corps. La même inversion du référentiel aussi, car plutôt que de partir de connaissances médicales générales, qui ont une valeur indéniable mais qui s’adaptent difficilement à une réalité mouvante, unique à chaque individu, le Seitaï ne prend pas comme base des référents externes de poids, de température ou d’analyses, aussi perfectionnés et précis qu’ils soient, mais le terrain de l’individu, dans sa globalité. Ce sont les sensations internes qui seront les guides de l’équilibre et de la santé.

La notion de Seitaï créée par Noguchi Haruchika Senseï dans les année 50 se démarque ainsi très nettement des approches de soin habituelles. Sa façon de considérer l’activité du corps repose sur la constatation que le corps a une capacité naturelle à se rééquilibrer de façon à assurer son bon fonctionnement. Et que si on écoute son besoin d’équilibre, si on est assez sensible aux signaux, le corps maintient son équilibre de lui-même dans la plupart des cas.

La santé n’est pas considérée alors comme l’absence de maladie, la maladie n’étant que le symptôme d’un corps qui travaille à rétablir son équilibre. C’est au cours de ses années d’activité intense comme praticien que Noguchi Haruchika s’aperçoit qu’à force de chercher à se rendre la vie plus facile ou à se protéger pour rester en bonne santé, le corps s’affaiblit, entraînant le besoin d’un nouveau soutien etc. Et en même temps que, si le corps se durcit au point de devenir insensible, il est aussi faible car il lui manque la souplesse qui permet la réactivité : « Les gens impatients s’imaginent qu’ils sont en bonne santé parce qu’ils ne sont jamais malades. Pourtant si le corps est sensible à un stimulus néfaste, lui résiste, en vient à bout et se remet en ordre, c’est que la soupape de sécurité du corps fonctionne et vous traversez la maladie.[…] Si un lépreux est blessé, il ne ressent pas de douleur. Si le corps ne sent pas qu’il y a quelque chose qui ne va pas, ses capacités de rétablissement ne sont pas stimulées. Le corps ne réagit que s’il est capable de sentir qu’il y a quelque chose d’anormal.[…] Il est nécessaire de rendre le système extra-pyramidal sensible, de sorte que les capacités de récupération du corps surgissent naturellement pour corriger même des petites anomalies. C’est dans cette optique que j’initie à Katsugen undo. »(6) Le Katsugen undo – pratique du Seitaï – traduit par Mouvement régénérateur par Tsuda Senseï, à donc notamment cette fonction de sensibiliser le corps. On deviendra plus sensible, nos sensations s’affinent. Ce qui ne veut pas dire que nous n’aurons jamais besoin d’assistance, tout dépendra des capacités de notre corps, là encore pas de vérité absolue, seulement la sensation qui nous guide pour savoir si nous avons besoin d’aide ou si notre corps réagit à une perturbation de façon normale.

Avec le temps, la sensation de nos états physiques et psychiques s’affine, se précise. De même notre perception des états des autres devient beaucoup plus nette. Par la pratique à deux du Yuki dans le Katsugen undo on est amené non pas à intervenir sur les autres, mais simplement à fusionner à travers un toucher léger sur le dos et une attention à la respiration. Progressivement notre sensation des autres devient beaucoup plus pénétrante, on ne se contente pas des mots qu’ils nous disent, des masques sociaux qu’ils affichent. Il ne s’agit pas de tomber dans l’interprétation ou l’analyse. On reste simple devant ces sensations naturelles bien que souvent oubliées.

Exercice de sensation avec le contact de la main.
Exercice de sensibilité avec le contact de la main.

L’Aïkido

L’autre outil de sensibilisation du corps utilisé dans notre École c’est l’Aïkido. Les gens qui pratiquent le font pour diverses raisons bien sûr, mais une des conséquences de la pratique de l’Aïkido peut être une sensibilité accrue si on s’oriente dans une certaine direction. L’École de maître Sunadomari, par exemple, accorde beaucoup d’importance à trois principes : Ki no nagare (circulation/écoulement du ki), Kokyu Ryoku (respiration/rythme) et Sesshoken Ten (contact avec le partenaire à travers le ki). On peut dire que ces principes sont aussi les fondements de l’École Itsuo Tsuda et qu’ils demandent d’affiner nos sensations pour être découverts et mis en pratique. Il n’y a rien de surprenant à ce qu’une attention constante sur certaines sensations les développe. Les chercheurs qui étudient la proprioception sont impressionnés par les capacités de ce qui est pour eux un sens à part entière, et un sens qui peut s’entraîner. Ils font aujourd’hui des études pour voir comment, dans certains métiers par exemple, on développe un sens aigu de la proprioception qui englobe notre environnement et les autres. On le voit de façon spectaculaire avec les pilotes de la Patrouille acrobatique nationale qui pratiquent avant chaque vol un rituel de préparation. Ce rituel s’appelle « la musique ». Assis sur une chaise, chaque équipier mime les gestes de pilotage de l’enchaînement au gré des ordres du leader. C’est ainsi que le mental des pilotes répète la chorégraphie d’une présentation aérienne à couper le souffle. Une prestation pendant laquelle, ils le disent eux-même, ils n’auront pas le temps de penser, ils seront guidés par leurs sensations internes, qu’ils entraînent quotidiennement.

C’est dans le même état d’esprit que nous pratiquons tous le matin, assez lentement. Il y a des moments plus dynamiques dans une séance bien sûr, mais beaucoup de travail lent qui demande une certaine concentration et une attention à nos sensations. Une attention à ce que nous renvoie l’autre est aussi nécessaire, elle va nous confirmer ou non que nous sommes dans la bonne ligne, le bon angle. Ce ne sera pas l’affaire de mesures objectives, de millimètres ou autre, ce sera la sensation de l’autre, Uke ou Tori, qui déterminera si nous avons fait un Kuzushi correct, ou un Tenkan suffisant, à cet instant. Dans la dernière partie de la séance nous faisons toujours ce que nous appelons le mouvement libre, un travail libre où le/les partenaires attaquent comme bon leur semble un Tori. Chaque Tori doit gérer les attaques de son uke, en réagissant spontanément, car il est impossible de prévoir le mouvement, il n’y a aucune consigne. Comme nous faisons cet exercice à chaque séance quotidienne, tout le monde y participe sans distinction de niveau. Souvent les débutants se tendent, la peur monte, il faut alors que uke ralentisse, fasse des attaques plus prévisibles de manière à ce que Tori prenne le temps de sentir. Car le but n’est pas de passer sa technique coûte que coûte ou de bloquer Tori. Le but est encore d’exercer sa sensation, celle qui nous fait prendre l’attaque en route, la dévier et bouger en même temps sans calcul. Progressivement, à force de pratiquer lentement on peut accélérer de plus en plus, et la chose vient plus spontanément. Alors, la vitesse de l’attaque, son engagement, ou la rendre moins prévisible, ne sera plus un problème, car nous serons dans le tempo. Je me souviens très bien que mes maîtres de piano faisaient tous la différence entre, quand pour être au bon tempo je jouais vite, et que mécontents ils me disaient « c’est rapide, précipité, pressé », et quand à force de travail j’arrivais à jouer vite, mais que cela paraissait maîtrisé. Alors ce n’était plus vite. Là, c’était le bon tempo et pourtant c’était la même vitesse objective au métronome, voire plus vite, je m’en assurais avec rage ! La sensation de vitesse dépend de la maîtrise du musicien et de la perception de l’auditeur. Bref, du ressenti de l’instant unique.

Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidach refusa les enregistrements de concert car pour lui, cela saisissait un moment en pleine adéquation avec le réel, pour en faire un moment figé, reproductible, qui devenait faux une fois sorti de son contexte. Pour lui le tempo n’était pas de l’ordre du temps physique, ce n’était pas une donnée métronomique mais une condition pour que les manifestations musicales s’expriment.

Le toucher

Dans beaucoup d’arts martiaux l’obtention de capacités particulières pour sentir les attaques avant qu’elles n’arrivent a été l’objet de recherches et de fascination. Yomi, Hyōshi, Metsuke, Yi etc., tous ces  »concepts » parlent de cela, de sensibilités exacerbées, nécessaires au combat réel évidemment. Mais il est un sens encore plus banal que notre société oublie de plus en plus, atteignant un paroxysme aujourd’hui : le simple toucher. Or ce sens premier,  »tout bête » nous est vital.

Il est peut être triste que nous devions attendre que des chercheurs nous confirment ce que nous savons intuitivement, mais le toucher est littéralement un sens vital. C’est le premier sens à se développer chez le nourrisson et c’est le dernier à la fin de vie, alors que les autres sens déclinent, les fibres nerveuses cutanées qui réagissent au toucher restent vivaces la plupart du temps jusqu’à la fin. C’est le premier et le dernier mode de communication entre humains. Plus important encore, les contacts physiques représentent un besoin vital : être touché est indispensable à un bon développement physique, immunitaire et cérébral. En l’absence de contacts physiques réguliers dans l’enfance les troubles sont multiples et catastrophiques. Même pour un adulte, être privé de contacts physiques trop longtemps entraîne des problèmes physiques et psychiques. Pour Francis Mcglone, un des plus importants neuroscientifiques qui étudie le toucher, « Pour nous le toucher est tout aussi indispensable que l’air que nous respirons et la nourriture que nous mangeons. […] Le risque de mort prématurée dû à la consommation de tabac, au diabète, ou bien à la pollution est d’environ 40%. Celui du à la solitude est de 45%. Mais personne n’a encore vraiment réalisé que ce qui manque aux gens seuls c’est précisément les contacts physiques »(7).

De plus, d’après ces recherches, le corps se déshabitue et supporte donc de plus en plus mal d’être touché, bien que les dégâts causés par cette absence se fassent sentir. Il y a un processus de désensibilisation. Cela rejoint le point de vue de Tsuda Senseï pour qui « L’organisme se défend en se durcissant. On devient insensible aux sensations extérieures et intérieures. On ne s’enrhume même pas. On est robuste.[..]Le durcissement nous procure une apparence de santé qui fait envie aux gens qui souffrent sans arrêt de petits maux.[…]On perd petit à petit la finesse d’expression et l’on devient raide. La robustesse a son revers de médaille : la fragilité.[…] Mubyo-byo, la maladie sans maladie, c’est ainsi que Maître Noguchi appelle cet état de désensibilisation qui isole l’homme de son milieu ambiant »(8)

Heureusement ce processus n’est pas irréversible et on peut entamer le chemin inverse, pour resensibiliser le corps. Les arts martiaux avec contact font partie des derniers bastions, avec la danse probablement, où se toucher est encore possible, où ce sont les informations transmises par le toucher qui seront déterminantes pour notre réaction. Pour garder ou retrouver la sensibilité qui renoue avec nos capacités humaines.

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« une école de la sensation » un article de Manon Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°6 en juillet 2021.

Notes :
1) Itsuo Tsuda, La Voie des Dieux, Le Courrier du Livre, 1982, p. 12.
2) Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, p. 33.
3) Pascal Picq, Et l’évolution créa la femme, Odile Jacob, 2020, p. 243.
4) Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, pp. 107 et 108.
5) James C.Scott, Petit éloge de l’anarchisme, Lux, 2019, p.77.
6) Haruchika Noguchi, Order, Spontaneity and the Body, Zensei, 1984, traduction de l’École Itsuo Tsuda.
7) Francis Mcglone, dans Le pouvoir des caresses, documentaire de D.Kaden, Allemagne, 2020, production Arte.
8) Itsuo Tsuda, La Science du Particulier, Le Courrier du Livre, 1976, p. 22.

Harmonie ou Coercition et Échappatoire

Par Régis Soavi. 

Coercition : action de contraindre quelqu’un, pour le forcer à agir.
Échappatoire : moyen adroit et détourné de se tirer d’embarras.
Telles sont les définitions du dictionnaire Larousse. Dans les synonymes d’échappatoire on trouve : esquive, issue, évasion, et même, porte de sortie. Ne serait-ce pas plutôt le sens à donner aux ukemis qui, de fait, en Aïkido, ne sont que des réponses intelligentes aux projections.

Ukemis, une porte de sortie

Comme nous l’avons vu dans Dragon Magazine spécial Aïkido N°22 concernant les ukemis, la chute dans notre art n’est jamais considérée comme une défaite mais plutôt comme un dépassement. C’est aussi, parfois, tout simplement un moyen pour sortir d’une situation qui dans la réalité pourrait être dangereuse, voire mortelle si elle est accompagnée de certains Atemis, ou si elle risque de toucher un endroit vital en fin de course. Au même titre, la projection, si elle semble effectivement une contrainte pendant une séance, laisse toujours une porte de sortie pour Uke, un moyen pour lui de retrouver son intégrité, l’Ukemi est là pour cela. Pendant les années d’apprentissage, une des conditions incontournables pour chacun est de perfectionner ses chutes, vu qu’elles serviront à améliorer les réponses aux techniques de projection de la part de Tori. Il ne faut pas confondre l’entraînement et le combat ; sans des chutes contrôlées il est dangereux de projeter quelqu’un à moins de risquer un accident et ses éventuelles conséquences, ce qui n’est pas du tout le but de la pratique sur les tatamis. Que les projections soient courtes comme dans les Koshi-nage, ou plus longues comme dans les Kokyu-nage, elles laissent toujours la possibilité à Uke de sortir indemne de la technique. Seules les projections avec un contrôle sévère, par exemple jusqu’au sol, ne laissent aucune ambiguïté quand au fait de ne pas pouvoir y échapper, mais si on ne travaille que dans ce sens, autant pratiquer le Jiu-jitsu pour lequel c’est la règle, et qui, lui, est parfaitement adapté au combat guerrier. L’Aïkido à mon avis n’a pas vocation à la recherche de l’efficacité mais plutôt à l’approfondissement des compétences, tant physiques que psycho-sensorielles, humaines, pour ainsi retrouver la plénitude du corps et ses capacités entières.

Projeter c’est éloigner

Lorsqu’une personne a cette mauvaise habitude de « coller » les autres, d’être tellement proche lors d’une discussion, que l’on se sent oppressé, on n’a qu’une seule envie, c’est de l’éloigner par tous les moyens, seul notre côté social, voire la bienséance, nous empêchent parfois de le faire. Si on ne la repousse pas, on cherche à s’éloigner soi-même, on prend de la distance. De la même façon, projeter c’est éloigner l’autre, c’est se permettre de reconquérir l’espace qui a été envahi, et même volé ou a été détruit lors d’une incursion dans notre sphère vitale, à plus forte raison lors d’un affrontement. C’est retrouver le Ma-aï, cette perception de l’espace-temps dont la compréhension et surtout la sensation physique est à la base de notre enseignement, et qui est si indispensable à l’exercice de notre liberté de mouvement, à notre liberté d’être. C’est recouvrer un souffle, une respiration peut-être plus calme, retrouver éventuellement un mental réorganisé, une lucidité qui a pu être troublée par une agression qui a déclenché une technique de réponse devenue instinctive et intuitive en raison de l’entraînement. C’est aussi la possibilité bien sûr de faire prendre conscience à l’agresseur de l’inutilité, de la dangerosité de continuer dans la même direction.

nage waza

Soigner la maladie

L’Aïkido nous amène à avoir un rapport différent au combat, qui est plus de l’ordre de la lucidité sur la situation, que de la réponse violente et immédiate par action réflexe à une agression. C’est cette attitude que l’on peut qualifier de sagesse, acquise par les années de travail sur le corps, qui en est le résultat.
Celui qui agresse est en quelque sorte considéré comme un individu qui a perdu le contrôle de lui-même, souvent simplement pour des raisons sociales ou éducatives. Un déclassé, un désaxé, un malade au sens psychique du terme en quelque sorte, qui malheureusement peut s’avérer préjudiciable pour la société, pour son entourage, qui au mieux, ne fait que troubler l’harmonie relationnelle entre les personnes, et au pire, provoque des dégâts incommensurables sur autrui. Il ne s’agit pas de punir le « malade », ni d’excuser la maladie que l’on justifierait au nom du principe de la contamination sociétale, mais de trouver le moyen de sortir de la situation sans être contaminé soi-même. L’Aïkido est une formation pour tous, et son rôle est plus vaste que ne le pensent en général beaucoup de personnes. Souvent il apporte un soulagement, un apaisement même, à nos propres difficultés ou habitudes d’ordre psychologique, il permet par le moyen d’un apprentissage à la fois rigoureux et plaisant, de retrouver la force intérieure et la voie juste, de manière à faire face à ce genre de problème.
Lors de l’entraînement, si la projection arrive à la fin de la technique, elle n’est jamais une fin en soi. On pourrait la considérer parfois comme une signature, et comme une libération de Tori autant que de Uke.
Une bonne projection demande une très bonne technicité mais surtout une bonne coordination de la respiration entre les partenaires. Il est important de ne jamais forcer un pratiquant à chuter coûte que coûte. On doit être capable de sentir, même au dernier moment, si notre partenaire est dans la capacité d’effectuer une chute correcte ou non, sinon c’est l’accident et nous en serons responsables. Tout dépend du niveau du partenaire, de son état « ici et maintenant » ; si la moindre tension ou la moindre peur se manifeste au tout dernier moment, il est impératif de la sentir, de la ressentir, et de permettre à notre Uke de se relaxer pour pouvoir chuter sans danger. Parfois il vaudra mieux abandonner l’idée de projection et proposer un amené au sol efficace et pourtant tout en douceur, même si l’ego de certains restera toujours insatisfait de n’avoir pu se montrer aussi brillant qu’il l’aurait souhaité. Mais c’est en agissant ainsi qu’on aura permis à des débutants de continuer sans peur. C’est grâce à la confiance qu’ils auront acquise avec leurs partenaires qu’ils seront amenés à persévérer. Ils auront constaté qu’on les estime à leur juste valeur, que l’on respecte leurs difficultés, leur niveau, que la peur qu’ils ont eue n’est pas un handicap à la pratique, au contraire, elle permet un dépassement de ce qu’ils croyaient être leurs incapacités, leurs limites. Ils constatent avec plaisir qu’ils ne sont pas des cobayes au service des plus avancés, mais qu’avec quelques efforts, ils seront capables de les rejoindre ou même de les dépasser s’ils en ont le désir.
Les plus anciens doivent être là pour permettre aux plus nouveaux de constater que la chute est un plaisir lorsque la projection est faite par quelqu’un de techniquement capable de la conduire de manière qu’elle allie douceur et harmonie, et donc de façon sûre. Tsuda Senseï raconte comment agissait O Senseï Ueshiba Morihei pendant les séances qu’il conduisait :
« Si âgé de plus de quatre-vingts ans, petit de taille, il projetait une bande d’assaillants, jeunes et vigoureux, aussi facilement que comme si c’était des paquets de cigarettes, cette force extraordinaire n’était nullement la force, mais la respiration. Il demandait, tout en caressant sa barbe blanche, et se penchant soucieusement vers eux, s’il ne leur avait pas fait de mal. Les assaillants ne se rendaient pas compte de ce qu’il leur était arrivé. Tout à coup, ils étaient transportés par un coussin d’air, voyaient la terre en haut et le ciel en bas, avant d’atterrir. On avait une confiance absolue en lui sachant qu’il ne ferait jamais de mal à personne. »(1) Ce comportement de O Senseï vis-à-vis de ses élèves doit servir d’exemple à chacun en fonction de son niveau car il nous conduit non vers le renoncement ou l’effacement mais vers la sagesse telle que l’exprime Lao Tseu : « Le sage est droit sans être rigide, incisif sans déchirer, direct sans être arrogant, brillant sans éblouir »(2)

nage waza régis soavi ukemis

Projection ou brutalité

L’Aïkido d’aujourd’hui semble osciller entre deux tendances principales, l’une voudrait aller vers la compétition et une vision sportive, l’autre cherche le moyen de se renforcer, de puiser dans les anciennes techniques de combat telles que le Jiu-jitsu une efficacité qui ne lui est plus reconnue.
Et si l’Aïkido se suffisait à lui-même ! Rien n’empêche de pratiquer d’autres arts, de faire du Théâtre ou de la Danse, du Iaido ou de la Boxe, mais cela ne sera en rien complémentaire. Il s’agit plutôt d’un enrichissement pour l’individu lui même, pour son propre développement. Peut-être comprendra-t-on plus tard, à nouveau, ce qui fait la richesse de notre Art.
Pourquoi faire des dojos d’Aïkido des lieux d’entraînement au combat de rue où l’efficacité devient la référence ultime. Le dojo est un autre monde dans lequel on doit pénétrer comme s’il s’agissait d’une tout autre dimension, car c’est bien de cela qu’il s’agit, même si peu d’élèves en ont conscience. Si les projections ne sont devenues que des contraintes, où est le rapport d’harmonisation mis en exergue par le fondateur et ses plus proches élèves, et dont on se réclame encore maintenant ? J’ai trop souvent vu des pratiquants affirmant leur ego en écrasant Uke à la fin d’une technique, alors que leur partenaire n’avait opposé quasiment aucune résistance jusqu’alors. Ou d’autres, opposant une résistance ultime alors que la technique est déjà finie du point de vue tactique, positionnement et posture de l’un comme de l’autre, obligeant Tori à appliquer de façon sévère et inutile une projection qui, de ce fait, devient très risquée pour Uke s’il n’est pas d’un niveau suffisant.
Quid des démonstrations préparées sous les auspices de maîtres auto-proclamés dont l’internet nous gave avec son lot de contorsions et de sauts périlleux, le tout agrémenté par les commentaires des visionneurs.
Alors que le projet soutenu par la pratique de l’Aïkido est d’une tout autre nature, vivre dans la contrainte quotidienne exercée par les comportements qu’engendre le type de société dans laquelle nous vivons, et pratiquer les arts martiaux pour apprendre à les « subir sans broncher », ou apprendre soi-même à contraindre les autres pour récupérer les quelques miettes de pouvoir qui nous sont laissées, n’est ce pas une absurdité totale ?

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Un bouchon de champagne

Comme il le fait souvent dans ses livres Tsuda Senseï nous raconte son expérience et sa pratique avec O Senseï Ueshiba Morihei, en voici de nouveau un passage : « Il y a un exercice qui consiste à se laisser prendre un poignet par son adversaire qui le saisit et bloque à deux mains. Et alors on le renverse en arrière avec la respiration venant du ventre. Quand le poignet est bloqué par quelqu’un de très fort, il est impossible de bouger. Cet exercice a pour but d’augmenter la puissance de la respiration.
Un jour Me Ueshiba souriant, m’a présenté deux doigts de sa main gauche pour faire cet exercice. Je n’avais jamais vu quelqu’un le faire avec deux doigts. Je les ai saisis avec toute ma capacité. Et alors, pof, j’ai été projeté en l’air comme un bouchon de champagne. Ce n’était pas la force, car je n’ai senti aucune résistance physique. J’ai été simplement emporté par une bouffée d’air. C’était vraiment agréable et n’avait rien de comparable avec ce que font les autres pratiquants. » « Une autre fois qu’il était debout il me fit signe de venir. Je me plaçai devant lui mais il continuait de parler à tous. Cela dura assez longtemps, je me demandais si je devais rester là ou me retirer, quand d’un coup, j’ai été emporté par un coussin d’air et me trouvai au sol en une belle chute. Tout ce que j’ai constaté, c’était son kiai puissant et sa main droite qui, après avoir décrit un cercle, se dirigeait vers mon visage. Je n’ai pas été touché. On pourrait donner à cela n’importe quelle explication psychologique ou parapsychologique, mais toutes seraient fausses. Avant que je n’aie eu le temps de réagir par un réflexe quelconque, j’étais déjà projeté. Ce fameux coussin d’air, c’est la seule explication. »(3)
« Parler de décontraction en parlant d’Aïkido semble dérouter nombre de gens. Ils sont suffisamment contractés au départ et ils ont besoin de se contracter davantage pour se sentir bien.
Ce qu’ils cherchent, c’est la dépense physique et rien d’autre. Mon Aïkido est qualifié d’Aïkido doux. Il y en a qui l’aiment. Il y en a qui préfèrent l’Aïkido dur. J’ai entendu des réflexions. Quelqu’un a dit : « Le vrai Aïkido, c’est l’Aïkido dur. » Celui-ci a eu un poignet cassé et bloqué par là même durant un mois. À chacun son goût. Moi, j’arrête le coup lorsque je sens que l’adversaire est trop raide pour pouvoir chuter convenablement. Je sais réparer les poignets cassés, et même les côtes cassées. Si je sais réparer, c’est que j’ai du respect pour l’organisme vivant. J’évite la casse. Si l’on préfère la casse, on trouvera facilement des professeurs. »(4)
La puissance de la respiration est-elle comparable avec la force de coercition ? Quelle doit être l’orientation qu’il faut prendre ? C’est à chacun de décider de la direction qu’il veut suivre, personne ne doit nous forcer quelles que soient les bonnes raisons invoquées.

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« Harmonie ou Coercition et Échappatoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°6 en juillet 2021.

Notes :
1) Tsuda Itsuo, Le Non Faire, Le courrier du Livre, 1977, p. 18.
2) Lao Tseu, Le classique du tao et de ses vertus, Moundarren, 1993, p. 77.
3) Tsuda Itsuo, La voie du dépouillement, Le courrier du Livre, 1975, p. 140.
4) Ibidem p.148

Une immobilisation libératrice

Par Régis Soavi. 

Une immobilisation qui a pour perspective de débloquer, d’assouplir, de désengorger une articulation, n’est-ce pas un paradoxe voire un contresens ? C’est pourtant l’optique que nous avons dans l’École Itsuo Tsuda, car il ne s’agit pas de contraindre notre partenaire grâce à la coercition ou à une technique devenue redoutable à force d’entraînement en vue d’une efficacité future, mais plutôt de profiter de ce moment pour affiner notre sensibilité.

Retrouver la souplesse

L’École Itsuo Tsuda a suivi un chemin particulier en ce qui concerne les immobilisations. Au lieu d’être considérée comme un blocage absolu auquel il faut répondre par la soumission, et le plus vite possible, sous peine d’une douleur qui peut être parfois intense, je la vois comme une occasion d’assouplir les articulations, de leur rendre une mobilité perdue. Il y a une manière de travailler les immobilisations avec la respiration qui est beaucoup plus un accompagnement qu’un blocage. Quand les pratiquants y sont habitués ils n’ont plus aucunes craintes de se faire maltraiter, bien au contraire, Uke participe avec Tori à l’immobilisation en évitant de se raidir, en respirant plus profondément, afin d’améliorer ses capacités.
C’est l’art de visualiser la respiration (le ki) à travers le bras du partenaire qui permet d’entrer en contact avec la respiration de l’autre. Si le point de départ est la coordination du souffle (on inspire et on expire au même rythme que notre partenaire), c’est un premier pas qu’il ne faut pas négliger car toute la suite en dépend. Au début, et même pendant de nombreuses années malheureusement, tout ce que l’on arrive à faire c’est de tordre le bras pour contrôler l’autre, au risque d’abîmer l’articulation. Mais petit à petit, si on est attentif, si on ne force pas, on peut commencer à sentir la circulation d’une énergie très concrète et en même temps très spéciale à travers le membre que l’on contrôle ainsi que dans tout notre corps. Certaines personnes en sont si étonnées qu’elles refusent d’y accorder l’importance nécessaire et risquent de passer à côté d’un événement majeur, de la possibilité d’approfondir ce que j’appelle leur respiration et donc de découvrir un des aspects primordiaux de notre art : l’harmonie. C’est précisément dans ces moments que je peux intervenir pour faire sentir aux personnes que leur sensation est bien réelle, que ce n’est pas une imagination,en les touchant elles-mêmes dans leur sensibilité grâce à une démonstration directe, sans discours théoriques. Je montre aussi parfois avec d’infinies précautions et la plus grande douceur comment il est possible, avec un partenaire déjà bien avancé, d’aller beaucoup plus loin, non seulement dans la visualisation mais aussi dans la sensation concrète que l’on peut lui communiquer en faisant sentir le chemin que prend cette énergie révélatrice de sensations. Lorsque l’on est attentif et sans idées préconçues, bien vide en quelque sorte, et bien concentré en même temps, on peut avoir la sensation de parcourir, comme sur un chemin, une grande partie du corps. On commence à partir de l’extrémité de la main, on suit jusqu’à l’épaule, on rejoint, toujours avec la sensation, la colonne vertébrale et on glisse tout doucement vers la troisième lombaire, qui est la source du mouvement, de l’activité, et est en relation avec le hara, la rizière de cinabre comme l’appellent les Chinois ou encore le troisième point du ventre dans le Seitai. Cela est possible grâce à une perception qui peut nous sembler toute nouvelle, alors qu’elle est simplement une capacité du corps que nous utilisons peu ou pas, oubliée qu’elle est, à cause du raidissement physique et mental, piètre voire dramatique résultat obtenu du fait de tant d’années où se sont exercés les contrôles du conscient, du volontaire, comme de la raison, sur notre involontaire, notre compréhension intuitive, sur les racines mêmes de notre vie.

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On rejoint la colonne vertébrale et on glisse tout doucement vers la troisième lombaire, qui est la source du mouvement en relation avec le hara.

Faire circuler le ki

Retrouver au plus profond de nous-mêmes comment faire circuler le ki, comment le pacifier, est une recherche qui a toujours été suscitée par les plus grands maîtres. Ce n’est surtout pas une démarche qui vise à enthousiasmer les personnes en quête de merveilleux, mais plutôt une approche orientée vers une réalité vérifiable que l’on a la possibilité de rejoindre pour peu que l’on s’y intéresse sans à priori. C’est la visualisation, l’attention, la souplesse dans l’exécution des techniques, ainsi que la sensibilité, qui permettent de travailler dans cette direction. Un grand nombre d’arts en Orient, utilisant parfois un nom différent pour citer cette quête, sont à même d’en démontrer la valeur : le Tai Chi, le Qi Gong entre autres pour la Chine, au même titre que le Kyudo, le Shiatsu ou le Seitai au Japon. Si par ailleurs on se renseigne, on trouvera nombre de civilisations de par le monde qui, sous différentes appellations, ont su conserver et mettre en avant cette dimension de grande valeur qu’est le ki.
Tout dépend de la direction que l’on prend dès le départ dans la pratique de l’Aïkido. Tsuda senseï nous le rappelait avec une certaine ironie lorsqu’il citait son maître : « Maître Ueshiba ne cessait de répéter que l’Aïkido n’est pas un sport, ni un art de combat. Mais aujourd’hui, il est partout considéré comme un sport de combat. D’où vient cette différence de conception aussi flagrante ? »(1). Tout en nous laissant réfléchir sur cette antinomie, ce paradoxe, il se gardait bien de nier l’efficacité de l’Aïkido lorsqu’il était pratiqué par O senseï lui-même. « Me Ueshiba immobilisait les jeunes pratiquants d’Aïkido par terre, uniquement en posant un doigt sur leur dos. Cela paraissait invraisemblable à première vue. Quelques années de pratique m’ont permis de comprendre que c’est bien possible. Il ne s’agit pas d’appuyer avec la force d’un doigt, mais d’y passer le kokyu, de diriger la respiration par le doigt. »(2)

L’esprit

Si l’on veut que l’immobilisation soit dans l’esprit dont parlait O senseï, celui qui consiste à nettoyer les articulations des scories qui les entravent, des tensions qui diminuent leurs capacités, alors la posture est de la première importance. O senseï considérait que la pratique de l’Aïkido était un Misogi c’est-à-dire qu’il s’agissait de se débarrasser des impuretés accumulées : «  La Terre a déjà été portée à la perfection… Seule l’humanité ne s’est pas encore pleinement accomplie. Et cela à cause des péchés et des impuretés qui ont pénétré en nous. La forme des techniques d’Aïkido est une préparation pour débloquer et assouplir toutes les articulations de notre corps. »(3) Pour contrôler les mouvements et réprimer un adversaire de manière à ce qu’il soit dans l’impossibilité de réagir, il suffit d’être solide, stable, d’avoir une bonne connaissance technique, et évidemment d’être déterminé. Par contre, pour qui veut agir de manière à rendre plus libre une articulation par exemple, c’est la sensibilité, la douceur, et une bonne connaissance des lignes qui relient le corps qui seront nécessaires. Rien ne pourra se faire sans l’accord et la compréhension de Uke, avec qui bien bien entendu il ne s’agit pas de jouer au guérisseur, au gourou qui sait tout, ou d’imposer subtilement « pour son bien » telle ou telle façon de faire. Il existe une autre connaissance que celle que nous délivre l’anatomie, celle-ci peut certes nous servir de base pour une compréhension minimale, mais en tant qu’amateurs, dans le meilleur sens du terme, c’est-à-dire passionnés par notre art, il est de première importance de ne pas se limiter à l’aspect proprement physique de la technique.

La posture

La posture de celui qui réalise une immobilisation de type Nikyo ou Sankyo, même si elle est par essence très concentrée, est encore plus exigeante si on veut aller plus loin. La démarche, l’attitude, la recherche changent notre corporalité et lui permettent d’acquérir une dimension différente, à la fois plus souple, plus fine, plus sensible. Il est indispensable de fusionner avec le partenaire, de s’adapter dans un premier temps à la posture de l’autre pour lui permettre de trouver sa place, de positionner son corps de manière à ce qu’il puisse recevoir le mieux possible le geste, l’acte qui permettra la détente, voire la libération attendue. Mais l’immobilisation ne commence pas au sol, déjà dans la saisie du poignet il doit y avoir une impossibilité de mouvement agressif de la part de Uke. Dans ce cas comme pour la plupart des techniques, la posture et le « Ma » (la distance) sont déterminants au même titre malgré tout que la douceur ferme de la prise.

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La posture et le « Ma » (la distance) sont déterminants.

Sentir l’autre

Si je parle de douceur c’est que nombre de débutants cherchent à travers la force ce qui est le résultat d’une longue pratique, d’une longue recherche. Bien souvent ils renforcent leur technique, à la poursuite de la puissance, en perfectionnant la précision, au détriment de la sensation que l’on peut avoir de l’ensemble du corps si, d’une part on a compris physiquement, au niveau du Hara, la circulation du Yin et du Yang, et si d’autre part, au lieu de profiter de l’aubaine pour satisfaire son ego, on s’est positionné dans une attitude, je dirai, de bienveillance envers son partenaire. Dire que l’Aïkido développe une meilleure compréhension de l’être humain est une banalité, dire que l’on perçoit mieux l’âme humaine nous fait entrer dans la sphère des mystiques, prétendre sentir ce qui se passe « dans le corps, dans l’esprit de l’autre » semble tout simplement délirant et hors de toute raison. Pourtant ce n’est pas si différent de ce que font des parents attentifs lorsqu’ils s’occupent de leur bébé nouveau-né. Tsuda Itsuo en donne un aperçu dans le chapitre 3 « Le bébé éducateur des parents », issu de son dernier livre Face à la science, dont voici un passage:
« Savoir bien traiter le bébé, c’est pour moi, le summum des arts martiaux.
En entendant ma réflexion, un Français a sursauté : « Comment est-il possible d’admettre une idée aussi saugrenue, bizarre et incompréhensible que d’associer le bébé avec les arts martiaux ? […]. » Évidemment, pour un esprit occidental, ce sont deux choses totalement différentes, sans aucun rapport. Les arts martiaux ne sont, au fond, que des arts de combat. Il s’agit d’écraser les adversaires, de se défendre contre les agressions. Si ton adversaire est là, tu fais un coup de pied de Karaté. S’il est plus près, tu appliqueras telle technique d’Aïkido. S’il t’empoigne par le vêtement, tu le projetteras avec une technique de Judo. Sinon, tu sors ton couteau et tu le plantes dans son ventre. Si tu peux sortir ton 6,35, c’est encore mieux. […] Il s’agit, en somme, d’accumuler les moyens et techniques variés et compliqués d’agressivité et de remplir l’arsenal. […] Cependant, au delà de ai uchi, il y a ai nuke, état d’esprit qui permet aux adversaires de passer à travers le danger de mort, sans se détruire mutuellement. Il n’y a que très peu de maîtres qui sont arrivés à cet état d’esprit dans l’histoire. L’Aïkido de Maître Ueshiba, d’après ce que j’ai senti, a été entièrement rempli de cet esprit de ai nuke, qu’il appelait de “non résistance”. Après sa mort, cet esprit a disparu, la technique seulement en est restée. L’Aïkido, à l’origine, voulait dire la voie de coordination du ki. Entendu en ce sens, ce n’est pas un art de combat. Lorsque la coordination est établie, l’adversaire cesse d’être adversaire. Il devient comme une planète qui tourne autour du Soleil selon son orbite naturelle. Il n’y a pas de combat entre le Soleil et la planète. Tous les deux sortent indemnes après la rencontre. La fusion est bénéfique et enrichissante aussi bien pour l’un que pour l’autre. […]
Si le bébé poussait des cris bien distincts, […] ce serait plus facile. Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que l’intuition des parents qui permet de distinguer ces nuances subtiles. C’est l’engagement total des parents qui sauve la situation. S’ils n’y attachent pas autant d’importance que s’ils étaient sous la pointe d’une arme blanche, s’ils sont distraits au point de ne penser qu’à sortir leur “poupée” pour la montrer aux autres : « Notre enfant est le plus beau bébé du département », personne d’autre ne peut les obliger.
Voilà des conditions qui associent le bébé aux arts martiaux. Ce n’est pas la peine d’énumérer bien d’autres conditions. Rien ne vaut l’expérience vécue. […] Un des rares domaines qui reste encore et qui exige ce total abandon du “moi intellectuel”, c’est le soin du bébé. Maintenir ce soin dans sa pureté, dans le sens de coordination du ki, c’est un travail colossal alors qu’il existe tellement de solutions de facilité qui sont monnaie courante. »(4)

Régis Soavi immobilisation katame waza
La douceur ferme de l’immobilisation permet d’assouplir les articulations.

Le Seitai

Sans ma rencontre avec le Seitai et surtout sans la pratique du Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) je n’aurais jamais découvert des possibilités telles que celles que j’ai mentionnées. La pratique régulière du Mouvement régénérateur pendant des années est une des clés de l’approfondissement de ce que Tsuda Senseï appelait la respiration, cet art de sentir la circulation de l’énergie vitale qui n’est rien d’autre qu’une des formes que prend le Ki lorsqu’il se manifeste de manière concrète et sensible. Un des exercices que nous pratiquons lors des séances de Katsugen Undo se nomme Yuki et c’est une des pratiques du Non-Faire qui, bien conduite, permet de réaliser la fusion de sensibilité avec un partenaire. À charge pour chacun de l’utiliser dans la vie quotidienne et à fortiori dans l’Aïkido ou tout autre art martial. Si toutes les situations n’y semblent pas propices lorsqu’on débute, c’est à coup sûr une possibilité, un chemin à parcourir, qui me semble adéquat et que l’on peut découvrir, notamment dans les moments plus tranquilles comme pendant une immobilisation ou le zanshin qui la suit.
C’est le chemin que nous indiquait Tsuda senseï, le chemin que lui-même avait suivi sur les traces de ses maîtres Ueshiba Morihei pour l’Aïkido, Noguchi Haruchika pour le Seitai ou encore d’une autre manière ses maîtres occidentaux que furent Marcel Granet et Marcel Mauss – respectivement pour la sinologie et l’anthropologie – qu’il eut la chance là aussi de connaître personnellement.
Ce chemin, « le Non-Faire » ou « Wu wei » en chinois, n’a aucune limite ni profondeur définissable, chaque pratiquant doit faire sa propre expérience, vérifier où il en est, et accepter ses limites pour sans cesse approfondir au lieu d’accumuler.

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« Une immobilisation libératrice » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°5 en avril 2021.

Photos : Paul Bernas et Bas van Buuren

Notes
1) Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre (1982), p. 58
2) Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre (1975), p. 106
3) Ellis Amdur, Hidden in Plain Sight: Tracing the Roots of Ueshiba Morihei’s Power, Freelance Academy Press (2018), p. 292, traduction École Itsuo Tsuda.
4) Tsuda Itsuo, Face à la science, Le Courrier du Livre (1983), p. 24 à 27

1 + 1 = 1 : La respiration

Par Régis Soavi. 

« “Qu’ils soient un ou plusieurs cela n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre”, disait O senseï ». C’est avec cette phrase1,2 que Tsuda Itsuo senseï répondit un jour à une de mes nombreuses questions sur la pratique et notamment sur la manière de se défendre contre plusieurs partenaires.

Magie ou simplicité

Jeune aïkidoka je cherchais à m’abreuver à toutes les sources disponibles, et mes références je les trouvais chez Nocquet senseï, Tamura senseï, Noro senseï. Mais évidemment je les trouvais aussi chez celui dont je me sentais le plus proche : Tsuda senseï. En ce début des années soixante-dix, nous étions très friands d’anecdotes, sur les arts martiaux, sur les grands maîtres historiques, et sur O senseï Ueshiba Morihei en particulier. Nous allions d’ailleurs acheter les films en « super 8 » qui étaient disponibles, dans ce temple qu’était le magasin d’arts martiaux de la Montagne Sainte-Geneviève (à Paris), fascinés que nous étions par les prouesses de ce grand maître. Bien que profondément matérialiste, je n’étais pas loin de croire en quelque chose de magique, à des pouvoirs exceptionnels accordés à certains êtres plus qu’à d’autres. Tsuda Itsuo m’a fait redescendre sur terre, car ce qu’il nous montrait était très simple mais malgré tout, cela restait parfaitement incompréhensible. Les techniques qu’il nous montrait, je les connaissais bien déjà, mais il les faisait avec une telle simplicité, une telle facilité que j’en étais perturbé, et cela ne faisait que renforcer mon désir de continuer à pratiquer pour découvrir les « secrets » qui le lui permettaient.

Son leitmotiv : la respiration

Respiration, Non-Faire
Les entraînements à plusieurs ont pour objectif de nous porter dans la direction du Non-Faire.

Lorsqu’il parlait de respiration il fallait entendre le mot KI, c’était la traduction qu’il avait choisie pour exprimer ce « non-concept » qui est si commun, et si compréhensible de manière immédiate au Japon, mais si difficile à saisir en Occident. Il expliquait qu’on pouvait réaliser l’unité primordiale lorsqu’on unit sa respiration avec son ou ses partenaires. La respiration devient le support physique, l’acte concret qui permet de s’unifier avec les autres. Elle agit physiquement comme une sorte de contrainte douce sur le corps des partenaires. Nous connaissons tous ce dont je parle, ce n’est absolument pas mystérieux. Il y a des personnes qui sont capables de rendre les autres mal à l’aise, d’autres qui savent s’imposer, imposer leur respiration, laissant parfois leur correspondant dans l’incapacité de prononcer une parole. Dans les arts martiaux, et c’est particulièrement visible dans l’art du sabre, il s’agit de désynchroniser le souffle de manière à surprendre l’adversaire, à le déstabiliser. Le moment crucial dans bon nombre de cas étant celui où le début de l’inspiration de celui qui fait face correspond à la fin de l’inspiration de l’autre, autrement dit au début de son expiration. On frappe pendant cet intervalle entre expire et inspire. Ce moment que l’on appelle  »l’intermission respiratoire » est le moment idéal pour déployer sa force physique dans un combat, et vaincre l’adversaire. Il en va tout autrement en Aïkido où ce même instant permet d’entrer dans le souffle du partenaire, dans cette voie qu’est la voie de l’harmonie, où il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.

Pratiquer avec un partenaire comme s’ils étaient plusieurs

respiration, technique, calme
Le calme intérieur commence par le fait de bien connaître les techniques.

Pour commencer il est plus simple de pratiquer avec un seul partenaire, mais il est important de ne pas se fixer sur lui, de rester disponible à d’autres interventions. Cette disponibilité, on y parvient grâce au calme intérieur, et cela commence par le fait de bien connaître les techniques, et de ne pas s’affoler. Il faudra malgré tout quelques années pour être tranquille dans de telles circonstances, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre pour commencer à travailler dans cette direction. Je dirais que, pratiquer avec plusieurs partenaires, plus qu’une performance à exécuter, représente pour moi une orientation pédagogique, l’Aïkido est un tout, on ne peut pas le découper en tranches. Il s’agit d’une pédagogie globale et non d’un enseignement de type scolaire sanctionné par des notations et des examens. Déjà, chaque fois que le groupe de pratiquants se retrouve en nombre impair, on peut en profiter pour travailler à trois, mais cela ne suffira pas pour acquérir les bons réflexes, la bonne attitude à adopter. Chaque fois que le groupe le permet, c’est-à-dire s’il n’y a pas trop de différences de niveaux, on peut faire pratiquer tout le monde par groupe de trois, voire quatre partenaires.

Si les deux partenaires saisissent Tori ensemble, et à deux mains, c’est la technique et la capacité de Tori à concentrer la puissance dans le hara grâce à la respiration qui sera déterminante, la souplesse des bras et des épaules permettra de faire circuler l’énergie, le ki, jusqu’au bout des doigts, et de le faire jaillir au-delà, entraînant la chute des partenaires sur les tatamis. Mais si on travaille avec des attaques en alternance, la difficulté la plus grande n’est pas dans le fait de faire les techniques, mais surtout dans le rôle de Uke.

En effet Uke, bien trop souvent, ne sait pas comment se comporter, et il attend son tour pour attaquer. Mon enseignement consiste donc aussi, à montrer comment se positionner, comment trouver l’angle d’attaque ; je joue dans ce cas le rôle de Uke, exactement comme dans les anciens koryu. Je montre comment tourner autour de Tori, comment sentir les failles dans sa respiration, dans sa posture, et comment Tori peut utiliser un partenaire contre l’autre, je le fais lentement de manière à ce que Tori ne se sente pas réellement agressé mais plutôt dérangé dans ses habitudes, dans sa mobilité ou son incapacité à bouger en harmonie. Les formes de l’attaque doivent être très claires, il ne s’agit pas de démontrer la faiblesse de l’autre mais de lui permettre de sentir ce qui se passe autour de lui sans avoir besoin de regarder ou de s’agiter, mais par contre, en développant sa capacité sensitive. Il ne doit pas s’attacher à la contrainte que lui impose chaque saisie mais au contraire, réaliser qu’elle peut être l’occasion d’un dépassement et même, une aubaine.

La valeur du déplacement

Les déplacements acquièrent une valeur toute spéciale lorsqu’il y a plusieurs personnes autour de nous. Si on regarde la circulation automobile sur une autoroute à une heure de pointe du haut d’un pont qui la surplombe on sera très étonné de voir à quel point les véhicules se frôlent, se dépassent, ralentissent, accélèrent, et même changent de file dans une sorte de ballet qui pourtant n’est régi par aucune instance supérieure, mais bien réellement par chaque conducteur. On pourrait s’attendre à une quantité énorme d’accidents, ou au moins de froissements de tôle en quelques minutes, et pourtant il n’en est rien, tout se passe bien. Il existe bien sûr des accidents, mais très peu, relativement à ce que l’on peut imaginer ou voir du haut de notre observatoire.

Si, lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires on met autant de concentration, d’attention et de respect de l’autre que lorsque l’on conduit un véhicule quel qu’il soit, comme il s’agit de notre corps – et non d’une extension de la conscience de ce corps, comme cela peut l’être avec une voiture – cela devient beaucoup plus facile. Je le répète : il est nécessaire d’avoir une bonne technique, de ne pas être apeuré par ce qui se passe, mais tranquille et sûr de soi, tout en étant vigilant et conscient de ce qui se bouge tout autour de nous. La différence avec l’exemple que je viens de donner est que les partenaires cherchent à nous toucher, nous frapper, ou nous immobiliser, contrairement aux véhicules qui s’évitent les uns les autres. Or au même titre que la voiture par exemple – qui par anthropotechnie devient comme une extension de notre corps, dont nous connaissons, dont nous avons conscience des dimensions, au centimètre, voire au millimètre près –  il s’agit de saisir l’opportunité de sentir notre sphère, non plus comme un rêve, une idée, un fantasme, une imagination, ou un délire ésotérique inventé de toutes pièces par quelque mage ou charlatan, mais bien comme une réalité concrète accessible à tous, puisque nous en sommes déjà capables en voiture si nous sommes suffisamment attentifs.

Il s’agit alors de jouer avec cette sensation, cette extension : à peine les sphères se frôlent-elles, que déjà, elles s’étendent, se rétractent, se déplacent sans cesse, répondant aux besoins sans qu’il y ait un recours au système volontaire. C’est le travail de l’involontaire, du spontané, comme si les déplacements se faisaient tout seuls de manière exacte et avec facilité. C’est alors que l’on est dans la pratique du Non-Faire, ce fameux non-agir, le wu-wei chinois, ce qui semblait mythique devient réalité. Les entraînements à plusieurs ont cet objectif, de nous porter dans la direction du Non-Faire. Cette pratique peut se faire au milieu d’une foule, dans un grand magasin un jour de soldes, ou de manière plus quotidienne dans le métro pour les citadins. Le jeu consiste à sentir comment bouger, comment se déplacer, comment réussir à passer dans les interstices laissés vides entre les personnes.

O senseï était là aussi un maître dans cet art du déplacement au milieu des foules. Ses Uchi deshi se plaignaient de ne pas réussir à le suivre au milieu de l’affluence, lorsqu’ils devaient prendre le métro pour l’accompagner à une démonstration ou lorsqu’ils devaient partir en train avec lui. Ils étaient pourtant jeunes et vigoureux mais avaient d’énormes difficultés à se déplacer dans l’encombrement de la gare alors que lui, très âgé et plutôt frêle à la fin de sa vie, se faufilait dans la multitude à une vitesse surprenante.

Unifier la respiration
Il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.

Recréer un espace autour de soi

L’art de se fondre dans la foule, de passer inaperçu, peut être une disposition naturelle, ou une déformation – parfois due à un traumatisme – d’où résulte une souffrance : être la personne que l’on ne voit pas, celle que l’on ne remarque pas, qui devient invisible. Mais cela peut aussi être aussi un art, et il semble que là encore O senseï Ueshiba Morihei excellait. Parfois il est nécessaire de fondre, de se fondre dans une foule par exemple, de s’effacer pour passer inaperçu. Notre sphère devient comme transparente dans ce cas, mais elle reste à la fois très présente, cohérente, stable, et puissante. Il se crée autour de la personne un espace vide difficilement franchissable, il est donc délicat voire malaisé de l’attaquer et même simplement de s’en approcher.

J’ai eu l’occasion de vivre cela pendant les démonstrations avec mon maître Tsuda senseï, mais je crois que c’était encore plus parlant après les séances, lorsque nous prenions un café ou un thé tous ensemble au dojo juste devant les vestiaires où on avait pu dégager un petit endroit. Il y avait une grande table basse et nous étions tous assis autour, plus ou moins collés les uns aux autres, sauf autour de senseï. Là il y avait toujours un espace de chaque coté qui semblait infranchissable, et ce n’était pas seulement le respect qui nous empêchait de nous y asseoir. Il y avait un vide très concret, très réel, solide comme un rocher. Tsuda senseï semblait ne jamais y prêter attention, il buvait son café, discutait, racontait des histoires puis au bout d’une petite demi-heure voire plus, il se levait et partait. Mais le vide restait : même si nous restions un peu plus longtemps parfois, personne n’occupait la place vacante, quelque chose persistait à cet endroit. C’est ce que j’appelle l’art de créer un espace infranchissable autour de soi, on peut difficilement travailler cet art, c’est plutôt une capacité qui émerge naturellement, qui survient lorsqu’on devient indépendant, autonome, lorsque on a dépassé le stade du premier apprentissage ou que le besoin s’en est fait sentir.

L’un et le multiple

Ce qui pose problème ce n’est pas la multiplicité des attaques, mais notre capacité à rester calme en toutes circonstances. Qui peut y prétendre, et n’est-ce pas un mythe ? Si les attaques sont conventionnelles, ou prévues à l’avance, comme une sorte de ballet, on sort du rôle pédagogique de l’Aïkido. Il ne s’agira que de la répétition de gestes, que l’on peut affiner ou rendre plus esthétique, certes, mais dépourvus de profondeur. Il s’agira d’un spectacle, aussi professionnel soit-il, aussi admirable soit-il, il ne concerne plus l’Aïkido, qui aura perdu je pense sa valeur de changement en profondeur de l’être humain.

Régis Soavi

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Article de Régis Soavi publié dans Self & Dragon Spécial Aikido n°4 en janvier 2021.

Notes (de l’éditeur) : voir à ce sujet (par Tsuda Itsuo) :
  1. « Ueshiba : “Moi, je ne regarde pas les autres dans les yeux, je ne regarde pas leur technique, leur manière. Je les mets tous dans mon ventre. Puisqu’ils sont dans mon ventre, je n’ai pas besoin de lutter avec eux. » (Le Dialogue du silence, Le Courrier du Livre, 1979, p. 79) ;
  2. « c’est ce que Maître Ueshiba disait : “Quand il y a beaucoup de gens ça n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre”. » (Cœur de ciel pur, Yume Editions, 2013, p. 48)

Photo : Paul Bernas, Jérémie Logeay

Reishiki : une partition de musique

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 7 de mars 2020, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 6,90€ ou en version papier à 8,90€. Dans ce numéro très riche, vous trouverez un autre article de Régis Soavi sur Vivre Seitai.

Régis Soavi : récitation du Norito, d’origine Shinto, Misogi No Harae qu’il récite quotidiennement lors des séances d’Aïkido. Calligraphie de Tsuda Itsuo Senseï 看脚下 (Regardez sous vos pieds).

Dans notre relation au dojo il est très souvent question de Reishiki (l’étiquette). Dès notre premier contact avec les arts martiaux, dès que nous pénétrons dans un dojo, nous voyons des personnes s’incliner de manière très respectueuse à l’entrée puis se saluer entre elles, ou parfois en direction du Kamiza après avoir pris une arme. Chaque école a ses règles de bonne conduite, comme elle a son savoir-faire. En Occident certaines de ces règles sont même parfois affichées à côté de la porte, ne demandant qu’à être respectées. Ce qui n’est pas toujours le cas, car nombre de personnes y répugnent sous prétexte de religiosité, de modernité ou même parfois parce qu’elles y voient un côté trop militaire ou sectaire. Pourtant notre société a ses protocoles, ses usages. Tout le monde se lève quand la Cour entre au sein du tribunal, les acteurs et musiciens s’inclinent devant leur public au même titre que l’on se lève lorsque est joué l’hymne national ou l’hymne européen.

Le respect qui est demandé dans un dojo est plus qu’une coutume d’origine orientale, qu’elle soit japonaise ou chinoise. Il ne s’agit pas de jouer un rôle, de  »faire comme au Japon », d’être strict et irréprochable, voire rigide dans le respect scrupuleux des règles de bienséance. Reishiki engage tout notre être. La plupart d’entre nous avons perdu l’habitude de nous incliner devant qui ou quoi que ce soit : le shake-hand, la bonne poignée de main, la bise, ou d’autre rituels plus modernes ont remplacé ce qui ressemblait trop souvent à un rapport de pouvoir sur des inférieurs, exigé de la part de supérieurs hiérarchiques.

Avant de comprendre, comme me l’avait enseigné mon maître Tsuda Itsuo Senseï, que le salut entre partenaires, que l’on soit debout ou à genoux, est à la fois une manière d’unifier, de coordonner le souffle et de saluer la vie dans l’autre, il m’a fallu du temps, beaucoup de temps même. Si nous l’acceptons comme une bonne pratique, nous sommes souvent loin de sa compréhension vécue par nos sens. Reishiki pourtant est la partition du merveilleux morceau de musique qu’est la pratique de l’Aïkido. La partition nous donne la mesure, le tempo, les notes sont écrites sur la portée et sont ainsi plus faciles à trouver, mais tout reste à jouer. Bien évidement il faut connaître la clef : sol ? ut ? ou fa ? Et dans quelle position ? De quel instrument joue-t-on ? Comment allons-nous le jouer ? Presque tout semble possible mais on ne peut quand même pas faire n’importe quoi. Un expert, un grand maître lui, est capable de jongler avec les notes, d’y ajouter des improvisations, d’accélérer un tempo dans telle partie, de ralentir dans une autre. D’insister sur une cadence, d’en supprimer une ou de la raccourcir. Comme un maître d’Aïkido improvise face à son partenaire, unifie son souffle avec lui et bouge de manière non conventionnelle, créant par là même comme un ballet à la fois esthétique et redoutable. Noro Masamichi Senseï nous en faisait la démonstration à chaque séance, dans les années soixante-dix, alors que j’étais encore un jeune instructeur très inexpérimenté.

Reishiki : simplement un rituel ?

Le côté cérémonial nous permet d’accéder au sacré sans nous condamner au religieux, de telle manière que le profane lui-même acquiert ses lettres de noblesse et devient sacré lui aussi.

Un musicien classique se prépare avant de commencer à jouer, il accomplit un certain nombre de fois des actes que l’on pourrait qualifier de rituels. Il accorde son instrument ou simplement en vérifie la justesse, exécute des exercices d’assouplissement, de mémorisation pour des passages difficiles, comme nous-mêmes prenons soin de notre posture, de notre corps, et vérifions notre tenue, keikogi, ceinture, hakama, toute cette attention fait partie intégrante du soin que nous apportons à la pratique de notre art.

Reishiki permet de structurer la pratique, à travers les différents rituels et leur répétition, on a ainsi la possibilité de concentrer l’attention grâce au soutien régulier qu’ils apportent. Ils sont aujourd’hui rares, tout au moins en Europe, les dojos où les pratiquants s’occupent du ménage quotidien, du nettoyage des sanitaires, du rangement des vestiaires, ou des keikogi de prêt pour les débutants, etc. En fait ils agissent comme des Uchi deshi d’une autre époque. Il est devenu difficile de faire passer ce message à de jeunes générations pour qui l’apprentissage est souvent devenu une corvée dont il faut se débarrasser le plus vite possible.

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Fudoshin : l’esprit immuable

Par Régis Soavi. 

Il y a plusieurs manières d’envisager le travail en Jiyuwaza et chaque École a sa manière de le voir, de le pratiquer. L’École Itsuo Tsuda, quant à elle, en a incontestablement fait une des bases de son enseignement, de sa pédagogie.

Jiyuwaza : “Le mouvement libre”

Tsuda senseï, bien que japonais, n’utilisait que très rarement des termes techniques de sa langue natale. Intellectuel d’une grande finesse, écrivain et philosophe, conférencier et technicien Seitai, il accordait une très grande importance au fait d’être, si possible, toujours bien compris. Aussi, comme il maîtrisait parfaitement la langue française, il utilisait uniquement celle-ci pendant les séances d’Aïkido. Pour moi qui suivais à l’époque tous les senseï qui passaient en France c’était assez curieux de l’entendre expliquer une technique ou la montrer sans même en dire le nom en japonais. Certains élèves qui ne connaissaient que son Aïkido en avaient par contre l’habitude, et n’étaient aucunement choqués. J’ai personnellement gardé l’usage d’utiliser les noms japonais, comme moyen de communication dans mon enseignement, uniquement lorsque c’est indispensable, et c’est devenu une tradition dans nos dojos. C’est pourquoi dans notre École, ce que nous appelons le “mouvement libre” à la fin de chaque séance, juste avant de faire le kokyu ho, est un exercice que l’on pourrai appeler “Jiyuwaza”. C’est une sorte de randori léger et c’est un moment très important, car les espaces entre les personnes sont réduits du fait que tout le monde bouge en même temps dans tous les sens, et que chacun agit comme il veut au gré de son inspiration, en fonction de son partenaire, ou de l’angle dans lequel il se trouve par rapport à l’autre. Parfois, sans transition, tout en continuant l’exercice et sans que personne ne retourne s’asseoir, je fais changer les partenaires. Puis, après quelques minutes, de nouveau, je dis « changer », puis enfin, j’annonce avec un sourire « bagarre générale ! » et là c’est la joyeuse mêlée, où tout un chacun est à la fois uke et tori, à tour de rôle et en même temps, cela tient du capharnaüm mais de façon légère, de manière que personne ne se blesse, et pourtant il est important que chacun donne son maximum en fonction de son niveau. C’est un exercice important que je fais souvent travailler à l’occasion des stages où il y a beaucoup de monde car il donne la mesure de ce que nous sommes capables de faire dans une situation embrouillée. Il est primordial que les attaques portées ne soit pas violentes, qu’elles ne provoquent pas la peur, mais qu’elles soient suffisamment appuyées de manière que l’on sente la continuité du ki dans le geste. Si elles sont superficielles ou hésitantes on perd son temps, ou on s’illusionne sur ses capacités. C’est un apprentissage difficile, qui lui aussi prend des années, mais il a une grande importance pédagogique, c’est pourquoi nous pratiquons “le mouvement libre” à deux quotidiennement à la fin de chaque séance.

Encore une fois la sphère

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Mormyridés : en transformant les impulsions électriques en son, puis en tracés, on a une image de la sphère de ces poissons

C’est en regardant un documentaire sur l’évolution que m’avait envoyé un de mes élèves pendant le confinement que, comme lui, j’ai été stupéfait de découvrir la représentation imagée de la sphère qui entoure un poisson très spécial faisant partie du groupe des Mormyridés. Bien que connus depuis la plus haute Antiquité car, curieusement, ils ont souvent été représentés sur les fresques et bas-reliefs ornant les tombes des pharaons, on vient de leur découvrir des qualités remarquables. Ce sont des poissons ayant un squelette osseux, ce qui déjà est plutôt rare, qui en plus de cette particularité possèdent des facultés singulières. Ils chassent et communiquent grâce aux impulsions électriques, envoyant de légères décharges électriques (entre 5 et 20 V) extrêmement brèves, moins d’une milliseconde, qui sont répétées à un rythme variable et sans interruption de plus d’une seconde. Un organe particulier produit ce champ électrique qui entoure le poisson. En transformant les impulsions électriques en son, puis en tracés, on peut par la suite en avoir une image comme celle de la page ci-contre, et on peut ainsi visualiser la sphère de ces poissons, qu’ils peuvent aussi utiliser comme système de défense. Grâce à ce champ ils peuvent faire la différence entre un prédateur, une proie ou l’un de leurs semblables. Lorsqu’un prédateur pénètre dans ce champ il le déforme, et cette information est immédiatement communiquée au cervelet. Le cervelet chez eux est nettement plus volumineux que tout le reste du cerveau. Cette capacité de produire et analyser un courant électrique faible leur est utile pour s’orienter dans l’espace, et leur permet de localiser des obstacles, de détecter des proies, même dans une eau trouble ou en l’absence de lumière.

Une représentation mentale ou une fonction du cervelet

La sphère chez l’être humain n’est peut-être qu’une représentation mentale des capacités inconscientes qu’il possède – nous le saurons peut-être dans plusieurs années ou siècles – mais cela n’enlève rien à sa réalité, ressentie par le pratiquant d’arts martiaux, ni à son efficacité. Le ki, cette sensation énigmatique de notre propre énergie, de notre observation, de l’ambiance, que tous les peuples ont connu et transmis dans leurs cultures sans pouvoir lui donner une définition précise, pourrait bien être la réponse, certes considérée comme non scientifique, mais qui possède une réalité empirique attestée par l’expérience de nombreux maîtres, shamans, ou mystiques. Si nous cherchons des réponses du coté des sciences cognitives nous pouvons trouver des éléments qui, mis ensemble, donnent du corps à cette recherche.

Le cervelet joue un rôle important chez tous les vertébrés. Chez l’être humain son rôle est absolument primordial dans le contrôle moteur, qui est la capacité de faire des ajustements posturaux dynamiques et de diriger le corps et les membres dans le but de faire un mouvement précis. Il est déterminant aussi dans certaines fonctions cognitives et il est également impliqué dans l’attention et la régulation des réactions de peur et de plaisir. Il contribue à la coordination et la synchronisation des gestes, et à la précision des mouvements. Dans une attaque simultanée de plusieurs personnes, les arts martiaux – et l’Aïkido en particulier – doivent avoir préparé l’individu, grâce à la répétition et à la scénographie lors des kata ou dans les mouvements libres, à apporter les réponses nécessaires pour sortir de ce genre de situation. Lorsqu’il s’agit d’une question de survie, les “organes” que sont cervelet, thalamus, et système moteur extra-pyramidal doivent être prêts. L’apprentissage doit avoir été de qualité, incluant la surprise, l’attention et même une sorte d’appréhension, de manière que l’involontaire trouve où puiser dans ces expériences pour conduire les gestes justes.

Être comme un poisson dans l’eau

Jiyuwasa est comme une danse où l’involontaire est roi. Il ne s’agit pas d’être le chef tout puissant régissant des subalternes ou des faire-valoir, mais plutôt de pénétrer dans un monde subtil où la perception, la sensation nous conduisent. Comme le poisson cité plus haut il s’agit de sentir le mouvement de l’autre au moment où il se déploie et touche notre sphère, ne surtout pas partir avant, au risque que l’attaque change en cours de route, mais être dans une position, une posture, qui suscite un certain type de geste et donc de réponse. La technique ne doit pas être prévue ni prévisible, mais adaptable et adaptée à la forme qui tente de nous atteindre. Une relecture de Sun zi nous offre quelques citations de choix telle : « Si vous connaissez l’ennemi et vous vous connaissez, la victoire est assurée. Si vous connaissez le Ciel et la Terre, votre victoire sera totale. »1. Connaître, tout en ignorant ce qui va se passer : comment faire ? C’est par la fusion de sensibilité avec le partenaire que nous pouvons découvrir comment nous devons nous comporter, comment nous devons agir, réagir sans réflexion primaire, sans hésitation. Petit à petit une sorte de confiance naît de ce genre d’exercice où toutes les réponses sont possibles. C’est le moment d’aller plus loin, de demander à notre partenaire d’être plus subtil, plus opiniâtre aussi. Il doit chaque fois que cela est possible renverser les rôles et se présenter comme s’il était Tori plutôt que Uke.

regis soavi aikido fudoshin
Il s’agit de sentir le mouvement de l’autre au moment où il se déploie et touche notre sphère

Fudoshin

Lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires ou lorsqu’il s’agit de sortir du confort de la pratique quotidienne avec des personnes que l’on connaît, pour exprimer ce que certains appellent le potentiel, il se produit divers réactions de tension, le corps qui appréhende cette rencontre inhabituelle se raidit, et devient rigide. Tsuda Itsuo senseï nous apporte une réponse, ou plutôt effectue un décryptage de la situation à travers un texte de Takuan qu’il cite, tout en développant pour les Occidentaux que nous sommes, deux ou trois concepts qui nous éclairent sur le comportement et les ressources que nous devons trouver au plus profond de nous-mêmes.

« Comment sortir de cet état d’engourdissement, c’est le problème majeur de ceux qui sont dans le métier des armes.
À ce propos, un texte, Fudôchi Shimmyô roku, la Sagesse Immobile, écrit par Takuan (1573-1645), un moine zen, donnant conseil à un des descendants de la famille Yagyû, chargée de l’enseignement du sabre auprès du shogounat Tokugawa, reste célèbre.
Fudô veut dire immobile,” dit-il, “mais cette immobilité n’est pas celle qui consiste à être insensible comme de la pierre ou du bois. Il s’agit de ne pas fixer l’esprit, tout en allant en avant, à gauche et à droite, en bougeant librement, selon le désir, dans toutes les directions.”
L’Immobilité, selon Takuan, est donc d’être imperturbable en esprit, il ne s’agit nullement de l’immobilité sans vie. Il s’agit de ne pas rester dans la stagnation, de pouvoir agir librement comme de l’eau qui coule. Lorsqu’on reste figé à cause de la fixation sur un objet, notre esprit, notre kokoro est perturbé sous l’influence de cet objet. L’immobilité rigide est le terrain propice aux égarements.
« Même si dix ennemis vous attaquent, chacun donnant un coup de sabre, » dit-il, « il suffit de les laisser passer, sans bloquer votre attention chaque fois. C’est ainsi que vous pouvez faire votre travail sans contrainte de un contre dix. »
[…]

La formule de Takuan, c’est de vivre au présent, au maximum, sans être aucunement entravé par le passé qui fuit. »2

La maîtrise pour chacun d’entre nous, aussi relative soit elle, est toujours, quelles que soient nos capacités, nos difficultés, ou même parfois nos facilités, le résultat d’une vie de travail, et d’entraînement. Frédéric Chopin, alors qu’il venait de jouer par cœur quatorze préludes et fugues de Jean-Sébastien Bach, avait déclaré à une de ses élèves lors d’un cours particulier : « La dernière chose c’est la simplicité. Après avoir épuisé toutes les difficultés, après avoir joué une immense quantité de notes et de notes, c’est la simplicité qui sort avec son charme, comme le dernier sceau de l’art. Quiconque veut arriver d’emblée à cela n’y parviendra jamais ; on ne peut commencer par la fin. »3
Que l’on soit Musicien, Artisan, Compagnon du devoir, Moine zen, ou Senseï d’arts martiaux, c’est la sincérité dans le travail et le plaisir partagé qui nous conduisent vers la simplicité, vers Fudōshin, l’esprit immuable.

Régis Soavi

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« Fudōshin : l’esprit immuable » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon (Spécial Aikido n°3) en octobre 2020.

Notes :
1) Sun Zi, L’art de la guerre, Guy Trédaniel Éditeur, 2011, p. 69
2) Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre, 1982, pp. 72-73
3) Guy de Pourtalès, Chopin ou le poète, Gallimard, 1940, p. 145

Crédits photos : Bas van Buuren, Quinn Berentson (image extraite de La fabuleuse histoire de l’évolution : le Rift Albertin)

Aïkido : une voie de normalisation du Terrain

Par Régis Soavi

Aïkido journal : « L’aïkido a-t-il encore une chance de survie après plus de trois mois d’interruption? » 1

Régis Soavi : « Qui parle de plus trois mois d’interruption de la pratique ? D’après nos sources, qui en fait sont des contacts directs, à l’exception de trois ou quatre personnes qui venaient de commencer depuis moins d’un ou deux mois aucun des membres de notre dojo n’a cessé de pratiquer (chez lui). Et même, pour certains, le confinement leur a permis de faire ce que nous appelons la Pratique respiratoire (communément nommé Taïso dans les autres Écoles) tous les matins alors que d’habitude leur travail ne le leur permettait que trois ou quatre séances par semaine.

Le lieu, le dojo est certes resté fermé. Bien que, étant moi-même confiné à Paris par ordre de l’État, mais habitant à moins de vingt mètres du dojo, j’ai pu continuer de m’y rendre et d’y maintenir la Vie. Chaque matin avec ma compagne (confinée avec moi) nous avons pu, après le Norito Misogi no Harae que je récite avant les séances, faire la pratique respiratoire. La résonance créée par les « Hei Ho » lors de Funakogi undo ou par les claquements de mains qui ponctuent les exercice du début a permis je pense de maintenir cet espace « plein », au sens de la plénitude du Ki. Le dojo n’a jamais été vide. »

Aikido, voie de normalisation du terrain

A. J. : « La reprise de la pratique sous sa forme habituelle sera-t-elle possible à la rentrée ou devra-t-elle attendre le développent et la mise en place d’un vaccin efficace contre le SARS-CoV-2 ? »

R.S. : « Aïkido : La voie, est-ce une autoroute ? 2

Il est plus que jamais nécessaire de normaliser notre terrain afin de permettre une réaction du corps qui soit à la fois saine et rapide. Si le Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) est une réponse spécifique pour permettre au corps de réagir, l’Aïkido quant à lui – s’il est pratiqué de manière régulière avec l’attention et la concentration indispensables – est une pratique qui va dans la même direction. À condition bien sûr d’oublier le coté « je veux une efficacité immédiate et facile ». Dans les statuts de notre dojo figure toujours cette recommandation de Tsuda Senseï sur l’esprit de la pratique : « sans connaissance, sans technique, sans but ». Ces indications – d’esprit très zen dira-t-on – font de notre École une École très particulière, ce n’est certes pas la seule, mais ce type d’Écoles est devenu rare et maintenant commence à être de nouveau recherché pour ses spécificités. C’est par la mobilisation de l’unité de l’Être que le corps physique retrouve des capacités trop souvent oubliées, sous-évaluées, surévaluées, ou bien encore méprisées, mais dans tous les cas trop souvent sous-utilisées. Pourquoi le Tai-chi-chuan et le Qi Gong, quelle que soit l’École, ont pu continuer, progresser et fleurir alors que beaucoup de clubs d’Aïkido ont régressé et parfois meurent à petit feu ? Ne serait-ce pas parce qu’ils ont su présenter le coté santé, développement personnel, ainsi que le coté détente de leur pratique, face au stress provoqué par les modes de vie modernes, plutôt que le coté martial qui pourtant existe dans de nombreuses Écoles et – j’oserais même dire – existe de manière sous-jacente dans toutes les Écoles ? Ils n’ont pas eu peur de mettre en avant des valeurs qui sont ou devraient être les nôtres, telles que la circulation du ki (le Chi ou Qi) et l’importance de l’unité du corps pour maintenir la santé psychique autant que physique.

Immunité croisée

Après nous avoir enfermés, confinés dans des villes et des villages, après avoir insufflé la peur à la majorité des peuples du monde, aujourd’hui on nous parle de l’immunité croisée comme si c’était une découverte. Mais ne se pose-t-on pas la question de la capacité de résistance, de résilience de l’être humain depuis des milliers d’années ? Si l’être humain existe encore, n’est-ce pas parce qu’il est fondamentalement ancré dans la Nature avec un grand N et non la nature au sens de son environnement – qu’au demeurant il traite si mal ? Nous sommes une partie non séparée de « La Nature », nous menons une vie en symbiose avec ce qui nous entoure, nous sommes fondamentalement des Symbiotes. Les bactéries, tant redoutées, n’exercent pas seulement un rôle pathogène, elles sont aussi par exemple à l’origine de notre capacité de respirer, grâce à leur mutation qui en fit des mitochondries3. Sans leur travail nous serions incapable de digérer les aliments et donc de nous nourrir, de même qu’elles participent à nos systèmes de défense en faisant barrière contre des éléments dangereux. Les virus, les rétrovirus quant à eux ont un rôle dans notre capacité à vivre et à dépasser les difficultés et les obstacles : certains d’entre eux sont des bactériophages, d’autres souvent très anciens, coincés qu’ils sont dans des parties encore incomprises de l’ A. D. N. (parties si incomprises qu’elles étaient même appelées « Rubbish » ou « détritus »), servent de mine d’information – un peu comme une immense bibliothèque – pour le système immunitaire, à condition qu’on laisse celui-ci travailler à chaque fois qu’il y en a besoin. Qu’en est-il de l’équilibre en ces jours d’affolement ? La société nous propose, nous impose toujours plus de protection, et nous sommes de plus en plus désemparés devant la difficulté. Nous parlons d’entraînement en Aïkido, nous voulons un corps fort, il faudrait peut-être aussi penser à entraîner notre système immunitaire, et ne pas l’empêcher de faire son travail.

La peur, une banalité

La peur est la grande responsable, et elle nous est inculquée dès notre plus tendre enfance, avec gentillesse, avec bonne volonté, pour notre bien. Tout cela presque sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Tout notre entourage y participe ; parents, famille, éducateurs, enseignants, médias. La peur de la douleur, la peur de la maladie, la peur de la mort. On doit faire attention, se méfier de tout, du moindre rhume, de la plus petite fièvre, d’un minuscule bouton, tout doit être traité, analysé, répertorié, il y a danger partout, l’individu en vient à revendiquer d’être enfermé dans un bunker, qu’il soit physique ou mental, censé contenir un doux cocon de protection sécurisant à souhait. Tout cela semble normal, pourquoi se priver de ce cocon, en priver les autres, nos amis, nos proches ? La société moderne a altéré le sens de la vie et l’a remplacée par sa consommation passive, les propagateurs de cette nouvelle idéologie en ont fait un objet de désir, parfois un objet de culte comme pendant le confinement, mais toujours un objet. Peut-on renverser la vapeur ? Faire marche arrière ? Cela aurait-il un sens ? On serait vite traité de fou, de groupe sectaire dangereux, à éliminer rapidement car « risque de contagion idéologique ». Si solution il y a, elle est individuelle, raisonnable et responsable, vis-à-vis de soi comme de ceux qui nous entourent. »

A. J. : « Dans le contexte de la diminution du nombre de pratiquants et du vieillissement de ceux-ci, l’aïkido a-t-il encore une chance de survie après plus de trois mois d’interruption? »

R.S. : « « Le mythe de la vieillesse ».

On me dit : « Il n’y a plus de jeunes pratiquants dans les dojos d’Aïkido ! Ils vont tous pratiquer des Budo réputés plus efficaces, plus volontaires ! » Pourquoi un tel défaitisme ? Et si au lieu de faire « un peu plus de la même chose », comme l’énonce la théorie des chercheurs de Palo Alto, nous réfléchissions sur ce qui nous a fait venir, nous, dans un dojo d’Aïkido plutôt que de choisir un autre art ? Et si notre force était ailleurs, si la valeur de l’Aïkido n’était justement pas dans l’apprentissage du combat mais dans l’art de la fusion de la respiration, dans le développement de la sensibilité, en favorisant les recherches sur la sensation de la sphère, l’intuition, la libération de l’être humain véritable qui dort encore au fond de chacun d’entre nous ? Cela ne forme pas des personnes faibles – bien au contraire – mais plutôt des personnes capables d’aller chercher ce dont elles ont besoin au moment juste même dans un environnement difficile, voire dangereux. Et si notre force c’était l’involontaire, et son aboutissement le « Non-Faire » ? Mais comment parvenir à réveiller cette force ? À défaut de l’avoir conservée depuis l’enfance, peut-être a-t-on tout simplement besoin de la retrouver et pour cela besoin de mûrir, parfois même besoin d’éliminer les fausses bonnes solutions, les illusions, les stratagèmes. O Senseï Morihei Ueshiba a cherché toute sa vie dans la pratique des Budo comme à travers le Sacré, et cette recherche était la réalisation même de sa vie. Il n’a pas pris sa retraite à soixante ans pour devenir patron de club. Il a été un exemple pour ceux qui, comme Tsuda Senseï, l’ont connu personnellement. Un exemple et sûrement pas « une personne à risque » que l’on doit protéger. Comme on le fait aujourd’hui avec nos aînés dans des institutions spécialisées.

Je ne résiste pas à citer un petit passage d’un texte qu’Itsuo Tsuda avait publié sous forme de cahier au début des années soixante-dix et que j’ai conservé précieusement jusqu’à sa publication officielle dans un recueil posthume en 2014. Ce passage en dit long sur l’état d’esprit de ce maître hors du commun que j’ai eu la chance de suivre pendant plus de dix ans et qui a imprégné si fortement ma démarche dans la pratique de notre art. »

Itsuo Tsuda parle :

« J’ai commencé l’Aïkido à l’âge de quarante-cinq ans, à l’âge auquel on renonce en général à tout mouvement qui risque d’être violent. Pendant plus de dix ans, tous les matins, j’allais à la séance qui commençait à 6h30, en me levant à 4h, sans relâche, même s’il m’arrivait de me mettre au lit à 2h du matin ou même si j’avais une fièvre de quarante degrés, et cela, pour le plaisir de voir ce maître octogénaire marcher sur les tatamis. Des camarades du dojo disaient de moi : “Vous avez une volonté de fer”. À quoi je répliquais : “Non. J’ai une volonté tellement faible que je n’arrive pas à m’arrêter de continuer”. Ce qui provoquait un éclat de rire joyeux chez eux, mais j’étais sincère. » 4

Régis Soavi

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« Aïkido : une voie de normalisation du Terrain », un article de Régis Soavi publié dans Aikido Journal no75 en octobre 2020 sur le thème : « la pratique et le confinement ? »

 

Notes :

  1. Le premier confinement à cause de la covid-19 a commencé le 17 mars et s’est terminé le 11 mai 2020, mais il a été possible de reprendre les séance d’Aïkido le 12 juillet seulement.
  2. Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, p. 27.
  3. Marc-André Selosse, Jamais seul, Ed. Actes Sud, 2017.
  4. Itsuo Tsuda, Cœur de ciel pur, Le Courrier du Livre, 2014, p. 110.

La violence, un « Fait Social »

Par Régis Soavi.

La violence est un sujet si vaste et d’une telle densité qu’il me semble impossible d’en traiter correctement tous les aspects dans un article. C’est pourtant toujours un thème important quand on aborde la question de l’être humain.

Émile Durkheim : définition du « fait social »

Avant de parler de la violence, de ses conséquences et de prendre position vis à vis d’elle, il me semble utile de la situer sociologiquement, et je pense que la définition de « fait social » émise par Durkheim peut lui être appliquée, car non seulement elle nous donne le cadre qui permet de l’analyser, mais aussi elle contient en elle-même, grâce à sa rigueur et à sa simplicité, les clés pour trouver le fondement du problème.

« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » (1) Il est légitime à ce niveau de se poser une question. La violence est-elle un phénomène assez fréquent pour qu’on le considère régulier et assez ample pour être qualifié de collectif ? Peut-on dire qu’il est au-dessus des consciences individuelles et qu’il les contraint par sa prédominance ? Même sans être calé en sociologie on ne peut que répondre que cela est évident. Pour étayer cette théorie j’ai pu recueillir dans un article récent à propos de la guerre d’Algérie cette constatation d’une sociologue qui propose une autre vision de ces événements qui confirme – si besoin était – ce positionnement.

« La violence est extérieure aux individus, elle s’impose à eux mais existe bien à travers eux, à la fois. C’est bien la ségrégation spatiale à la fois raciale, sociale, et genrée, […] qui contribue au passage à la violence. » (2)

La violence en tant qu’acte, qu’il soit physique ou psychique, verbal ou gestuel, symbolique ou réel, ne se justifie jamais. Cependant en tant que « fait social » il est absurde de la nier. Sommes-nous capables, tout simplement capables, de réagir autrement, ou sommes-nous dépassés et entraînés par des événements qui finissent par nous diriger dans une direction que théoriquement nous aurions refusée de prime abord, tout au moins consciemment ?

régis soavi article violence

La situation crée les conditions, les conditions créent la situation

« L’enfer c’est les autres » écrivait Jean-Paul Sartre dans sa pièce de théâtre Huis clos. Peut-être, mais nous ne devons pas oublier la « situation » qui a permis que cet enfer existe. Qui en est responsable et même coupable, si ce n’est le type de société qui l’a engendrée ?

Si nous créons les conditions dans nos dojos pour que la situation ne permette pas, ne suscite pas la violence malgré les habitudes, malgré l’éducation et les réactions dites instinctives, pourquoi les choses se passeraient-elles autrement que cordialement ? L’Aïkido est-il un cas particulier dans les arts martiaux ? Certes non car une grande majorité d’arts martiaux se présentent à tort ou à raison comme non violents. Mais justifier une réponse violente à un ou des actes violents ne nous engage-t-il pas dans la voie de la violence ?

Les juges et les jurés des tribunaux se trouvent souvent confrontés à des cas où ils doivent « en leur âme et conscience » décider de qui a eu raison d’utiliser la violence, et si elle est justifiée. La loi leur donne un cadre auquel ils peuvent se référer mais qui ne leur apporte pas des réponses toutes faites pour chaque cas. Il leur faut souvent cependant faire une différence entre la violence subie et la violence exercée. De même la « légitime défense » est extrêmement encadrée, et peut évoluer en fonction des questions de société, de l’histoire, ou de la politique.

Nier la violence qu’exerce la société sur les individus ne consiste qu’à se mettre la tête dans le sable comme une autruche, ou à se cacher les yeux comme les petits enfants qui jouent à cache-cache. Mais de prime abord il ne faut pas confondre lutte et violence, et toutes les réponses à la violence n’engendrent pas systématiquement d’autres réponses violentes. La valeur de l’Aïkido est dans son positionnement consistant non pas à nier la violence, mais plutôt à rééduquer, à rediriger l’énergie destructrice dans une autre direction plus profitable pour tous.

Je

Face à toute cette problématique me voilà forcé de parler de moi.

Si j’ai commencé à pratiquer les arts martiaux il y a maintenant presque soixante ans, et l’Aïkido en particulier il y a une cinquantaine d’années, c’est justement à cause de son esprit de justice, de sa beauté, de son efficacité non violente, de son idéal, à la fois généreux, pacifique, et doux.

Tout a commencé lorsqu’à douze ans, sans être réellement lucide sur ce que j’étais en train de faire, je pris une décision qui bouleversa ma vie : ne plus jamais subir. Cela s’est passé alors que j’étais en dessous d’un garçon plus grand que moi qui me tapait la tête contre le trottoir en me disant « Tu vas crever » ! Cette prise de conscience qu’un autre pouvait exercer sur moi une telle violence n’a pas déclenché un désir de vengeance, mais à contrario, un dégoût de la violence en même temps que naissait un désir d’être fort et un désir de justice que je dois qualifier d’immédiat, d’instantané. Être fort était la solution, mais pas seulement, il y avait aussi et en même temps, ce refus de la violence comme réponse, non seulement à mes problèmes personnels, mais, après y avoir réfléchi, cela pouvait s’étendre aussi aux problèmes du monde me semblait-il.

Un désir de justice, pour moi comme pour tous les autres qui subissent, venait de se manifester, mais surtout il devait s’exercer sans avoir recours à la brutalité ou à la barbarie, sans avoir à justifier ni pousser à commettre des actes que je refusais d’instinct. Je n’ai pas toujours réussi à tenir cette position à l’époque, les tensions sociales, la jeunesse, me poussaient souvent – trop souvent – dans d’autres directions, mais toujours afin de défendre une cause, une injustice. Cependant, le désir intérieur de sortir des schémas violents que je constatais autour de moi s’est maintenu et l’Aïkido que j’ai rencontré plus tard avec Itsuo Tsuda senseï fut une révélation.

La Voie, calligraphie de Itsuo Tsuda

Dans l’Aïkido il y a d’abord Reishiki (l’étiquette) et une mise en forme technique du corps qui, appuyée par une forte résolution, nous donne une occasion de réveiller nos meilleurs instincts. C’est par un refus de la contamination idéologique des pouvoirs dominants que nous pouvons retrouver notre intégrité, notre entièreté. Toutes les théories qui justifient la violence cherchent à nous pousser sur un chemin qui permet d’exercer un pouvoir et donc une violence sur autrui, ce qui un jour ou l’autre se retourne contre nous quel que soit le rôle qu’on ait pris ou cru pouvoir prendre

Un préalable, la normalisation du terrain

Lorsque Tsuda senseï arrive en France au début des années soixante-dix (3) son projet est de propager le Mouvement Régénérateur, (ainsi traduit du japonais katsugen undo par Tsuda Itsuo) et ses idées sur le « ki ». Ayant été un intime de ces deux grands maîtres japonais que furent Ueshiba Morihei pour l’Aïkido et Noguchi Haruchika pour le Seitaï (4), il va inlassablement, à travers de très nombreux stages d’initiation au Mouvement Régénérateur, comme grâce à un enseignement quotidien de l’Aïkido, ainsi qu’à la publication de neuf livres, guider ses élèves vers la découverte de ce qui semble encore mystérieux pour de nombreuses personnes aujourd’hui : le Non-Faire, Yuki (5), et le Seitaï, entre autres. Cette alliance de deux pratiques (Aïkido et Mouvement Régénérateur) impossible à concevoir dans le Japon de l’époque, et même apparemment encore aujourd’hui, va lui permettre de faire connaître en Occident une conception de la vie et de l’activité humaine qui va bien au-delà d’un modèle oriental ou passéiste.

La vision préalable, est que l’énergie vitale coagulée, quelles qu’en soient les raisons, est une des principales origines des errements et des difficultés de l’humanité, que sa normalisation est à la source de la résolution de la plupart des problèmes de santé, comme de ceux de la violence. En cela il rejoint les travaux des chercheurs tels que le psychanalyste Wilhelm Reich qui fit un énorme travail sur l’énergie vitale qu’il appelait « Orgone », Carl Gustav Jung, psychanalyste lui aussi, et sa recherche sur les symboles et sa théorie des archétypes, ou encore l’ethnologue Bronislaw Malinovski et ses études sur le matriarcat dans les îles Trobriand.

L’Aïkido de Tsuda senseï était très loin d’une self-défense ou d’un sport, il respectait le coté sacré qu’avait découvert O senseï dans cet art, et nous permettait d’en entrevoir au moins les effets dans sa manière d’aborder la vie, dans ses écrits, ses calligraphies. Il s’interdisait en revanche tout aspect religieux ou sectaire, et s’affirmait même athée et libertaire, l’Aïkido étant pour lui un chemin pour normaliser le corps et l’esprit dans une vision non séparée de l’individu. Le Mouvement Régénérateur quant à lui était aussi considéré comme un lent processus de normalisation du terrain.

L’intérêt de la pratique du Mouvement Régénérateur et de son alliance avec l’Aïkido

À la question « Pour vous qu’est-ce que le Mouvement Régénérateur ? » que m’avait posée le fils du fondateur, Noguchi Hirochika, lors de son passage à Paris en 1980, j’avais eu cette réponse spontanée : « Le Mouvement Régénérateur c’est le minimum ». Avoir une base solide et saine, un corps capable de réagir pour pratiquer les arts martiaux, voilà quelque chose qui est absolument primordial. La pratique de l’Aïkido peut alors permettre au corps de travailler grâce à des techniques qui seront certes redoutables s’il y a agression de la part de qui que ce soit, mais qui permettent elles aussi de rééquilibrer la personne. Au contraire si on renforce l’agressivité au lieu de la normaliser, c’est souvent la violence qui se déclenche et les dégâts en résultant sur l’un comme sur l’autre des partenaires peuvent être incommensurables. S’engager dans la pratique de l’Aïkido pour se déformer, vieillir plus vite ou avoir des accidents, voire des handicaps, à cause de cela me semble complètement absurde.

regis soavi article violence

L’art chevaleresque du tir à l’arc

Si l’arc a été l’arme des chasseurs et des guerriers durant des siècles et même des milliers d’années sur toute la planète, le Kyudo qui en est issu a réussi à le transformer en instrument de pacification. Il est intéressant de constater que c’est un art que pratiquent à part égale autant d’hommes que de femmes. De très nombreuses Écoles ne font pas de compétition, ni ne donnent de grades, comme cela se passe dans l’École Itsuo Tsuda. Tous ces aspects en font un art fondamentalement non agressif malgré ses origines. Sans agressivité, mais avec des objectifs qui favorisent l’harmonie, tel que Kai, l’union entre le corps et l’esprit, entre l’arc, la flèche et la cible, avec une recherche intérieure vers : la vérité (真, shin), la vertu (善, zen) et la beauté (美, bi). On peut constater qu’avec cet esprit on est très loin de favoriser la violence, bien au contraire on crée les conditions pour le développement d’une humanité plus sereine

L’Aïkido tel que le concevait O senseï Ueshiba Morihei me semble être de la même nature, et c’est pourquoi je continue chaque jour de guider les pratiquants dans cette direction. Si nous ne pouvons pas changer « le monde » nous pouvons changer « notre monde ». Dans les dojos qui suivent ce type de voie se créeront alors les conditions qui, au moins au niveau régional, sèmeront les graines d’une révolution des mœurs, des habitudes, des gestes, des pensées, une révolution où l’intelligence du corps et de l’esprit enfin réunis bouleversera la société en profondeur. C’est par la pratique du Non-Faire dans l’Aïkido que nous pourrons y arriver.

Régis Soavi

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« La violence, un “fait social” » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n° 2 en juillet 2020.

 

Notes :

  1. Durkheim Émile, Les Règles de la méthode sociologique (1895)
  2. Bory Anne, « Un point de vue sociologique sur les origines de la violence » (sur Adèle Momméja), Le Monde, 26 février 2020
  3. Lire sa biographie complète dans Calligraphies de printemps, pp. 388-457, Yume Éditions, 2017
  4. Seitaï : harmonisation de la posture, voir « Vivre Seitaï », Yashima n° 7, avril 2020
  5. Yuki : acte qui consiste à faire circuler le ki dans le corps d’un partenaire

Crédits Photos :
Jérémie Logeay, Sara Rossetti, Bas van Buuren

Atemis

Par Régis Soavi.

Pratiquer l’Aïkido sans utiliser les atemis, c’est un peu comme vouloir jouer d’un instrument à cordes auquel il manque des cordes ou dont les cordes sont distendues.

Les atemis font partie des arts martiaux et bien sûr il est indispensable dans l’Aïkido de bien les enseigner et de comprendre leur importance. Depuis ikkyo jusqu’à ushiro katate dori kubishime à chaque fois que je montre une technique, je montre que tout est prêt pour placer un atemi, la conjoncture, le placement, la posture. Si on pratique en ayant à chaque instant la sensation du centre de la sphère, et des points de contacts entre les sphères des partenaires, on peut voir qu’il y a des espaces vides qui permettent de placer un ou des atemis. Il est nécessaire de former les élèves dès le début sinon ils ne comprendront pas le sens profond des mouvements de même que leur réalité, leur concrétude. Dès l’initiation il est important de faire découvrir, de faire sentir les lignes de pénétration qui peuvent arriver jusqu’à notre corps et le mettre en danger, rien que pour cela Uke doit être formé à l’esprit de l’atemi.

Atemi
Atemis secrets par Saiko Fujita, Budo Magazine Europe, ‘judo Kodokan’, vol. XVI – n°3, automne 1966, p. 55.

Dans l’année nous avons un stage un peu particulier pour les pratiquants les plus anciens, comme pour ceux qui conduisent des séances dans leur dojo. L’entraînement y est plus poussé, plus intense, de tous les points de vue et pour faire sentir l’impact des frappes, telles que Tsuki, Shomen uchi ou Yokomen uchi, nous utilisons des Makiwara portables. Je pense que la meilleure façon d’appréhender de quoi il s’agit c’est que les atemis soient vraiment portés, aussi bien pour Tori que pour Uke, bien sûr sans une force réelle et pas à chaque fois, mais le seul fait d’être touché amène à la conscience du risque.

Il s’agit de développer un instinct qui réveille l’être véritable qui est ensommeillé derrière une apparence de sécurité causée par le confort et l’assistance qu’apportent les sociétés développées, il s’agit aussi de sortir du rôle social que chacun endosse, pour tout simplement nous retrouver.

Quand j’ai commencé l’Aïkido au début des années soixante-dix, on parlait beaucoup des points vitaux, Henry Plée senseï ou Roland Maroteaux senseï nous montraient comment se débarrasser d’un adversaire en frappant ou en touchant de manière précise un de ces points. Il y avait des cartes pourrait-on dire du corps humain qui les répertoriaient. J’ai l’impression que souvent cela s’est perdu dans de nombreux dojos au profit de techniques plus simples peut-être, plus directes certainement, à coup sûr plus violentes, plus proches du combat de rue, mais qui s’éloignent de la pratique d’un Budo. Ou bien, au nom d’une esthétique, d’une idée de la paix mal comprise, mal interprétée, on a édulcoré et rendu inoffensifs des gestes qui avaient un sens profond.
L’École Itsuo Tsuda a la volonté de garder un esprit traditionnel, à travers un enseignement de l’Aïkido bien sûr mais aussi du Seitai, sans rien négliger des anciennes connaissances, au contraire, en mettant à profit tout ce que j’ai pu apprendre des maîtres que j’ai eu la chance de rencontrer tant en Aïkido qu’en jiu-jitsu, ou dans l’apprentissage du maniement des armes dans cette époque encore riche de respect envers les traditions.
Reste un point qui est primordial : LE SAVOIR-FAIRE. On peut disserter des heures sur le sujet, si on n’enseigne pas correctement et concrètement comment immobiliser un agresseur ou le rendre inoffensif au moins pour un moment, par exemple à l’occasion d’une saisie d’un vêtement au col ou aux épaules avec une ou deux mains, ce qui est une approche courante comme prise de contact à l’improviste, tout cela sera inutile. C’est grâce au travail sur la respiration, dans l’entraînement quotidien, à la capacité de fusionner avec un partenaire que l’on découvre l’intermission respiratoire, cet espace qui existe entre expire et inspire où l’individu est dans l’impossibilité de réagir. Ensuite c’est la capacité à l’utiliser lorsque cela s’avère nécessaire qui permet par une frappe assez légère mais particulière et en profondeur au plexus solaire à ce moment précis de la respiration, de le neutraliser. Au moins les quelques microsecondes indispensables pour exécuter une technique, une immobilisation ou parfois tout simplement lorsque c’est nécessaire pour prendre la fuite.

Article de Régis Soavi, publié dans Aikido Journal no74, juin 2020 sur le thème : Enseignez-vous les atemis ?

Mobilité et conscience corporelle

Par Régis Soavi

Une des grandes forces de l’Aïkido réside dans sa très grande mobilité et ses mouvements de rotations. Les spirales qui en découlent entraînent une combinaison de forces centripètes avec son corrélat, la force dite centrifuge, créant une forme invisible, puisque sans cesse en déploiement : la sphère.

Les techniques qui utilisent une attaque par l’arrière nous offrent la meilleure visualisation de cette sphère. La rotation des planètes qui tournent à la fois sur elles-mêmes et dans le même temps autour d’une étoile nous donne elle aussi un bon exemple de ce que se mouvoir autour d’un centre veut dire. Quant aux météorites qui gravitent non loin, elles rebondissent sur l’atmosphère, ou aspirées par le centre de la planète, s’y écrasent alors que la plupart des comètes elles, s’en éloignent.

Entrer dans la sphère

Quand il y a rotation autour de plusieurs axes parfois mêlés, il devient difficile de savoir où sont les centres, où sont les périphéries, le devant et le derrière. L’un et l’autre peuvent se présenter tour à tour, ils peuvent même s’inverser. Ils deviennent interchangeables, que ce soit dans le cas de Tori comme de Uke, c’est pourquoi l’Aïkido présente de grands avantages sur le terrain des attaques par l’arrière. Quelle que soit la taille ou la grosseur du centre, c’est sa densité qui fait la différence.

O Senseï Morihei Ueshiba bien que de petite taille était capable de projeter un assaillant à grande distance grâce au déploiement de cette force centripète qui se transformait en force centrifuge puis en spirale et même en sphère qui roulait plus loin sur les tatamis. Comment créer cette sphère ayant un centre si dense qu’il devient possible de réaliser des projections de cette nature ? Les saisies par l’arrière nous en donnent l’opportunité. Techniquement elles commencent souvent par une attaque de type Shomen uchi ou Yokomen uchi qui se transforme en saisie d’un ou de deux poignets par l’arrière. C’est le déplacement de Tori qui provoque la mise en danger de Uke et par là même cette quasi-obligation, ou en tout cas cette opportunité, d’immobiliser Tori. Bien que pour les besoins de l’enseignement, il soit au début pédagogiquement nécessaire d’admettre que le partenaire saisisse la main tendue par Tori, cela deviendrait incompréhensible après quelques années de pratique. Je pense que l’on peut même dire que ce serait contre-productif si on est réellement intéressé par notre art. Les saisies directes des deux poignets ensemble par l’arrière sont difficile pour Uke qui préférera dans beaucoup de cas saisir les manches des keikogi. Si le corps est bien centré il est plutôt facile de sortir de cette difficulté seulement en restant concentré sur le Hara et en bougeant le Koshi. Les techniques pertinentes découlerons tout naturellement de la posture des deux partenaires, de leurs respirations respectives, de leur capacité à saisir l’opportunité ou le moment, ainsi que de la détermination que chacun d’entre eux mettra. Bien souvent si Tori suit son instinct réel et non supposé, s’il ne cherche pas une technique ou une clé mais agit avec spontanéité, souplesse et vigilance, il se débarrassera avec facilité de l’emprise de Uke. Du point de vue pédagogique il y a aussi un grand intérêt car les saisies arrières obligent les élèves à bouger de manière différente. En effet, beaucoup d’entre eux ont tendance à travailler en ligne, un peu comme en Karaté, à se tendre pour résister à la pression avec des Tai sabaki et des déplacements de plus en plus courts, la conséquence inévitable est que leurs techniques deviennent de plus en plus dures et, malgré tous leurs efforts, souvent inefficaces.

Régis Soavi ushiro waza la sphère

Imagination ou visualisation ?

Il y a une grande différence si la saisie a pour but une immobilisation « simple » ou une agression « pure et dure » avec les risques que l’on peut encourir. L’entraînement est un jeu de rôle où chacun est à sa place. Pour retrouver ou acquérir les capacités nécessaires au déploiement de notre force vitale il est indispensable de laisser la spontanéité agir grâce aux bases techniques que l’on a travaillées. La visualisation a cependant une place primordiale. La visualisation et l’imagination sont deux fonctionnements profondément différents. L’imagination est une production du cerveau et n’engage que lui, alors que la visualisation a son point de départ dans le Koshi, c’est une production de notre énergie vitale et elle engage tant l’esprit que tout le corps sans qu’il n’y ait l’ombre d’une séparation entre eux. Elle est un acte de concentration primordial et rejoint une sensibilité de type primaire qui surgit de l’involontaire. Elle permet à Uke de rendre les saisies ou les atemis plus concrets et donc à Tori de les ressentir comme suffisamment dangereux pour réagir, même s’ils sont contrôlés. L’imagination, elle, n’entraîne aucune action, tout au moins immédiate et ne peut être ressentie par Tori comme autre chose qu’une attitude ou une posture sans aucune force ni puissance, un mouvement imaginaire, un mouvement rêvé.

Travailler lentement

Pour un travail précis et une juste compréhension de la direction comme de la puissance des forces mises en mouvement, la lenteur me semble indispensable. On peut ainsi augmenter l’efficacité de la saisie sans risque pour le partenaire. Travailler lentement ne veut pas dire être lent mais plutôt travailler au ralenti. Il est important de ne pas se précipiter pour saisir un poignet ou une manche si en le faisant on se découvre, offrant ainsi au partenaire l’occasion de placer un atemi ou simplement de prendre le centre et par là même de nous déstabiliser. Lors d’une saisie en Ushiro katate dori kubi shime, il est très important de faire sentir que cette saisie peut se transformer en étranglement et est, déjà dans les faits, un étranglement (pour cela il suffit de presser sur la partie haute du sternum sans toucher au cou), mais surtout il faut avoir une posture de nature soignée, à la fois ferme, souple, et ne nous mettant pas en danger. C’est seulement grâce à cela que l’on peut comprendre ce que cette saisie a de dangereux. Si on va trop vite dès le début, quand on n’a pas encore la maîtrise de ces attaques, la saisie sera bâclée et la technique risque de se transformer en bagarre de chiffonniers.

la sphère

Si j’ai pas vu pas senti, je meurs (1)

Une des attaques les plus dangereuses que l’on peut avoir à subir est celle que pourrait faire un adversaire habile muni d’un couteau, dans un espace restreint, et qui plus est lorsqu’on a le dos tourné. Lors d’une rencontre amicale avec un combattant de MMA organisée par Karaté Bushido et à propos d’une attaque précisément dans le dos avec un tanto, Léo Tamaki formule cette sentence : « Si j’ai pas vu pas senti, je meurs ». On pourrait dire qu’elle passe inaperçue car elle est évoquée comme une évidence, et elle exprime une réalité incontestable. Elle touche du doigt l’essentiel, car si on ne peut pas voir de dos on peut sentir, pressentir. C’est justement pour cela que dans l’Aïkido comme dans tout art martial il est nécessaire de retrouver et développer la notion de Yomi (le fait de percevoir l’intention, qu’on peut aussi traduire par intuition). C’est indiscutablement un élément essentiel du développement de l’individu par la pratique. On raconte d’ailleurs une anecdote concernant un samouraï qui se retourne au dernier moment pour sauver sa vie en éliminant un ennemi qui l’attaquait alors qu’il avait le dos tourné. Au delà des histoires que nous ne pouvons vérifier par nous-mêmes, il est clair qu’aujourd’hui encore les notions de Yomi ou de Sakki (la volonté d’attaquer, le Ki destructeur) ont toujours droit de cité (2). Concernant surtout les attaques par l’arrière il est plus qu’essentiel de cultiver et d’entretenir notre sensibilité dans cette direction.

Quand la vie est en jeu des forces insoupçonnées peuvent surgir. Il est parfaitement impossible de s’entraîner à faire surgir ces forces, mais divers types d’entraînements dans les arts martiaux peuvent être considérés comme une préparation à l’imprévisible. Toutes les techniques en Aïkido, bien qu’elles ne portent pas ce nom, sont des Katas et leur but n’est pas d’apprendre à détruire un adversaire, un ennemi, mais de réveiller l’individu encore endormi en nous, pour permettre à toutes nos capacités d’être actives dès que l’on en a besoin. Cela ne veut pas dire qu’elles manquent d’efficacité, bien au contraire, car bien utilisées elles peuvent être plus que redoutables, mais il y a peu de chance qu’elles soient applicables à l’identique hors du contexte du dojo, car elles sont enseignées et pratiquées sans la contrainte d’un risque réel, comme par exemple une attaque dans la rue, et les conditions de leur application véritable ne sont pas réunies. Il suffit d’un petit rien pour que tout chancelle.

La peur

La peur, si on veut sortir d’une situation par le haut, est un élément déterminant qui peut changer toute la donne dans un sens comme dans l’autre. Si on est envahi par la crainte, ou si on n’a jamais été confronté à une situation critique, voire réellement dangereuse, il est extrêmement difficile de savoir comment on pourra réagir en cas d’agression. Lors des Randori que nous faisons à la fin de chaque séance dans notre École, et cela quel que soit le niveau, il y a toujours le risque des saisies ou des atemis par l’arrière. Il est donc donné une grande importance aux déplacements, mais encore plus à la sensation de danger qui peut se dégager du ou des Uke, et c’est grâce à cela que peut se développer un « quelque chose » qui sera l’amorce de ce que l’on pourrait appeler l’intuition. Il ne s’agit pas d’une mystique, d’une confiance dans une énergie céleste, mais plutôt d’une réalité que chacun d’entre nous connaît, souvent sans lui donner un nom, qui transcende le quotidien des personnes. Mais comme il s’agit d’une réalité que, a priori, nous ne maîtrisons pas, il est très difficile, et même impossible de compter dessus au risque de voir nos capacités s’évanouir au moment où on en aura le plus besoin. Développer nos capacités de perception au moyen de l’attention est donc un des buts de la pratique, mais ce qui est surtout indispensable, c’est que cela doit permettre qu’émergent des capacités intuitives réellement utilisables dans la vie quotidienne et a fortiori à l’impromptu ou dans les cas graves.

Action et perception

Les sciences cognitives ont ouvert un champ d’étude qui nous permet de comprendre de nombreux aspects de l’être humain, tant du point de vue de la pensée que de l’action. Elle permettent aux pratiquants d’arts martiaux que nous sommes de mettre des noms, d’éclaircir un enseignement qui pourrait paraître obscurantiste. Nous pouvons redonner ses lettres de noblesses à ce que nos maîtres nous ont enseigné lorsque cet enseignement est décrié comme étant une vision mystique du monde. Notamment en ce qui concerne nos perceptions lorsqu’elles sont considérées comme « extra-sensorielles » alors qu’elles ne sont que le fruit du travail et de l’entraînement quotidien d’un art comme l’Aïkido.
Aujourd’hui des chercheurs redéfinissent la perception ainsi : « La perception est une forme d’action. Elle n’est pas quelque chose qui nous arrive ou qui se produit en nous. Elle est quelque chose que nous faisons. » « Notre perception s’exprime dans le langage des potentialités motrices » (3).

C’est à ce sujet que le philosophe M. B. Crawford (4) a écrit : « Notre perception de ces potentialités ne dépend pas seulement de notre situation environnementale, mais aussi de la gamme de compétences pratiques que nous possédons. Face à quelqu’un qui lui cherche querelle dans un bar, un expert en arts martiaux perçoit la position de l’individu en question et la distance qui l’en sépare comme permettant si nécessaire de porter certain coups et en excluant d’autres. C’est la pratique et l’habitude qui lui permettent de voir l’agresseur potentiel sous cet angle. De même, il percevra sans doute le mobilier environnant et les objets à portée de main comme des affordances (5) accessibles en situation de combat. Autrement dit, il voit des choses qui échappent totalement à un quidam »

Ne rien négliger

Dans la pratique de l’Aïkido il n’y a rien d’inutile. Cependant si on néglige l’aspect perception ou le travail de la sensibilité (ce que l’on confond souvent avec la sensiblerie) au profit de la technique, on risque de passer à coté d’un grand pan de la pratique. L’inverse est vrai, bien sûr, mais l’un comme l’autre étant indispensable, il est malgré tout possible pour chacun de ne pas s’en tenir à ce que l’on connaît et d’accepter d’aller vers ce que l’on ne connaît pas, ce qui est à découvrir, ce qui nous paraît parfois mystérieux voire impossible.

Itsuo Tsuda et Régis Soavi 1980

Tsuda Itsuo Senseï

Un des exercices que nous faisait faire mon maître Tsuda Senseï, consistait en une projection de notre partenaire à partir de la position seiza. Cela nous paraissait extrêmement simple au début, tout au moins théoriquement, mais quand il s’agissait de le réaliser cela devenait un peu plus compliqué. Tori est assis immobile, derrière lui, Uke a saisi le keikogi au niveau des épaules. Il s’agit alors très simplement de s’incliner comme si on saluait, sans forcer, sans tension, un salut tout simple qui, produisant un vide, aspire le partenaire : celui-ci, pourtant solidement ancré sur les tatamis, et malgré le fait qu’il y met toute sa force, n’arrive pas à résister et chute en avant. De façon très logique dès qu’il y a une résistance on se tend, on contracte tout le corps, on s’énerve, on accuse le partenaire de ne pas jouer le jeu. J’ai pourtant vu de nombreuses fois Tsuda Senseï nous en faire la démonstration avec le sourire. J’ai tenté de le tester sur cette technique, rien à faire, il s’inclinait de manière inexorable avec la plus grande des simplicités. Son secret : la visualisation. Il nous disait si souvent quand nous pataugions dans les difficultés « Cessez de penser en termes d’adversité », puis il nous en faisait la démonstration, faisant chuter un élève en désignant du doigt un endroit choisi par lui et prononçant cette phrase magique : « Je suis déjà là », exprimant ainsi la réalisation concrète de sa visualisation.

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« Mobilité et conscience corporelle » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°28) en avril 2020

Notes :

  1. Léo Tamaki dans Karaté Bushido Officiel. (13 décembre 2019) GregMMA et Aikido [Vidéo] https://www.youtube.com/watch?v=KoH4qjWKTfM&feature=emb_title
  2. Yashima N°4 Mai 2019
  3. Ava Noé, Action in Perception, MIT Press, Boston 2004, p. 1 et p. 106
  4. Matthew B. Crawford, Contact, Édition La découverte 2019, p. 80
  5. Intuitivités, potentialités.

Crédits photos : Paul Bernas, Didier Balick

Zanshin, un état naturel du corps

Par Régis Soavi

Si nous traduisons Zanshin par  »maintenir l’attention après un combat ou après une technique », même si nous restons dans la tradition martiale nous restons en deçà de sa signification profonde.

Tenshin : le cœur du ciel.

Dans le terme Zanshin il y a deux Kanji : 残 (càn ou zan), ce qui reste, le résiduel et 心 (Shin ou Kokoro). Si le deuxième a une signification connue de tous les Aïkidoka, il me parait nécessaire malgré tout d’en préciser la valeur car elle correspond à ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour trouver le chemin de la plénitude dans la vie. Pour Tsuda Itsuo Senseï une expression reflétait et animait les pratiques qu’il proposait, que ce soit l’Aïkido ou le Katsugen undo. Cette expression, « Tenshin », il l’avait traduite par : « le cœur du ciel pur ». Il écrit « Le mot kokoro que j’ai traduit par  »cœur » est étymologiquement identique à ce dernier : l’organe central de l’appareil circulatoire. Pourtant, l’acception en est toute différente. Le  »cœur » en français est plutôt le sentiment, tandis que le kokoro en japonais n’est ni tout à fait le sentiment, ni l’esprit, ni la pensée. C’est quelque chose que nous ressentons à l’intérieur de nous-mêmes, il s’approche plutôt du mind en anglais. Si on traduit par mental ou psychique, ce sera encore différent.La recherche d’un kokoro qui reste imperturbable devant un danger imminent, qui reste calme en toute circonstance, c’est le but principal imposé à ceux qui essayent d’atteindre la perfection, dans le métier des armes. »(1) « Votre esprit doit être dégagé de toute pensée, bonne ou mauvaise. Cet état d’âme est comparé au Ciel pur – Tenshin »(2)

 

Zanshin Régis Soavi
Zanshin, cet état de concentration qui perdure au-delà de l’acte.

L’Aïkido : réapprendre la liberté

Dès nos premiers pas sur les Tatamis, la concentration survient. Il suffit du salut en direction du Tokonoma pour que notre corps réagisse, qu’il quitte cet état que l’on pourrait qualifier de quotidien pour entrer dans celui très particulier de Zanshin. C’est fondamentalement un état naturel, un état où notre animalité biologique (dans le bon sens du terme) resurgit. Toute la tradition qui nous vient d’O Senseï et qui nous a été transmise par son élève direct Tsuda Senseï est primordiale pour le comprendre. C’est dans la manière dont sont exécutés les exercices comme la vibration de l’âme, les mouvements du rameur, ainsi que tant d’autres, qui sont à tort généralement assimilés à un échauffement, que l’on réalise leur importance. C’est toute l’attention apportée à la respiration qui nous permet de sentir au niveau physiologique la circulation du Ki et nous rappelle vers cet état de concentration qu’est Zanshin. Toute cette première partie d’une séance ordinaire dans notre école a été conçue pour nous amener, nous porter dans un au-delà de nous-mêmes, un au-delà de ce que bien souvent nous sommes devenus – un simple quidam de notre société. Immédiatement si nous sommes suffisamment attentifs nous en ressentons les effets. Nous évoluons sur les Tatamis d’une manière profondément différente, ce que nous ressentons, notre perception de l’autre, des autres, devient à la fois plus fine et plus accentuée, plus large et plus légère. C’est jour après jour en se trempant dans cette ambiance que l’on peut à la fois réapprendre la liberté de mouvement, un premier pas vers la liberté intérieure, et sentir notre espace, nos espaces. Retrouver la sensation du positionnement des forces qui nous entourent, découvrir ou redécouvrir que rien n’est fini, ni conclu, mais que tout est lié, que Zanshin est un moment d’une éternité qui suit son cours dans toutes les directions.

La vie quotidienne : un révélateur

Sans que nous en ayons conscience, sans que nous agissions de manière volontaire notre corps réagit sans cesse aux agressions multiples que nous subissons tous les jours de la part de notre environnement. Que ces attaques soient le fait de bactéries, de virus, ou même plus simplement qu’elles soient dues à la qualité de notre alimentation, notre corps répond de façon adéquate grâce à son système immunitaire, son système digestif ou tout autre système en fonction du dysfonctionnement. La réponse du corps, si le terrain est bon, si notre système immunitaire est bien réveillé par exemple, n’est pas limitée à quelques escarmouches ici ou là, la mobilisation du corps est totale et le combat peut être parfois d’une grande violence. Une fois le combat fini le corps ne se met pas tout de suite au repos, il ne se rendort pas aussi vite une fois le danger passé (ce que notre esprit, lui, aurait parfaitement admis). Notre système involontaire ne relâche pas son attention, éliminant jusqu’à la dernière bactérie, jusqu’au dernier virus ou les immobilisant, les bloquant de manière à les rendre inoffensifs. Et là encore tout n’est pas fini il reste vigilant, gardant un œil sur tout ce qui se passe, serein mais attentif au moindre mouvement des agresseurs, quels qu’ils soient. Cet esprit c’est l’état du Zanshin naturel et involontaire d’un corps qui réagit sainement et donc à l’exact opposé d’un corps apathique. Quand tout est vraiment fini la vie reprend en quelque sorte son cours naturel. Il est primordial de favoriser que ce travail puisse se faire à l’intérieur de notre corps en toute tranquillité sans nous effrayer à la moindre douleur ou à la moindre réaction perturbante. Pour celui qui aborde un art martial – et l’Aïkido en particulier – pour la première fois, les objectifs sont souvent multiples, et vont du besoin de bouger à celui de se défendre en passant par toutes les variantes, réelles ou fantasmatiques. La découverte de Zanshin fait partie intégrante de l’enseignement de l’Aïkido, et sa compréhension en profondeur ainsi que son extension à tous les aspects de notre vie apportent une plus grande tranquillité face aux événements imprévisibles et permettent de vivre plus pleinement au quotidien. Car c’est en définitive dans le quotidien que s’éprouve l’utilité de la pratique. Sans être utilitariste il est toujours plaisant de voir et de vérifier ce qu’elle nous apporte dans notre vie de tous les jours. L’attention, la concentration, de même que le plaisir dans la réalisation d’un travail ne peuvent réellement être là sans l’état de présence que l’on appelle Zanshin, et cela même si l’on en n’a pas conscience.

Zanshin est un moment d'éternité
Zanshin est un moment d’éternité

Des ronds dans l’eau

Lorsque l’enfant lance un caillou dans l’eau si calme d’un petit étang, il reste à regarder les cercles concentriques qui se déploient et s’étirent à partir de ce centre qu’il a créés. S’il a conservé sa nature profonde, si elle n’a pas été détruite par des adultes, parents, éducateurs ou enseignants, qui cherchent à lui expliquer la raison scientifique du phénomène ou qui, pressés par leur temps si précieux, n’accordent que peu d’importance à ce petit jeu insignifiant, alors, immobile, contemplatif mais très concentré, il attend que les cercles s’éteignent, que leurs vivacités initiales diminuant de plus en plus arrivent à n’être plus reconnaissables, à faire corps avec le mouvement naturel de l’eau frémissante, légèrement poussée par le vent. Ce moment si précieux est aussi Zanshin, c’est un instant que l’on pourrait même voir comme sacré, où le Kokoro de l’enfant se calme, où il retrouve sa nature primordiale, sa nature véritable.

L’école, ou comment casser cet état naturel

Tout l’apprentissage scolaire vise à donner à l’enfant des armes pour le futur, l’idée sur le papier est certes bonne mais la réalité est tout autre. Le système de notation, qu’il soit chiffré ou sous forme de lettres à l’anglo-saxonne, est un sujet de peur voire d’angoisse, toujours d’inquiétude et produit, de fait, plus de dégâts que de bienfaits. On ne travaille pas dans ce cas pour le plaisir de découvrir ni même pour un résultat concret mais pour une note, une appréciation, qui sont censées refléter notre niveau dans le système. Pourtant on ne compte plus les pédagogues qui depuis plus d’un siècle ont dénoncé les méfaits de ce type de scolarisation et de ce mode d’éducation. Tout au contraire de l’état de Zanshin on attend le verdict, le résultat de l’interrogation écrite, du devoir, de l’examen. À l’inverse de développer les capacités physiques ou intellectuelles de l’enfant on en fait un être apeuré ou plus tard un révolté qui n’aspire qu’à sortir du système dans lequel il se trouve coincé, pour respirer ne serait-ce qu’un peu plus librement. La casse n’est pourtant pas irrémédiable, c’est aussi à cela que sert notre pratique, remettre sur pied ce qui n’aurait jamais dû être abandonné ni détruit.

Une présence à soi-même ainsi qu'a l'autre, sans agressivité.
Une présence à soi-même ainsi qu’a l’autre, sans agressivité.

Passe ton bac d’abord !

Qui n’a pas entendu cette phrase devenue un leitmotiv parental ? Quels sont les parents qui ont laissé leurs enfants se diriger dans la direction qu’ils avaient décidé de prendre par eux-mêmes, et en les soutenant malgré la réprobation générale de la famille comme de l’entourage ? En France la nouvelle loi sur l’enseignement (obligation de l’instruction de trois ans à dix-huit ans) contraint les parents, qui parfois parce qu’ils ont pris un jour conscience des dégâts qu’ils ont subis dans leur propre enfance ont choisi l’enseignement à domicile, à rester malgré tout dans le cadre de l’éducation nationale. À faire subir des examens et tests que les enfants doivent réussir sous peine de réintégration dans une école reconnue par l’État. Comment permettre à l’enfant, à l’adolescent, de découvrir, de redécouvrir ou de conserver ce qu’il a toujours eu et qu’il n’aurait jamais dû perdre : Zanshin, cet état de concentration qui perdure au-delà de l’acte, cet état instinctif qui nous procure le plaisir, la satisfaction, et renforce nos capacités en leur permettant de profiter de l’expérience acquise dans ce moment grâce à ce léger temps d’arrêt où quelque chose reste en suspend ? L’enfant, garçon ou fille, durant ce temps incertain, où tout peut se jouer, échappe au monde des conventions sociales, devient fort, de cette force que personne ne pourra lui soustraire, s’ouvre à une intelligence qui n’appartient qu’à lui et qui n’est l’œuvre d’aucune doctrine, d’aucune idéologie.

Ai-uchi, ai-nuke

À partir de Zanshin un monde peut se reconstruire s’il a été détruit ou simplement abîmé. Dans la pratique du Zen c’est l’esprit qui demeure ou l’esprit du geste qui permet de retrouver ce qui a été perdu, dans l’Aïkido ce n’est pas l’esprit combatif qui nous permet de vivre en harmonie mais bien ce qu’il y a derrière, en profondeur et qui anime notre action. Tsuda Itsuo Senseï nous raconte l’histoire de ce grand maître du 17e siècle Sekiun Harigaya qui avait trouvé la paix intérieure. « Après avoir été longtemps tourmenté par l’incertitude qui règne lorsqu’on se trouve dans une situation extrême, où aucun recours à un précédent ne sert à nous justifier, il trouva : « Vaincre les plus faibles, se faire battre par des plus forts, et s’anéantir mutuellement entre égaux, ce sont des solutions sans issue. » Même si on remporte la victoire coup sur coup, ce n’est, selon lui, qu’une bestialité. Il n’y a là que des combats de loups ou de tigres. On restera toujours dans la relativité, dans l’opposition. Il faut en sortir pour trouver la vraie voie. Comment sortir de la bestialité pour trouver la vraie voie ? Surtout dans une situation où le résultat ne se mesure pas par des scores. La formule consacrée jusqu’alors a été  »ai-uchi », anéantissement mutuel. À vouloir battre l’autre, tout en essayant de garder sa propre intégrité, on perd tout, car au dernier moment on est gagné par la peur qui nous paralyse. Afin de sortir de cette dualité qui nous tourmente, on décide de mourir, en abandonnant tout ce qu’on a.  »Quand tu auras ma peau, j’aurai ta viande. Quand tu auras ma viande, j’aurai tes os », ainsi va la formule de bravade. On reste quand même dans la bestialité. Après de longues années de méditation, Sekiun trouve sa formule ai-nuke, passer au-delà mutuellement. La base de cette formule est la découverte du kokoro, immuable, éternel, dans lequel il n’y a pas l’anéantissement de l’adversaire, mais seulement le respect de l’autre. Cet ai-nuke montre une position assez proche de celle de l’aïkido de Me Ueshiba. Si on fait face à l’autre sans aucune agressivité, c’est ai-nuke, mais si on garde la moindre agressivité, c’est ai-uchi. Mais comment peut-on se vider de toute agressivité alors qu’on se trouve justement dans une situation d’agressivité où on risque de tout perdre ? Cette non-agressivité, si elle vient de la part, non d’un moraliste ou d’un pacifiste religieux, mais de quelqu’un qui avait connu 52 combats réels jusqu’à l’âge de 50 ans, peut avoir une valeur toute différente. »(3) Zanshin est au cœur du problème, car il s’agit d’une présence à soi-même ainsi qu’a l’autre, sans agressivité, sans attente, sans recherche d’un résultat quelconque. Zanshin n’est ni la fin ni le début d’un mouvement, il n’illustre pas le pouvoir de l’un des deux sur un adversaire, c’est un temps, un espace-temps non défini, mais qui se réalise concrètement. Retrouver le Kokoro de l’enfance, retrouver la concentration, la joie simple de se sentir pleinement vivant, ne plus se contenter de l’aspect superficiel de la survie qui nous est imposée par la société, c’est le chemin qui nous est proposé dans l’Aïkido. Même si ce chemin exige de nous rigueur et détermination, continuité et introspection, je l’ai toujours ressenti et vécu comme plus facile, que la démission, la renonciation et donc la désillusion ou la passivité.

Régis Soavi

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« Zanshin, un état naturel du corps », un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°27) en janvier 2020

 

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, La voie des dieux, Le courrier du livre, 1982, p. 61.
  2. Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur, Le courrier du livre, 2014, p. 91.
  3. Tsuda Itsuo, La voie des dieux, Le courrier du livre, 1982, p. 63.

Crédits Photos :
Bas van Buuren, Sara Rossetti

Senpai-kohai : la hiérarchie de l’ombre

L’École Itsuo Tsuda est une école sans grade, où l’on peut redécouvrir la liberté de s’exprimer, d’intervenir, de réagir entre personnes, sans besoin d’en référer à nos « niveaux » respectifs pour déterminer qui a droit de parole sur qui. Néanmoins notre école n’est pas dépourvue d’une forme de hiérarchie – implicite, mouvante, vivante –, qu’il appartient à chacun de sentir et d’apprécier. Une recherche faisant partie intégrante de notre pratique. Dans un article publié en novembre 2019 sur son blog, Ellis Amdur, pratiquant et chercheur reconnu en arts martiaux japonais traditionnels1, nous conte au travers de la relation senpai2kōhai3 dans les koryū4 une histoire de cette hiérarchie de l’ombre.Régis Soavi senpai-kōhai

Nous remercions Ellis Amdur de nous avoir permis de partager et de traduire cet article. [Traduction de Marc S.]

Il y a plusieurs dizaines d’années, mes amis Phil & Nobuko Relnick, haut gradés de la Shintō Musō-ryū5 et de la Tenshin Shōden Katori Shintō-ryū6, étaient en voyage au Portugal. Ils rendirent visite à une école de jogo do pau7. Voulant témoigner du respect qui était dû à l’école à laquelle ils rendaient visite, Phil et Nobuko demandèrent comme il se doit à la japonaise : « Qui est votre instructeur ? ». Perplexes, les plus anciens se consultèrent entre eux avant de désigner quelqu’un du doigt et de dire : « Sans doute lui. C’est le plus vieux. ».

Les arts martiaux implantés dans une localité, fût-elle un village, une bande de chasseurs-cueilleurs ou un faction dans une ville, n’avaient souvent pas de grades, dans le sens où nous l’imaginons. À la place, les gens les plus compétents (quel que soit leur âge) étaient chéris et respectés pour leur utilité tandis que les anciens étaient respectés pour leur connaissance, leur histoire et leur autorité en tant qu’anciens. C’était certainement le cas au Japon. Pendant des milliers d’années, les villages et les chasseurs-cueilleurs se sont protégés, s’organisant autour de systèmes hiérarchiques qui préservaient intact le reste de leur société. Les compétences et le courage conféraient les éloges, tandis que les années et l’expérience conféraient l’autorité. Même après que le gouvernement central de Yamato s’unifia en mettant sur un pied une force armée de conscription, il y avait dans les régions frontalières des bandes de guerriers qui finirent par devenir les bushi. Ils avaient des chefs, pour sûr, mais au sein de leurs bandes, l’ancienneté (que ce soit l’âge ou le moment d’arrivée dans le groupe) avait un poids considérable. Ceci s’applique encore de nos jours aux arts martiaux japonais. Les senpai ont de l’autorité simplement parce qu’ils étaient là les premiers.

Il me serait facile de m’étaler en longueur sur les problèmes pouvant émerger d’un tel système : les abus dans les lycées japonais ainsi que dans les clubs et fraternités à l’université sont légions, et le niveau terrifiant d’atrocités commises par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale, où certaines régions de la Chine furent transformées en des camps d’Auschwitz à ciel ouvert, fut en grande partie alimenté par l’impossibilité, l’inconcevabilité de braver les exigences de ses supérieurs. Mais remettons ces discussions à plus tard. Il est aisé de se concentrer sur le pire, particulièrement quand on parle de culture martiale où la violence est concernée en tout premier lieu. Or on peut trouver au sein de la même culture martiale certains des meilleurs aspects de l’humanité, ces derniers émergeant aussi – pour une part – d’un système hiérarchique naturel fonctionnant à l’ancienneté.

Abordons plus spécifiquement le rôle de l’ancienneté au sein du koryū bujustu8. On peut être plus ancien à deux abords : le plus évident est d’être le premier à avoir rejoint le ryūha9 ; le second est d’être le premier à avoir rejoint un certain dōjō, car les dōjōs, dirigés par divers shihan10, peuvent avoir des cultures et des hiérarchies différentes au sein desquelles un invité provenant d’un autre dōjō – un  »semi-étranger » – doit trouver sa place. Un parfait exemple de cette complexité est fourni par l’un de mes anciens élèves, G. M., qui a commencé à pratiquer la Toda-ha Bukō-ryū11 au Dojo Hokusei d’Athènes. Il partit au Japon, et quand cela s’avéra être pour du long terme, il rejoignit officiellement le Dojo Nakano de Kent Sorensen Sensei, sōke-dairi12 de l’école, devenant ainsi son élève. En termes d’années de pratique dans la Toda-ha Bukō-ryū, je dirais qu’il était quelque part entre les membres moyens et confirmés du Dojo Nakano, mais d’un autre côté il était le plus récent au moment de son arrivée. Il a dû donc trouver sa juste place.Régis Soavi  senpai-kōhai

La situation est d’autant plus complexe qu’interviennent aussi les diplômes reçus : shoden, chūden, okuden, ou mokuroku, menkyō, inka, pour rappeler deux « séries » de grades. Comment alors « calibrer » son ancienneté au vu de ces différentes facettes qui se recoupent et entrent légèrement en conflit les unes avec les autres ? À l’aide de Kan (勘), l’« intuition », qui se fonde sur un savoir culturel, en observant la façon dont la personne à la tête du dōjō traite chaque individu et comment la personne concernée s’intègre dans la culture du dōjō. Et, si cela ne fonctionne pas, les plus ancien (et, rarement, le shihan) aident le nouveau venu à « re-calibrer » afin de s’intégrer convenablement.

Une question pourrait se poser : l’école ne devrait-elle avoir un livre de règles, un manuel pour savoir comment se comporter, qui serait remis à l’étudiant lors de son arrivée ? Eh bien, cela peut arriver, mais seules les grandes lignes sont alors esquissées. Dans beaucoup d’écoles, on fait un kishōmon (serment par le sang) qui donne accès à quelques conditions générales pour pouvoir entrer. (Voir le livre Old School13 pour une analyse au peigne fin de tels serments.) Le kishōmon ne donne toutefois que quelques conditions, tandis que nous sommes en train de parler d’un vaste complexe de valeurs et de comportements, somme totale de la culture martiale archaïque japonaise. Notez cette expression : « culture martiale ». Pour véritablement survivre lors de rencontres à haut risque, il faut développer et raffiner à l’extrême une sensibilité aux autres, à nos alliés comme à nos ennemis. Développer son intuition kan est essentiel. Mais comment développer notre capacité à sentir le niveau de confiance de nos proches, ou encore l’intention d’un de nos adversaires, si ce n’est en l’incorporant dans notre pratique ? Être sur le qui-vive, craindre d’offenser gravement son enseignant ou les anciens de son dōjō, tout cela requiert que l’on développe une sensibilité aigüe au moment présent. Paradoxalement, les élèves qui y parviennent apprennent à se détendre tout en étant sur le qui-vive, quelque chose auquel je me réfère ailleurs comme « l’étiquette de la meute ». Un ensemble de règles, apprises par cœur, tout d’abord seront appliquées de manière artificielle, et d’autre part priveront l’élève de l’opportunité de développer ce qui compte vraiment – reigi (attitude convenable) est en fin de compte la voie royale vers kan.

Quelles sont, pour rentrer plus en détail, les responsabilités des anciens (senpai) ? D’un point de vue général, l’ancien est responsable du maintien de la culture de l’école, et se prononce au nom de ce qu’il croit être les souhaits de l’enseignant. Une façon simple d’envisager le rôle de l’ancien est de penser à une sœur ou un frère aîné. Même si le petit frère a bien mieux réussi dans la vie, dans son travail, etc., les paroles du grand frère compteront toujours.

Donnons quelques exemples :

  • Un élève plus récent a une mauvaise hygiène – son keikogi sent mauvais, son haleine est horrible, ou bien les vêtements qu’il porte pour pratiquer sont sales ou mis n’importe comment. Le shihan de l’école ne devrait JAMAIS être mis dans l’obligation de dire à l’élève de se nettoyer. Les anciens du dōjō parlent à cette personne, lui disent de s’occuper du problème – avec tact et politesse. Si elle continue, ils deviennent fermes. Enfin, si le problème venait à perdurer, il est concevable qu’ils lui disent de ne pas revenir avant d’avoir réglé le problème.
  • Une personne commence à rentrer dans des discussions ou bien à apprendre aux autres, devant l’instructeur, sans être autorisée par l’enseignant à tenir ce rôle. Même en étant moins gradé que la personne bavarde, un ancien peut et devrait se plaindre auprès de l’autre, rappelant qu’il vient au dōjō pour étudier auprès du shihan et lui disant « Comme tu causes, là, tu nous prives de l’enseignement de Sensei en prenant toute la place.  ».
  • Un jeune élève plein de vitalité pratique trop vigoureusement – voire dangereusement – avec d’autres élèves. Il est de la responsabilité des anciens de l’informer qu’il doit se calmer et prendre la mesure de son comportement. Idéalement, l’ancien peut si besoin contrôler physiquement la personne vigoureuse mais, même si cela n’est pas possible, l’ancien doit quand même intervenir pour remettre les choses dans l’ordre. Et uniquement en cas d’échec de la part d’un ou plusieurs anciens pourrait-on alors faire appel au shihan.

Quelles sont les responsabilités de l’élève moins avancé (kōhai) ? En tant que « petit frère », sa responsabilité est d’écouter ses grands frères & sœurs pour avoir des repères quant à la culture du dōjō et à l’attitude convenable à avoir, aussi bien pendant la pratique que dans les interactions sociales hors du dōjō. Une objection pourrait pourtant être levée, vu ma brève allusion plus haut aux abus potentiels du système senpai-kōhai. A-t-on encore besoin de ce système ? Absolument. C’est à travers lui qu’a été préservé le koryū bujustsu au fil des générations. Sans lui, nous aurions changé d’une façon qui menacerait le futur d’une tradition martiale telle qu’une authentique koryū.

Toutefois, il n’est pas inconcevable qu’un tel système se corrompe. Nous, les Japonais comme les non-Japonais, sommes aussi des êtres humains autonomes du 21e siècle et ne devrions jamais accepter quoi que ce soit d’abusif ou d’immoral au prétexte de suivre ce système archaïque. Si cela devrait arriver, il incombe au kōhai (ou senpai) de faire face et protester, idéalement en le faisant d’abord auprès de ses ancien.nes proches : et de le faire avec force et dignité. En espérant qu’une telle objection change quelque chose qui était toxique dans la culture du dōjō. Seulement en cas d’échec le shihan devrait-il rentrer en jeu (voire, dans certains cas, être informé du problème – idéalement le shihan n’aurait peut-être même pas entendu parler de l’incident). Si vous échouez à ce niveau, vous voici à un carrefour : peut-être resterez-vous, en acceptant la situation (et parfois vous rendrez-vous compte que ce que vous trouviez répréhensible il y fut un temps est quelque chose que vous voyez différemment au fil des années) ; peut-être ne le supporterez-vous pas et devrez-vous partir (ou être renvoyé). Soit. Dans un cas aussi extrême et hypothétique, vous perdriez certes votre appartenance à un groupe, mais conserveriez votre intégrité. Cela dit, ce scénario catastrophe décrit la pire des situations et n’a quasiment jamais lieu dans quelque école que ce soit.

Si l’on veut bien laisser de côté ce cas extrême et revenir à ce que nous vivons au quotidien, un ryūha est comme une famille : nos aînés nous guident du mieux qu’ils peuvent tandis que nos cadets se donnent à fond pour nous dépasser, tout en nous témoignant du respect.

Ellis Amdur

Notes :

1. Ses travaux écrits peuvent être consultés sur la page https://edgeworkbooks.com
2. Litt. avantcompagnon : aîné (comme dans sensei, litt. avant-naître : maître)
3. Litt. après-compagnon : cadet
4. Litt. ancienne-tradition : école ancienne traditionnelle
5. Une koryū de jōdō (voie du ) dont une des branches actuelles est dirigée par Pascal Krieger Sensei
6. Une des plus anciennes koryūs japonaises (remontant au XVe siècle) dont le shihan actuel est Risuke Otake Sensei
7. Litt. jeu de bâton : art martial portugais se pratiquant avec un bâton
8. Tradition martiale des koryū
9. Synonyme de ryū
10. Pratiquant enseignant modèle
11. Une koryū remontant au XVIe siècle dont Ellis Amdur, feu Pierre Simon et Claire Seika sont shihan
12. Instructeur principal remplaçant
13. Ellis Amdur, Old School: Essays on Japanese Martial Traditions, fév. 2015

La force vitale

Par Régis Soavi

Pourquoi parler de la force vitale alors que le sujet semble démodé (il est aujourd’hui considéré comme une sorte de résidu idéologique des années soixante), ou reste apparemment le domaine privilégié d’une petite quantité de personnes à la recherche d’effets mystérieux ?

Si la force physique reste pour de nombreuses raisons et dans de nombreux cas un domaine important, elle n’est pas un état permanent et inaltérable. Il existe quantité de facteurs que nous devons prendre en considération : l’âge de l’individu, son état de santé, son mental, sa situation sociale, sa conception du monde, etc. Il en va de même avec la force dite mentale, ou plus communément parlant, la force de caractère.

Le spectaculaire

Avoir un corps de dieu ou de déesse a toujours fait rêver la jeunesse, il est clair que l’état du corps est censé être reflété par son apparence. La silhouette d’une personne était un des moyens pour juger de son état de santé, de sa force, de sa puissance. Les statues de la Grèce ou de la Rome antique servaient d’exemple. L’accent était mis sur l’esthétique des formes et des proportions. Il en va de même aujourd’hui, mais les modèles ont changé car ils appartiennent surtout aux milieux branchés de la « people society » : acteurs, sportifs de haut niveau, mannequins, etc. Les images que l’on nous en propose, même quand elles n’ont pas été retouchées, nous font miroiter un monde complètement irréel de jeunes gens innocents, pétillants de santé, sautillant, et réalisant des « exploits » avec la plus grande facilité. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » (1) Dans ce monde en trompe-l’œil comment ne pas passer pour un trouble-fête lorsqu’on présente d’autres valeurs que celles qui sont actées par la publicité au service de l’Économie et de la volonté de puissance de quelques uns, tout cela au détriment de la majorité des individus ?

Tsuda Itsuo montrant les points du ventre pendant une conférence.
Tsuda Itsuo montrant les points du ventre pendant une conférence.

Un problème de société

La société de 2019 n’est pas la société du vingtième siècle et encore moins celle du dix-neuvième. À l’époque la force physique avait un coté naturel, oserai-je dire primitif, il n’en est plus de même aujourd’hui. Si, par exemple, en Occident les avancées de la médecine ont pu sauver des personnes et permettre un allongement de la durée de vie, elles ont, par contre-coup, rendu beaucoup de gens dépendants aux traitements et aux médicaments, créant par là même une société d’assistés dont la force vitale semble s’être cruellement affaiblie. Les laboratoires pharmaceutiques ne se gênent pas pour produire à profusion de plus en plus de substances, de nouvelles molécules, censées rendre la vie plus facile. Un des exemples qui fit scandale récemment est celui des drogués sur ordonnance. Les antidouleurs à base d’opiacés, par l’accoutumance qu’ils engendrent, ont déjà fait non seulement deux millions de personnes dépendantes de ces substances, mais aussi des centaines de milliers de drogués qui ne savent plus comment se procurer leur dose et même, dramatiquement, plus de quarante-huit mille morts au États-Unis en 2017. (2)
La médecine du sport dans certains pays, et cela depuis des dizaines d’années, n’hésite pas elle aussi à droguer les athlètes pour permettre à leur pays de remporter une course, un concours, ou une médaille aux Jeux olympiques.
Les records sont continuellement dépassés dans le domaine du sport, ainsi que partout où la compétition fait rage, mais il semble difficile de gagner, ni même seulement d’être sélectionné sans avoir des spécialistes du corps et de la médecine dans son staff technique.
La seule force physique naturelle ne suffit plus, il faut plus que cela aujourd’hui, beaucoup plus. On propose des compléments alimentaires, des cocktails de substances sans cesse plus sophistiqués pour dépasser les limites humaines naturelles et même parfois tout simplement pour être toujours en forme ou tout au moins le paraître, et quand les conséquences des traitements ou plutôt du mauvais traitement du corps surviennent il est déjà trop tard pour rebrousser chemin.

L’Écologie humaine

La prise de conscience de l’état de la planète par une partie de la nouvelle génération pourrait être le déclencheur d’une prise de conscience plus globale. La nécessité absolue de revoir non seulement la production de produits de consommation, mais également les schémas de cette même production si cette nécessité est poussée un peu plus loin, devrait amener la société à la compréhension de ce besoin impératif de changer d’orientation.
Si la technologie a des cotés pratiques, devons-nous renoncer à penser par nous-mêmes et suivre les traces pré-imprimées par les logiciels, les algorithmes, ou les moteurs de recherche ? La médecine occidentale, qui est un art et non une science, a fait de gros progrès du point de vue de la compréhension et du traitement de certaines maladies humaines, mais devons-nous pour cela abandonner notre libre arbitre et nous remettre entre ses mains sans chercher à comprendre ou à sentir ce qui nous convient le mieux ? La société nous gave de recommandations qui, si elles ne nous font plus rire, nous laissent souvent indifférents : « mangez bougez » « mangez cinq fruits et légumes par jour » « attention au taux de cholestérol, mangez des produits allégés » « respectez scrupuleusement le nombre d’heures de sommeil » etc. L’être humain moderne en vient à suivre les directives de personnes qui pensent pour lui en matière de santé, de travail, de rencontre, tout est préparé, pré-digéré, au nom de notre bien-être, pour réaliser ce que des écrivains comme Ievgueni Zamiatine, dès 1920, Aldous Huxley en 1932, ou George Orwell en 1949 avaient décrit dans leurs romans dits d’anticipation, c’est-à-dire « un monde idéal ». Sommes-nous déjà en train de vivre dans ce monde que prédisait Huxley dans une conférence en 1961 ?
« Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir. » (3)
Loin de moi l’idée de porter en avant les idéologies réactionnaires ou passéistes qui ont tendance à apporter leurs solutions à coup de « y a qu’à » ou de prôner la résurgence des valeurs patriarcales ou racistes qui fort heureusement sont, ou j’ose l’espérer, devraient être dépassées. Les pas à faire sont d’une toute autre dimension. Il ne s’agit rien de moins que de retrouver des valeurs humaines et c’est peut-être cela la vraie révolution. L’Aïkido est porteur de cet espoir, mais nous ne devons pas nous tromper de direction.

Respiration KA MI : activation de la force vitale
Respiration KA MI : activation de la force vitale

La force vitale

Les expressions populaires comme « avoir du cœur au ventre » ou « avoir des tripes » expriment bien l’importance que la majorité des gens d’il n’y a pas si longtemps accordaient à cette région du corps, le courage ne se trouvait pas dans la réflexion mais dans l’action du bas du corps.
La force vitale était un domaine bien connu des maîtres d’arts martiaux, et ils accordaient tous la plus grande attention à en faire un des sujets majeurs, sinon le centre, de leur enseignement. Tous ceux qui ont eu la chance de connaître les maîtres de la première génération après O Senseï savent que la valeur de Noquet Senseï, Tamura Senseï, Yamaguchi Senseï ou Noro Senseï, ainsi que de tant d’autres n’était pas dans la qualité, évidemment irréprochable, de leur technique mais dans leur présence, simple reflet de leur personnalité, de leur force vitale.
Tsuda Itsuo Senseï, maître d’Aïkido, faisait aussi partie de cette génération, mais il était aussi un des maîtres de la première génération après Noguchi Haruchika Senseï, dans l’art du Seitai, et il a beaucoup écrit sur ce domaine dès son premier livre Le Non-faire dont j’ai tiré quelques extraits.
« Du point de vue Seitai, le ventre n’est pas simplement un récipient de divers organes digestifs, comme l’enseigne l’anatomie. Le ventre, déjà connu en Europe sous le nom japonais de “hara”, est la source et le dépôt de la force vitale. » (4)
« [L]a vie agit comme une force qui donne la cohésion aux éléments absorbés. […] C’est cette force de cohésion que nous appelons “ki”. […] Ce qui intéresse le Seitai, ce n’est pas les détails de la structure anatomique, mais le comportement de chaque individu qui révèle l’état de cette force de cohésion. Cette cohésion, en l’occurrence, est en quête spontanée d’un équilibre et se manifeste de deux façons diamétralement opposées : en excès et en déficit. Lorsque le ki, force de cohésion ou énergie vitale, se trouve en excès, l’organisme rejette automatiquement cet excès afin de rétablir l’équilibre. Ce qui déroute l’observateur, c’est que le rejet, loin d’être simple, s’effectue sous des formes diverses et complexes. Il se manifeste chez l’individu dans son comportement verbal, dans son geste, ou dans son acte. Par contre, lorsque le ki est en déficit, l’organisme réagit pour combler cette insuffisance, en attirant vers lui le ki des autres, c’est-à-dire, leur attention. » (5)
Dans le Seitai, il existe un moyen pour se rendre compte de l’état du koshi et de la force vitale, et cela simplement en vérifiant l’élasticité du troisième point du ventre qui se trouve environ deux doigts en dessous du nombril. Si le point est positif, c’est-à-dire si on sent qu’il rebondit lorsqu’on appuie dessus, alors tout va bien, on se remettra rapidement en cas de difficulté ou de maladie, si par contre les doigts s’enfoncent et ne reviennent qu’avec lenteur, si le ventre est mou, c’est que l’état du corps est en difficulté, ce manque de tonus est révélateur de l’état de la force vitale. Je préfère m’abstenir de donner plus de détails afin d’éviter que des bricoleurs présomptueux ou mal informés commencent à toucher à tout. En tout cas vous pouvez essayer sur vous-mêmes, mais pas sur les autres même s’ils sont d’accord, le risque de perturber leur rythme biologique et par contre-coup leur santé est trop grand, inutile de jouer les apprentis sorciers.
La force vitale est ce qui nous fait remonter la pente lorsqu’on a sombré. C’est ce qui nous permet de concrétiser des projets qui parfois semblent impossibles à réaliser.

Représentation du hara ; Basilique Saint-Sernin à Toulouse
Représentation du hara ; Basilique Saint-Sernin à Toulouse

La technique Seitai : une orientation

Le Seitai nous apporte dans le quotidien les instruments dont nous manquons pour entretenir notre force vitale. La pratique du Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) ainsi que des Taïso adaptés en fonction des Taiheki (habitudes corporelles) ou des techniques de premier secours n’en sont que la partie visible, l’essentiel se trouve dans sa philosophie de la vie et dans sa compréhension de l’être humain. Toute l’attention apportée à l’éducation des jeunes parents, le soin au bébé, la manière de faire circuler le Ki, de respecter chaque personne dans son individualité, et non en faisant référence au général, en font une science du particulier comme aimait à le définir Tsuda Itsuo Senseï dans son livre du même nom.
Si à l’occasion des stages je donne des indications pratiques qui permettent aux personnes de retrouver un bon état de santé, de récupérer leur force vitale lorsqu’elle est affaiblie, je compte toujours sur la capacité des individus à réagir, à comprendre la nécessité de s’orienter différemment pour cela, plutôt que de se démettre de leur pouvoir au profit d’une technique, d’une idole, ou d’un gourou.
Sans la force vitale, la force physique a du mal à trouver des débouchés, elle tourne en rond et finit par perturber la personne elle-même qui ne sait plus comment faire pour retrouver son équilibre.
La force vitale n’a pas de morale, elle peut être utilisée à bon escient ou non certes, mais si elle n’est plus là, inutile de discuter sur la valeur des objectifs à atteindre ou sur les perspectives que nous propose la société.
On se pose beaucoup de questions sur sa nature, son origine, voire sa domestication. Certains aimeraient pouvoir la mesurer grâce à du matériel technologique très développé, comme par exemple, des électrodes sophistiquées capable d’enregistrer les réponses subtiles émises par le cerveau. Malheureusement, ou plutôt heureusement car les risques de manipulation sont grands, cela semble pour l’instant impossible. La force vitale est d’une toute autre nature, on la comprend quand on retrouve la sensation du ki dans son propre corps. Mais qu’est-ce que le ki ? Tsuda Senseï nous donne en quelque mots une piste pour sa redécouverte.
« Le ki est le moteur de toutes les manifestations instinctives et intuitives des êtres vivants. Les animaux n’essayent pas de justifier leur action mais arrivent à maintenir un équilibre biologique dans la nature. Chez l’homme, le développement extraordinaire de l’intelligence menace de détruire tout équilibre biologique, allant jusqu’à la destruction totale de tout être vivant » (6)

L’Aïkido : un art pour réveiller la force vitale

L’Aïkido est facilement au cœur de nombreuses polémiques, au sujet de son refus de la compétition, de son idéal de non-violence, de son manque de modernité, voire de sa prétendue inefficacité. Il me semble que, justement, il est temps d’affirmer les valeurs de notre art – et elles sont nombreuses. Dans la pratique de l’Aïkido ce n’est pas la force physique qui est déterminante, mais plutôt la capacité à l’utiliser, de même pour la technique c’est son adaptation à la situation concrète qui est la plus importante et cela ne peut se faire sans avoir réveillé notre force vitale. La mise en situation sur les tatamis jour après jour, séance après séance, si elle est faite sans concession et en même temps sans brutalité, nous ouvre les yeux et permet de développer, de retrouver ce qui anime l’être humain, une force, une vitalité que l’on a trop souvent laissé s’atrophier. La puissance que l’on peut développer, mais aussi la tranquillité, la quiétude intérieure que l’on peut retrouver en sont la manifestation visible, le reflet de ce que l’on appelle le Kokoro au Japon.
Il est inutile de comparer avec d’autres pratiques car, même si l’Aïkido, quelques soient les critiques qui lui sont faites, ne servait seulement qu’à permettre le réveil, l’entretien ou l’amélioration de la force vitale, n’aurait-il pas rempli son devoir vis à vis des pratiquants ? Ne pourrait-on le considérer comme un des arts martiaux majeurs ?
La force vitale est au cœur de toutes les disciplines et cela depuis l’origine des temps, si tous les arts martiaux évoluent, elle reste l’élément indispensable à leur pratique.

Régis Soavi

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« La force vitale » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°26) en octobre 2019

Notes :
1) Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel 1969 p. 9
2) Journal Le Monde, « Médicaments antidouleurs : overdose sur ordonnance », 16 octobre 2018
3) Aldous Huxley, discours prononcé en 1961 à la California Medical School de San Francisco
4) Itsuo Tsuda, Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1977, p. 185
5) Itsuo Tsuda, Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1977, p. 189, pp. 194-195
6) Itsuo Tsuda, Le Dialogue du silence, Le Courrier du Livre, 1979, p. 87

Superficialité ou approfondissement

Dans cet article à partir d’un hexagramme du Yi Jing (Tsing : Le puits), Régis Soavi nous parle des pratiques de l’Aïkido et du Mouvement régénérateur comme des instruments de recherche et d’approfondissement de sois-même.

Le dojo est, par essence, le puits où viennent se nourrir les pratiquants d’arts martiaux à la recherche de la Voie, du Tao. À l’opposé du ring ou du gymnase, il offre un lieu de paix nécessaire, voire indispensable, pour l’approfondissement des valeurs humaines.dojo le puits

Nous vivons aujourd’hui à la vitesse de la lumière. La communication n’a jamais été aussi rapide. Les ondes chargées de bits et micro-bits circulent en boucle autour de notre planète, porteuses de plus d’informations que notre cerveau n’en peut stocker. Les réseaux sociaux ont remplacé la connaissance par un vernis superficiel qui peut sembler suffisamment apte à satisfaire notre apparence sociétale. Si dans les années soixante les membres de l’Internationale situationniste fustigeaient les pseudo-intellectuels qui se nourrissaient auprès des revues comme Le Nouvel Observateur ou l’Express pour alimenter leurs conversations mondaines ou leurs écrits, que diraient-ils de la démocratisation proposée à tout un chacun pour devenir le nouveau Monsieur Jourdain du Bourgeois Gentilhomme de Molière ? Mieux vaut connaître un peu de tout plutôt que d’approfondir quoi que ce soit, telle semble bien être la devise de notre époque.

Dans les arts martiaux la tendance semble aller dans la même direction. Nombreuses sont les personnes qui sont intéressées par les images spectaculaires retransmises par les médias où l’on présente les capacités fictives d’acteurs martiaux, au demeurant fort habiles dans leur métier, mais où la recherche est principalement le rendu superficiel ainsi que commercial.

L’image du puits dans l’ancienne Chine devrait nous faire nous interroger sur les tendances qui gouvernent notre vie de tous les jours. Si l’on tirait l’eau du puits à l’aide d’un seau et d’une perche, c’est bien la répétition d’un tel acte qui permettait la vie du village, et la nourriture prodiguée était considérée comme inépuisable. Et si nous prenions exemple sur cette image ancienne ?

Quand on pratique un Art comme l’Aïkido il ne s’agit pas d’accumuler des techniques sans cesse plus nombreuses, ni de répéter béatement l’enseignement prodigué, mais plutôt de commencer une recherche, de se réorienter vers quelque chose de plus profond afin d’abandonner le superficiel, le superflu, qui nous a tant déçus et que l’on ne supporte plus.

Régis Soavi Aikido

Bon nombre de personnes qui au départ sont extrêmement enthousiastes de commencer un vrai travail avec leur corps, se lassent de la répétition, bien trop souvent scolaire, ou encore se laissent fourvoyer par la dernière mode. On voit ainsi des gens qui collectionnent les méthodes et passent d’un art à l’autre, du Yoga au Taï-chi, du Karaté à la Capoeira, pensant parfois que l’un d’eux est supérieur à l’autre comme l’explique si bien un youtuber à la mode qui fait l’actualité comme ça lui chante.

Face à tous ces personnages qui ne vivent que pour influencer leurs followers et gagnent leur vie sur leurs dos grâce au nombre de « like » et à la publicité qu’ils engendrent, ne serait-il pas temps de chercher au fond de soi-même ? De prendre le temps de réfléchir plutôt que de consommer passivement la réflexion d’un autre ? De bouger son propre corps pour retrouver une harmonie perdue plutôt que de chercher dans le virtuel un complément à la routine issue de la pauvreté du quotidien ?

Le dojo en tant que lieu de recherche possède toutes les caractéristiques du puits : c’est à la fois un lieu pour l’entraînement, car on y puise chaque jour, et en même temps (et peut-être plus) c’est un lieu de convivialité où le social se débarrasse de ce qui l’empêche d’être vrai c’est-à-dire d’être le plus proche possible de la nature profonde des individus. Un lieu où la sociabilité échappe aux conventions, un lieu où l’on peut se parler, entrer physiquement en contact avec l’autre de façon simple, avec toutes les difficultés que cela peut représenter pour celui ou celle qui n’est pas prêt ou prête.

Toute l’arduité réside dans le fait de ne pas rester en superficie de la pratique, de ne pas se contenter de surfer sur un océan d’images devenues virtuelles ou de barboter sur le rivage et cela si possible sans se mouiller trop, mais de s’imprégner de ce que l’on y trouve, de lâcher ce qui nous encombre de manière à en explorer les profondeurs.

Mon Maître Itsuo Tsuda dans son livre Le Non-faire* nous donne avec simplicité, un aperçu de sa propre recherche et du travail qu’il avait engagé en Europe.

Itsuo Tsuda aikido

« Que suis-je à côté de la grandeur de l’Amour cosmique de Me Ueshiba, de la technique du Non-Faire de Me Noguchi, ou du raffinement insondable de Me Kanzé Kasetsu, acteur du théâtre Noh ? Je les ai connus tous les trois ; deux sont morts, seul Me Noguchi est en vie [Haruchika Noguchi meurt en 1976]. Leur influence continue de travailler en moi. Ce sont là des maîtres par nature. Moi, je suis simplement un être qui commence à se réveiller, qui cherche et évolue.
Une extraordinaire continuité d’efforts soutenus caractérise les œuvres de ces maîtres. J’ai l’impression de trouver dans un terrain aride, des puits d’une profondeur exceptionnelle. Là où s’arrête le travail de catégorisation n’est que leur point de départ. Ils y ont percé bien au-delà. Ils ont atteint les veines d’eau, la source de la vie.

Cependant, ces puits ne communiquent pas entre eux, bien que ce soit la même eau qu’on y trouve. La tâche qui m’incombe, est d’y dresser une carte géographique, d’y trouver un langage commun. »

Ce langage, Itsuo Tsuda le trouvera dans l’art de l’écriture (il se définissait lui-même comme écrivain-philosophe, comme en témoigne sa stèle funéraire au Père Lachaise), dans l’enseignement d’une certaine forme de l’Aïkido fondée sur la respiration et l’approfondissement de la sensation du Ki, enfin en faisant connaître le Katsugen undo (mouvement régénérateur). À travers son travail, son œuvre écrite, son enseignement, il réussira à créer un pont entre l’Orient et l’Occident.

Ce qui guette le pratiquant d’arts martiaux et ce plus particulièrement en Aïkido est l’ennui dû à la répétition, à la recherche de l’efficacité, au fait de peaufiner la technique, et tout cela au détriment de la profondeur de l’art, ainsi que de la culture qui le sous-tend. De fait, notre époque n’est plus soumise aux mêmes impératifs que les siècles derniers, s’il est toujours utile de pouvoir réagir en cas d’agression ou de difficultés, ce qui sera déterminant est plus la force intérieure et le réveil de l’instinct, que la capacité de combat. L’Aïkido demeure une pratique du corps, où la rigueur, la dynamique, le savoir-faire, ont une importance capitale, mais son aspect philosophique est loin d’être négligeable. Cet aspect n’est en rien contradictoire, bien au contraire, un de mes anciens maîtres Masamichi Noro l’avait bien compris lui-même lorsqu’il créa cet art nouveau qu’est le Ki no Michi (la voie du Ki) à la fin des années soixante-dix. La recherche dans l’Aïkido est quelque chose de difficile et peut même être pernicieuse parfois, car s’il ne s’agit pas de s’affronter avec d’autres combattants, ce n’est pas non plus de la méditation ni de la danse, et je peux dire cela car j’ai un immense respect pour ces arts, là encore les puits sont différents, mais la recherche va dans la même direction.

Aller chercher du côté du développement des capacités humaines, de la culture au-delà du connu, se remettre en question et questionner les idées du monde, avancer pour faire avancer notre société. Sortir peut-être enfin un jour de la barbarie et de l’obscurantisme. Il nous suffit de relire la conférence de Umberto Eco** sur comment l’être humain se construit des ennemis pour comprendre que nous avons plus que jamais besoin de connaître l’autre pour mieux le comprendre.

L’Aïkido en tant qu’Art du Non-faire est une porte vers ce que nombre de personnes recherchent : la réalisation de soi-même, sans un ego démesuré, mais dans la simplicité, et avec le plaisir d’un vécu authentique.

Régis Soavi

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Notes :
* Itsuo Tsuda, Le Non-faire, Édition Le Courrier du Livre (Paris), 1973, p. 12
**Umberto Eco, Costruire il nemico e altri scritti occasionali, éd. Bompiani (Milano), 2011

La saisie, un art du détachement

par Régis Soavi.

Aide-mémoire Itsuo Tsuda saisie
Aide-mémoire dessiné par Itsuo Tsuda, 1972 illustrant différents types de saisie

La saisie en tant que telle n’est pas la difficulté, c’est la coagulation du Ki dans le poignet, dans les bras ou autour du corps qui pose problème et qui nous bloque, et c’est par le détachement que l’on pourra s’en libérer. La visualisation est le moyen d’y parvenir. Tsuda Senseï nous en donne un exemple dans son deuxième livre La Voie du dépouillement.

« L’Aïkido pour moi, est un art de redevenir des enfants. […] Il faut un art pour redevenir enfant sans être puéril. […] Jean, par exemple, me saisit par derrière à bras-le-corps. Je veux me baisser pour m’asseoir mais il m’empêche de le faire. Il a des biceps deux fois plus gros que les miens et pèse près de 90 kilos. Je ne peux pas bouger tellement il me serre fort. Que faut-il faire ? Le projeter avant de m’asseoir ? J’essaye mais je n’y arrive pas, car il est trop lourd et trop fort.
Alors je deviens enfant. Je vois un coquillage merveilleux sur la plage et me baisse pour le prendre. J’oublie Jean qui continue à me serrer par derrière. (Techniquement il y a un détail important, c’est que j’avance un pied pour faire deux côtés d’un triangle avec l’autre, car c’est plus concentré.) Il y a l’écoulement du Ki, en partant de moi vers le coquillage, alors qu’avant le Ki était figé à la pensée de Jean. Jean avec ses 90 kilos devient très léger et chute par-dessus mes épaules, en avant. Comment se fait-il qu’avec des idées différentes, on obtient des résultats opposés, alors que la situation reste la même ?
L’idée de projection provoque la résistance. Dans le geste de l’enfant, il y a la joie de ramasser le coquillage qui fait oublier la présence de l’adversaire. »*

Prendre, s’approprier.

Il y a de nombreuses manières de saisir, et, ce qui est souvent déterminant, c’est l’intention qui y est mise. Certaines d’entre elles peuvent être considérées comme superficielles voire inoffensives, et d’autres plus dangereuses, comme par exemple celles qui présentent un caractère d’appropriation, ou d’autres qui peuvent parfois être insidieuses et insistantes.
La scénographie qui permet l’entraînement en Aïkido considère que la saisie est le résultat d’un acte qui se manifeste avec une certaine agressivité. Cet acte en lui-même est déjà une tentative de s’approprier l’autre, pour en faire quelque chose, le voler, le détruire, détruire sa personne, ou sa personnalité, mis à part les cas légitimes qui ne nous concernent pas dans cet exemple. Il s’agit de l’abus d’un pouvoir, réel ou irréel, connu ou désiré, sur l’autre, cet autre étant supposé ne pas pouvoir réagir devant une telle manifestation de puissance.

Une prise de pouvoir.

Dans le monde animal le pouvoir d’un individu ou d’un clan au sein d’un groupe plus nombreux de la même espèce, correspond à des critères bien précis, généralement liés à la reproduction, à la préservation, ou à la défense d’une espèce. En conséquence il est supporté et au bout du compte accepté par l’ensemble du groupe ; si tentative de contestation il y a, des rituels génétiques ou simplement ancestraux servent à clarifier la situation.
Dans la société humaine, et particulièrement la nôtre qui se voudrait plus moderne d’un certain point de vue, le besoin de prise de pouvoir sur l’autre me semble plus être un signe de dysfonctionnement, voire de maladie, créés de toute pièce par les comportements induits par la civilisation. L’incertitude de son propre pouvoir, le conditionnement exercé par tous ceux déjà mis en place au sein de la société, provoquent une frustration et poussent l’être humain à chercher à le reconquérir à travers des paroles ou même des actes, là où ce pouvoir n’est pas, là où il ne le trouvera pas, c’est-à-dire chez l’autre, qui de toute façon ne le détient pas. Mais par contre cela l’oblige mentalement à prendre tous les risques que comporte ce vain espoir. La naissance de ce type d’agressivité vient souvent d’un manque, d’un déficit avoué ou non, de son propre pouvoir que l’on cherche à combler. Les pressions subies et ressenties, donc vécues comme telles, depuis la plus petite enfance parfois, amènent certains individus à vouloir se réapproprier ce qu’ils ressentent dans leur intimité comme leur ayant été volé, spolié, ou même qu’ils ont simplement perdu. Cela fait d’eux des personnes dangereuses de par leur simple frustration. Chacun d’entre nous peut comprendre et ressentir ce genre de chose lorsqu’il se retrouve impuissant devant une administration, ou lors d’une prise de pouvoir sur lui de la part de quelqu’un contre lequel il ne peut apparemment rien. De là à devenir agressif, il n’y a qu’un pas que certains franchissent, alors que d’autres se raisonnent, se résignent car ils ont déjà accepté par habitude cet état de domination et le subissent au quotidien. Si quelques uns ne sont que très peu touchés c’est qu’ils ont déjà dépassé ces difficultés et ne sont pas entamés dans leur propre pouvoir, ne l’ayant jamais perdu ou l’ayant déjà retrouvé.

Prisonnier.

« Tel est pris qui croyait prendre » dit le proverbe et c’est bien ce renversement de perspective qui s’opère lors de la saisie. On oublie trop facilement que celui qui prend, devient prisonnier de ce qu’il a saisi. Il ne peut s’en défaire sans risquer de perdre quelque chose dans le processus qu’il a engagé. Sa liberté, si tant est qu’il en ait une, est maintenant aliénée à celui ou celle qu’il pensait pouvoir détenir ou retenir. Il devient le geôlier de cet autre qui ne pense plus qu’à se libérer, qui y mettra toute sa force, son intelligence, parfois sa sournoiserie, ou même sa perfidie, car il est parfaitement dans son bon droit, et personne ne peut le lui reprocher. Notre société génère ce type de comportements aliénants dans lequel l’un comme l’autre cherche à se libérer, l’un contre l’autre, au lieu de passer à une autre dimension plus humaine, plus intelligente, plus respectueuse de cet autre. Vouloir changer ces comportements peut sembler une utopie et pourtant si l’Aïkido existe, et continue d’être un art au service de l’humanité c’est peut-être pour dire et montrer que comme d’autres l’ont déjà énoncé, d’autre rapports sont possibles entre les personnes, et nous ne sommes pas les seuls, nous aïkidoka, à désirer vouloir continuer dans cette direction.

La respiration, une réponse dans une situation particulière.

C’est à travers la respiration ventrale et le calme qui en résulte que l’on peut trouver la solution immédiate à certaines situations difficiles. Pour s’y préparer il n’est pas absolument nécessaire d’être un technicien hors pair, un foudre de guerre, ou un analyste très compétant, mais par contre il y a nécessité de retrouver cette force qui s’est réfugiée au fin fond de notre corps, de notre Kokoro, ou qui parfois même s’est éparpillée dans de multiples systèmes de défense. Rechercher dans les arts martiaux violents une solution de défense face à la conscience de notre faiblesse, réelle ou supposée, n’est qu’un faux-fuyant, une alternative, ou pire une fuite en avant. L’Aïkido de par sa philosophie propose une autre direction qui, si elle n’est pas entendue, ni surtout comprise, risque de lui faire perdre sa raison d’être, sa particularité.
Les attaques en Aïkido ne sont qu’une mise en situation pour permettre aux pratiquants de résoudre un problème, voire un conflit, qui les oppose plus à eux-mêmes d’ailleurs, qu’à leurs partenaires. Les saisies par exemple, représentent souvent des tentatives d’immobilisation du corps, donc du mouvement de l’autre, à travers un emprisonnement des poignets, des bras, du tronc, du keikogi ou de toute autre partie le permettant. Parfois cependant elles peuvent être la continuité de frappes qui n’ont pas abouti. Elles sont rarement uniquement des blocages, si on les considère du point de vue d’un combat, elles devraient presque toujours être suivies d’un atemi ou d’une immobilisation définitive. Elles ne sont que le premier acte, la première scène d’une pièce, si l’on peut dire, beaucoup plus longue. C’est en travaillant sur les saisies que l’on découvrira, et cela peut sembler paradoxal, le détachement.

La sensibilité, l’instinct.

Bien avant que la saisie ou la frappe ne se concrétise notre sensibilité est touchée par quelque chose d’invisible mais cependant de très matériel. C’est peut-être inexplicable dans l’état actuel des connaissances scientifiques mais c’est quelque chose que nous connaissons bien, et même parfois très bien. C’est ce qui nous fait bouger, esquiver, alors que nous n’avons rien vu mais que nous avons simplement senti de manière indéfinissable. Pour donner un exemple plus parlant et que chacun a pu vérifier, d’une façon ou d’une autre, dans diverses situations, je voudrais parler du regard. Le regard est porteur d’une énergie, d’un Ki extrêmement concret que notre instinct peut percevoir. Ne vous est-il jamais arrivé alors que vous vous promeniez un soir ou une nuit de sentir quelque chose d’indescriptible derrière vous comme si quelqu’un vous regardait, vous observait, vous vous retournez, personne, et pourtant cette sensation persiste. Cette sensation, si vous n’êtes pas tranquille, peut se transformer en angoisse voire même déclencher une peur « irrationnelle puisqu’il n’y a personne », quand tout à coup vous découvrez à l’angle de la rue, derrière un rideau à demi entrouvert quelqu’un qui vous observe, ou sur un toit vous surplombant, un chat qui vous regarde. Le regard des chats, des animaux en général, au même titre que celui des humains lorsqu’ils observent quelque chose ou quelqu’un avec intensité, est porteur d’un Ki extrêmement puissant. Notre instinct est capable de le sentir, mais tout dépend de notre état d’esprit à ce moment-là. Si nous discutons avec un ami, si nous sommes perdus dans nos pensées après une rencontre amoureuse par exemple, notre instinct s’il est peu préparé aura du mal à sentir ce genre de chose. Il en va de même évidemment si nous sommes inquiets apeurés ou angoissés, tout notre être dans ce cas est en quelque sorte fragilisé, il perd ses capacités instinctives.

Découvrir la direction prise par le Ki.

L’Aïkido nous permet de redécouvrir et de conduire nos capacités instinctives. C’est grâce à un lent travail sur nous-mêmes et sur nos sensations que va réapparaître ce que nous avions souvent laissé s’endormir, bercés par le confort dû à la société moderne qui peut nous sembler si sécurisant.
Le travail à partir des saisies correspond, comme tout ce que nous faisons en Aïkido, à un réapprentissage et un entraînement du corps dans son ensemble de manière qu’il n’y ait plus de séparation entre le corps et l’esprit. Déjà quand notre partenaire s’approche il n’est pas question d’attendre bien gentiment qu’il fasse la saisie demandée, tout notre corps doit sentir les directions prises par les différentes parties de son corps : bras, jambes, ses points d’appui, tout cela sans regarder, sans observer, car ce serait déjà trop tard. Avec les débutants inexpérimentés, si l’exercice est suffisamment lent, ils pourront découvrir les chemins empruntés par le Ki de leurs partenaires, les lignes de force. Comme ils travaillent sans risque, ils recommencent à avoir confiance dans les réactions et dans les sensations de leur corps. Pendant les séances je ne montre pas seulement les techniques, je suis sans arrêt en mouvement, servant de Uke à l’un, de Tori à l’autre, sans les bloquer je fais sentir la direction que doit prendre leur corps en me mettant moi-même dans la situation, en donnant plus de matière au Ki, en matérialisant les lignes de force, en visualisant les ouvertures qu’ils peuvent utiliser, tout en leur laissant la capacité d’agir, de réagir à leur guise.

Les attaques en Aïkido ne sont qu’une mise en situation.
Les attaques en Aïkido ne sont qu’une mise en situation.

Découvrir le Non-faire.

La saisie peut être un premier pas dans le chemin qui conduit vers ce que Lao tseu ou Tchouang tseu désignaient sous le nom de Wu wei, le Non-agir, et ce fut la base de l’enseignement de mon maître Tsuda Itsuo. Comment enseigner ce qui n’est pas enseignable, comment montrer l’invisible, comment guider un débutant ou même un ancien vers ce qui est l’essence de la pratique dans notre École. Ce qui est difficile à expliquer avec des mots se comprend facilement lorsqu’on laisse la sensation nous guider. Il nous faut pour cela faire quelques pas en arrière. Accepter de lâcher nos habitudes d’acquisition, d’entassement, ces réflexes de consommateur toujours prêt à remplir notre chariot de produits divers, de techniques plus ou moins modernes, à la mode, ou à l’ancienne, miraculeuses, faciles et sans effort, ou encore dures mais efficaces. La publicité est aujourd’hui à la source de tant d’illusions, faisant miroiter à ses clients les merveilles colorées d’un monde devenu tellement virtuel. À quand la console Wii sur laquelle on pourra pratiquer l’Aïkido avec un casque de réalité augmentée et un partenaire dont on peut régler le potentiomètre en fonction de son niveau, de sa forme, ou de son humeur.
Mais peut-être suis-je en retard et existe-t-elle déjà.

Saisir avec le Ki.

Les petits enfants connaissent et utilisent naturellement un certain type de saisie extrêmement efficace, il s’agit d’une saisie vide de toute contraction inutile. Lorsqu’ils saisissent un jouet ils y mettent tout leur Ki et lorsqu’ils lâchent ce jouet c’est avec une complète indifférence, il n’y a plus aucun Ki dedans. Par contre ils ont une capacité incroyable lorsqu’ils ne veulent pas lâcher ce qu’ils ont pris et qu’ils tiennent dans leur petite main serrée. Si c’est quelque chose de dangereux, les parents doivent parfois déplier doigt après doigt leur main, pourtant si petite et dénuée de réelle force musculaire au sens où les adultes l’entendent. Ils savent de manière complètement inconsciente comment utiliser le Ki, ils n’ont pas besoin de l’apprendre, malheureusement ils perdent souvent cette faculté au profit du raisonnable et c’est l’éducation et la scolarisation qui en sont le plus souvent responsables.
Réapprendre à saisir comme un petit enfant, sans tension, et découvrir grâce à cela la préhension naturelle. Je donne souvent comme exemple la manière avec laquelle les oiseaux se posent sur une branche: ils ont des micro-capteurs sensoriels cutanés au milieu de leurs pattes qui informent des récepteurs qui, grâce à ces indications, animent des fonctions réflexes au niveau de l’involontaire, et donnent l’ordre à leurs doigts de se refermer dès qu’ils touchent la branche. Cette manière de saisir évite les crispations, les ratages, et permet une adéquation très subtile des membres à l’endroit que l’on a attrapé. Une saisie de qualité est une saisie qui utilise la paume de la main comme premier contact, puis les doigts se referment sur l’objet, le membre, le keikogi. Si on agit de cette façon les saisies sont plus rapides, sans tensions excessives et d’une remarquable efficacité, elles peuvent ainsi permettre un travail de bonne qualité avec un partenaire.

Les seules saisies de l’autre qui respectent sa liberté sont légères mais puissantes, comme celle par exemple d’un petit enfant qui veut entraîner un de ses parents vers une petite grenouille qu’il vient d’observer dans l’herbe haute et dont il est curieux, ou comme celle de deux êtres, amis ou amants, unis par la tendresse et respectueux l’un envers l’autre.

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« La saisie, un art du détachement  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°24) en avril 2019

* Itsuo Tsuda, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, p. 167.

Crédit photo : Bas Van Buuren, Anna Frigo

Misogi

Dans cet article à partir d’un thème extrait du Yi Jing (K’an, les Abysses), Régis Soavi parle de l’Aïkido comme d’une pratique de Misogi.

Le Misogi 禊 est une pratique très présente chez les shintoïstes. Elle consiste en une ablution, parfois sous une cascade, dans un cours d’eau, ou encore dans la mer, et permet une purification à la fois physique et psychique de la personne. Dans un sens plus large, Misogi englobe tout un processus d’éveil spirituel. C’est aussi une action qui vise à soulager l’être de ce qui l’accable, pour lui permettre de se réveiller à la vie. L’eau en a toujours été considéré comme un des éléments essentiels.

Comme l’eau, l’Aïkido permet de réaliser le Misogi

O senseï Morihei Ueshiba le fondateur de l’Aïkido répétait sans cesse à ses élèves que la pratique de cet art était avant tout un Misogi.
L’Aïkido fait partie des arts martiaux japonais pour lesquels le caractère principal, la nature même, est, tout comme l’eau, la fluidité. L’enseignement qu’apporta Itsuo Tsuda senseï, qui fut pendant dix ans un des élèves directs du fondateur Moriheï Ueshiba n’a fait que le confirmer. Bien que ses paroles semblent avoir été en grande partie oubliées il s’acharnait à répéter « Dans l’Aïkido il n’y a pas de combat c’est l’art de s’unir et de se désunir ». Pourtant quand on regarde une séance on voit deux personnes qui semblent lutter l’une contre l’autre. Toute la différence vient du fait que si l’une d’entre elles joue le rôle de l’attaquant, en fait elle est un partenaire, en face on ne trouvera aucune agressivité, aucun geste mal intentionné, aucune violence, même si de l’attaque découle une réponse qui peut être impressionnante de par son efficacité.
Dans l’ensemble l’Aïkido qui est pratiqué dans l’École Itsuo Tsuda se présente comme un art d’une grande souplesse où la plus grande importance est accordée à la sensation, à l’attention vers l’autre, vers celui ou celle qui est le partenaire et c’est par la douceur d’une première partie pratiquée individuellement que débute la séance. Loin de commencer par un échauffement musculaire c’est par des exercices, lents, doux mais cependant toniques qu’elle s’initie. La coordination avec la respiration est indispensable car elle permet d’harmoniser le ki et par là même de faire un premier pas vers la découverte d’un monde qui possède une dimension supplémentaire, le « Monde du Ki ».
Ce monde n’est pas une révélation il est plutôt ce qui se dévoile, ce qui apparaît clairement quand on retrouve la sensibilité, quand la rigidité fond comme de la glace, et que transparaît le vivant. Ce sont souvent les femmes qui comprennent les premières l’importance d’une telle manière de pratiquer. C’est pourquoi notre école accueille tant de femmes comme pratiquantes, car elles, qui connaissent l’amertume de l’oppression exercée par le sexisme dans la société, trouvent dans cet art une voie, un chemin, qui va bien au-delà du simple art martial.

Le ki, un élément moteur.

Ai, 合 l’union, l’harmonie
Ki, 気 l’énergie vitale, la vie
Do, 道 la voie, le chemin, tao

Le ki n’est pas un concept, une énergie mystique, ou une sorte d’illusion mentale, le ki fait partie du domaine du senti, du ressenti. En réalité tout le monde sait de quoi il s’agit même si on ne lui donne pas de nom dans l’Occident d’aujourd’hui. Apprendre à le sentir, à le reconnaître, à l’utiliser, est nécessaire pour qui veut pratiquer un art martial, et il est d’autant plus indispensable dans le cas de la pratique de l’Aïkido. Dans l’Aïkido si on ne se concentre pas sur le ki il ne reste que la forme, vidée de son contenu, cette forme devient vite un combat, une lutte où le plus fort, voire le plus rusé, réussit à vaincre l’autre. On est vraiment loin de l’enseignement du fondateur pour qui c’était un art de la paix. Un art dans lequel il n’y a ni vainqueur ni vaincu. À chaque mouvement du partenaire il y a une complémentarité de l’autre, comme l’eau qui épouse chaque aspérité, chaque recoin, sans rien laisser en arrière ou séparé.

misogi
Le Dragon sort de l’étang où il demeurait endormi. Calligraphie de Itsuo Tsuda, réalisée avec la technique rōketsuzome. [Il est possible d’acquérir le livre “Itsuo Tsuda, Calligraphies de Printemps” sur le site de Yume Editions]

Si les débuts sont difficiles, c’est que très souvent on a perdu de la mobilité, et surtout, parce qu’on s’est endurci pour se protéger du monde qui nous entoure. On a construit une carapace, une armure, protectrice certes, mais qui est devenue une seconde nature et une prison invisible. Faire circuler de nouveau le ki dans notre corps de manière à retrouver la fluidité, suivre un enseignement fondé sur la sensibilité, permet de comprendre physiquement le Yin et le Yang.

Baigner dans une mer de ki

Les exercices, ainsi que toute les techniques proposées à la découverte ou à l’approfondissement sont non seulement liés par le souffle, qui n’est autre que la matérialisation, ou pour mieux dire une visualisation du KI, mais ils permettent de reprendre concrètement conscience de son corps tant physiquement qu’au niveau de la sphère de ki, que les Indiens appelle l’AURA,et que l’on a aujourd’hui pratiquement oubliée presque partout. Ce que les sciences modernes,et les neurosciences en particulier, découvrent depuis quelques années n’est qu’une petite partie de ce que tout un chacun peut découvrir et réaliser matériellement dans sa vie quotidienne simplement par la pratique de l’aïkido tel que l’enseignait Itsuo Tsuda senseï. Il ne cessait de répéter que l’ aïkido tel qu’en parlait son maître Morihei Ueshiba était l’union de Ka l’inspiration, la force ascendante, le carré, la trame et de MI l’expiration, la force descendante, le cercle, la chaîne. Ka étant en japonais une prononciation de 火le feu (qui apparaît par exemple en tant que radical dans kasai 火災 incendie) et Mi la syllabe initiale de Mizu 水 l’eau, l’ensemble formant la parole KAMI 神 qui signifie le divin au sens de la nature divine de toute chose. Itsuo Tsuda rajoutait à ce sujet « il ne faut pas voir dans cette glose une valeur analogue à celle d’une étymologie scientifique. C’est du calembour, dont l’usage est fréquent chez les mystiques ».[1]
Je n’ai jamais vu de gestes aussi fluides que lorsqu’il nous faisait sentir une technique, de plus il n’y avait jamais d’accident dans son dojo jamais de blessure tout baignait dans un KI à la fois respectueux et généreux mais en même temps ferme et rigoureux, que j’ai beaucoup de mal à retrouver aujourd’hui dans les gymnases qui servent à l’entraînement des aïkidoka.

Le dojo, un lieu indispensable

A-t-on vraiment besoin d’un endroit spécial pour pratiquer l’aïkido ? S’il ne s’agit que de la surface qui accueille les chutes on pourrait très bien poser les tatamis n’importe où, dès l’instant que l’on est à l’abri du mauvais temps.
Dans son livre Cœur de ciel pur Itsuo Tsuda nous donne de manière extrêmement claire sa vision d’un dojo, lui qui est japonais ne pouvait mieux trouver les mots qui convenaient, pour nous en donner un aperçu.

misogi eau
Régis Soavi

« L’École de la Respiration est matériellement un “dojo”, cet espace particulier en Orient, qui désigne moins le lieu matériel lui-même, que l’espace énergétique. Comme je l’ai déjà dit, le dojo n’est pas un simple espace découpé et réservé à certains exercices. C’est un lieu où l’espace‑temps est différent de celui d’un lieu profane. L’ambiance y est particulièrement intense. On y entre en saluant pour se sacraliser et on sort en saluant pour se désacraliser.
Les spectateurs y sont admis, à condition de respecter cette ambiance,[…]. Il ne faut pas qu’ils parodient la pratique gratuitement, avec parole et geste. On me dit qu’en France, [ou en Italie] on rencontre des dojos qui sont simplement des gymnases ou des clubs sportifs. Soit. Mais quant à moi, je veux que mon dojo soit un dojo, et non un club avec un patron et ses habitués, afin de ne pas déranger la sincérité des pratiquants. Cela ne veut pas dire que ceux-ci doivent garder un visage renfrogné et constipé. Au contraire, il faut y maintenir l’esprit de paix, de communion et de joie. »[2]
Un espace sacré donc et pourtant fondamentalement non religieux, un espace laïc, un espace d’une grande simplicité où la liberté d’être ce que l’on est, existe, au-delà du social. Et non ce que l’on est devenu avec toutes les compromissions que nous avons du accepter pour pouvoir survivre dans la société. Cette liberté subsiste à l’intérieur, au plus profond de nous, dans notre cœur intime, notre Kokoro 心 comme l’exprime si bien la langue japonaise, et elle ne demande qu’à pouvoir se révéler.

Régis Soavi

Notes :

1 Itsuo Tsuda La science du particulier, édition Le Courrier du Livre 1976 p. 137
2 Itsuo Tsuda Cœur de ciel pur, édition Le Courrier du Livre 2014 p. 113

 

Taiheki, le révélateur

par Régis Soavi.

Noro Senseï, dans les années soixante-dix, nous racontait que O Senseï Morihei Ueshiba reprochait parfois à ses élèves leur manque d’attention lorsqu’ils téléphonaient d’une cabine publique, concentrés qu’ils étaient sur leur conversation : « Vous devez être prêts en toute circonstance, quoi que vous fassiez ! » disait-il. L’Aïkido opte pour une position naturelle, sans garde, dite Shizen Tai. Mais une posture naturelle n’est pas une posture relax comme on l’entend aujourd’hui, la concentration et l’attention ne doivent être relâchées en aucun cas. Si la garde la plus répandue en Aïkido reste Hammi no Kamae, comme toutes les autres elle dépend plus qu’on ne le croit de la polarisation de l’énergie dans le corps.

Kamae, l’instinct du corps

Je me souviens de ce que nous avait dit Maroteaux Senseï lors d’une de mes premières séances d’Aïkido au dojo de la montagne Sainte-Geneviève : « Vous ouvrez la porte, un chien vous saute à la gorge, que faites-vous ? » J’étais évidemment resté sans voix, mais cette question qu’il nous avait posée, alors que j’étais un jeune pratiquant d’arts martiaux assez sûr de lui à l’époque, m’avait ébranlé, elle fut à l’origine de mes recherches sur les Kamae.
Se mettre en garde est la réponse à un acte agressif ou à une sensation de danger. Pour qui ne connaît pas les arts martiaux cette réponse sera instinctive alors que, pour un pratiquant, elle sera le résultat de son apprentissage. Ses recherches personnelles peuvent l’amener à utiliser son corps d’une façon différente de ce qu’il avait appris et pour cela il trouvera un positionnement ou une garde qui lui convient, parfois plus pertinente, parfois de manière à tendre un piège en laissant croire à une ouverture ou à une faiblesse de sa part. Même s’il y a de nombreuses façons de se mettre en garde, donc de se protéger, on doit tenir compte de son propre corps, malgré tout ce que l’on a appris, malgré les années d’entraînement, en dernier recours c’est l’instinct qui nous guidera. Le travail dans les arts martiaux, loin d’être inutile, sera plutôt dans dans ce cas un support, un appui. Le risque de l’apprentissage est parfois de donner une assurance, une croyance dans des techniques, des postures qui, si elles sont magnifiques en photo ou sur les tatamis, ne correspondent à aucune réalité dans la vie courante. Trouver la posture juste dépend du corps de chacun. Beaucoup trop de pratiquants cherchent en travaillant d’arrache-pied à modeler leur corps pour le mettre en conformité avec l’idée qu’ils se font de leur art, ou plus simplement de l’efficacité qu’ils espèrent. On regarde l’esthétique de l’art mais du coup on en rate la profondeur. On voit le travail effectué mais on ne se rend pas compte des déformations acquises à cause de ce travail. Il y a tant d’élèves qui répètent des quantités incroyables de fois le même exercice, la même technique espérant ainsi, en imitant le maître ou simplement le professeur, arriver à la maîtrise de leur art, alors qu’ils suivent la voie de la déformation sans s’en rendre compte. Il ne faut pas s’étonner du nombre d’accidents ou des incapacités qui en découlent. Combien ne peuvent plus pratiquer à cause d’un genou, d’un coude, d’un poignet, ou de leur dos alors qu’ils sont encore jeunes et pleins d’énergie ?

Noguchi haruchika. Taiheki
Noguchi Haruchika Sensei, fondateur du Seitai

Les Kamae dépendent du Taiheki

Le Seitai nous a apporté un instrument remarquable, l’étude des tendances corporelles que Noguchi Haruchika Senseï appelait Taiheki (体癖). C’est Tsuda Senseï qui en donne une première description, bien que sommaire, mais déjà c’était une révélation, lors de la parution de son livre Le Non-faire* au début des années soixante-dix. Il compléta ensuite cet enseignement dans les livres qui suivirent au cours des années, ne cessant de donner des exemples qui nous permettaient de mieux comprendre les Taiheki. La lecture des textes de Noguchi Senseï nous a permis elle aussi d’approfondir la connaissance des comportements humains et surtout de leurs relations au corps. La compréhension des mouvements du corps des individus permet de guider les débutants vers une meilleure posture, sans qu’ils se déforment. Comme il faudrait un livre entier pour expliquer cet enseignement pour qui n’est pas informé, je suis obligé de ne donner que quelques indications, sans entrer dans le détail.
La classification des Taiheki mise au point par Noguchi Senseï s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci.
Ce classement comporte six groupes : chacun des cinq premiers est en relation avec une vertèbre lombaire, le dernier groupe étant plus en relation non avec la colonne vertébrale, mais avec un état général du corps. Chaque groupe est divisé selon l’aspect Yang ou Yin en deux sous-groupes ou types, dits « actif » et « passif ». Pour bien comprendre l’intérêt d’une telle étude, j’ai choisi quelques exemples qui à la lueur des Taiheki me semblent plus parlants que d’autres.

La posture taiheki
Régis Soavi. Trouver la posture juste dépend du corps de chacun.

Taiheki, le révélateur

Dans la classification, le premier groupe est aussi appelé « groupe vertical » et il est en relation avec la première lombaire. Son énergie a tendance à se polariser au cerveau.
Le type 1, par exemple, est extrêmement sûr de lui par rapport aux Kamae, il a une position très définitive, il est capable de l’expliquer à tout le monde, avec beaucoup de logique. Même si son expérience est mineure il a tout de suite une idée sur la chose et n’en démord pas. Ses talons ayant tendance à se décoller du sol du fait de la tension qu’il a aux cervicales, il développera par exemple une théorie comme quoi cela permet de sauter plus vite et plus loin en cas d’attaque et réfutera toute contradiction, jusqu’au moment où une autre idée surgira qui lui semblera plus brillante et plus judicieuse.
Le type 2 sait tout sur les Kamae de presque tous les arts martiaux, les origines historiques, la valeur de chacune et ses défauts majeurs, l’apport de chaque maître. Il connaît même des historiettes illustrant ses dires, c’est un puits de connaissance qui n’hésite pas à les compléter dès qu’il sent un manque quelque part dans son argumentation ou ses références.

Le deuxième groupe est appelé « groupe latéral » et il est en relation avec la deuxième lombaire. Son énergie a tendance à se polariser sur le système digestif.
Le type 3 est un bon vivant, lorsqu’il pratique les arts martiaux il choisit son club plus en fonction de l’ambiance que de l’efficacité de l’art enseigné, ou de la renommée du maître. Toutes ces histoires de postures, de gardes, ne l’intéressent que très peu, il a sa petite opinion là-dessus comme d’habitude, et il aime ou il n’aime pas, c’est-à-dire c’est commode ou non.
Le type 4 lui par contre est toujours très réservé, il est difficile de savoir ce qu’il pense. Affable, il donne rarement son opinion, même si un débat s’installe sur la valeur de différentes Kamae, il n’a pas d’opinion véritable, tout lui semble possible en fonction des circonstances. Il est plutôt dans le genre diplomate sans excès.

Le troisième groupe est appelé « groupe pulmonaire » ou « groupe avant-arrière » et il est en relation avec la cinquième lombaire. Son énergie a tendance à se polariser sur le système respiratoire.
Le type 5 n’aime pas discuter pour rien, une garde cela doit avoir un sens pratique, ou c’est efficace, ou ça ne l’est pas. Il faut vérifier, et si ça marche, aller de l’avant… L’esquive n’est pas vraiment son fort, il préfère les techniques en Omote plutôt que en Ura. De par sa tendance à s’appuyer sur la cinquième lombaire ses épaules se portent en avant et l’incitent à agir. Il est facilement combatif mais sait se préserver des issues de secours en cas de besoin.
Le type 6 a trop de tension aux épaules pour pouvoir agir de manière simple. Quand cette tension se relâche elle libère une énorme quantité d’énergie qui part dans tous les sens et que lui-même n’arrive pas à gérer. Face à lui aucune garde n’est possible, il est complètement ingérable et imprévisible au risque de se mettre lui-même en danger.

Le quatrième groupe est appelé « groupe torsion » et il est en relation avec la troisième lombaire. Son énergie a tendance à se polariser sur le système urinaire.
Certains Taiheki peuvent a priori sembler favorables à une bonne garde, comme c’est le cas du « groupe torsion » (type 7 ou 8) car pour se défendre ils adoptent instinctivement un genre de posture, plutôt de profil, les lombaires cambrées, un pied en avant etc. La posture peut sembler idéale, pour la pose ou sur une photo. Mais mis à part la précision du positionnement et les points d’appui, la capacité à se déplacer dépend évidemment et peut-être principalement du mental. Il y a une énorme différence, qui va changer toute la donne, entre une torsion de type 7 et celle de type 8. Pour simplifier je dirai que le type 7 veut gagner alors que le type 8 ne veut pas perdre. Toute la posture change, l’un s’apprête à bondir, l’autre à tenter d’esquiver. Qui plus est, les personnes du groupe torsion ont une agitation permanente qui dans ce cas se révèle néfaste. Agités, ils n’attendent qu’une seule chose : passer à l’action. L’attente leur est insupportable, n’y tenant plus, tout à coup ils se lancent, tant pis si ce n’est pas le bon moment.

Le cinquième groupe est appelé « groupe pelvien » ou « groupe bassin » et il est en relation avec la quatrième lombaire. Son énergie n’est pas polarisée vers une région du corps, c’est tout le corps qui à partir des hanches se tend et se relâche d’un seul coup.
Le type 9 est un exemple de la continuité, lorsqu’il pratique les arts martiaux, il tend à en faire son unique raison de vivre, la tendance de son bassin à la fermeture donne une grande force à son koshi qui lui facilite la tâche dans l’apprentissage, mais il a une prédisposition au perfectionnement qui peut parfois aller jusqu’à l’absurde. Il a un soucis du détail, et perfectionnera les Kamae jusqu’au plus petit élément, tant que la posture n’est pas parfaite de son point de vue, il est insatisfait, mais c’est justement cette insatisfaction qui, loin de le décourager, le pousse en avant. Rien ne lui est opposable, seule la satisfaction intérieure est sa référence. Il peut, comme O Senseï Morihei Ueshiba, ainsi que d’autres très grands maîtres, arriver à la conclusion que la position naturelle est la Kamae idéale car elle représente le dépassement de toutes les autres. Mais cette position naturelle est le fruit de ses nombreuses années de travail et d’entraînement et non une facilité théorique ou un relâchement.
Le type 10 quant à lui considère qu’une bonne garde est indispensable, que c’est une garantie de stabilité et que si on respectait les autres il n’y aurait pas de conflits. Son bassin ouvert en fait généralement quelqu’un de très accueillant, il possède une grande sensibilité et son intuition est redoutable. Sa posture ouverte l’empêche d’être agressif, il aura tendance à faire des techniques Ura qu’il réussit mieux et sa garde ira beaucoup plus dans le sens d’absorber l’attaque plutôt que de la repousser.

Les deux derniers types formant le dernier groupe sont en fait des états du corps, appelés « hypersensible et apathique ».
Le type 11 n’arrive pas à avoir une garde précise et définie, son hypersensibilité en fait un être perturbé qui ne parvient pas à avoir des points de repère. Sa garde est imprécise, voire brouillée ou brouillonne et presque toujours totalement inefficace. La peur a tendance à lui liquéfier les jambes. L’Aïkido peut être une excellente activité dans son cas, à condition que l’enseignant comprenne bien ses difficultés, et ne le brusque pas, afin de l’amener à une sensibilité normale.
Le type 12 lui, par contre, est un exemple de rigidité, il a une garde très physique souvent peu souple, il est capable d’encaisser tous les coups sans broncher. Son corps peut parfois présenter une laxité musculaire au niveau des articulations sans que sa rigidité n’en soit diminuée.

C’est en fonction des Taiheki que l’on peut comprendre l’inutilité de telle ou telle posture et donc de telle ou telle Kamae. Les points d’appui étant différents d’un individu à l’autre, les ressorts pour se déplacer ou simplement se mouvoir sont fondamentalement différents eux aussi. Il est donc inutile de proposer un exercice qui, s’il améliore la posture apparente, détruit la personne dans ses fondements, ou a minima risque de provoquer des déformations tant physiques que mentales.

Kamae et rigidification

Tsuda Senseï considérait que la rigidification et le relâchement des individus faisaient partie des grands travers induits par nos sociétés modernes, mais il n’ignorait pas que ces problèmes existaient bien avant, qu’ils sont inhérents à la société humaine. Dans son livre La Voie des dieux** il relate une anecdote sur les Kamae que j’ai trouvée une fois de plus très parlante. Elle est significative des risques que l’imagination peut faire encourir, même à des personnes dont c’était le métier comme les Samouraï  :

« La contraction involontaire se renforce à mesure que l’imagination se remplit de peur. La peur ne reste pas seulement dans la tête. Elle paralyse tout le corps. Surtout les poignets perdent de la souplesse, et les bras se désensibilisent. C’est ce qui est arrivé à deux samouraïs qui se battaient en duel, dont j’ai lu le récit quelque part. Ils tenaient le sabre à deux mains et se faisaient face, à plusieurs mètres de distance l’un de l’autre. À cette distance, ils étaient encore hors de danger, quoi qu’ils fassent, mais déjà leur visage était pâle. Probablement ils étaient trempés d’une sueur froide. Ils sont restés là, à la même distance, pour un certain temps. Finalement ils se sont rapprochés, il y en avait un qui gisait par terre et l’autre était debout. Le combat avait pris fin. Mais le vainqueur restait là, incapable de lâcher son sabre, car les doigts étaient crispés à la poignée. La contraction était telle qu’il lui était difficile de les assouplir. »

La concentration et l’attention ne doivent être relâchées en aucun cas.

Si l’on veut échapper à la rigidification que peuvent provoquer les gardes lorsqu’elles ne nous correspondent pas, ou que les contraintes qu’elles exigent nous déforment, il n’y a que le bon sens, et la recherche personnelle vers l’équilibre qui peuvent nous le permettre. Il n’y a pas de solution définitive pour tous les problèmes et pour toujours.

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« Taïheki, le révélateur  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°23) en janvier 2019

Notes :

* Itsuo Tsuda Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1973.
** Itsuo Tsuda La Voie des dieux, Le Courrier du Livre, 1982, p. 60.

Crédit photos
Régis Sirvent
Sara Rossetti

Ukemi : l’écoulement du ki

par Régis Soavi.

Ukemi, la chute dans notre art est plus qu’une libération, simple conséquence d’un acte. Elle est le Yin ou le Yang d’un ensemble, le Tao. Dans la pratique Tori dégage, à la fin de sa technique, une énergie Yang : si il ne veut pas blesser son partenaire, il le laisse absorber cette énergie et la retransmettre dans sa chute.

La respiration pendant la chute

Aïkido est un art sans perdant, un art dédié aux êtres humains, à l’intuition des humains, à leur capacité d’adaptation, et le dépassement par la chute, de la contradiction qu’avait apportée une technique, n’est rien d’autre que la capacité de s’adapter à celle-ci.
Ne pas apprendre au débutant à chuter serait lui créer un handicap dès le départ et risquer le découragement, ou donner corps à un esprit de rancune, voire de vengeance.
Il y a différentes attitudes chez les débutants, ceux qui se jettent à corps perdu au risque de se faire mal et ceux qui, parce qu’ils ont peur, se contractent au moment de chuter et qui évidemment si on les force, tombent mal et en subissent les conséquences douloureuses. Ma réponse à ce problème est la douceur et le temps…
Lorsqu’on est surpris par un bruit, un acte, la première réaction est d’inspirer, et de bloquer la respiration, c’est un fonctionnement réflexe et vital qui prépare la réponse et donc l’action. La surprise déclenche une série de processus biomécaniques totalement involontaires, il est déjà trop tard pour raisonner. C’est par l’expiration que viendra la solution au problème. Si il n’y a finalement pas de risque ou si la réaction est exagérée, et le risque mineur, on lâche le blocage et le souffle s’échappe de façon naturelle (le fameux ouf…) Si nous sommes en danger, qu’il soit grand ou petit, nous sommes prêts à l’action, à agir grâce au souffle, grâce à l’expiration. Les problèmes surviennent quand par exemple nous ne savons pas comment faire, quand la solution ne surgit pas de façon immédiate, on reste bloqué dans l’inspiration, les poumons pleins d’air, et dans l’incapacité de bouger. C’est la catastrophe ! C’est à peu près le même scénario qui se produit quand on est débutant, notre partenaire fait une technique et la réponse logique qui nous permettra de nous dégager, et donc de régler ce problème conflictuel, est l’Ukemi. Mais si on a peur de la chute, si on n’y est pas préparé techniquement grâce à de nombreuses roulades en avant et en arrière lentement et tout en douceur, on reste avec les poumons gonflés comme un ballon de football, et si la technique va jusqu’au bout, on se retrouve par terre avec plus ou moins de dégâts.
Le moindre mal étant de rebondir douloureusement, comme le dit ballon, sur les tatamis. Apprendre à lâcher dès que c’est indispensable, ne pas chuter avant par précaution, car c’est ce qui entrave la sensation de Tori, lui donne une fausse idée de la valeur de la technique et souvent de lui-même. Comprendre le moment juste pour expirer et arriver en douceur sur les tatamis sans air dans les poumons. Puis dans le cas des chutes claquées, quand on est plus avancé, il suffira d’expirer plus vite et de se laisser aller pour que le corps trouve de lui-même la bonne position pour se recevoir.

Formation à l’ancienne !

Ma propre formation à travers le Judo au début des années soixante dans la banlieue de Paris fut très différente. Jeunes collégiens, le Judo était pour nous une manière de dépenser notre énergie et de canaliser ce qui autrement finissait mal, c’est à dire en bagarre et autres combats de rue. L’entraînement deux fois par semaine passait par deux choses essentielles : le respect absolu envers notre professeur et l’apprentissage des chutes. C’était encore une époque où notre professeur enseignait le Judo « japonnais » sans catégories de poids. Même si Anton Gessing venait de remporter les jeux olympiques, lui se voulait traditionaliste. Les chutes étaient une des bases des cours, roulades avant, arrière, sur le côté, on passait quelques vingt minutes à s’y entraîner avant de faire les techniques, et parfois lorsqu’il ne nous trouvait pas assez concentrés, trop dispersés, il nous disait : « Retournez vos kimonos pour ne pas les salir » et nous sortions pour une série de chutes avant, dans la petite impasse pavée devant le dojo. Après cela nous n’avions plus peur des chutes, enfin, c’est à dire, ceux qui, voulaient encore continuer !
Le monde a changé, la société a évolué, les parents d’aujourd’hui accepteraient-ils de confier leurs progénitures à un tel « barbare », et puis il y a les règlements, les lois protectrices, les assurances.
Bob, c’était son nom, se sentait une responsabilité dans notre formation, et nous apprendre à chuter en toutes circonstances et sur tous les terrains faisait partie de ses valeurs et son devoir était de nous les retransmettre.
Les corps ont changé, à travers la nutrition, le manque d’exercice, l’intellectualisation à outrance, comment faire passer le message de la nécessité de l’apprentissage physique des chutes, alors que l’on n’en constatera les résultats que plusieurs années après. Quel en sera le bénéfice, quelle est sa rentabilité, tout est comptabilisé aujourd’hui, il n’y a pas de temps à perdre.
C’est la philosophie de l’Aïkido qui attire les nouveaux pratiquants, c’est donc grâce à cela que l’on pourra faire passer le message de cette nécessité.

Le dualisme

L’Aïkido, de par sa nature et surtout de par l’orientation que lui a donnée O Senseï Morihei Ueshiba, a une toute autre vision de la chute que la Boxe ou le Judo par exemple, où tomber c’est perdre. Pour qui le voit de l’extérieur, et c’est ce qui donne à tort un certain caractère à notre art, on a l’impression que Tori a gagné quand Uke chute sur les tatamis. Il est difficile d’admettre psychologiquement qu’il ne s’agit pas du tout de cela. La société ne nous donne que rarement d’autres exemples de comportement que ce dualisme manichéen « Ou tu gagnes ou tu perds ». Et il est logique de prime abord de ne pas comprendre, et de n’y voir que cela. Pour comprendre la chose de manière différente il faut pratiquer, et encore faut-il pratiquer avec à l’esprit une autre conception, qui ne peut être donnée que par l’enseignant. Itsuo Tsuda senseï donne un exemple de sa pédagogie dans son livre La Voie du dépouillement :
« Dans l’Aïkido, lorsqu’il y a écoulement du ki, de l’exécutant A vers l’objet B, l’adversaire C qui le tient au poignet est projeté dans la même direction. C est entraîné et rejoint le courant principal qui va de A vers B.
J’ai souvent utilisé cette mise en scène psychologique. C’est par exemple la formule « Je suis déjà là ». Lorsque l’adversaire saisit vos poignets et bloque votre mouvement, comme dans l’exercice de kokyu assis, on est enclin à penser qu’il s’agit d’un exercice de poussée. Si l’on pousse l’adversaire, il se produit immédiatement une résistance de la part de ce dernier. La poussée contre la poussée, on lutte. Cela devient une espèce de sumo assis.
Dans la formule « Je suis déjà là », il n’y a pas de lutte. On se déplace tout simplement. On pivote sur un genou pour faire demi-tour, l’adversaire est entraîné par cet écoulement du ki et se renverse sur le côté. Il s’en faut de très peu pour que cet exercice devienne une lutte. Sitôt qu’on y mêle l’idée de vainqueur et de vaincu, on fait des efforts exagérés pour obtenir le résultat, tout cela au détriment de l’harmonie d’ensemble. L’un pousse, l’autre résiste, en se baissant démesurément, et serrant les poignets pour empêcher la poussée. Une telle pratique ne servira au bénéfice ni de l’un ni de l’autre. L’idée est trop mécanique.
[…] L’idée de projection provoque la résistance. […] Oublier l’adversaire tout en sachant qu’il est là, ce n’est quand même pas facile. Plus on essaye d’oublier, plus on y pense. C’est la joie dans l’écoulement du ki qui me fait oublier tout. »*

Le déséquilibre est au service de l’équilibre

ukemiL’équilibre n’est surtout pas la rigidité, c’est pourquoi le fait de chuter comme suite à une technique peut parfaitement nous permettre de nous rééquilibrer. Il est nécessaire d’apprendre à bien chuter, non seulement pour permettre à Tori de ne pas avoir de crainte pour son partenaire, car il le connaît et sait à l’avance que ses capacités vont lui permettre de sortir de la situation aussi bien qu’un chat le fait dans des conditions difficiles. Mais aussi et tout simplement car grâce à la chute on se débarrasse des peurs que parfois nos propres parents ou grands parents nous ont inculquées avec leur « précautionnisme » du genre « Fais attention, tu vas tomber. » que suivait invariablement le « Tu vas te faire mal. » Cette imprégnation pavlovienne nous à souvent amenés à la rigidité et dans tous les cas à une certaine appréhension par rapport au fait de chuter, de tomber.
En français le mot chuter a évidemment une connotation négative, alors qu’en japonais la traduction la plus couramment admise du terme Ukemi donne « recevoir avec le corps », et là on comprend qu’il y a un monde de différence. Une fois de plus la langue nous montre que les concepts, les réactions, sont profondément différents, et souligne l’importance du message à transmettre aux personnes qui débutent en Aïkido. Sans être spécialement linguiste, ni même traducteur du japonais, la compréhension de notre art passe aussi par l’étude des civilisations orientales, leurs philosophies, leurs goûts artistiques, leurs codes. Il n’est, à mon sens, pas possible d’extraire l’Aïkido de son contexte, malgré sa valeur d’universalité, il faut aller chercher du coté de ses racines, et donc des textes anciens.
Une des bases de l’Aïkido se trouve dans la Chine ancienne, plus précisément dans le Taoïsme. Dans un entretien avec G. Erard, Kono senseï révèle un des secrets de l’Aïkido qui me parait essentiel bien que passablement oublié aujourd’hui : il avait demandé à O Senseï Morihei Ueshiba « « O Senseï, comment cela se fait-il que nous ne faisons pas la même chose que vous ? » O Senseï avait répondu en souriant ; « Je comprends le Yin et le Yang. Vous non ! » ».**

Projeter pour harmoniser

Tori, et c’est quelque chose de particulier à notre art, peut conduire la chute de son partenaire de manière à ce que celui-ci puisse profiter de l’action. Itsuo Tsuda nous parle de ce qu’il sentait lorsqu’il était projeté par O Senseï « Ce que je peux dire de ma propre expérience, c’est qu’avec Me Ueshiba, mon plaisir était tellement grand que j’avais toujours envie de redemander. Je n’ai jamais senti aucun effort de sa part. C’était tellement naturel que, non seulement je ne sentais aucune contrainte, mais je chutais sans le savoir. Je connais le déferlement des grandes vagues sur la plage qui emporte et culbute. Il y a certes un plaisir, mais avec Me Ueshiba c’était encore autre chose. Il y avait sérénité grandeur, Amour ».*** Il y a là une volonté, consciente ou non, d’harmoniser le corps du partenaire. Dans ce cas on peut parler de projection. C’est le cas de dire que l’Aïkido n’est plus dans la martialité mais dans l’harmonisation de l’humanité. Pour réaliser cela il est nécessaire d’avoir abandonné toute idée de supériorité, de puissance sur l’autre, ou encore toute attitude vindicative, et d’avoir le désir de donner un coup de main au partenaire pour lui permettre de se réaliser, sans qu’il ait besoin de remercier qui que ce soit. La fusion de sensibilité avec le partenaire est indispensable pour cela, c’est cette fusion qui nous guide, qui nous permet de connaître le niveau de notre partenaire et de lâcher au bon moment si c’est un débutant, ou de soutenir son corps si le moment est adéquat pour un dépassement, de lui permettre de chuter plus loin, plus vite, ou plus haut. Dans tous les cas le plaisir est au rendez-vous.

L’involontaire

Il n’est pas possible de calculer la direction de la chute, sa vitesse, sa puissance, ni même son angle d’atterrissage. Tout se passe au niveau de l’involontaire ou de l’inconscient si on préfère, mais de quel inconscient parle-t-on ? Il s’agit d’un inconscient débarrassé de ce qui l’encombrait, de ce qui l’empêchait d’être libre, c’est pourquoi O Senseï rappelait si souvent que l’Aïkido est un Misogi, pratiquer l’Aïkido c’est réaliser ce nettoyage du corps et de l’esprit. Quand on pratique de cette manière il n’y a pas d’accident au dojo, c’est la voie qu’avait adoptée Itsuo Tsuda senseï et les indications qu’il donnait nous conduisaient dans cette direction. Cela fait de son École une École particulière. D’autres voies sont non seulement possibles, mais correspondent même certainement plus, ou mieux, aux attentes de nombreux pratiquants. Je lis beaucoup d’articles dans des revues ou sur des blogs qui s’enorgueillissent de la violence ou de la capacité à résoudre les conflits par la violence et l’endurcissement, ce ne me semble pas être le chemin qu’indiquait O Senseï Morihei Ueshiba, ni les Maîtres que j’ai eu la chance de connaître, et en particulier Tsuda senseï, Noro senseï, Tamura senseï, Nocquet senseï, ou d’autres encore dans leurs interviews, comme Kono senseï.
L’Ukemi nous permet de mieux comprendre physiquement les principes qui gouvernent notre art, qui nous guident vers un dépassement de notre petit être, de notre petit mental, pour entrevoir quelque chose de plus grand que nous, faire corps avec la nature dont nous sommes un des éléments.

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« Ukemi : l’écoulement du ki  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°22) en octobre 2018

NOTES

* Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Ed. Le Courrier du Livre p.163

** Guillaume Erard, Entretien avec Henry Kono : Yin et Yang, moteur de l’Aikido du fondateur, 22 avril 2008, www.guillaumeerard.fr

*** Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Ed. Le Courrier du Livre p. 172