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Par Régis Soavi

« Le maître ne demande qu’à ce qu’on vienne lui voler son enseignement qui, pour lui, est d’une simplicité extrême, mais qui, pour les autres, semble mystérieux, incompréhensible, invraisemblable. » 1

Voir, sentir

Même si on commence l’Aïkido avec des idées superficielles issues du monde qui nous entoure, il est important que petit à petit elles se rapprochent de la réalité et deviennent un outil pour se réapproprier le corps, notre corps authentique.

À chaque séance que je conduis, après la première partie que chacun accomplit de manière solitaire mais en harmonie avec les autres, et qui est basée essentiellement sur des exercices de circulation du KI, je commence par la démonstration d’une technique que, à priori, un grand nombre de pratiquants connaissent déjà. Tout l’art de la démonstration consiste à faire passer un message à travers le mouvement effectué. Il y a l’amorce d’un dialogue, ce n’est pas seulement une technique ni même une manière de faire car chaque pratiquant, en fonction de son niveau, de son attention, comme de sa capacité du moment, doit pouvoir y trouver ce qui lui est nécessaire pour approfondir sa pratique. Il s’agit plus d’une transmission que de tout autre chose. J’insiste sur un élément, la précision, la distance, ou toute autre particularité, afin que quelque chose que je tiens à rendre concret soit bien visible et devienne une forme évidente de par sa simplicité et que, de par le travail et l’entraînement qui va suivre, le corps dans son ensemble n’ait plus à réfléchir mais agisse naturellement en retrouvant sa spontanéité.

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Calligraphie de Tsuda Itsuo : Ciseler un insecte, graver une fleur

Ciseler un insecte, graver une fleur

Il y a une expression courante en Chine, un proverbe, qui signifie « Travail facile » et dont les deux premiers idéogrammes sont les mêmes que la calligraphie en style petit sceau (sigillaire) de Tsuda senseï : 雕蟲小技 ciseler insecte petite technique.

Cette calligraphie (voir photo) peut donc exprimer : « La gravure d’une fleur est très facile, de même que la sculpture d’un insecte ».

Le proverbe a pour sens que tout le monde peut graver ou dessiner une petite fleur car c’est un travail simple et facile à réaliser, mais par contrecoup cela indique que seuls les grands maîtres peuvent accomplir une œuvre remarquable. Tout dépend du kokyu. Tsuda senseï s’exprime sur la signification de ce mot dans son deuxième livre La Voie du dépouillement. Il est rare de pouvoir disposer d’une telle définition, à la fois simple et précise, qui nous permette à nous Occidentaux à priori non préparés d’appréhender sa teneur :

« Dans l’apprentissage d’un art japonais il est toujours question de “kokyu”, qui est l’équivalent proprement dit de la respiration. Mais ce mot signifie aussi le tour de main pour faire quelque chose, le truc. Quand on n’a pas de “kokyu”, on ne peut pas exécuter la chose comme il faut. Un cuisinier a besoin du “kokyu” pour bien se servir de son couteau, et l’ouvrier pour ses outils. Le “kokyu” ne s’explique pas, il s’acquiert.
[…]
Quand on acquiert le “kokyu”, on a l’impression que les outils, les machines, les matériaux, jusqu’alors “indomptables”, deviennent tout à coup dociles et obéissent à notre commande sans opposer de résistance.

Le ki, le kokyu, respiration, intuition, voilà les thèmes autour desquels tournoient les arts et les métiers du Japon. Ils constituent le secret professionnel, non parce qu’on veut le garder comme brevet d’invention ou comme recette de gagne-pain, mais parce que c’est intransmissible intellectuellement. La respiration, c’est le dernier mot. Le secret suprême de l’apprentissage. Seuls les meilleurs disciples y accèdent, après des années d’efforts soutenus. » 2

Le rôle de l’enseignant

Un des rôles de l’enseignant – et c’est loin d’être son unique tâche – est d’agir, entre autres, comme une sorte de chef d’orchestre. Il donne le tempo, propose diverses manières d’interpréter une technique, de l’amener dans une direction afin de lui donner tout son potentiel, au même titre que le maestro donne des indications sur le « comment interpréter » un morceau de musique en mettant l’accent sur une note, un ensemble de notes, un trait particulier. L’enseignant comme le chef d’orchestre a un rôle très important et par sa manière de conduire une séance d’Aïkido il peut la rendre ennuyeuse ou captivante ; trop rapide et sans précisions par exemple, elle peut rater son objectif alors que l’intention était bonne ; de même qu’un chef peut faire dérailler un morceau de musique qui était d’une grande sensibilité s’il se montre trop dur dans sa manière de diriger. Ni rigide ni trop mou, à la fois souple et convaincant, l’un comme l’autre donne son interprétation de ce qu’il a ressenti, de ce qu’il a compris de son art, de la musique comme de la séance qu’il conduit. Un autre chef ou un autre enseignant y verra d’autres choses, d’autres accents à mettre en valeur, chacun d’entre eux insistera sur divers aspects.

Les rapports aux musiciens comme aux élèves sont eux aussi déterminants. Dictatorial, celui qui conduit n’aura pas l’adhésion des personnes qui sont censées le suivre, il obtiendra au mieux une soumission qui ne pourra que rendre l’œuvre musicale banale ou le cours d’Aïkido sans esprit et sans joie. À l’exemple du chef d’orchestre qui ne doit surtout pas oublier qu’il n’est pas le compositeur et qu’il se doit de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est, ou ce qu’il pense ou ressent qu’elle est, l’enseignant dans les arts martiaux n’est pas le créateur de cet art qu’il désire développer et faire connaître, il en est l’interprète, aussi génial soit-il. Le compositeur lui-même, tel Beethoven je crois, disait qu’il ne faisait que transcrire la musique qu’il entendait et qui préexistait dans l’univers qui l’entourait. De la même façon, nous ne faisons qu’interpréter ce que faisait O senseï, ce que nous en connaissons, ce que nous avons pu percevoir des vidéos de l’époque, ce que différents maîtres ont su nous transmettre et, plus précisément, ce que personnellement j’ai pu découvrir grâce au contact direct avec Tsuda senseï pendant toutes ces années. Mais O senseï lui-même considérait que son art lui était donné, transmis par quelque chose de plus grand que lui, quelque chose qu’il percevait et qu’il essayait de communiquer à travers ses mouvements, sa personne, ses paroles, sa posture, ou tout simplement sa présence.

Reste que chaque séance est une gageüre et dépend de l’ambiance que l’on a réussi à créer. Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidache considérait que, quel que soit le nombre de répétitions, l’engagement de chaque musicien, l’attention du public, tout pouvait être remis en cause au dernier moment. Le concert, comme moment de vérité ultime, dépend d’éléments parfois imprévisibles qui, favorables ou non, changent le cours de l’événement, de la démonstration. Le rôle de l’enseignant consiste à permettre à chaque élève de déployer ses capacités au-delà même de ce que chacun d’entre eux peut en concevoir ou en percevoir.

Un travail sur le corps

C’est grâce à la sincérité du travail sur le corps que l’on peut désenclaver notre structure mentale aliénée par des habitudes de raisonnement et de réaction profondément dualistes. Les démonstrations ne sont là que pour montrer que quelque chose est possible et peut nous permettre de changer ce qui nous ligote si on va dans une direction avec sincérité. Le corps doit retrouver sa base naturelle, ce qu’il est réellement en profondeur, et non pas être modelé pour suivre les désirs d’une époque, d’une mode, d’une idée de soi pré-imprimée sur un cerveau fragilisé par son environnement. La démonstration d’une technique dépend de facteurs multiples qui conditionnent une réponse ad hoc et non une riposte inconditionnelle prévue par la nomenclature. Elle doit permettre à tout un chacun de se sentir concerné par ce qui se passe sous ses yeux afin de savoir réagir en fonction du besoin, indépendamment de son environnement mais plutôt en intégrant ce qui l’entoure pour créer une situation qui apportera une solution paisible – et si possible pacifique – à tout acte qui risquerait de devenir désagréable voire dangereux.

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Avec un débutant, il faut se montrer particulièrement disponible.

Quel partenaire utiliser

J’ai souvent vu des enseignants prendre de façon régulière leur meilleur élève comme uke. Si ce choix semble judicieux lors des démonstrations publiques, lors de « portes ouvertes » car il s’agit de montrer la beauté de l’art ou son efficacité, sans risque pour le partenaire qui saura chuter en toutes circonstances, cela perd son sens dans le quotidien où le but est tout autre à mon avis. Travailler avec des anciens est souvent valorisant à cause de leur disponibilité, de la qualité de leurs déplacements, du suivi qu’ils apportent mais quant à eux l’inconvénient est qu’ils cherchent souvent à mettre en valeur leur professeur. Avec un débutant, surtout les très débutants d’ailleurs, c’est très différent, là, pas d’erreur possible, il faut se montrer particulièrement disponible en face de ce corps qui n’est pas habitué à bouger, à réagir dans cette situation et qui risque de se faire mal pour rien. Il est indispensable de comprendre, de sentir l’autre, et malgré tout parvenir à faire passer le message que l’on désire pour permettre l’apprentissage et le développement des personnes qui viennent pour apprendre. J’ai toujours trouvé intéressant de faire mes démonstrations de techniques avec des personnes nettement moins avancées, voire très débutantes, ce qui me permet de montrer et même démontrer que l’adaptation au corps de l’autre est un des secrets du Non-faire.

Le secret du vivant

Il est nécessaire que les démonstrations pendant une séance soient à chaque fois adaptées aux types de personnes qui sont présentent et qui, grâce à cela, peuvent percevoir par imprégnation la circulation du Ki, ce qui est beaucoup plus difficile lorsque ces démonstrations sont médiatisées. Les livres contenant dessins ou photos ne peuvent servir que comme un appoint technique ou un complément parfois indispensable, mais ils ne peuvent remplacer les démonstrations in vivo. Les vidéos aussi peuvent être utiles pour connaître les différentes écoles ou les « Maîtres historiques », mais aussi – et peut-être plus – afin de donner une image de notre art et par là même de susciter le désir de découvrir sa beauté comme son efficacité. Malgré tout, que ce soit dans la musique ou dans les arts martiaux, le secret se trouve au-delà de la forme ou de l’entraînement, il est plutôt à mon avis dans la manifestation du vivant que l’on ne peut découvrir que grâce à ce que l’on a ressenti à son contact. Un musicien amateur peut animer un bal folk et permettre à un village entier de trouver une unité dans le plaisir d’être ensemble parce qu’il est partie prenante de l’ambiance. Dans un dojo, le vivant et donc le ki se manifeste grâce à ce qui habite la personne qui conduit la séance. C’est la qualité intérieure qui s’exprime dans les démonstrations, qu’elles soient rapides ou lentes, puissantes ou subtiles et pénétrantes. C’est le Ki qu’elles dégagent qui nous amène à commencer la pratique de l’Aïkido, qui nous pousse à continuer ou parfois à fuir l’endroit. Rien ne peut remplacer le vivant, ni les discours ni les sourires, ni les faux-semblants. Les démonstrations pendant les séances sont pour moi la référence ultime, « un moments de vérité ».

Régis Soavi

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« Voir » un article de Régis Soavi, publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°15 en octobre 2023.

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Triangle instable, Chap. XVIII, Le Courrier du Livre, 1980, p. 132
  2. Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Chap. III, Le Courrier du Livre, 1975, pp. 31–32