#2 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

suite de #1 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi.

Sentir la vie au sein de toute chose.

HiroshigeParmi les mesures d’occidentalisation qui ont conduit à la dissolution de la culture japonaise traditionnelle figure le changement du calendrier qui date de 1873. Le gouvernement Meiji prit la décision d’abolir le calendrier mixte lunaire-solaire qui était en usage depuis mille deux cents ans et de le remplacer par le calendrier Grégorien, solaire. L’utilisation du calendrier prit effet seulement trente trois jours après la promulgation du décret, ce qui plongea la population dans une grande confusion. Mais le plus important, ce fut l’énorme impact qu’eut cette réforme sur la sensation profonde qu’avait le peuple japonais du rythme des saisons et des cycles de la vie. L’ancien calendrier était désigné couramment comme “le calendrier du fermier” à cause de ses liens étroits avec le rythme des activités agricoles [Fujii, (1997)]. Il n’était pas calculé uniquement d’après des données astronomiques, mais basé sur une compréhension profonde du cycle de la vie des plantes et des animaux de la campagne, avec des connections supplémentaires faites d’après l’observation des planètes. On peut dire que le passage de l’ancien calendrier au nouveau a été au fond un changement dans le mode de découpage du temps, le passage d’un temps rythmé par le cycle de la vie à un temps objectif basé sur la science astronomique occidentale.

L’ancien calendrier faisait coïncider le Jour de l’An avec les premiers signes du printemps, symbolisés par l’éclosion des fleurs de prunier et par le chant de la fauvette; le deuxième mois était celui des fleurs de cerisier; le troisième celui des fleurs de pêcher. Le temps était découpé selon des cycles de la vie des choses de la nature, qui n’interviennent pas à des intervalles réguliers comme les planètes et les étoiles. C’est pour cela que sur une certaine période de temps il se produit inévitablement un décalage entre un calendrier basé sur les cycles de la vie et un découpage du temps planétaire objectif. Comme l’ancien calendrier accordait plus d’importance aux rythmes de croissance des plantes et des êtres vivants ainsi qu’à la façon dont les hommes vivaient les saisons, et mettait moins l’accent sur le strict calcul des cycles objectifs du mouvement des planètes, la nouvelle année ne commençait jamais le même jour, si l’on calcule d’après le calendrier actuel. Au onzième mois de chaque année on publiait le calendrier pour l’année suivante,
et en fonction de cela les gens planifiaient alors les activités agricoles, les évènements et les fêtes pour l’année à venir. Le gouvernement Meiji considéra que le calendrier basé sur les cycles de la vie n’était pas scientifique, et décida d’utiliser à sa place le calendrier solaire basé sur l’astronomie. Un agencement du temps qui est rationnel selon l’astronomie n’est cependant pas toujours rationnel du point de vue de la vie des humains et des autres créatures vivantes. La science moderne a rejeté le découpage du temps centré sur la vie et prôné la mesure objective du temps. Cela ressemble beaucoup au fait de prendre, en musique, le temps qui était basé à l’origine sur le rythme de la marche, et de le transformer en un temps mathématique mesuré par le métronome, ce qui donne une musique que le musicien comme son public ressentent comme quelque chose de raide qui coupe la respiration. Ou bien, c’est comme le fait de remplacer la respiration humaine par des poumons artificiels dont le mouvement suit un rythme régulier calculé mathématiquement. Les rythmes de la vie, quant à eux, se déroulent selon un ordre différent de celui des cycles répétitifs calculés par les mathématiques.


Le changement de calendrier a eu pour effet de perturber la sensation que le peuple japonais avait des saisons. Le nouveau calendrier ne leur laisse aucune autre possibilité que celle de vivre avec un découpage du temps sans aucun rapport avec la tradition japonaise. Pour nos ancêtres, le début de la nouvelle année allait toujours de pair avec la sensation claire de l’arrivée du printemps. Par contre, à l’heure actuelle, le Jour de l’An tombe en plein milieu de l’hiver. Et pourtant, les Japonais continuent de s’envoyer à chaque Nouvelle Année des cartes qui célèbrent la venue du printemps. Ce n’est rien que l’exécution d’un rituel qui fait comme si le printemps nouveau était là mais ce n’est pas un fait vécu. Le septième jour du premier mois de l’année, dans toutes les maisons au Japon, on mange du porridge de riz cuit avec sept variétés d’herbes printanières. Mais au septième jour du premier mois de l’ancien calendrier, ces sept  variétés d’herbes avaient véritablement fait leur apparition dans les champs. Or ce n’est plus du tout le cas, le 7 janvier du calendrier actuel. C’est ainsi que pour perpétuer ce rite fictif, les magasins garnissent leurs étalages de ces herbes qui viennent de serres où elles poussent artificiellement. De même, la date de Hinamatsuri, la fête où les familles célèbrent leurs filles qui grandissent, est le 3 mars. Ce jour là dans toutes les maisons où il y a des petites filles, on aménage un espace pour mettre des poupées habillées à la manière traditionnelle et on place à côté d’elles des fleurs de pêcher. Le 3 mars selon le nouveau calendrier, les pêchers ne sont pas encore en fleurs. Là encore les magasins sont pleins de fleurs qui ont poussé en serre. Les Japonais de l’époque moderne répètent chaque année ces évènements faux. Et pourtant ils continuent à présenter leur propre pays aux étrangers en expliquant que «la beauté de la culture japonaise est dans l’harmonisation avec la nature».
Il est à noter qu’aujourd’hui, au Japon, pratiquement personne n’a conscience de ce décalage. Le vécu direct et perpétuellement renouvelé des saisons et de leurs changements est perdu, et il ne reste qu’un lien au niveau conceptuel entre les dates et les évènements. En tous cas, l’étrange tendance des Japonais d’aujourd’hui à se comporter avec les autres à la manière traditionnelle, après avoir accepté la politique d’occidentalisation du gouvernement et après avoir rejeté la tradition pendant si longtemps, pourrait être considérée comme un sujet intéressant d’étude des maladies du psychisme.
Il est piquant de voir que les Japonais ne réalisent pas que les années datant les événements historiques sont comptées, dans tous les livres sur l’histoire du Japon, selon le calendrier occidental, alors que les mois et les jours, dans ces mêmes livres, sont en fait comptés selon l’ancien calendrier. Un autre exemple de la confusion dans laquelle ils sont, c’est celui du deuxième nom donné à chacun des mois. Les gens continuent d’utiliser ces noms pour les mois du nouveau calendrier, alors qu’ils n’ont aucun sens si l’on n’utilise pas le calendrier traditionnel. Il s’ensuit que le nom et l’expérience vécue n’ont aucun rapport entre eux: minazuki, le nom du sixième mois de l’ancien calendrier, qui signifie “le mois sans eau”, est maintenant utilisé pour le mois de juin, en dépit du fait qu’au mois de juin on est en plein milieu de la saison des pluies. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la plupart des Japonais d’aujourd’hui aient perdu tout intérêt pour la lecture et la compréhension de la littérature classique.
Finalement, la perception des saisons qu’ont les Japonais se résume à remarquer que la température change. Les différentes saisons ne sont plus que des modèles selon lesquels la température est répartie au cours de l’année. Cependant, pour les gens qui vivaient selon l’ancien calendrier, la perception des saisons n’était certainement pas basée sur l’évolution de la température. Ils étaient pleinement attentifs aux messages subtils qu’ils recevaient de l’environnement naturel où ils se trouvaient, et prenaient plaisir à cultiver une conscience très fine du changement des saisons. La poésie ancienne des waka et des haiku le montre clairement.
L’expérience du contact direct et des sensations qui vont avec le cycle des saisons, dont les exemples abondent dans la littérature classique japonaise, renvoie à un aspect tout à fait fondamental de la culture japonaise traditionnelle : le point de vue selon lequel tout ce qui existe est en vie. Cette capacité de sentir que toutes les choses sont vivantes et qu’elles résonnent en harmonie les unes avec les autres, était ce qui donnait aux gens la certitude d’être en vie. « Je suis vivant » était véritablement synonyme de « Tout le reste est vivant aussi ». Cultiver la capacité de ressentir cette sensation de la vie dans tout ce qui se trouvait autour de soi était, de façon directe, la voie qui permettait de nourrir sa propre vie. Ze-ami (1363 ? -1443 ? ) que l’on considère comme le fondateur du Nô, explique à ses disciples dans le Fushikaden, que « La voie de la poésie favorise la longévité et doit donc être étudiée absolument » [Nogami & Nishio, 1958, p. 11)]. A l’heure actuelle, il ne viendrait à l’esprit de personne de penser que la poésie puisse être une façon de se maintenir en bonne santé. Mais dans un monde où tout possédait une vie, tout, y compris la poésie et le Nô, pouvait conduire à la longévité. Parce que le fait de créer entre le monde humain et le monde naturel une relation telle qu’ils se reflétaient l’un l’autre, était très précisément ce qui permettait à l’individu de puiser de nouvelles forces pour sa propre vie.
La culture traditionnelle du Japon est une culture d’artisans. Dans tous les domaines, les maîtres artisans ont transmis les mêmes choses à leurs apprentis pendant des siècles. Tous sans exception assurent que les matériaux qu’ils utilisent sont  vivants. Le teinturier dit que la toile est vivante, le potier que l’argile est vivante ; les forgerons affirment que l’acier qu’ils martèlent est vivant [S.B.B. Inc., (19xx)].
Les clous d’acier forgés par les forgerons japonais traditionnels contiennent davantage d’impuretés que les clous modernes produits dans les fonderies. Pourtant, on a découvert que les clous provenant de constructions qui datent de six cents ans sont encore exempts de rouille et en parfait état pour une réutilisation éventuelle. Ce fait, qui est en contradiction avec les théories scientifiques, n’est peut-être pas en lui-même une preuve à l’appui de la croyance selon laquelle tout est vivant, mais il donne fortement à penser que la conviction bien enracinée du forgeron comme quoi l’acier avait une vie pouvait passer dans un simple clou et devenir une force puissante capable de résister au temps.
Cette vision du monde, selon laquelle toute chose possédait une vie, était également à la base des méthodes de construction en bois dans l’architecture traditionnelle. Le bois destiné à être utilisé dans la construction restait traditionnellement dehors aux intempéries pendant une période d’environ dix ans. Cependant, après la deuxième guerre mondiale, les scientifiques firent leur entrée dans l’industrie du bois de construction, analysèrent le taux d’humidité du bois brut qui avait été laissé dehors, et mirent au point une machine à sécher le bois qui permettait d’arriver au même taux d’humidité que celui mesuré, en trois heures seulement. Cette réduction de dix ans à trois heures retire cependant l’humidité du bois à un niveau cellulaire, rendant le bois incapable, sauf superficiellement, d’absorber l’humidité. Autrement dit cela enlève au bois ses qualités d’origine et entraîne une diminution de sa durée de vie. Depuis le début, l’exigence de la démonstration scientifique a toujours été de rendre visible l’invisible. La méthode qu’utilise la science consiste à convertir ce qui ne peut pas être quantifié en une chose quantifiable : dans ce cas le fait de “laisser le bois aux intempéries” devient “séchage”. Laisser le bois dehors pendant dix ans signifie qu’il sera à la pluie, au vent, à la chaleur et sous la neige pendant dix ans. Les charpentiers qui construisent les sanctuaires et les temples à Kyoto laissent en fait leur bois dans l’eau pour que l’eau contenue dans le bois se trouve renouvelée.

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Les scieurs dans les montagnes de Tôtômi ( Tôtômi sanchû ) Hokusai Katsushika

Voilà qui, manifestement, diffère fondamentalement du séchage. L’exposition du bois aux intempéries donne dix ans au matériau pour s’ajuster à un environnement différent de celui où il a poussé, et cela reflète l’attitude ancienne qui considérait que le bois de construction était vivant. C’est cette capacité à ressentir la vie dans le bois de charpente qui a permis la création de bâtiments en bois qui ont une durée de vie d’un millier d’années.
Cependant, la politique d’occidentalisation dans le domaine de l’architecture se poursuit à l’heure actuelle. La réglementation du gouvernement exige un taux d’humidité inférieur à 20% pour le bois de construction. C’est un chiffre impossible à atteindre par les méthodes naturelles de stockage, et cela signifie en réalité que seule l’utilisation du bois de construction séché artificiellement est autorisée par le gouvernement. S’il est vrai que la résistance du matériau augmente pour chaque pièce de bois quand le taux d’humidité est maintenu à moins de 20%, par contre le bois perd ses qualités naturelles; on lui a enlevé la capacité à respirer. L’architecture occidentale met l’accent sur la résistance des matériaux, mais elle ne considère pas le bois de construction comme un être vivant. D’un point de vue pratique, le bois est utilisé exactement comme s’il s’agissait de poutres en acier. Au contraire l’architecture traditionnelle attachait de l’importance à l’équilibre. Elle recherchait la force dans l’équilibre, et considérait que la force vitale contenue dans le bois était de la plus haute importance pour arriver à l’équilibre souhaité.
Depuis une centaine d’années, la science fait de son mieux pour dérober son pouvoir au temps. Mais la vie croît et mûrit avec le temps, et la compression du temps signifie nécessairement que certaines choses seront sacrifiées. De la même façon que l’écoute de la musique demande un certain temps qui ne peut pas être comprimé, une croissance forcée génèrera tout simplement un développement anormal. Le travail des artisans qui appliquent la laque couche après couche, la fabrication des clous par le forgeron, le travail du forgeur de sabres, tout cela se fait en coexistence avec le temps. Pendant des siècles, les artisans ont concentré leur attention sur le fait de saisir le ki (le moment juste), et d’utiliser le ma (intervalle, moment d’accalmie dans l’écoulement du temps). Le travail du forgeur de sabres consiste à chauffer le métal, à le retirer du feu précisément quand il faut, et à le refroidir rapidement en le plongeant dans l’eau avant de le chauffer à nouveau. Ce processus se répète un certain nombre de fois, et tout l’art consiste à saisir le moment pour l’action, le degré qu’elle doit atteindre, et l’intervalle de pauses justes (ki do ma). Cette compétence a permis la création de sabres tels qu’il est impossible d’en produire de semblables avec la technologie la plus avancée.

Chaque pilule que les docteurs de médecine occidentale prescrivent à leurs malades contient une multiplicité de produits actifs. Le patient ingère simultanément par exemple, dix ingrédients actifs en une seule pilule. Ceci est directement lié au caractère de recherche de l’efficacité que l’on voit à l’œuvre dans les méthodes de séchage artificiel ou de forçage des plantes dont nous avons parlé précédemment. En termes simples, c’est la conversion de la dimension temps en espace, et nous devrions reconnaître que c’est là la source des effets secondaires néfastes de la médecine moderne. Dans la médecine chinoise, le docteur donne un seul produit actif au malade, puis il en observe l’effet sur son état avant de décider comment poursuivre le traitement, ce qui veut dire qu’en moins de dix jours le patient ne peut pas prendre dix composants actifs différents. Observer l’état du malade et y répondre ensuite selon son évolution est un processus tout à fait naturel, qu’on ne devrait certainement pas mépriser comme étant inefficace. Il ne paraît inefficace que parce que la science a attaché de la valeur au fait de remplacer les rythmes invisibles de la vie qui sont inclus dans le temps par le mouvement visible du temps de l’horloge. La philosophie qui s’applique ici accorde plus de valeur au résultat qu’au processus, à l’aboutissement qu’à l’expérience. Nous devrions réfléchir de nouveau à la question de savoir si l’accomplissement que nous cherchons dans la vie est celui du vécu ou celui du résultat. Le rythme inclus dans le temps nous apporte un vécu riche et la certitude d’être vivants. La façade du positivisme cache l’attitude absurde du scientifique qui allume la lumière pour sonder la nature de l’obscurité.
CapturecharpentierUne des compétences de base dans l’art de la charpente traditionnelle consiste à discerner dès le premier coup d’œil, sur un morceau de bois de charpente, où est la tête et où est le pied. Ceci parce que les charpentiers traditionnels croient que chaque pièce de bois conserve de l’époque où l’arbre poussait dans les montagnes, la mémoire du ciel et de la terre et, qui plus est, que le bois ne pourra pas trouver une nouvelle vie si on ne le positionne pas en conformité avec cette mémoire. La distinction à faire entre le devant et le derrière est également importante. Le devant est le côté de l’arbre qui était exposé au soleil, le derrière est bien entendu le côté opposé. Les arbres qui poussent sur les pentes d’une montagne orientées à l’est sont utilisés comme piliers pour le côté est des constructions ; les arbres provenant des pentes ouest sont utilisés pour le côté ouest. Les piliers pour chacune des quatre directions sont agencés en concordance avec la façon dont ils ont poussé dans leur sol natal, et il y a la croyance que les arbres jouiront d’une seconde vie de cette manière. De fait, quand un seul des piliers se trouve placé la tête en bas, on constate une étrange sensation de disparité qui émane du bâtiment. Les espaces traditionnels habités par les Japonais pendant deux mille ans ont été construits d’après de telles méthodes basées sur l’harmonie entre le matériau vivant et la vie [Nishioka, (1993)]. La sensation qui en résultait était celle d’être entouré d’une vie intangible, et c’était exactement cette sensation de confort-là que les Japonais avaient choisi d’aimer par-dessus tout.
C’est en cela que les méthodes de construction de l’architecture en bois japonaise traditionnelle diffèrent à la base de celles de l’architecture occidentale. Cependant, les méthodes traditionnelles mises au point grâce aux connaissances accumulées par l’expérience ne suffiraient pas pour qualifier l’architecture japonaise de “culture”. La culture dans l’architecture japonaise réside dans l’absence de séparation entre la sensibilité du charpentier et ses méthodes de construction. La découverte de la façon dont la sensation, ou la conscience que l’on a de l’intangible, peut être utilisée dans l’application de certains procédés techniques de manière à ce qu’ils acquièrent vie, c’est ce que les Japonais d’autrefois appelaient waza (art ou maîtrise). Le raffinement de ces waza, ou en d’autres termes, le raffinement de la sensibilité du charpentier – pour poursuivre l’exemple de l’architecture – est ce qui suscite dans la sensibilité de celui qui y habite, une correspondance qui à son tour produit une sensation de plénitude et de confort dans l’espace habité.
L’essence de la culture, c’est le partage de certaines valeurs intangibles par tout un peuple – la conscience collective d’un peuple, qui se rassemble pour tendre à un idéal abstrait.
Prenez le kimono japonais traditionnel. Contrairement aux vêtements occidentaux, le kimono n’est pas une fin en soi. Le produit réel n’est pas le kimono, mais plutôt le tissu dont il est fait. Par nature, le kimono est composé entièrement de bandes de tissu droites, ce qui fait qu’il peut facilement retourner à son état d’origine de tissu, si l’on défait simplement les coutures.
Le tissu peut alors être reteint ou réutilisé pour faire d’autres vêtements. Il peut même être transmis en héritage plusieurs fois de génération en génération. Une telle conception du processus de régénération est essentielle dans une culture dont la vision du monde est que toute chose possède une vie.
La façon dont Ze-ami a construit le Nô incluait même la communication avec les morts. Le Nô est un art théâtral dont la construction unique comprend des danses, du chant et du récit. L’histoire est jouée par trois personnages principaux : le voyageur, le moine, et le fantôme. Ce que Ze-ami attendait des acteurs ne relevait ni du jeu d’acteur, ni de l’expression des émotions : c’était la communication directe et l’harmonisation avec les morts. Le Nô, pour Ze-ami, était un rituel de purification, par lequel les morts devaient être pacifiés et renaître. Ce thème à caractère sérieux forgé par Ze-ami donna naissance au concept de Yugen (que l’on traduit habituellement par “ce qui est subtil et profond”). Les sensations vécues en rapport avec ce que nous appelons Mono no aware, Wabi, Sabi et Yugen, d’une importance cruciale dans la compréhension de la culture Japonaise sont toutes nées de cette même vision du monde, et pour cette raison sont susceptibles d’être partagées par tous les Japonais [Shinkawa, (1985)].
Le sanctuaire d’Ise est le sanctuaire le plus important du Japon, et son histoire remonte à mille cinq cents ans. Dans les vastes enceintes plantées de forêts du sanctuaire, on a accompli un certain rituel tous les matins et tous les soirs pendant toute l’histoire du sanctuaire. Ce rituel appelé Higoto-Asa-Yu-Ohmikesai, consiste à purifier le sanctuaire et à faire des offrandes de nourriture à l’Esprit Divin. L’auto-suffisance est la règle ; toutes les offrandes doivent être produites à l’intérieur des enceintes du sanctuaire. Le sanctuaire a ses propres jardins, et ses propres champs où l’on récolte le riz, les légumes et les fruits ; il a son marais salant d’où l’on extrait le sel selon des méthodes ancestrales, et un puits où l’eau ne s’est jamais tarie depuis mille cinq cents ans. La nourriture est préparée sur un feu purifié rituellement, appelé Imibi, que l’on allume en faisant tourner une vrille de bois sur une latte de bois sec, procédé qui date de l’époque Yayoi, et les assiettes sont en poterie non émaillée cuite dans un four au sanctuaire-même. Ce qui est le plus caractéristique du sanctuaire d’Ise c’est son rituel de Shikinen sengu. Ce rituel consiste dans le démontage complet et la reconstruction des édifices du sanctuaire tous les vingt ans. Les matériaux de construction des nouveaux bâtiments
proviennent entièrement de la forêt du sanctuaire. De cette façon, les bâtiments sont reconstruits exactement à l’identique et des jeunes arbres sont plantés à la place de ceux qui ont été abattus, de manière à être utilisés pour le rituel de reconstruction qui aura lieu deux cents ans plus tard [Yano, (1993)]. Ces activités, qui se poursuivent depuis quinze siècles dans ce lieu, sont l’expression de la vision du monde et de la vie du sanctuaire, sans qu’il soit besoin d’utiliser le langage.
Ainsi, l’idée de l’omniprésence de la vie était un courant sous-jacent de la culture traditionnelle du Japon. Elle reconnaissait la présence de la vie en toute chose, ce qui amenait la certitude d’une correspondance entre toute chose, et touchait à ce qui s’écoule sans trêve du passé vers le futur.

Suite de l’article :  #3 L’idée du corps dans l’ascétisme

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Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Estampe : Le moineau sur le camélia enneigé.  Auteur : Utagawa Hiroshige 1 (1797-1858). Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie
  • Estampe : Les scieurs dans les montagnes de Tôtômi ( Tôtômi sanchû ) : Les « Trente-six vues du mont Fuji » ( Fugaku sanjû-rokkei ), 19 e vue. Auteur :    Hokusai Katsushika (1760-1849) Bibliothèque nationale de France
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.