Archives de catégorie : Katsugen undo

Bonjour Maladie #1

Interview de Régis Soavi sur le Katsugen Undo (ou Mouvement Régénérateur) et sur la notion de maladie dans le Seitai.

« Après avoir lu les livres d’Itsuo Tsuda (1914-1984), fascinée par ses arguments qui abordent librement tout aussi bien l’aïkido que les enfants et la façon dont ils naissent, les maladies ou les souvenirs de Ueshiba Morihei et Noguchi Haruchika, je voulais en savoir plus: la sensation de quelque chose qui m’échappait était restée en moi.

Ainsi ai-je commencé ma recherche pour savoir en quoi consiste effectivement ce mouvement régénérateur (katsugen undo) dont parle Tsuda, un mouvement spontané du corps qui semblerait pouvoir le rééquilibrer sans qu’il soit nécessaire de l’intoxiquer avec des médicaments; concept ancien mais encore révolutionnaire, surtout dans notre société. Je n’ai pas pu obtenir de réponses satisfaisantes à mes questions: ceux qui avaient pratiqué le mouvement régénérateur n’arrivaient pas à me décrire de quoi il s’agissait; la réponse était toujours: « Vous devez essayer vous-même pour comprendre; la première fois, ça va certainement vous bouleverser un peu ». Ainsi je me suis décidée. L’école qui, à Milan fait référence aux enseignements d’Itsuo Tsuda est la « Scuola della Respirazione ». On y pratique l’aikido et le mouvement régénérateur (en séances séparées). Mais pour pouvoir fréquenter les séances de mouvement il faut d’abord participer, pendant un week-end, à un stage conduit par Régis Soavi, qui a continué le travail de Tsuda en Europe.

Regis Soavi en conférence
Regis Soavi en conférence, Paris.

Lire la suite

Vivre Seitai

Un article de Régis Soavi.

Seitai : philosophie ou thérapeutique ?

« Le Seitai a, avant tout, affaire à l’individu dans son individualité, et non à un homme moyen statistiquement établi.
La vie elle-même est invisible, mais en se manifestant chez les individus, elle donne lieu à une infinité de formules différentes. » 1 (Tsuda Itsuo)
Seitai Kyokai Tokyo
Seitai Kyōkai de Tokyo 整体協会. Séance de Katsugen Undō vers 1980.

Le Seitai 整体, et son corollaire le Katsugen undo2, sont reconnus au Japon depuis les années 1960 par le Ministère de l’éducation (aujourd’hui Ministère de l’éducation, de la culture, des sports, de la science et de la technologie) comme un mouvement d’éducation. Ils n’y sont pas reconnus comme une thérapeutique – qui, elle, serait reconnue par le ministère de la santé. L’ambiguïté entre les deux reste pourtant entretenue par un grand nombre de ses divulgateurs.

Depuis la publication pendant les années soixante-dix de l’œuvre de Tsuda Itsuo, le Seitai fait rêver dans les rangs des nombreuses personnes qui s’intéressent aux techniques New-age, Orientalistes ou autres. Tantôt on s’improvise technicien, tantôt on rajoute des « ingrédients séducteurs » comme l’écrivait lui-même Tsuda senseï. Il est temps de mettre un peu d’ordre, de tenter de remettre tout cela au clair, et pour cela il suffit de se référer tant à l’enseignement de Tsuda Itsuo qu’aux textes originaux du créateur de cette enseignement, de cette science de l’humain, de cette philosophie.

Noguchi Haruchika 野口晴哉 senseï

Noguchi Haruchika senseï (1911-1976), fondateur du Seitai.

Ce Japonais, fondateur de l’Institut Seitai3, est l’auteur d’une trentaine de livres dont trois ont été traduits en anglais. Il est aussi le découvreur des techniques qui permettent le déclenchement du Mouvement régénérateur en tant que gymnastique du système involontaire4. Très jeune, il découvre qu’il a une capacité qu’il pense unique et “extra-ordinaire” : celle de “guérir les gens”. Cette capacité, il la découvre lors du grand tremblement de terre de 1923 qui ravage la ville de Tokyo, en soulageant une voisine qui souffre de dysenterie, simplement en posant sa main sur son dos. Très vite la rumeur se répand, et les gens se précipitent à l’adresse de ses parents pour recevoir des soins. Lui, se contente de poser les mains sur les personnes qui repartent soulagées de leurs maux. Il commence alors une carrière de guérisseur, il n’a alors que douze ans, sa réputation prend une telle ampleur qu’à l’âge de quinze ans il ouvre son premier dojo à Tokyo même.

Mais Noguchi senseï se pose des questions : quelle est la force qui agit lorsqu’il pose les mains et pourquoi lui seul détient ce pouvoir ? Au lieu de profiter de ce qu’il pense être un don et d’en encaisser les bénéfices, il cherche, s’interroge, commence à étudier comme autodidacte.

Il va pendant des années chercher des solutions aux problèmes que lui posent ses clients à travers les techniques qui proviennent de l’acupuncture de l’ancienne médecine traditionnelle chinoise qu’il étudie avec son oncle, des médecines japonaises (kampo), les shiatsu, les kuatsu, et même l’anatomie à l’occidentale, etc. Sa renommée est telle qu’il est même connu et reconnu à l’international. Il rencontrera d’ailleurs par la suite nombre de thérapeutes dont certains sont déjà, ou deviendrons, célèbres, comme Oki Masahiro, le créateur de l’Oki-do Yoga, ou Kishi Akinobu senseï, créateur du shiatsu Sei-ki, ou encore, plus connu en France, Moshé Feldenkrais, avec qui il échangera de nombreuses fois. Mais déjà il a compris que cette force qu’il sent en lui ne lui appartient pas en tant qu’individu, et qu’elle existe en revanche chez tous les êtres humains et c’est ce qu’il appellera plus tard la force de cohésion de la vie.

Le Seitai : une vision globale

Régis Soavi faisant yuki

C’est dans les années cinquante que Maître Noguchi change complètement d’orientation. À travers son expérience pratique et ses études personnelles, il arrive à la conclusion qu’aucune méthode de guérison ne peut sauver l’être humain. Il abandonne la thérapeutique, conçoit l’idée de Seitai et le Katsugen undo. Déjà à l’époque il déclare : « la santé est une chose naturelle qui ne requiert aucune intervention artificielle. La thérapeutique renforce les rapports de dépendance. Les maladies ne sont pas des choses à guérir, mais des occasions dont il faut profiter pour activer l’organisme et le rééquilibrer », tous thèmes qu’il reprendra plus tard dans ses livres5. Il décide donc d’arrêter de guérir les personnes et de propager le Katsugen undo, ainsi que yuki6, qui n’est pas la prérogative d’une minorité, mais un acte humain et instinctif.

L’aboutissement des recherches que fit Noguchi Haruchika senseï nous porte à voir le Seitai comme une philosophie – et donc non comme une thérapeutique– et c’est lui-même qui le définissait ainsi dans ses livres7. Cela ne veut pas dire que ce qu’il faisait et enseignait n’avait pas de conséquences sur la santé, bien au contraire puisque son domaine de compétence était au service des personnes et consistait à permettre aux individus de vivre pleinement. Malgré cela un certain nombre de personnes, tant à son époque qu’aujourd’hui, ont été dérangées par une opinion aussi radicale et cela entraîna pour celles qui ne voulaient voir et comprendre que selon leur propre opinion une confusion entre les genres. Il en résulta qu’elles privilégièrent le soutien aux personnes au détriment du réveil de l’être.

La technicité de ce très grand maître était unanimement reconnue au Japon, il avait même été le président de l’association des thérapeutes manuels dans la période d’avant-guerre. Mais son travail, qu’il considérait comme un accompagnement, un guide, une orientation Seitai, allait beaucoup plus loin que de guérir les personnes qui venaient le voir, il s’agissait plutôt de permettre à chacun de retrouver sa force intérieure et pour cela il était d’une incroyable efficacité.

Il explique que très souvent c’est le Kokoro8 qui est atteint, qui est perturbé et qu’il suffit de conduire ce Kokoro dans la bonne direction pour que la personne retrouve la santé qu’elle avait perdue. Faire s’écouler le Ki dans la bonne direction était sa technique privilégiée, cela peut sembler plutôt facile, mais il en est tout autrement. On ne s’improvise pas guide Seitai, il ne s’agit pas de chercher par des tours de passe-passe à stimuler telle ou telle région mais de comprendre, de sentir d’où vient le problème pour permettre cet écoulement du Ki dans la bonne direction et pour faire travailler la vie. Noguchi senseï avait une intuition extraordinaire et la qualité de ses sensations, la finesse de son observation en faisaient véritablement un homme exceptionnel et même quelqu’un que certains de ses contemporains considéraient comme redoutable d’un certain point de vue à cause de son extrême perspicacité.

Itsuo Tsuda (1914-1984). Introduisit le Seitai en Europe dans les années 70 après l’avoir étudié durant 20 ans avec Noguchi sensei.

Un rêve

La santé est devenue un rêve technologique. Nous sommes passés de la conception du dix-neuvième siècle, si bien résumée par Jules Romain dans sa pièce de théâtre Knock ou le Triomphe de la médecine, où l’on considère que toute personne bien portante est un malade qui s’ignore, à la conception du vingtième siècle qui prétendait éradiquer la maladie grâce à la chimie pharmaceutique et aux rayons. Le vingt-et-unième, quant à lui, nous propose de régler tous les problèmes avec la génétique ou le transhumanisme.

L’analyse se veut de plus en plus minutieuse, on est passé de la dissection au séquençage. En découpant l’être humain en morceaux de plus en plus petits, jusqu’aux cellules et maintenant aux gènes et même plus petit encore, on perd de vue l’ensemble, on s’éloigne de la notion d’individu (du latin individuum : ce qui est indivisible) et curieusement la conséquence est que l’on est obligé de traiter l’humain en général et non plus en particulier. L’être humain apparaît comme une accumulation de parties. Chaque partie du corps a son spécialiste, psychique compris évidemment, et tous s’occupent du symptôme de leur client. Pour des raisons idéologiques voire religieuses, ou quand le résultat espéré n’est pas au rendez-vous avec la médecine classique, on se tourne vers les médecines dites parallèles. Il peut tout aussi bien s’agir de méthodes ancestrales de grande valeur comme de petites combines. Il y a autour de nous quantité de recettes promulguées par internet, et retransmises par nos amis et connaissances, chacun pensant détenir la solution à nos problèmes de santé, d’énergie, ou tout simplement à un trouble quelconque.

Le symptôme

On s’acharne à guérir le symptôme, car c’est lui qui nous dérange. Bien sûr, on ne peut pas nier son importance, il est le signe, souvent le révélateur, d’un problème que l’on avait pas encore perçu. Mais il est aussi et même surtout la manifestation du travail de l’organisme pour résoudre la difficulté. Souvent les problèmes du corps sont mal compris et on veut les résoudre le plus vite possible sans réellement en chercher la cause profonde. Il suffit de faire disparaître le symptôme pour que tout le monde soit content, pour que l’on pense que l’on est guéri, alors que bien souvent on a simplement écarté le problème et, parfois même, empêché le corps de réagir.

Le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas

Noguchi Hirochika, fils ainé du fondateur du Seitai, avec Régis Soavi, durant sa visité à Paris en novembre 1981

Il n’y a pas de corps parfait et immuable, le corps bouge sans cesse de l’extérieur comme de l’intérieur c’est la vie même qui veut cela. Mais il nous faut bien prendre en considération que ce mouvement ou plutôt ces mouvements sont aussi le résultat de nos tendances corporelles, que celles-ci découlent de notre naissance, de nos gênes, ainsi que de l’utilisation que nous faisons de notre corps à travers le travail, le sport, les arts martiaux, et donc en général à travers toute activité quelle qu’elle soit. Par exemple, il existe un phénomène plutôt récurent dans les arts martiaux et dans les sports en général : c’est d’avoir mal à un, ou aux deux genoux. La réponse la plus commune est de traiter la douleur à l’endroit où elle se trouve, de l’anesthésier, d’empêcher le gonflement, etc. En fait, dans ce genre de cas comme dans tant d’autres, on est en train d’oublier voire de nier que c’est une réponse naturelle de l’organisme à un problème d’ordre beaucoup plus vaste, un problème de posture ou une mauvaise utilisation du corps.

Noguchi Haruchika nous a laissé un instrument extrêmement précieux permettant de mieux comprendre les êtres humains en fonction de la polarisation de l’énergie (du Ki) dans les différentes régions du corps. Cet instrument, le concept de Taiheki9, nous offre la possibilité de percevoir l’individu dans son mouvement inconscient à travers ses habitudes corporelles et ce qui en résulte. Noguchi senseï utilisait un système de comparaison de type animalier, conçu au début de ses recherches comme une observation minutieuse du mouvement humain, qu’il réduisit pour des raisons d’enseignement à six groupes comprenant en tout douze tendances principales. Chacun des cinq premiers groupes est en relation avec une vertèbre lombaire et un système corporel (urinaire, pelvien, pulmonaire, etc.), le dernier décrivant plutôt un état général du corps.

Ces tendances qui découlent de la coagulation et de la stagnation du ki ont pour cause les raidissements ou les mollesses du corps lorsqu’il ne parvient plus à se régénérer, à récupérer des fatigues qui lui sont imposées.

Prenons un exemple de manière à rendre la chose concrète : bon nombre de personnes ont tendance à s’appuyer plus sur une jambe que sur l’autre. Cette tendance peut résulter (entre autres) de ce que l’on appelle dans le Seitai soit du latéralisme soit de la torsion, et qui sont comme d’autres déformations corporelles absolument involontaires, elles ne sont que le résultat, la réponse de l’organisme qui cherche à maintenir le corps en équilibre.

Dans le cas de la torsion, la jambe d’appui sert pour se préparer à bondir pour attaquer ou pour se défendre mais dans tous les cas pour vaincre ; avec le latéralisme il s’agit plutôt d’un état qui résulte de tendances digestives et sentimentales avec une déformation au niveau de la deuxième lombaire, cet état pousse à la concertation, à la diplomatie. Dans ces deux exemples, ce sera toujours la même jambe qui sert de point d’appui et c’est par conséquent celle qui supporte en permanence le plus de poids, donc qui se fatigue et a tendance à s’user plus et à devenir rigide. L’ensemble de l’organisme souffre de cette dissymétrie et, notamment, évidemment en premier lieu la colonne vertébrale. Par le biais d’un gonflement par un apport de liquide ou grâce à une douleur, et souvent même à travers les deux réactions, l’organisme cherche à soulager le genou qui porte le plus lourd tribut, en nous empêchant de l’utiliser jusqu’à la guérison, c’est-à-dire le rétablissement de l’équilibre du corps dans son ensemble. Si on empêche ce développement en forçant le dégonflement et en supprimant la douleur, le corps devenu insensible continuera de s’appuyer du même coté et la situation va empirer. Le corps cherchera à retrouver l’équilibre par tous les moyens, au début en renouvelant les problèmes aux genoux dès qu’il a retrouvé de la sensibilité dans cet endroit, puis petit à petit ce sont les hanches qui commencent à compenser le manque de souplesse et enfin le dos, c’est-à-dire la colonne vertébrale, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.

Le mal de dos n’est-il pas considéré comme le problème le plus courant dans notre civilisation et même peut-être comme « le mal du siècle » ? La solution est-elle de supporter la douleur en silence ? Ce n’est pas le point de vue du Seitai, mais maintenir l’équilibre depuis le début, depuis la naissance, consiste à accepter les petites perturbations et à conduire le corps dans la bonne direction dans le quotidien, jour après jour. Si on n’a pas respecté les manifestations de son propre organisme, il devient nécessaire de passer par un réapprentissage corporel, un rééquilibrage lent mais profond. Si en revanche on n’accepte pas le travail de son propre corps, il faudra alors accepter la désensibilisation progressive, le raidissement progressif et ses conséquences : une certaine forme de Robotisation ou l’affaiblissement et l’incapacité de réagir.

Vivre Seitai

Noguchi senseï considérait que s’occuper des enfants à partir de la naissance, c’était déjà tard. Les mois de grossesse, l’accouchement, les premiers soins à donner au bébé faisaient partie intégrante de ses préoccupations concernant la vie future de l’enfant. Tsuda Itsuo senseï nous donne dans ses livres bon nombre d’indications sur la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, la nutrition, le sevrage, les premiers pas, etc. et notamment dans le tome quatre intitulé Un. Le Seitai n’établit pas des règles à suivre en toute circonstance, il ne s’agit pas de trouver une bonne solution aux problèmes de la petite enfance, de l’enfance, ou de l’adolescence comme dans un livre de puériculture ou de pédagogie. Le Seitai s’occupe des manifestations de la vie sans a priori, il permet là encore de guider les parents tout en leur permettant de développer leur intuition grâce à un dialogue dans le silence avec le bébé puis avec le petit enfant. Pour celui qui n’a pas eu la chance, ou parfois la possibilité de laisser le corps travailler en fonction de ses propres besoins, reste t-il encore des possibilités de retrouver un état de santé ? C’est là qu’intervient la pratique du Katsugen undo.

C’est une pratique d’une grande simplicité qui commence par une condition indispensable : ne pas penser. Tsuda senseï appelait cela « se vider la tête ». Dans La Science du particulier, il nous explique ce qu’il entend par cette expression : « Vider la tête ! On en comprend la nécessité aujourd’hui que la tête est devenue une poubelle dans laquelle la fermentation continue vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour produire l’inquiétude du présent, et la peur de l’avenir.

Qu’appelle-t-on  »se vider la tête » ? Il ne s’agit pas, bien entendu, de l’état comateux dans lequel la conscience est perdue. Il s’agit d’un état où la conscience cesse d’être perturbée par la succession des idées. Au lieu de la cérébralisation excessive, la vie commence à s’éveiller dans les parties du corps jusqu’alors laissées en léthargie. » 10

La notion d’individu dans le Seitai

Pour Noguchi senseï, l’être humain divisé en parties n’existe pas, il existe toujours en tant que corps unique.

À la lumière des découvertes les plus récentes on s’aperçoit, par exemple grâce à la théorie des fascias, de l’interaction qui existe entre les différentes parties du corps, même si elles sont parfois extrêmement éloignées les unes des autres. Certaines de ces théories ont permis de réhabiliter des techniques ancestrales en provenance de lointains pays, jusque-là incomprises dans leur profondeur et très souvent peu respectées par la science médicale occidentale. D’autres découvertes, rapportées notamment par M.-A. Selosse dans son livre Jamais seul11, ont mis l’accent sur l’aspect symbiotique de l’individu, sur l’interaction qui existe entre les bactéries et le corps : l’être humain n’est plus considéré de façon séparée, la biologie moderne entrevoit de façon flagrante son caractère de symbionte. Une fois de plus, de nouveau devrais-je dire, on est obligé de considérer l’individu dans son ensemble.

Cependant, malgré une époque où les découvertes technologico-scientifiques ont considérablement augmenté la connaissance sur l’être humain, du point de vue du Seitai peu de choses ont changé, il reste le même qu’il y a soixante ou soixante-dix ans ; les causes qui le perturbent, qui perturbent son Kokoro sont différentes mais l’être humain lui est resté le même. On peut constater aussi malheureusement que nombre de corps et d’esprits sont plus fragiles aujourd’hui où les idéologies sur la santé ont créé des individus profondément dépendants de spécialistes en tout genre, générant un certain type d’aliénation parfois difficile à comprendre ou à analyser pour celui qui n’a pas une vue d’ensemble de la société. Le gouffre vers le fond duquel nous nous dirigeons réclame une reprise en main de chacun au niveau individuel et c’est peut-être là que l’orientation Seitai peut nous éclairer : en fournissant à l’individu un outil unique pour retrouver son autonomie, se réapproprier sa vie et la vivre pleinement. C’est pourquoi la pratique de Katsugen Undo et le Yuki sont les deux activités proposées par l’École Itsuo Tsuda car elles sont l’Alpha et l’Oméga de la pratique du Seitai.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

 

Un article de Régis Soavi paru dans la revue Yashima #7 de mars 2020.

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, Chap. VII, 1973, Le Courrier du Livre, pp. 68-9
  2. Katsugen Undo 活元運動: Mouvement régénérateur (traduction française par Tsuda Itsuo).
  3. Seitai Kyōkai 整体協会.
  4. Il s’agit plus précisément d’un exercice du système moteur extra-pyramidal.
  5. Noguchi Haruchika, Colds and their benefits [Le rhume et ses bienfaits], Zensei Publishing Company, 1986. (Recueil de conférences données dans les années 1960, transcrites, éditées & traduites).
  6. Yuki 愉氣 : acte de concentrer l’attention qui active la force vitale de l’individu.
  7. Noguchi Haruchika, Order, Spontaneity and the Body [De l’ordre et de la spontanéité du corps], Zensei Publishing Company, 1984. (1re éd. en japonais : 1976.)
  8. Kokoro 心 : cœur et esprit, faculté de raisonnement, de compréhension et volonté de l’humain non en tant que l’opposé de son aspect corporel, mais comme ce qui l’anime.
  9. Taiheki 体癖 : habitudes corporelles.
  10. Tsuda Itsuo, La Science du particulier, chap. XIX, 1976, Le Courrier du Livre, p. 143.
  11. Marc-André Selosse, Jamais seul, juin 2017, Actes Sud (Arles).

Philosophie du Non-faire. Rencontre avec Manon Soavi

Entrevue avec Manon Soavi pour la parution de « Le Maître anarchiste, Itsuo Tsuda. Savoir vivre l’utopie » aux éditions L’originel. Entretien réalisé par Jean Rivest pour la chaîne Réseau Vox Populi à Montréal le 20 mai 2023.

YouTube player

Manon Soavi est aïkidoka et enseignante d’arts martiaux dans l’École Itsuo Tsuda à Paris. Toute son enfance a baigné dans la philosophie du Non-faire d’Itsuo Tsuda, rencontré dans les années soixante-dix par ses parents. Cette philosophie, et la pratique de l’Aïkido et du Seitaï (le Mouvement régénérateur), ont fait partie intégrante de leur vie quotidienne. Jamais scolarisée, Manon Soavi débute la pratique de l’Aïkido à six ans et ses études de piano classique à onze ans. Devenue adulte, Manon Soavi complète sa pratique des arts martiaux avec le sabre japonais et le jujitsu ; elle exerce également en tant que pianiste concertiste et accompagnatrice durant plus de dix ans. En parallèle, elle commence à enseigner elle-même l’Aïkido et la philosophie du Non-faire. Aujourd’hui, elle se consacre entièrement à cette transmission. http://soavimanon.rifleu.fr/ Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda – Savoir vivre l’utopie Publié aux Éditions L’Originel Charles Antoni (2022)

Je vais redécouvrant la liberté

La recherche de la liberté intérieure dans la pratique de l’Aïkido et dans le Seitai.

Par Andrea Quartino

Les limitations de la liberté de mouvement sont en train de se relâcher, bien qu’avec des délais et des modalités encore incertains. Pour ceux qui pratiquent l’Aïkido dans un dojo de l’École Itsuo Tsuda le jour où l’on pourra recommencer à pratiquer semble lointain. Au-delà des avis différents sur les raisons de l’état d’urgence, les limitations décidées par les gouvernements ne devraient pas limiter la capacité de jugement. Et il est normal de maintenir un regard critique envers l’efficacité et les conséquences de telles mesures tout en les appliquant.
Haruchika Noguchi, fondateur du Seitai, pendant la seconde guerre mondiale du Japon, période durant laquelle les tendances plus fortement nationalistes et militaristes ont prévalu au point de bannir le mot “liberté”, ne se gênait pas pour en parler. Certes, il pouvait compter sur le fait d’avoir parmi ses clients plusieurs représentants de la classe dirigeante.
La fin de la guerre, pour l’Italie, le 25 avril 1945, fut un soulagement pour tous, autant que le fut la chute du fascisme, même pour ceux qui partageaient cette idéologie. Le même soulagement fut ressenti par beaucoup de japonais.2 Il ne s’agissait pas seulement du retour de la paix et de libertés plus ou moins formelles, mais aussi de la disparition d’un climat de tension continue, qui se respirait partout et auquel personne n’échappait. Toutes proportions gardées, et mis à part les perplexités suscitées par les métaphores guerrières utilisées par beaucoup pour parler de l’engagement dans la maitrise des contagions, les personnes ayant un minimum de sensibilité ne peuvent pas ne pas sentir à quel point tout et tout le monde est imprégné de méfiance et de peur, qu’elles soient provoquées par le virus ou par les sanctions prévues en cas de violation des règles. Une oppression très épaisse, nous serons nous aussi soulagés quand et si cela finira.

« Lorsque [Me Noguchi] entendit à la radio la cessation des hostilités, il se sentit tout d’un coup comme déchargé d’un lourd fardeau de ses épaules, et éprouva une détente insoupçonnée dans tout le corps.
Sa respiration s’approfondit, découvrant un fond de calme dans son esprit. Ce calme fit surgir en lui une énergie toute fraîche, et il sentit dans sa peau qu’un monde nouveau était en train de commencer.
– Pourquoi ai-je tellement parlé de la liberté pendant la guerre, se dit-il, ce n’était que des mots. Au contraire, j’ai été simplement figé dans mon attitude. Plus je m’efforçais de lutter contre la tendance, plus j’étais enfermé dans un cadre étroit de pensée, sans pouvoir respirer profondément. »3

Pourquoi cette liberté n’était-elle qu’un mot pour Noguchi? Avait-il changé d’avis sur la nature du régime durant la période de la guerre ? C’est peu probable, mais la question n’est pas là. Il s’agit de comprendre ce que nous voulons dire par liberté.

Itsuo Tsuda revient plusieurs fois dans ses livres sur l’idée de liberté

Pour Tsuda l’homme moderne « a livré de durs combats pour acquérir son droit d’Homme. Il a obtenu des libertés et continue de lutter pour en acquérir d’autres. Mais un jour il découvre que ces libertés ne couvrent que des conditions matérielles, extérieures à lui. »4 Donc souvent les êtres humains luttent pour des libertés au pluriel, qui sont conditionnelle « La fixation des idées qui nous oriente dans l’organisation de la vie, peut aussi se retourner contre nous en nous conduisant dans des contraintes imprévisibles. La liberté devient une fixation qui nous ligote. Plus on a la liberté, moins on se sent libre. La liberté est un mythe.
On lutte contre les contraintes pour acquérir la liberté. La liberté acquise ne reste pas sans provoquer d’autres contraintes. Il ne semble pas y avoir de solutions finales. Car la liberté que nous cherchons est avant tout une liberté conditionnelle. On n’a pas l’idée d’une liberté absolue, sans condition. »5
Liberté conditionnelle, serait presque un oxymore, si ce n’était que cette locution est utilisée dans le langage juridique. Nous sommes conditionnés par le temps linéaire des montres, par l’organisation sociale du travail et par le marché qui nous sollicite, à coups de techniques publicitaires toujours plus sophistiquées et envahissantes, à satisfaire des besoins, induits pour la plupart. Parmi les offres innombrables, qu’on peut trouver sur internet, ou ailleurs, « nous trouvons tout, sauf le désir. […] Nous avons la liberté de choisir, certes, mais il s’agit d’une liberté négative : celle d’accepter ou de rejeter l’offre. Quant à la liberté positive, celle de créer, nous n’avons ni l’intuition ni la continuité pour en jouir. »6

Maître Tsuda et Maître Noguchi
Maître Tsuda et Maître Noguchi

Tsuda nous indique la possibilité de “lâcher prise” sur tout ce qui est liberté apparente, choix qui nous est imposé par le marché, bien de consommation, commercialisable, même si cela est difficile pour l’homme civilisé, qui a peur de tout perdre si il renonce à sa possessivité. En lâchant prise, on peut « voir enfin que Tout est à nous ; le ciel, la terre, le soleil, les monts et rivières, sans qu’il y ait besoin de les mettre tous dans notre poche. » Il peut naître en nous « l’envie de connaître la vraie liberté.
Aucun apport extérieur, argent, honneur, pouvoir, ne peut nous procurer la vraie Liberté, car celle-ci est une sensation intérieure qui ne dépend d’aucune condition matérielle ou objective. On peut se sentir libre dans la pire des contraintes aussi bien que prisonnier au comble du bonheur. »7
Le désir profond d’une autre liberté s’éveille avec une conviction intérieure, qu’en réalité nous redécouvrons car elle est en tout être humain dès l’origine, dès la conception. Mais cette redécouverte est impossible tant qu’on reste dans la “voie de l’acquisition” qui est la norme dans notre société, dans laquelle « toutes ces accumulations pèsent lourd sur notre destin.
Dans la voie du dépouillement, on se dirige dans le sens diamétralement opposé. On se débarrasse petit à petit de tout ce qui est inutile à la vie. On se sent de plus en plus libre, car on ne s’impose plus d’interdits ou de règles pour bien vivre. On vit, simplement, sans être tiraillé par de fausses idées.
On n’a pas besoin d’être anti-social ou anarchiste pour se sentir libre. La libération ne nécessite point la destruction. La liberté ne dépend pas du conditionnement, de l’environnement ou de la situation. La liberté est une chose toute personnelle. Elle surgit de la conviction profonde de l’individu. Cette conviction est une chose naturelle qui existe chez tous les hommes à l’origine. Ce n’est pas un produit fabriqué de toutes pièces après coup. Mais elle restera voilée tant qu’on vit dans un climat de dépendance. Ce n’est pas la peine, dit Noguchi, d’aider les gens qui ne veulent pas se mettre debout eux-mêmes. Si on les lâche, ils retombent. »8

Ce fut la conscience de ce fait qui porta Noguchi, quand il trouva une autre liberté, une respiration et un calme plus profonds à la conclusion de la seconde guerre mondiale, à renoncer à la thérapeutique, pour se dédier au réveil des personnes qui permet à chacun de redécouvrir sa propre liberté intérieure à sa manière et dans les temps qui lui conviennent.

De quelle manière la pratique d’arts comme l’Aïkido et le Katsugen undo peuvent-ils nous guider dans la redécouverte de notre liberté individuelle?

Nous pouvons trouver une réponse dans les propos du Maître de Taichi Gu Meisheng:

«Le « vrai naturel » ne peut s’acquérir qu’au prix d’une longue pratique assidue…êtes-vous comme un enfant ? Car seul l’enfant est spontanément à la fois naturel et libre. Effectivement, si vous n’êtes pas redevenu comme un enfant, vous ne pouvez être ni libre ni naturel. […] Habituellement pour un homme ordinaire, le corps est une entrave et non une force motrice dans laquelle on peut puiser un élan spirituel. Pourtant grâce à un entraînement très long associé à une pratique assidue et rigoureuse, on arrive à libérer cet homme ordinaire pour le laisser agir selon une spontanéité merveilleuse et créatrice. Alors ni le corps, ni le monde extérieur, ni les multiples liens qui l’enchaînent au monde ne constituent plus pour lui un obstacle. Cette première sensation de liberté, je l’ai perçu en 1970 alors que j’étais en prison, et cette liberté grandissait progressivement au cours de ma captivité. »9

Les propos de Me Gu, qui fut incarcéré au cours de la révolution culturelle chinoise, sont valables pour le Taichi comme pour les pratiques de l’Aïkido et du Katsugen undo e rappellent ceux de Me Tsuda quand il dit que l’on peut être libres dans la plus grande contrainte possible. Et si la contrainte dans laquelle nous vivons aujourd’hui n’est pas celle d’une prison, c’est tout de même l’occasion de redécouvrir notre liberté intérieure, notamment en nous donnant la possibilité de pratiquer en solitaire, lorsqu’il n’y a pas de dojo à disposition. Une telle découverte n’est pas l’apanage exclusif de grands maîtres, comme Me Gu, Me Noguchi ou Me Tsuda, et pour autant que ce soit une recherche individuelle que l’on fait dans la continuité de la pratique, nous pouvons ici et maintenant commencer à être libres en tant qu’êtres humains, car “être libres rend les autres libres.” 10

Andrea Quartino

Notes

1. Le titre fait référence au passage de La divine comédie de Dante Alighieri « Il va cherchant la liberté », in originale « Libertà va cercando ».
2. Itsuo Tsuda, Coeur de ciel pur (oeuvre posthume à partir d’inédits), Le Courrier du Livre, 2014, p.169. Voir aussi Itsuo Tsuda. Calligraphies de printemps, Yume Editions, 2017, p.399.
3. Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 2014, p.69. Dans les pages suivantes il est dit « un homme vraiment libre ne discute pas de liberté, un homme en bonne santé ne pense pas à la santé. » Les vers du poète chinois Bai Juyi semblent y résonner: « Ceux qui parlent ne savent pas. Ceux qui savent, ne parlent pas. » vers que Tsuda reprit aussi dans l’une de ses calligraphies. Voir Itsuo Tsuda. Calligraphies de printemps, Yume Editions, 2017, p.284, et aussi Itsuo Tsuda, La voie des dieux, Le Courrier du Livre, 2014, p.51-52.
4. Itsuo Tsuda, Le Non-Faire, Le Courrier du Livre, 2016, p.15.
5. Itsuo Tsuda, Un, op. cit., pag. 24.
6. Itsuo Tsuda, La science du particulier, Le Courrier du Livre, 1976, p.72
7. Itsuo Tsuda, Le dialogue du silence, Le Courrier du Livre, 1979 p.73
8. Itsuo Tsuda, Un, op. cit., pag. 49.
9. La vision du Dao du professeur Gu Meisheng. Vidéo disponible : http://simoni.mic.fr/index.php/2016/11/18/la-vision-du-dao-du-professeur-gu-meisheng/
10. Manon Soavi, être libre rend les autres libre. Vidéo disponible sur: https://www.ecole-itsuo-tsuda.org/etre-libre-rend-autres-libre/

Ce qui nous lie : microbiote et terrain humain

Le dojo Tenshin à Paris accueillera le 30 novembre 2022 le biologiste Marc-André Selosse pour une conférence intitulée : « Le microbiote humain : De nos corps à nos civilisations« .

Nous vous proposons ici une lecture de son livre « Jamais seul » et ses points de convergence avec le Seitai.

Depuis l’aube de nos civilisations, l’action des microbes façonne notre alimentation, elle permet la conservation et la consommation des aliments (pain, fromages, vin, légumes…). Domestiqués de manière empirique depuis des millénaires, les micro-organismes qui interviennent dans ces processus n’ont été identifiés qu’assez récemment, il y a moins de 200 ans.
Et ce n’est qu’encore plus récemment que les scientifiques ont commencé à étudier le microbiote, c’est-à-dire l’ensemble des bactéries, champignons, virus, etc. qui sont abrités par un organisme-hôte (l’être humain par exemple) et vivent dans un environnement spécifique de cet hôte comme la peau ou l’estomac.
La plupart d’entre nous ne soupçonne pas que notre vie est dépendante d’une étroite association, appelée symbiose, que nous établissons naturellement avec plusieurs dizaines de milliards de bactéries qui peuplent la surface de notre corps et jusqu’aux creux de nos intestins. On se considère comme au-dessus, indépendant de toute cette influence microbienne, à l’exception notable des personnes enrhumées qui s’entendent souvent dire : « Ah, mais ne me refile pas tes microbes ! ». Le microbiote n’est donc considéré, au mieux, que pour ou qu’au regard de son potentiel pathogène.
Cette vision, maintenant dépassée mais toujours omniprésente, du microbe vu comme néfaste a profondément influencé notre rapport à la Nature, à nos corps et plus globalement à la vie. Qu’il s’agisse des pesticides en agriculture, des savons bactéricides et gels désinfectants sur nos peaux, ces produits, en éliminant sans discernement les micro-organismes favorables et ceux défavorables à leurs hôtes, créent les conditions d’un appauvrissement du terrain – celui de nos champs comme celui de nos muqueuses.

Ces actions hygiénistes répétées au fil du temps, dès l’accouchement, empêchent chez l’être humain une maturation du système immunitaire qui plus tard ne sera plus capable de reconnaître le corps dont il fait partie ou bien aura des réactions disproportionnées. Notre époque est aussi celle des maladies auto-immunes et des allergies[1].

Les principes Seitai, dans l’œuvre d’Haruchika Noguchi[2], partent d’un point de vue radical : intuitif plutôt qu’analytique. Se basant sur son expérience de guérisseur durant trente ans, H. Noguchi renonça à l’idée de thérapeutique dans les années 50 car il avait constaté qu’elle affaiblissait les organismes des individus et les rendait dépendants du praticien. Ceci l’amena à considérer la santé d’une manière toute différente en actant que les réactions du corps sont les manifestations d’un organisme qui réagit pour retrouver son équilibre.

« La maladie est une chose naturelle, c’est un effort de l’organisme qui tente de récupérer l’équilibre perdu. […] Il est bon que la maladie existe, mais il faut que les hommes se libèrent de son assujettissement, de son esclavage. C’est ainsi que Noguchi est arrivé à concevoir la notion de Seitai, la normalisation du terrain, si on veut. »[3].

Ce rééquilibrage est l’œuvre du système involontaire, il ne dépend pas de notre volonté. Il engendre des symptômes qui impliquent le microbiote. Par exemple les flux qui expulsent hors du corps les germes défavorables (rhumes, diarrhées)[4], la fonction régulatrice de la fièvre ou bien la fonction antibiotique de la carence en fer chez les femmes enceintes[5].

La philosophie Seitai a cette spécificité de voir l’être humain comme un tout indivisible. Il n’y a pas de séparation entre le psychique et le physique. La traduction du mot Seitai est « terrain normalisé ». Cette notion de terrain chez H. Noguchi est globale. Elle recouvre en partie la notion de microbiote. Ce dernier est pour nous comme la terre qui entoure les racines d’un arbre, c’est la Nature qui vit en harmonie et en collaboration en chacun d’entre nous, sans même que nous en soyons conscients. C’est pourquoi nous ne sommes jamais seuls.
Considérer les microbes comme néfastes et les combattre ou bien profiter de leur aide et collaborer naturellement avec eux est une question d’orientation intérieure. Privilégier un hygiénisme à outrance ou favoriser ce que M. Selosse appelle « la saleté propre »[6]. relève de ce même choix. L’expression « Cultiver son jardin »[7]. prend alors un sens nouveau et concret. Tout dépend de nous.
Là où l’instinct a disparu, il est nécessaire de mettre à disposition les découvertes scientifiques. Bien qu’étant autodidacte, H. Noguchi était parfaitement au courant de la science de son époque. Cela nourrissait ses réflexions et ses intuitions. C’est dans ce même esprit que nous sommes honorés d’accueillir M. Marc-André Selosse qui présentera les découvertes les plus récentes sur le microbiote humain et échangera avec le public. Réservation indispensable : http://tenshin.org/conference-selosse/

jamais seul selosse

Notes

[1]↑. Marc-André Selosse, Jamais seul : Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations p.185 Édition Actes Sud 2017

[2]↑. Voir l’œuvre d’Itsuo Tsuda (9 tomes), disponible au Courrier du Livre et d’Haruchika Noguchi, 3 livres en langue anglaise disponibles aux éditions Zensei

[3]↑. Itsuo Tsuda, Le Dialogue du Silence, le Courrier du Livre, 2006 (1979) p. 64-65.

[4]↑. Marc-André Selosse, op. cit. p.156

[5]↑. Voir l’article : Marc-André Selosse : La disparition silencieuse des SVT sur Café pédagogique

[6]↑. Marc-André Selosse, op. cit. p.156 et p.197

[7]↑. Marc-André Selosse, op. cit. p.169

 

Seitai | La séance de Katsugen undo #6

Dans cette 6ème partie, Régis Soavi nous décrit une séance de Katsugen undo (traduit par Mouvement régénérateur)

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo :

C’est la simplicité même. On veut toujours rajouter plein de choses parce que quand c’est trop simple on a l’impression que ça ne marche pas.

On va proposer aux personnes de faire deux, trois exercices. Un exercice qui va détendre la région de plexus solaire. Là, on expire, bien à fond. C’est comme une sorte de bâillement artificiel. Donc c’est un exercice volontaire. Un bâillement en quelque sorte artificiel. On détend la région du plexus solaire.

Un des deuxièmes exercices que l’on fait, par exemple pour le déclenchement du mouvement individuel, ce serait « rotation de la colonne ». Eh bien là, il s’agit de retrouver un peu de souplesse. Je vois les personnes aujourd’hui avec le vieillissement des corps, la colonne est complètement bloquée, ils n’arrivent plus à se tourner. Ils sont obligés de tourner tout le corps pour regarder derrière eux. Alors qu’il suffirait de tourner la colonne. Mais bien souvent, même des fois à trente ans, la colonne vertébrale est bloquée. Donc c’est un exercice qui détend le corps. Ça c’est le deuxième exercice.

Et le troisième exercice, qui est un peu plus compliqué, il s’agit de mettre les pouces à l’intérieur des poings fermés et de tirer le tout en arrière. Bon. Difficile de faire voir comme ça, il faut quand même avoir quelqu’un qui nous le montre de manière plus précise. C’est pour ça qu’il y a des stages organisés. Ça c’est pour le mouvement individuel.

Et ensuite, qu’est-ce qu’on fait ? Rien ! On fait rien. On laisse le corps déclencher le mouvement. Si on fait le mouvement individuel, c’est très simple. On peut le faire partout. Ça peut être très discret. Il ne s’agit pas de commencer à avoir des hurlements… Ce n’est pas quelque chose qui est très visible. C’est extrêmement discret. Il n’y a pas de bruit pendant une séance de mouvement. Parfois il y a des légers bruits, presque rien. Donc ça c’est le mouvement individuel.

Et puis dans les dojos, en semaine, c’est-à-dire deux ou trois fois par semaine, ça dépend des dojos, on pratique le mouvement mutuel. Alors là on fait simplement l’exercice au plexus et on rajoute quelques exercices de concentration, comme la respiration par les mains, Yuki, la chaîne d’activation, tout cela pour permettre que les corps soient bien prêts à laisser le mouvement se déclencher. Mais par contre le déclenchement du mouvement lui-même se fera par une activation des deuxièmes points de la tête. Je ne peux pas faire une démonstration comme ça. Par une activation des deuxièmes points de la tête, en quelque sorte, le système volontaire va se mettre au repos. Et c’est le système involontaire qui va conduire, qui va diriger.

Alors qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut pas dire que d’un seul coup on est décervelé et qu’on ne comprend plus rien. Quand par exemple on mange, c’est le système digestif qui d’un seul coup, alors qu’il était tranquille, qu’il ne faisait rien, d’un seul coup le système digestif se met à s’activer. Et il y a toute sorte de sucs gastriques qui arrivent, l’estomac se met en branle, les intestins travaillent plus, etc. C’est pas pour ça qu’on ne pense plus. Au mieux on a un peu une espèce de somnolence. La somnolence qui vient quand il y a la digestion, ou qu’on a bien mangé, on est un peu … ah voilà. Parce que le système involontaire digestif s’est activé. C’est pas parce que ce système digestif s’est activé qu’il n’y a plus rien d’autre. Là aussi, lorsqu’on fait le mouvement régénérateur, le mouvement volontaire est au repos, on n’y pense plus, on ferme les yeux, on laisse le corps bouger en fonction de ses besoins.

Et là, le corps, parce qu’il est dans l’involontaire, va pouvoir faire des choses que d’habitude il ne fait pas, ou qu’il a un peu laissé tomber. Et donc là il se met à bouger. C’est pour ça qu’on le fait dans un dojo, il fait des choses qui peuvent paraître parfois incongrues. Par exemple faire des mouvements de ce genre, si vous faites ça dans le métro, les gens peuvent se dire « Ohlàlà, celui-là il est un peu bizarre… ». Et là au dojo, justement, on est tranquille, on a les yeux fermés, personne ne nous regarde, c’est un peu comme quand on est à la maison. Le mouvement tel qu’il se passe au dojo, c’est un entraînement. C’est un entraînement, on dit souvent, du système moteur extra-pyramidal, mais pas seulement. C’est un entraînement parce que les corps se sont affaiblis, parce qu’on a du mal à réagir, donc on se ré-entraîne. C’est un peu comme quelqu’un qui ne marche plus. A un moment donné, le moindre pas est difficile : passer de la cuisine à la salle de bains lui est difficile. Donc à partir du moment où il va recommencer à marcher, son corps va recommencer à fonctionner mieux. Là, c’est la même chose pour le mouvement involontaire.

Et à un moment donné, bien sûr, comme c’est un entraînement, c’est dans un temps donné. Il faut aussi que ce temps à un moment donné on l’arrête. C’est-à-dire que dans la séance on a fait les entraînements, on laisse le mouvement se déclencher, puis on arrête le mouvement. Là encore il y a un exercice très similaire au premier individuel pour arrêter le mouvement. On arrête le mouvement. Là on reste allongé quelques minutes. Et on revient, on reprend le système volontaire qui va de nouveau agir.

Donc on a laissé le mouvement individuel agir complètement comme il avait besoin, tout seul, pendant un certain temps, et puis ensuite on revient à notre vie quotidienne, tout à fait normale. Et donc, le corps maintenant va retrouver des capacités de l’involontaire. On laissera justement plus qu’avant l’involontaire travailler dans la vie quotidienne. Parce que le corps va dire « tiens, là j’ai besoin » et il va susciter un autre type de travail. Donc là encore, il y a des exercices qui permettent un entraînement du système involontaire et puis ensuite c’est la vie quotidienne. On n’est pas tout le temps dans l’involontaire. On va travailler, on fait un tas de choses avec le volontaire. Mais comme l’involontaire travaille par en-dessous, le corps reste normal.

Régis Soavi

Seitai l’unité du corps #5

Dans cette 5ème partie, Régis Soavi nous parle d’un principe central dans la philosophie Seitai : l’unité du corps.

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.


Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo :

« La tendance actuelle c’est qu’il y a toutes sortes de programmes prévus où les personnes vous donnent des choses à faire, que ce soient des gymnastiques, que ce soient des nourritures, ou des jeûnes… toutes sortes de manipulations mentales, exercices mentaux ou autres pour que les personnes aillent bien.

Mais en fait, l’être humain est complètement différent. Parfois il suffit d’une toute petite chose pour que tout aille mieux ou que tout aille mal. Parfois rien qu’un chiffre, un chiffre peut déterminer complètement la qualité de votre vie. Si vous voyez par exemple -4000 euros sur votre compte en banque, d’un seul coup… « Ha ! », le cœur peut s’arrêter. C’est ridicule. Comment est-ce qu’un cœur peut s’arrêter parce qu’il a vu un chiffre ? C’est absurde. Et pourtant, c’est comme ça.

Donc ce qui compte, à mon avis, c’est l’harmonie du corps. C’est un équilibre qu’on va trouver, toujours pareil. Chaque fois qu’on va parler du Seitai, chaque fois qu’on va parler de ce qui se passe par rapport au mouvement régénérateur, etc., il faut penser en terme d’équilibre. L’être humain, c’est ça, c’est un équilibre. Il est pas séparé. Bien sûr, s’il y a un problème grave dans une partie du corps, l’être, l’individu est déséquilibré, mais il ne va pas seulement souffrir de cette partie du corps. Il souffre dans tout son corps. Donc là encore, c’est l’équilibre qui est déterminant. »

Seitai

Les principes seitai, qu’on peut même qualifier de « philosophie seitai » ‒ manière de voir, de penser le monde ‒ furent élaborés par Haruchika Noguchi (1911-1976) dans la première moitié du vingtième siècle. Pour résumer brièvement (!) le Seitai est une « méthode » ou une « philosophie » qui englobe le Seitai sōhō, les Taisō, le Katsugen undō, le Katsugen sōhō, et le Yukihō. Des pratiques qui se complètent, s’interpénètrent, et constituent l’ampleur de la pensée Seitai de Haruchika Noguchi. On peut aussi citer l’étude des Taiheki (tendances posturales), l’utilisation du bain chaud, l’éducation du subconscient, l’importance de la naissance, de la maladie et de la mort…
Un art de vivre du début à la fin.

Aujourd’hui malheureusement le terme « Seitai » est galvaudé et désigne tout et n’importe quoi. Certains praticiens de thérapies manuelles se réclament trop facilement du Seitai (Itsuo Tsuda disait qu’il fallait vingt ans pour former un technicien au Seitai sōhō !). Quand aux charlatans qui proposent de vous transformer en quelques séances…, n’en parlons pas ! L’amplitude de l’art de vivre, la compréhension globale de l’Homme dans le Seitai semblent bien loin. S’il ne reste qu’une technique à appliquer sur des patients, l’essentiel est perdu. S’il ne reste du Katsugen undō qu’un moment pour se « ressourcer », l’essentiel est perdu.

Haruchika Noguchi et Itsuo Tsuda allèrent tout deux beaucoup plus loin que cela dans leur compréhension de l’Homme. Et les graines qu’ils ont semées, les indices qu’ils ont laissés pour que les êtres humains puissent évoluer sont importants. Peut-on alors parler d’une voie, du Seitai-dō (道 dō/tao) ? Car il s’agit d’un changement de point de vue radical, d’un bouleversement, d’un horizon totalement différent qui s’ouvre.

Reprenons le fil de l’histoire…

La rencontre avec Haruchika Noguchi : l’individu dans sa totalité

Itsuo Tsuda rencontra Haruchika Noguchi aux alentours de 1950. C’est l’approche de l’être humain telle que proposée dans le Seitai qui l’intéressa de suite. L’acuité de l’observation des individus pris dans leur globalité/complexité indivisible que Itsuo Tsuda découvrit chez Noguchi s’inscrivait dans le prolongement de ce qui avait retenu son intérêt lors de ses études en France auprès de Marcel Mauss (anthropologue) et Marcel Granet (sinologue). Itsuo Tsuda commença alors à suivre l’enseignement de Noguchi et ce pendant plus de vingt ans. Il eut le sixième dan de Seitai.

« Maître Noguchi, m’a permis de voir les choses d’une façon très concrète. À travers ces manifestations de chaque individu, il est possible de voir ce qui agit à l’intérieur. C’est une approche tout à fait différente de l’approche analytique : la tête, le cœur, les organes digestifs, chacun prend dans sa spécialité et puis, le corps d’un côté, le psychique de l’autre, n’est-ce pas. Eh bien, il a permis de voir l’homme, c’est-à-dire l’individu concret, dans sa totalité. »1

La maladie conçue comme un facteur d’équilibre

D’autant que c’est précisément dans les années cinquante que Haruchika Noguchi, qui avait découvert très tôt ses capacités de guérisseur, décidait de renoncer à la thérapeutique. Il créa alors la notion de Seitai, c’est-à-dire de « terrain normalisé ».

« Le mot « terrain » étant entendu comme l’ensemble qui constitue l’individu, le psychique et le physique, tandis qu’en Occident on divise toujours en psychique, et puis physique. »2

Le changement d’optique vis-à-vis de la maladie fut décisif dans cette réorientation de Noguchi.

« La maladie est une chose naturelle, c’est un effort de l’organisme qui tente de récupérer l’équilibre perdu. […] Il est bon que la maladie existe, mais il faut que les hommes se libèrent de son assujettissement, de son esclavage. C’est ainsi que Noguchi est arrivé à concevoir la notion de Seitai, la normalisation du terrain, si on veut. On ne s’occupe pas des maladies, il est inutile de guérir. Si on normalise le terrain, les maladies disparaissent d’elles-mêmes. Et de plus, on devient plus vigoureux qu’avant. Adieu la thérapeutique. Finie la lutte contre les maladies. »3

Itsuo Tsuda. Photo de Eva Rodgold©
Yuki. Itsuo Tsuda. Photo de Eva Rodgold©
Un chemin vers l’autonomie

L’abandon de la thérapeutique va aussi de pair avec le désir de sortir des rapports de dépendance qui lient le patient au thérapeute. Noguchi souhaitait permettre aux individus la prise de conscience de leurs capacités ignorées, les réveiller au plein épanouissement de leur être. Durant les vingt années où ils se côtoyèrent les deux hommes passèrent de longs moments à parler philosophie, art etc., et Noguchi trouva dans la vaste culture de l’intellectuel qu’était Tsuda de quoi nourrir et élargir ses observations et réflexions personnelles. Un rapport d’enrichissement mutuel se construisit ainsi entre eux.

Itsuo Tsuda fut rédacteur à la revue Zensei, publiée par l’Institut Seitai et il participa activement aux études menées par Noguchi sur les Taiheki (tendances posturale). Comme le rapporte un texte de Haruchika Noguchi publié dans la revue Zensei de janvier 1978, c’est Itsuo Tsuda qui avança l’hypothèse ‒ validée par Noguchi ‒ que le type neuf « bassin fermé », soit l’archétype de l’être primitif.4

La mise au point du Katsugen undō par Noguchi intéressa particulièrement Itsuo Tsuda, qui saisit d’emblée l’importance de cet outil, notamment en ce qui concerne la possibilité de permettre aux individus de retrouver leur autonomie, de ne plus avoir besoin de dépendre d’aucun spécialiste. Bien que conscient et admiratif de la précision et de la portée profonde de la technique du Seitai sōhō, Tsuda considéra que la diffusion du Katsugen undō était plus importante que l’enseignement de la technique. Aussi fut-il à l’initiative des groupes de Mouvement régénérateur (Katsugen kai) qui se constituaient un peu partout au Japon.

Conférence d'Itsuo Tsuda. Photo de Eva Rodgold©
Conférence d’Itsuo Tsuda. Photo de Eva Rodgold©

Itsuo Tsuda a privilégié la diffusion du Katsugen undō en Europe comme porte d’entrée vers le Seitai.

Aujourd’hui, même au Japon, le Seitai sōhō a pris une orientation qui le rapproche d’une thérapie. Un problème : une technique à appliquer. Le Katsugen undō devient une sorte de gymnastique « light » de bien-être, de détente. On est loin du réveil du vivant, de la capacité autonome du corps à réagir dont il est question dans le Seitai de Haruchika Noguchi.

L’exercice de yuki, qui est l’alpha et l’oméga du Seitai, se pratique à chaque séance de Katsugen undō. Ainsi, bien que Tsuda n’ait pas enseigné la technique du Seitai sōhō, il en a transmis l’essence, l’acte le plus simple, cette « non-technique » qu’est yuki. Celle qui nous sert tous les jours, celle qui sensibilise progressivement les mains, le corps. Cette sensation physique, réelle, expérimentable par tous, est aujourd’hui trop souvent considérée comme une technique spéciale, réservée à une élite. On oublie que c’est un acte humain et instinctif. La pratique du Katsugen undō mutuel (avec un partenaire) se perd aussi, même dans les groupes ayant suivit l’enseignement de Tsuda. Quel dommage ! Car à travers le yuki et le Katsugen undō mutuel, le corps redécouvre les sensations, celles qui ne passent pas par l’analyse mentale. Ce dialogue dans le silence, qui nous fait découvrir l’autre de l’intérieur et qui nous ramène donc à nous-mêmes, à notre être intérieur. Yuki et le Katsugen undō sont pour nous des outils indispensables, préconisés par Haruchika Noguchi, pour cheminer vers un « terrain normal ».

Mais le temps passe et les choses se déforment, comme les paroles de sagesse de certains deviennent des oppressions religieuses… Petit à petit le Katsugen undō n’est plus qu’un moment pour se « ressourcer », se détendre et surtout ne rien changer à sa vie, à sa stabilité. Le Seitai, une méthode pour maigrir après l’accouchement… Alors qu’il s’agit d’une orientation de la vie, d’une pensée globale. Le pas immense que fit Haruchika Noguchi en sortant de l’idée de thérapeutique est une avancée majeure dans l’histoire de l’humanité. Sa compréhension globale de l’individu, la sensibilité au ki, retrouver suffisamment de sensibilité, de centre en soi-même pour écouter son propre corps et agir librement.

Il ne s’agit même pas d’opposition entre des méthodes, des théories, des civilisations. Il s’agit purement et simplement d’évolution de l’humanité.

Manon Soavi

Notes :

  1. Itsuo Tsuda, Interview sur France Culture, Maître Tsuda s’explique sur le Mouvement régénérateur, émission N° 3, début des années 1980.
  2. Itsuo Tsuda, Interview sur France Culture, op. cité, émission N° 4, début des années 1980.
  3. Itsuo Tsuda, Le Dialogue du Silence, Paris, Le Courrier du Livre, 2006 (1979), pp. 64-65
  4. Sur le sujet des Taiheki, consulter Itsuo Tsuda, Le Non-Faire, Le Courrier du Livre (1973)

Voir Aussi :

  1. Pratique du Katsugen undō
  2. biographie d’Itsuo Tsuda
  3. biographie de Haruchika Noguchi

Seitai et Vie quotidienne #4

En quoi la pratique du katsugen undo a-t-elle de l’importance dans notre vie ? Régis Soavi répond brièvement et donne un aperçu de l’impact que peut avoir l’orientation Seitai sur la vie quotidienne de l’individu.

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo :

« On ne voit plus les choses de la même façon. Évidement, le rapport à la maladie change complètement. Quand on a compris que la maladie est une réponse du corps, la maladie en tant que symptôme est une réponse du corps, eh bien on accepte les symptômes et on traverse la maladie. Ça change tout. On n’est plus dépendant du docteur, du thérapeute, on n’a plus besoin de ça. On s’aperçoit qu’il y a plein de choses qui se normalisent. Avant on avait toujours mal ici, toujours mal là, on avait du mal à digérer, on n’arrivait pas à dormir – et là voilà, petit à petit, ça disparaît.
Ça ne veut pas dire qu’après on est une élite… une élite super… non, pas du tout ! Mais quand on a de petits problèmes qui surviennent, ils sont évacués plus vite. Donc au niveau de la santé, on réagit plus vite. Notre système immunitaire travaille plus vite. Les réactions cutanées sont plus rapides. Les réactions digestives sont plus rapides. Notre esprit aussi, il s’ouvre. On ne voit plus les choses de la même façon. Et il y a des choses qui ne nous paraissent plus acceptables. On ne peut plus accepter qu’on traite les enfants comme de petits animaux, ou les femmes, ou les étrangers, … Il y a quelque chose en nous qui…change. On n’est plus le même. Notre conception de la vie change. C’est pour ça que les personnes, au bout d’un certain temps, qui nous ont connu avant, nous regardent, nous disent « tiens c’est marrant, t’as changé… » Ils ne savent pas dire, vraiment…  Eh bien oui, on a changé. On n’a pas changé. On s’est retrouvé, c’est tout. On s’est retrouvé à l’intérieur. »

Yuki – Entretiens avec Régis Soavi #3

Suite des entretiens ou Régis Soavi, qui enseigne et initie les personnes au Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) depuis quarante ans, revient à l’essentiel des thématiques autour du Seitai et du Katsugen Undo. Pour cette troisième vidéo, c’est la notion Yuki qui est abordée

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo sur Yuki

« Il y a le Yuki naturel. Le Yuki que les mamans font naturellement sur leur ventre. Il y a le Yuki naturel, très simple, quand on a un ami, une amie qui a une peine, on pose la main sur le dos, et ça c’est le Yuki naturel. Parfois on rajoute quelques mots.
Il y a le Yuki naturel, quand on a mal à la tête, on met la main. Si on a très mal à la tête, on met deux mains. Mais tout le monde ne met pas les mains là, justement. Il y a des gens qui mettent les mains comme ceci, il y en a qui les mettent comme ça, et ça c’est le Yuki naturel. C’est justement pour ça qu’on ne peut pas enseigner le Yuki, on ne peut pas dire « Si vous avez mal à la tête, mettez vos mains comme ça et faites Yuki, faites circuler le ki – Ah oui mais moi ça ne me convient pas. – Ah mais si, si, c’est la technique. – Moi quand j’ai mal à la tête je fais comme ça – Et moi je fais comme ça – Et moi je fais comme ça, voilà, là ça fait du bien »

Et puis il y a l’exercice de Yuki.
Alors l’exercice de Yuki, c’est un moment spécifique. On le fait à l’occasion des séances de Katsugen Undo. A un moment donné pendant cette séance il y a Yuki. Alors on se salue d’abord. Le salut entre deux personnes c’est la coordination de la respiration. Ensuite, un des deux se met le côté gauche tourné vers l’autre. Une main derrière, voyez, à hauteur des yeux, et une main devant. Alors la personne s’allonge, on met les mains sur son dos et on fait circuler le ki. Dans ce cas-là, c’est l’exercice pour retrouver Yuki. Pendant les séances de mouvement, ça dure 5 minutes, jusqu’à peut-être 8 minutes. On le fait tous ensemble. C’est à la fois un exercice qui permet de se sensibiliser soi-même, de sensibiliser l’autre. Ce n’est pas un apprentissage, c’est une découverte. On découvre et on approfondit.

Yuki c’est faire circuler le ki. Mais le ki n’a pas de forme. Eh ben là il prend une forme. Le ki n’a pas de forme, le ki c’est ambiance… c’est très vague la notion de ki. Mais là, parce qu’il y a un acte, il a une forme. Des gens veulent l’associer avec une énergie, on parle d’énergie vitale. Ça me plaît pas trop. Je n’aime pas trop ce terme. « Energie » on pense tout de suite à l’électricité, etc. Ou alors une énergie psychique qui jaillirait, etc. Et là il ne s’agit pas de ça.

Le Yuki c’est une expérience. C’est d’abord une expérience.

La première fois que j’ai rencontré Yuki, c’est parce que – je m’en souviens on était au bistro avec mon maître Itsuo Tsuda. C’était dans le début des années 70 et à l’occasion d’une discussion il a simplement posé sa main sur mon dos en disant « Yuki c’est ça ». Ça a tout changé. »

 

 

 

L’état de santé selon le Seitai #2

Suite des entretiens ou Régis Soavi, qui enseigne et initie les personnes au Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) depuis quarante ans, revient  à l’essentiel des thématiques autour du Seitai et du Katsugen Undo. Pour cette deuxième vidéo, c’est la notion de santé selon le Seitai qui est abordée.

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Régis Soavi débute la pratique martiale par le Judo à l’âge de douze ans. Il étudie ensuite l’Aïkido, notamment auprès des maîtres Tamura, Nocquet et Noro. Il rencontre Tsuda Itsuo senseï en 1973 et le suivra jusqu’à son décès en 1984. Régis Soavi devient enseignant professionnel avec l’accord de ce dernier, et diffuse son Aïkido et le Katsugen Undo à travers l’Europe.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Seitai et Katsugen Undo #1

Beaucoup de choses sont dites et circulent sur le web à propos du Seitai et du Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur). Dans cette série d’entretiens, Régis Soavi, qui enseigne et initie les personnes au Katsugen Undo depuis quarante ans, revient  à l’essentiel pour répondre à cette question « Qu’est-ce que le Seitai et le Katsugen Undo ? ».

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du Seitai.  Itsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Régis Soavi débute la pratique martiale par le Judo à l’âge de douze ans. Il étudie ensuite l’Aïkido, notamment auprès des maîtres Tamura, Nocquet et Noro. Il rencontre Tsuda Itsuo senseï en 1973 et le suivra jusqu’à son décès en 1984. Régis Soavi devient enseignant professionnel avec l’accord de ce dernier, et diffuse son Aïkido et le Katsugen Undo à travers l’Europe.

Bonjour Maladie #2

Régis Soavi parle dans cette deuxième partie de la pratique de yuki, ou il est important de se vider la tête, de se débarrasser de l’idée de guérir les autres. Se vider de toutes intention.

Pour lire la partie 1  –> https://www.ecole-itsuo-tsuda.org/bonjour-maladie/

Partie #2 yuki

– Comment peut-on définir Yuki?

– Faire passer le ki.

– Comment yuki peut-il aider le déclenchement du mouvement?

– Cela aide dans la mesure où l’on a fait les trois exercices, ou bien les exercices pour le mouvement mutuel (l’activation par les deuxièmes points de la tête ; c’est une autre façon de déclencher le mouvement). Yuki aide parce qu’il active; c’est très important pour moi de dire que yuki est fondamentalement différent de ce dont généralement on entend parler parce que quand on fait yuki, on a la tête vide, on ne guérit personne, on ne cherche pas. On est seulement concentré dans cet acte. Il n’y a pas d’intention et cela est primordial. Dans les statuts du dojo, d’ailleurs, il est souligné que nous pratiquons « sans but ».

Lire la suite

#4 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

Fin de #1, 2 et 3 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

La philosophie du Kata.

C’est la façon dont nous considérons notre propre corps qui détermine à quelles sensations, parmi celles que nous vivons, nous choisissons d’attacher de la valeur. C’est au cours de nos tentatives pour parvenir à ce que nous recherchons, que nous établissons notre façon de nous servir de notre corps et de bouger. Pour résumer, chacun des mouvements que fait un être humain est le reflet de l’idée qu’il a de son propre corps. Cela ne se limite pas au mouvement physique visible. Par exemple, s’il est vrai que notre respiration a une capacité limitée par la structure de nos organes respiratoires, ce qu’on entend exactement par une “inspiration profonde”, dépend de la façon dont chaque individu considère son corps. De même, bien que le fait de manger soit nécessairement conditionné par la structure du système digestif humain, c’est notre propre façon de voir notre corps qui nous dicte précisément quelle sensation nous considérons comme “satisfaisante”, et quand nous sentons que nous avons assez mangé.  Également, notre équilibre est affecté par la force de gravité qui s’exerce sur la structure de notre corps, mais la sensation corporelle précise que nous choisissons de qualifier de “stable” dépend de l’idée que chaque personne se fait du corps.idée du corps
Par conséquent, si un groupe de gens a une façon particulière de bouger ou de se servir de son corps, on peut en déduire qu’ils ont en commun une même façon de considérer le corps. La façon qu’ont les Japonais de s’asseoir en posture correcte, appelée seiza, n’amène peut-être rien d’autre qu’une sensation de contrainte à la plupart des Occidentaux. Pour les Japonais, par contre, la position assise traditionnelle en seiza apportait une sensation de paix de l’esprit. Cette façon de s’asseoir avec les genoux repliés produit une sensation d’immobilité complète. Elle arrête toute intention de l’esprit qui conduirait à un mouvement, et de fait il est très difficile d’exécuter des mouvements soudains en partant de cette position. L’assise en seiza oblige la personne à se mettre dans un état de réceptivité complète, et c’est dans cette position que les Japonais écrivaient, jouaient de la musique et mangeaient. Capturecuisine

Dans les moments de tristesse, de prière, et même de détermination ferme, la posture en seiza était indispensable aux Japonais. Elle était un Kata qui permettait à l’individu de recevoir : un Kata qui réalisait les conditions nécessaires permettant d’entrer dans un état de réceptivité véritable.
Le seiza est une tentative pour réduire à néant toute conscience de la chair, car la chair est le reflet de l’excès d’intention de l’être humain. En essayant d’arrêter l’activité volontaire du mental, les anciens avaient découvert cette méthode, pour amener l’harmonie à l’intérieur du corps, consistant à faire appel à la sensation que l’on a de sa structure osseuse et à chercher une sensation d’équilibre entre les genoux repliés, la colonne vertébrale, le pelvis, les articulations des hanches, les chevilles, et les autres articulations. Dans la pratique d’un Kata, les Japonais d’autrefois accordaient plus d’importance à la sensation que l’on a des os qu’à celle de la chair. De cette façon, ils réussissaient à nier le mental, et à laisser émerger le corps qui Est, le corps qui appartient à la nature et non pas à l’égo.
Cependant, pour que l’assise en seiza aiguise la sensation que l’on a de sa propre ossature, il faut que certaines règles soient suivies pour prendre la posture. Le fait de plier les genoux ne suffit pas à annuler la conscience que l’on a de sa chair. On doit pour commencer se tenir debout en se penchant en avant avec les genoux légèrement fléchis. Puis, on met un pied en arrière, les deux pied étant à plat sur le sol, et on commence à plier le genou de la jambe arrière. Le genou avant suit simplement. Une fois que les deux genoux sont à terre, on place les deux gros orteils l’un sur l’autre. Si l’on respecte bien ce processus, les cuisses, en position finale, sont complètement parallèles au sol. Si les cuisses marquent une pente qui descend vers les genoux, cela montre que la personne ne s’est pas véritablement mise dans un état où elle est concentrée sur son ossature. On voit donc que le Kata ne consiste pas seulement en certaines positions que prend le corps, mais plutôt qu’il s’agit de tout le processus du mouvement que l’on doit faire pour atteindre la sensation intérieure qui est celle de recevoir.
Cette façon d’entrer dans le Kata en recherchant l’équilibre au niveau de l’ossature, on peut la reconnaître dans presque tous les domaines de la culture japonaise. Il y a par exemple le Kata du Kyudo, l’art japonais du tir à l’arc.kyudo-tir-arc-japonais Dans la posture debout, les jambes sont écartées largement de manière à ce que les genoux soient positionnés à la verticale des coudes quand les bras sont étendus de chaque côté du corps à la hauteur des épaules ; les pieds sont dirigés vers l’extérieur au maximum. C’était la posture habituelle du Kyudo jusqu’à la fin de la période d’Edo, et quiconque prend cette posture sait exactement la sensation que l’on a quand on se tient debout en appui sur sa charpente osseuse. Dans cette position, il est aussi très difficile de tendre les muscles des bras. Par conséquent, on ne peut pas bander l’arc par une tension musculaire des bras ; l’archer doit recevoir quelque chose en lui-même pour bander l’arc. De plus, dans le tir à l’arc japonais, on ne vise pas la cible avec un seul œil, mais avec les deux. Et ce ne sont pas seulement les yeux qui visent. L’archer voit son propre ventre et cherche à  ce que sa forme soit celle d’un cercle parfait.
De même, le Kata qui permet de manier la louche (hishaku) dans la cérémonie du thé japonaise, le Sado, est très difficile si l’on n’aiguise pas la conscience que l’on a de sa propre ossature. On utilise le hishaku pour puiser de l’eau très chaude dans la bouilloire, puis on le retourne la tête en bas pour verser l’eau dans le bol qui sert à préparer le thé. Mais les préceptes du Sado indiquent que la partie supérieure du bras doit tourner en même temps que la louche. Ce que l’on voit à l’heure actuelle chez la moyenne des gens, c’est que quand ils essaient de faire cela, la rotation du bras ne se fait qu’à partir du coude et en dessous ; la partie supérieure du bras ne tourne pas. C’est un geste qui nécessite d’avoir auparavant aiguisé la conscience de son propre squelette osseux par la pratique de l’assise en seiza.
Il est intéressant de noter que l’un des gestes de base que l’on apprend dans la lutte Sumo consiste à saisir l’adversaire par la ceinture et à le projeter par un mouvement de rotation du haut du bras qui est exactement le même que celui qu’on fait avec la louche dans la Cérémonie du thé. Ce mouvement qui  s’appelle kaina gaeshi (rotation de la partie supérieure du bras) nécessite que l’on saisisse la ceinture de l’adversaire en engageant le petit doigt dans l’action de manière puissante. Seule cette manière de faire permet d’élever la conscience que l’on a de sa propre structure osseuse, faute de quoi il est impossible d’exécuter le kaina gaeshi.
Quel que soit le domaine, les nombreux Kata dans la culture japonaise ont tous en commun la même base structurelle, mettant par là en évidence une idée du corps partagée par tous les Japonais. La structure de base de tous les Kata ne fait pas intervenir de travail des parties charnues du corps. De ce fait, les idées de tension ou de relâchement musculaire n’ont pas de raison d’être. Que ce soit un bushi (guerrier) qui tient son sabre, un charpentier qui se sert d’un marteau ou une couturière qui manie l’aiguille : dans tous les cas, l’objet n’est jamais tenu en force par la main de l’utilisateur. A n’importe quel moment, on peut faire glisser le sabre de la main du guerrier. C’est la même chose pour le marteau ou l’aiguille. Ils s’intègrent tout simplement dans le Kata de la main ; ils ne sont pas tenus en force. Même si la tension exercée est extrêmement légère, un objet qui est maintenu par tension ne peut pas glisser de la main sauf si l’on relâche la tension. Par contre, les objets qui font partie intégrante du Kata de la main, que l’on accomplit grâce à la conscience que l’on a de son ossature, peuvent facilement glisser de la main même si celle-ci garde la même position. De cette façon, la main qui ne contraint pas l’objet n’est pas non plus contrainte par lui.

the-japon-ancien
L’expérience intérieure qui consiste à élever la conscience concentrée sur la structure osseuse, crée la sensation d’entrer dans les interstices entre les chairs. Autrement dit, on entre dans le ma ou espace vide, entre la tension et le relâchement des muscles. Étant donné que l’attention concentrée sur la structure osseuse est l’état de conscience normal quand on exécute un Kata, pour que l’intensité de la concentration s’élève, il faut alors que le pratiquant entre dans les ma, ou frontières, qui se trouvent à l’intérieur du corps. Ce sont par exemple les limites que l’on sent entre les parties du corps qui sont voisines comme la hanche et la fesse, ou le bras et le torse ; ou bien ce sont les passages entre les états que l’on perçoit comme l’étirement et la compression, ou l’expansion et le retrait. Une conscience encore plus profonde amène la conscience d’un état où l’on n’est ni son propre moi ni un autre, où l’on n’est ni celui qui provoque les choses ni celui qui réagit. Le paradoxe c’est qu’en même temps dans cet état on a la sensation d’être à la fois soi-même et l’autre, à la foi l’initiateur des choses et celui qui réagit en réponse.
La concentration sur le Kata, que l’on trouve dans tous les aspects de la culture japonaise, découle de la découverte faite par les Japonais des temps anciens de la valeur des états de réceptivité, où la volonté est suspendue. Une fois qu’on est entré dans cet état de réceptivité par le moyen du Kata, la capacité à agir avec la volonté devient extrêmement faible. Une fois qu’on est entré dans cet état, tout mouvement devient entièrement dépendant, non pas de la volonté, mais de ce que l’on invite ou reçoit en soi-même. Par exemple, on peut faire en sorte que le mouvement se produise en recevant en soi-même la force. Si l’on se base sur l’idée que l’on a du corps en Occident, la force est produite par la tension des muscles, qui à son tour est déclenchée par la volonté. Les Japonais, quant à eux, pensaient que la force était quelque chose que l’on pouvait recevoir en soi-même, qui provenait d’un endroit inconnu et n’était pas liée à une quelconque tension produite par un acte volontaire. La force était une chose que l’on pouvait sentir directement, sans passer par la contraction musculaire. Les Japonais utilisent l’expression chikara ga waku (la force jaillit) pour décrire cette sensation directe de la force, et l’entrée dans le Kata, acte qui n’est pas le produit de la volonté, est ce qui induit le jaillissement de la force venant de l’inconnu.
Il y a un nombre infini d’histoires, dans lesquelles des maîtres de différents arts accomplissent des actes tenant du miracle, qui seraient irréalisables en utilisant la force au sens habituel du terme. C’est un fait reconnu dans le monde du budo que des vieillards de taille minuscule sont capables de projeter des adversaires immenses avec une étonnante facilité. L’art occidental du ballet est sans aucun doute une forme très belle et élégante, mais il y a peu de chance qu’un danseur de ballet soit encore sur scène après l’âge de quarante ans. Par contre, chez les danseurs japonais traditionnels la force ni la beauté ne se flétrissent même à l’âge de quatre vingt dix ans. Cela est possible uniquement parce que le danseur se met dans un état de réceptivité, dans lequel la force, jaillissant d’une source indépendante de la volonté du danseur, est invitée de manière à induire le mouvement.
Ce que recherche l’artiste japonais qui, engagé dans le Kata, attend l’arrivée de la force, c’est la sensation du mouvement spontané du corps, sans que la volonté n’entre en compte. Le tailleur dit que « L’aiguille bouge ». Il ne dit pas « Je bouge mon aiguille ». Le calligraphe dit que « Le pinçeau court », tandis que le charpentier affirme que « Le rabot avance ». Ces expressions, dans lesquelles la personne n’est jamais le sujet, décrivent un travail accompli grâce à une force qui n’est pas celle de la volonté ni de la tension, et expriment de plus le fait que le travail se fait spontanément et d’une manière improvisée de part l’arrivée de la force en soi-même.
Cette sensation de recevoir ou d’inviter à entrer est la base du sens de l’improvisation des Japonais. L’improvisation, pour les Japonais n’était pas basée sur la volonté individuelle,
contrairement à ce qui se passe dans les arts contemporains comme la musique free. Elle signifiait qu’il se produisait de façon spontanée des actions inévitables surgissant dans “l’ici et maintenant”. C’est pour cela que les actes improvisés étaient  qualifiés de “naturels” car le mot japonais utilisé pour dire “naturel” ou “nature” se traduit littéralement par “ce qui arrive de soi-même”.  Tchouang-Tseu parle dans ses écrits d’un maître cuisinier qui découpe un bœuf pour le roi de Wei. Quand le roi lui demande comment il se fait que sa lame reste comme neuve alors qu’il découpe des bœufs tous les jours, le cuisinier répond: « Quand la perception et l’entendement s’arrêtent, l’esprit bouge librement ». Le cuisinier explique que, quand il coupe la viande, s’il se concentre simplement sans essayer de prévoir ou de deviner par où la lame doit passer, les interstices à l’intérieur de la viande apparaissent naturellement, et la lame se met à bouger d’elle-même [Kanatani, (1971)]. C’est une expérience de ce type que partagent les artistes et les artisans japonais qui recherchent la maîtrise dans leur art.
Ainsi, la capacité de l’artiste se manifestait premièrement par sa réceptivité, ou en d’autres termes par la perfection dans l’exécution du Kata, et en deuxième lieu par le fait qu’il avait la vitesse nécessaire pour répondre à la sensation de la force qui arrive.
Dans ce cas, la vitesse ne signifie pas rapidité de la réponse, mais plutôt le fait que l’action de l’artiste en réponse à l’arrivée de la force est exactement juste. S’harmoniser avec la force était réalisable uniquement en acquérant une sensation juste de ki (le moment juste), do (le degré) et ma (l’intervalle vide ou l’espace entre les choses).
La maîtrise du ki, ou moment juste, implique que l’on est capable de saisir le moment où la force commence à émerger. L’expression sottaku no ki décrit l’action d’une mère-oiseau qui pique de son bec l’œuf au moment précis où le poussin prêt à sortir essaie de percer la coquille de l’intérieur. Cette action, qui est un exemple parfait de concordance, illustre bien la notion de vitesse telle que l’entendaient les Japonais. Ils croyaient fermement que l’observation des faits de l’extérieur ne pouvait en aucun cas suffire si l’on voulait capter le moment juste de cette manière. Ce n’était possible qu’en voyant à l’intérieur de soi-même et en saisissant le moment où la force commençait à arriver. Car, selon ce que ressentent les Japonais, la mère-oiseau n’observe pas l’œuf de façon objective, elle est simplement en accord avec certaines exigences qui prennent naissance dans son corps. Les Japonais croyaient en un processus de concordance, en un échange au niveau immatériel, sans qu’il y ait transmission et réception d’information physique, comme cela se passe dans le processus de stimulation-réponse. Qui plus est, ils pensaient que cette correspondance se produisait seulement quand on entrait dans l’état noble de réceptivité appelé Kata.
Ainsi, répondre était synonyme de correspondre. L’amour des Japonais pour le Zen a ses racines dans la vitesse convaincante que l’on trouve dans les dialogues du Zen. Il ne serait pas exagéré de dire que les arts de la poésie Reuka et Haiku ont pu s’enraciner dans la culture japonaise pour la même raison. On peut dire aussi que c’est ce sens du moment juste qui a attiré l’esprit des Japonais vers la notion de ichigo ichi (une occasion, un point de rencontre). Telle était la sensation du moment juste que l’on recherchait dans les arts traditionnels japonais.
La maîtrise du do, ou moment juste, signifie qu’après avoir saisi le moment juste, on est capable d’exécuter un mouvement exactement approprié, dans son degré, à la sensation que l’on a de l’émergence de la force. Il faut que ce soit le mouvement minimum nécessaire, et qu’il soit sans hésitation ni mollesse. Le shin du corps, ou centre, doit bouger pour accomplir cela. Un mouvement, même le plus minuscule, exécuté avec le degré juste, amplifie la sensation de l’arrivée de la force et il y a une résonance dans le corps tout entier. C’est ce qui permet à la force que l’on a invitée de garder sa puissance pendant tout le déroulement d’une activité donnée. Un tel mouvement n’épuise pas la force. Au contraire, en réalité la force augmente en
prenant le degré juste, et c’est là une des caractéristiques de la notion de mouvement dans la culture traditionnelle japonaise.
La maîtrise du ma implique d’utiliser de façon impeccable les moments de pause entre les actions. Ceci est basé sur la croyance que le fait de faire une pause dans l’action, sans sortir du Kata, laisserait la voie libre à une nouvelle sensation d’arrivée de la force venant de l’intérieur de l’intervalle en résonance. C’est à l’intérieur de ce moment d’accalmie que l’on peut sentir l’action de l’invisible ou de l’intangible. Le ma est le rythme sous-jacent qui donne vie à tous les arts. L’espace vide au sein des peintures à l’encre, la beauté des sons qui se produisent naturellement pendant la cérémonie du thé, le tokonoma qui représente l’utilisation de l’inutile – le rythme débordant de la vie dans la culture japonaise se trouve caché dans les intervalles de ma au sein de l’activité.
Cette philosophie du Kata était un ensemble de techniques d’utilisation du corps qui mettait en jeu de manière globale la façon dont les Japonais voyaient le corps, les tendances de leur sensibilité, et la manière particulière qu’ils avaient d’utiliser leur corps. Cet ensemble de techniques, mis au point très probablement pendant les périodes de Kamakura et Muromachi, devint le fondement de la culture japonaise. Il a préparé le terrain pour l’éclosion des arts et des savoir-faire dans tous les domaines, et a été le moteur de l’assimilation de la culture chinoise par la terre japonaise. Cet ensemble de savoir-faire corporel, qui existait de façon sous-jacente et se retrouvait dans tous les aspects de la culture du Japon, différait complètement de l’idée qu’ont les Occidentaux du corps, idée que le gouvernement se mit à propager à partir de la Restauration Meiji et qui fut acceptée aveuglément par l’ensemble de la population. Au cours des cent quarante années qui se sont écoulées depuis la Restauration, le peuple japonais a ainsi, de ses propres mains, pavé le chemin vers la désintégration de ce qui était au cœur de la structure de sa propre culture.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
  • Jordan Lloyd  Japanese Archers environs de 1860
  • auteur inconnu  cérémonie du thé chanoyu

Références

Bird, I. (2000). Nihon Okuchi Kiho (Hors des sentiers battus au Japon). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 10) Azuchi Momoyama (Série «L’histoire du Japon», vol. 10: Azuchi, Momoyama). Tokyo : Sekaibunkasha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 3) Heian-kyo (Série «L’histoire du Japon», vol. 3 : Heiankyo). Tokyo : Sekaibunkasha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 6) Kamakura Bushi (Série «L’histoire du Japon», vol. 6 : Kamakura Bushi). Tokyo : Sekaibunkasha. (en Japonais)
Endo, M. (Ed.). (1967). Nihon Rekishi Series (vol. 8) Muromachi Bakufu (Série «L’histoire du Japon», vol. 8 : Muromachi Shogunate). Tokyo : Seikaibunkasha. (en Japonais)
Goto, K. & Matsumoto, I. (1989). Yomigaeru Bakumatsu : Leiden Shasin Korekusohn yori (Eclairage sur les derniers jours du Shogunat Tokugawa, par la collection photographique de l’université de Leiden). (p. 286). Asahi Shimbun. (en Japonais)
Kanatani, O. (trans.). (1971). Chuang-Tzu. (pp. 92-95). Tokyo: Iwanami Shoten. (en Japonais)
Fujii, K. (1997). Kodai Nippon no Shiki Goyomi (L’almanach de l’ancien Japon). Tokyo : Chuo Koron. (en Japonais)
Fukagawa, S. (1956). Kanyo Igaku Tousoushi : Seiji Toso Hen (L’histoire des batailles entre les medecines chinoise et occidentale : batailles politiques). Tokyo : Iseisha. (en Japonais)
Furuta, S. (1972). Zen-shu (La secte Then). Dans Seikai Dalhyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 18, pp. 474-478). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Horibe, Y. (2003). Nihonjin wa Sakura no kotowo Nanimo Shiranai (Les japonais ne savent rien de Sakura). Tokyo : Gakushu Kenkyusha. (en Japonais)
Ishida, M. (1972). Buddism : Japan. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 26, pp. 474-478). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Ishiguro, T. (1983). Kaikyu 90 nen (Retour sur les 90
dernières années). Kaikyu 90 nen, Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Kageyama, H. (1972). Shinto. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 16, pp. 216-220). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Katsumata, T. (1972). Mikkyo. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 29, pp 393-394). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Kobayashi. T. (2002). Kiureki wa Kurashino Rashinban (L’ancien calendrier comme boussole du quotidien). Tokyo : NHK Publishing. (en Japonais)
Koizumi, F. (1983). Kokyusuru Minzoku Ongaku (Respiration dans la musique populaire). Tokyo : Seidosha. (en Japonais)
Kubo, N. (1972). Dokyo. Dans Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 22, pp. 134-136). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Maspero, H. (1983). Dokyo no Yosei jutsu (Méthodes
d’entrainement taoïste). Serika Shobo. (en Japonais)
Machida, E. (1985). Ishizaka-ryu Shinjutsu no Sekai Harikara mita Gendaijin no Seimei (Le monde de l’Ecole  Ishizaka d’Acupuncture : La vie de l’homme moderne vue à travers une aiguille). Tokyo : Sanichi Shobo. (en Japonais)
Matsumota, A. (1999). Kyoto – Hanamo Michi o Aruku (En arpentant les chemins fleuris de Kyoto). Tokyo : Shueisha. (en Japonais)
Matsumura, K. (2002). Kyureki to Kurasu (Vivre avec l’ancien calendrier). Tokyo : Bijinesu-sha. (en Japonais)
Matsuura, S. (2002). Miyadaiku Sennen no Chie (La sagesse millénaire des charpentiers bâtisseurs de temple). Tokyo : Shoudensha. (en Japonais)
Mechnikov, L. (1987). Kaiso no Meiji Ishin (Mémoires de la Restauration Meiji). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Nagashaki, M. (2001). Nihon no Dentoushoku – Sono Shikimei to Shikichou (Les couleurs traditionnelles du Japon : leurs noms et les teintes). Tokyo : Sheigensha.
(en Japonais)
Nakamura, S. (1983). Nihon no Dokyo (Le Taoïsme au Japon). Dans Dokyo (Vol. 3, pp. 5-45). Hirakawa Shuppan. (en Japonais)
Nakamura, T. (2000). “Shisen” kara mita Nihon Kindai – Meijiki Zuga Kyoiku Kenkyu (Le Japon moderne vu par les “yeux” des artistes: une étude sur l’éducation de l’art visuel dans la période Meiji). Kyoto : Kyoto University Press. (en Japonais)
Nakanishi, S. (1978). Kyo no Seishin-shi (L’histoire spirituelle de Kyo). Tokyo : Kodansha. (en Japonais)
Nishioka, T. (1991). Kini manabe (Apprendre du bois). Tokyo : Shougakukan. (in Jiapanese)
Nishioka, T. (1993). Ki no Inochi, Ki no Kokoro : Ten (La vie du bois, l’esprit du bois: Ciel). Tokyo : Soshisha. (en Japonais)
Nogami, T. & Nishio , M. (Revised). (1958). Ze-ami’s Fushi Kaden. Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Noguchi, H. (2001). Nihon Bunka to Shintai (La culture japonaise et le corps). Taiiku Genri Kenkyu (Vol. 31, pp. 92-95).
(en Japonais)
Noguchi, H. (1993). Doho to Naikanteki Shintai (Doho et la
perception interne du corps). Taiiku no Kagaku (Vol. 43,
pp. 530-534). (en Japonais)
Norman, E. H. (1993). Nihon ni okeru Kindaikokka no Seiritsu (La formation de l’état moderneau Japon). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Ogawa, M. (1993). Ki no Inochi , Ki no Kokoro : Chi (La vie du bois, l’esprit du bois: Terre). Tokyo Soshisha. (en Japonais)
Oishi, S. (1977). Edo Jidai (La période Edo). Tokyo : Chuo Koron. (en Japonais)
Okakura, T. (1963). Cano Hon (Le livre du thé). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Sekiguchi, S. (1967). Daruma no Kenkyu (Etudes sur le Bodhidharma). Tokyo : Iwanami Shoten. (en Japonais)
Shinkawa, T. (1985). “Ikitarumono” no Shiso (Philosophie du “vivant”). Tokyo : Perikansha Publishing. (en Japonais)
S.B.B. Inc. (2001). Shokunin ? Tsutaetai Nihon no Tamashi (Artisan ? L’esprit du Japon que nous voulons transmettre). Tokyo : Shankosha. (en Japonais)
Shiono, Y. (1994). Ki no Inochi, Ki no Kokoro : Jin (La vie du bois, l’esprit du bois: l’Homme). Tokyo : Soshisha. (en Japonais)
Wakamori, T. (1972). Shugendo. In Sekai Daihyakkajiten (World Encyclopedia). (Vol. 14, pp. 384-385). Tokyo : Heibonsha. (en Japonais)
Yano, K. (1993). Oise Mairi (Visiter le sanctuaire d’Ise). Tokyo : Shinchosha. (en Japonais)

#3 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

suite de #1 et 2 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

L’idée du corps dans l’ascétisme

Hiroshige,_The_moon_over_a_waterfall_512Avec l’arrivée du Bouddhisme il y a mille cinq cents ans, prit fin l’ère des rois, symbolisée par les grands tombeaux, et le Japon entra dans un âge nouveau, où la religion était en position dominante. Comme lors de la Restauration Meiji, le genre de vie des Japonais se trouva radicalement transformé. Cependant, curieusement, et contrairement à ce qui eut lieu lors de la Restauration Meiji, les changements amenés par l’arrivée du Bouddhisme ont, semble-t-il, rendu en réalité plus claire la nature spécifique de la culture japonaise.
Fait heureux pour le Japon, le Bouddhisme ne lui fut pas transmis directement de l’Inde, mais il arriva après avoir transité par la Chine. Au cours de ses pérégrinations en Chine, le Bouddhisme se trouva inévitablement mêlé au courant de pensée qui conduira plus tard au Taoisme indigène chinois, et notamment à diverses pratiques mystiques telles que le Fangshu, ainsi qu’aux philosophies de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. Ces pratiques, qui plus tard devinrent partie intégrante du Taoisme, comprenaient toutes des aspects ascétiques visant à obtenir la longévité. Par conséquent le Bouddhisme qui arriva au Japon avait déjà trempé dans le monde chinois, et se caractérisait ainsi par un fort accent mis sur les pratiques ascétiques de type taoiste [Sekiguchi, (1967)].

Bien que l’orientation du Shinto, la religion autochtone du Japon, ait été quelque peu différente de celle du Taoisme, c’était également une religion centrée à la base sur la pratique plus que sur la doctrine. Les deux religions ont la caractéristique d’avoir émergé plutôt comme des phénomènes spontanés, aucune d’entre elles n’ayant à proprement parler de fondateur. Et elles ont toutes deux beaucoup de choses en commun, comme par exemple leur sens de la pureté ou de l’impureté du ki ou de l’énergie, ou bien la façon d’utiliser le ki. Elles ont aussi toutes les deux connu le destin d’être contraintes de présenter une image déformée de leur pratique, par le fait qu’elles devaient s’armer de théories maladroitement construites, dans le but de résister à l’assaut du Bouddhisme. Ceci, d’ailleurs, venait seulement du fait que ces deux religions accordaient, par nature, davantage d’importance à l’expérience qu’à la spéculation, et à la sensation qu’à la théorie. La recherche taoiste de la longévité et de l’immortalité était totalement différente de ce qu’est la course à la santé des gens d’aujourd’hui. Les Taoistes affirmaient que le Tao était la Source qui mettait toutes choses en harmonie, et étaient en quête d’une authentique expérience de fusion avec lui [Maspéro, (1983)]. De son côté, le Shinto n’était pas l’animisme qui est maintenant l’étiquette que l’on aime à mettre sur toutes les religions primitives. C’était une religion qui, plutôt que de rechercher le divin en dehors de soi-même, partait de l’expérience intérieure de kashikoki (vénération ou effroi sacré) et la nommait kami (le divin) [Kageyama, (1972)].
Des religions de ce type, où l’essentiel se situe dans l’expérience intérieure, développent inévitablement certaines pratiques qui utilisent le corps comme un intermédiaire pour atteindre le but qu’elles recherchent. Dans le cas du Japon, ces pratiques, appelées Gyo, devinrent le dénominateur commun qui fit que les Japonais purent accepter cette religion éminemment savante et spéculative qu’est le Bouddhisme, et le laisser s’enraciner dans leur culture.


A l’origine, le Bouddhisme fut instauré religion officielle pendant la période de Nara (710-784) grâce aux efforts diligents de Shotokutaishi (574-622). Cependant, comme il avait un fort penchant pour la politique et accordait peu d’importance à la pratique, il ne conquit pas le cœur du peuple japonais. La population de moines et de nonnes augmentant, elle devint une charge financière pour le gouvernement, tandis que la construction, les uns après les autres, des temples dans les provinces ainsi que de la grande statue du Bouddha au temple de Todaiji appauvrissait le peuple. Pendant cette période, ce n’était pas le Bouddhisme, mais plutôt le Shugendo, mélange de Shinto et de Taoisme, fondé par En No Ozunu, que le peuple japonais accueillait sans réserve. Les adeptes du Shugendo s’isolaient au fin fond des montagnes sauvages – endroits qui inspiraient une grande frayeur à la population ordinaire – pour éprouver leur ascèse et recevoir la puissance des divinités de la montagne [Wakamori, (1972)]. Ce n’était pas tant une religion qu’un ensemble de pratiques ascétiques, ou Gyo, qui recherchait un type particulier d’expérience religieuse. Le grand respect dans lequel le peuple de l’époque tenait les ascètes de la montagne montre à quel point, pour les Japonais, la religion n’était pas essentiellement une affaire de textes sacrés ni de doctrine, mais était basée sur la vénération et la crainte qu’inspirait le Gyo.
Et ce sentiment de respect ne venait pas de l’espoir d’une récompense dans cette vie. Il avait plutôt pour racine le penchant historique des Japonais pour l’observation de soi-même en profondeur.

La popularité très large qu’ont connue le Tendai et le Shingon, deux sectes du Bouddhisme ésotérique (Mikkyo), fondées toutes les deux pendant la période Heian, a clairement mis en lumière cette inclination. La secte Shingon, fondée par Kukai (774 – 835), installa son quartier général sur le Mont Koya, et commença à devenir très populaire grâce à son fort penchant pour des pratiques ésotériques et ascétiques que l’on ne trouvait pas dans les formes spéculatives du Bouddhisme qui avaient eu cours précédemment pendant la période de Nara. De plus, le Shingon apportait une philosophie – qui manquait au Shugendo – sur laquelle s’appuyait la foi dans les mystères surnaturels, et remplissait ainsi, en dépit du fait qu’il était centré sur le Gyo, les conditions pour obtenir sa reconnaissance comme religion officielle de la part du gouvernement.
A la même époque, la secte Tendai, fondée par Saicho (767-822), établit son centre sur le Mont Hiei. Saicho incorpora dans le corps de sa doctrine les quatre branches que l’on désigne par En (ou Hokke, les Enseignements du Lotus), Zen (les disciplines de méditation), Kai (les préceptes bouddhistes) et Mikkyo (les pratiques ésotériques). Mais, sentant que l’étude qu’il faisait de l’aspect ésotérique du Bouddhisme n’était pas à la hauteur de celle de Kukai, il essaya de créer un dogme du Bouddhisme ésotérique distinct de celui du Shingon de Kukai. Ce désir se trouva finalement réalisé grâce à son disciple, Ennin [Katsumata, (1972)]. La secte Tendai choisit les montagnes comme terrain d’entraînement et y envoya quantité d’excellents disciples. Les pratiquants de la secte Tendai se trouvèrent donc en contact avec les ascètes du Shugendo qui vivaient dans la montagne et étaient encore vénérés par l’ensemble de la population : ils se mélangèrent à tel point qu’il devint difficile de distinguer les pratiquants du Tendai de ceux du Shugendo. Bien que Saicho ait eu une connaissance hors-pair des enseignements du Bouddhisme, la secte Tendai était obligée d’insister sur les aspects de l’enseignement qui allaient au-delà du langage et de la spéculation – les pratiques ésotériques – pour gagner en popularité dans toutes les couches de la population.

Pour ce qui est du motif pour lequel la préférence allait aux religions centrées sur l’ascétisme, et quant à la cause première de leur émergence, certains disent que les gens de cette époque-là croyaient dans des phénomènes surnaturels tels que les malédictions et les mauvais esprits et qu’ils les craignaient. Mais ces choses-là font aussi partie de la religion. La religion est, tout à la fois, la source d’où proviennent les malédictions et les esprits mauvais et la force qui libère les gens de ces choses-là. Le fait de proposer un certain ensemble de valeurs implique nécessairement de définir les obstacles à surmonter pour les réaliser. Ceci ne se limite pas au domaine de la religion. Quand nous découvrons de nouvelles possibilités, nous définissons également nos limites.
En établissant ce qui est normal, nous définissons en même temps ce qui est anormal, et c’est la raison pour laquelle le nombre de maladies augmente toujours lorsqu’on développe de nouveaux traitements. La question n’est donc pas de savoir ce qui inspirait de la crainte aux Japonais, mais ce qui faisait sur eux une impression profonde et leur inspirait du respect. Ce n’était pas la croyance dans la doctrine du Bouddhisme, ni l’amour des incantations qui touchaient les gens de l’ancien Japon. Ce qu’ils éprouvaient, c’était simplement un profond respect pour les pratiques ascétiques. C’était l’intensité de la concentration dans le Gyo et les expériences dépassant le cadre ordinaire que cela permettait, qui suscitaient la vénération des gens.

Vieil Ainou
Vieil Ainou sur l’île d’Hokkaïdo

Cette vénération particulière des Japonais pour le Gyo se matérialise encore  plus avec le développement du Zen, qui commença avec Eisai et Dogen pendant la période de Kamakura. Le Zen – le fait de concentrer la conscience dans une méditation assise jusqu’à arriver dans l’état que l’on appelle shikantaza (être simplement assis) – répondait parfaitement à l’aspiration des Japonais et à leur quête du Gyo, et cet enseignement religieux s’inscrivit donc profondément dans la culture japonaise.
Le Zen était davantage qu’une religion dont la pratique était centrée sur le Gyo. C’était le Gyo lui-même. Pour expliquer quel était l’objet de sa quête, la doctrine du Zen utilisait un mot et un seul : mu (le vide) – et son refus de toute pensée spéculative avait une pureté proche de celle du Shinto. Alors que le Shugen et le Mikkyo prescrivaient de vénérer et de faire totalement confiance aux pouvoirs spirituels et magiques des ascètes et des prêtres, le Zen refusait que l’on compte sur autre chose que sur soi-même. Cette religion qui suggérait que la délivrance était possible pour l’individu simplement en cultivant ses  propres facultés par sa propre pratique du Gyo, entrait fortement en résonance avec les tendances naturelles du peuple japonais. La culture japonaise finit par être si profondément influencée par le Zen qu’il est devenu impossible de séparer le Zen de l’idée que nous nous faisons de ce qui est “japonais” à l’heure actuelle. Le style du Zen, ses doctrines, et sa pratique du Gyo ne restèrent pas dans les limites du cadre religieux. L’esprit du zazen fut directement assimilé, dans la vie quotidienne et le travail de la population dans son ensemble, contribuant dans une grande mesure au développement de différentes voies (do), comme le Kendo, le Sado et le Kado, et également à celui du waza, ou art de l’artisan.
Le courant sous-jacent du Gyo présent dans le Shinto, le Shugendo, le Mikkyo et le Zen non seulement nous révèle la manière des Japonais de voir la religion, mais aussi nous apprend quelles sont les expériences intérieures que le peuple japonais aime et recherche. La tranquillité majestueuse du Shinto, les expériences surnaturelles du Shugendo, le caractère adhérent et ondulant du Mikkyo, la pureté acérée et la qualité sombre du Zen : les Japonais chérissaient et se délectaient de ces expériences intérieures en se tenant à un pas de distance des religions elles-mêmes, et de cette façon, ils ont pu apporter à leur culture une dimension de profondeur et de déploiement.
Les quatres branches du Gyo décrites ci-dessus peuvent se diviser en deux catégories. Les pratiques du Shugen et du Mikkyo avaient pour but d’acquérir des pouvoirs dépassant l’ordinaire, visant la transformation du moi et son passage de l’état d’impuissance à celui d’une force de caractère divin. L’existence de conditions difficiles est donc une donnée de base, et ce que nous voyons alors à l’œuvre, c’est la conviction puissante de surmonter tous les obstacles. Le Gyo du Shinto et du Zen, d’autre part, était clairement d’une nature différente. Leurs pratiques ne visaient pas à apporter au pratiquant ce qui lui manquait, ni à le faire grandir et à l’amener à un état de puissance plus grande. Le Shinto et le Zen allaient plutôt dans le sens d’un retour de l’individu à sa nature originelle par le dépouillement de tout ce qui venait de l’extérieur. C’était un Gyo qui consistait à enlever plutôt qu’à ajouter, à faire retourner ce qui était coloré à un état de transparence. La tendance des deux premiers Gyo va dans le sens de donner de la vigueur; ce sont des Gyo à caractère solaire. Les deux derniers tendent au détachement et à la conciliation ; ce sont des Gyo à caractère lunaire. Ces deux tendances ont connu à plusieurs reprises des hauts et des bas selon les époques et ont contribué à établir les fondements de la culture japonaise. Par exemple, le Kabuki, qui tire son nom du mot kabuku (être incliné comme si on allait basculer) est né de la découverte de la beauté qui
réside dans le fait de perdre l’équilibre. Son registre de base se retrouve dans le Gyo du Shugendo et du Mikkyo, alors que l’esthétique du Yugen, qui s’est établie à travers le Nô de Ze-ami, se situe sur un même terrain que le Gyo du Shinto et du Zen.
Finalement, le courant du Gyo allant du Shinto au Zen a affiné la conception japonaise des pratiques ascétiques et a contribué à la formation de l’idée que les Japonais ont du corps. Bien que chacune des quatre religions ait des points de vue différents sur les pratiques ascétiques, on retrouve un fil commun quand on regarde les choses par le biais de l’idée du corps qui s’y fait jour.

misogi ueshiba ascétismeDans le Gyo le corps est utilisé comme un instrument permettant d’aller au-delà de la concentration volontaire. La méthode consiste à amener la conscience à se concentrer sur certaines sensations du corps, et à faire passer l’attention de la personne pendant un temps donné, de son mental à son corps. Les différentes positions dans lesquelles on met les mains et les doigts pendant la méditation en sont un exemple typique. Le fait de contraindre délibérément le corps à des conditions de stress, fait étroitement lié à la pratique du Gyo, en est un autre. Par le fait qu’une lourde charge est imposée au corps, l’attention du pratiquant est forcée de passer de la concentration mentale à la concentration du corps.
A l’étape suivante, le but est de séparer le moi du corps, auquel nous supposons normalement qu’il appartient, de manière à trouver le corps qui existe de façon distincte du moi ; ou en d’autres termes à trouver le corps dans sa pureté. Il s’agit du corps qui appartient simplement à la nature elle-même : le corps qui Est. La  découverte du corps qui Est signifie que toutes les sensations de la chair disparaissent. Ce qui émerge à la place est un corps qui a la qualité de la brume ou de l’air. La nature de ce corps qui est en train d’émerger est celle d’une totale passivité ; il peut fluctuer en éprouvant la sensation
d’être véritablement vivant, mais cela seulement si l’on invite ou accueille en soi-même ce qui ne vient pas du moi. La pratique du Gyo avait pour but d’entrer dans cet état sublime de passivité. Le contraste entre les deux catégories de Gyo a donc ses racines dans ce que chacun a décidé effectivement d’inviter. Pour les pratiques de Shugendo et de Mikkyo c’était l’esprit qui ne se trouble pas, tandis que pour le Shinto et le Zen c’était la source de toutes choses. Ainsi, quand on comprend la pratique du Gyo comme un phénomène du corps, il devient possible d’envisager l’émergence de quatre religions différentes qui n’en partagent pas moins la même structure de pratique ascétique.
On pourrait dire que cette attitude intérieure d’invitation ou d’accueil était l’essence même de l’idée de nature telle que la concevait la culture japonaise. Le mot japonais kangaeru (penser) était à l’origine ka mukaeru (accueillir et faire entrer ce qui est là). Ainsi pour les Japonais le processus de la pensée lui-même était une activité passive, le sens littéral du mot étant “inviter” ou “accueillir” l’objet de la pensée. Et c’était cette attitude d’invitation, ce fait d’entrer dans un état de passivité ou de réceptivité, que les Japonais considéraient comme naturelle. Ils accordaient plus de valeur au fait de voir les choses ou au fait qu’elles devenaient visibles quand on se trouvait dans un état de non-moi, qu’à l’acte volontaire de regarder ou d’observer. Pour eux l’état de réceptivité qui permet d’entendre avait plus de valeur que l’acte volontaire d’écouter. Et la voie pour atteindre cet état était la concentration à travers le Gyo.

Jeune femme jouant du Shamisen (détail) Kitagawa Utamaro – 1805
Jeune femme jouant du Shamisen (détail) Kitagawa Utamaro – 1805

Le tsugaru shamisen est un instrument de musique, un luth à trois cordes, qui vient des provinces du nord-est du Japon. On demande aux musiciens qui en jouent d’avoir à leur actif un morceau de musique original qu’ils puissent considérer comme leur appartenant en propre. La musique japonaise traditionnelle, contrairement à la musique occidentale, n’a pas un répertoire constitué d’une grande variété de compositions musicales. On attend plutôt des instrumentistes qu’ils cultivent leurs capacités d’improvisation pour pouvoir jouer le même et unique morceau dans différentes versions selon le moment et le lieu où a lieu le concert. Le regretté Takahashi Chikuzan, maître du tsugaru shamisen, effectuait une pratique de Gyo qui consistait à jouer de son instrument pendant huit jours et huit nuits sans prendre de repos. Selon Chikuzan, quand arrivait le huitième jour, toute conscience du fait d’être en train de jouer avait disparu pour lui. Il n’entendait plus les sons qui étaient censés sortir de l’instrument dont il jouait, et il commençait à percevoir son corps comme une étendue de lumière blanche. Venant des profondeurs de cette blancheur, il entendait un chant qu’il n’avait jamais encore entendu jusque-là. C’est ce chant qui devait devenir la composition originale de Chikuzan. Ainsi, les morceaux de musique dans l’art du tsugaru shamisen n’étaient pas des œuvres créées par les artistes, mais quelque chose que l’artiste accueillait en lui et qui venait d’un endroit inconnu. Ce qui naît de la pratique du Gyo est de nature différente selon ce que le pratiquant a invité en lui. Dans le cas que nous venons de voir, c’était la musique.
Il ne serait pas exagéré d’affirmer que l’idée du corps dans la culture japonaise s’est formée à partir de la pratique du Gyo. Pour les Japonais, le corps n’était pas seulement un outil fait pour servir dans la vie quotidienne. C’était un lieu destiné à recevoir l’immatériel. Contrairement au point de vue occidental, le corps n’était pas une chose qui devait être gérée selon la volonté de la personne, mais que l’on pouvait conduire vers un état d’harmonie grâce à la concentration du ki, qui survient quand on se libère de l’état de concentration par la volonté. Qui plus est, le corps, quand il est dans cet état, ne fonctionne pas de façon automatique, comme une machine. Par nature, il ne peut qu’improviser chacun de ses mouvements. Il fluctue en résonance avec les vibrations de la vie, dans un monde où tout est vivant. Et quand il bouge, du fait qu’il reçoit une force venant de l’extérieur, son mouvement n’a rien à voir avec le phénomène de transe ou de possession où l’on est déconnecté de soi-même, le centre n’est jamais perdu.
Je le répète, pour les Japonais le corps était un lieu fait pour recevoir la vie. Il ne s’agit pas, dans ce cas, de la vie de la personne ou de la créature individuelle, mais de la vie qui
s’écoule à travers tous les êtres dans un monde où tout est vivant. Cette vie ne s’est jamais arrêtée. Si l’union du sperme et de l’œuf est au commencement de la vie individuelle, alors la vie est ce qui rend cette union possible. L’œuf et le spermatozoïde doivent d’abord être vivants pour que leur union ait lieu. La vie existe donc au-delà de l’individu. La vie est un courant sans forme définie, qui ne s’arrête jamais, et le corps de l’indi-vidu est seulement un bateau qui vogue sur ce courant. Le bateau ne peut pas avancer de lui-même. Le corps ne peut bouger que parce qu’il est porté par le courant de la vie dans son ensemble.
Le concept de Gyo, qui est sous-jacent aux quatre religions, Shinto, Shugen, Mikkyo et Zen, avait pénétré dans la vie quotidienne de toute la population dès les périodes Kamakura et Muromachi. Il ne faut pas comprendre par là que les enseignements religieux se diffusaient, mais que le Gyo lui-même se propageait. La pratique du Gyo a donc pu franchir les limites du domaine religieux, pour devenir la base sur laquelle s’est
élaborée une certaine façon de voir le corps, qui par la suite donnera naissance au concept de Kata, ou forme. Le Kata est l’expression symbolique de la  manière des Japonais de considérer le corps, laquelle est issue du Gyo. La vénération des Japonais pour le Gyo devait finalement se traduire par un sentiment de respect pour le Kata.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Suite de l’article :  #4 La philosophie du Kata.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Estampe : La cascade au claire de lune  Auteur : Utagawa Hiroshige (1797-1858).
  • Vieil Ainou  extrait de « Japon »  de Fosco Maraini.  1959 Ed. B.Arthaud
  • Morihei UESHIBA avec son fils Kishomaru, pratique sous la cascade
  • Jeune femme jouant du Shamisen (détail) Kitagawa Utamaro – 1805

#2 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

suite de #1 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi.

Sentir la vie au sein de toute chose.

HiroshigeParmi les mesures d’occidentalisation qui ont conduit à la dissolution de la culture japonaise traditionnelle figure le changement du calendrier qui date de 1873. Le gouvernement Meiji prit la décision d’abolir le calendrier mixte lunaire-solaire qui était en usage depuis mille deux cents ans et de le remplacer par le calendrier Grégorien, solaire. L’utilisation du calendrier prit effet seulement trente trois jours après la promulgation du décret, ce qui plongea la population dans une grande confusion. Mais le plus important, ce fut l’énorme impact qu’eut cette réforme sur la sensation profonde qu’avait le peuple japonais du rythme des saisons et des cycles de la vie. L’ancien calendrier était désigné couramment comme “le calendrier du fermier” à cause de ses liens étroits avec le rythme des activités agricoles [Fujii, (1997)]. Il n’était pas calculé uniquement d’après des données astronomiques, mais basé sur une compréhension profonde du cycle de la vie des plantes et des animaux de la campagne, avec des connections supplémentaires faites d’après l’observation des planètes. On peut dire que le passage de l’ancien calendrier au nouveau a été au fond un changement dans le mode de découpage du temps, le passage d’un temps rythmé par le cycle de la vie à un temps objectif basé sur la science astronomique occidentale.

L’ancien calendrier faisait coïncider le Jour de l’An avec les premiers signes du printemps, symbolisés par l’éclosion des fleurs de prunier et par le chant de la fauvette; le deuxième mois était celui des fleurs de cerisier; le troisième celui des fleurs de pêcher. Le temps était découpé selon des cycles de la vie des choses de la nature, qui n’interviennent pas à des intervalles réguliers comme les planètes et les étoiles. C’est pour cela que sur une certaine période de temps il se produit inévitablement un décalage entre un calendrier basé sur les cycles de la vie et un découpage du temps planétaire objectif. Comme l’ancien calendrier accordait plus d’importance aux rythmes de croissance des plantes et des êtres vivants ainsi qu’à la façon dont les hommes vivaient les saisons, et mettait moins l’accent sur le strict calcul des cycles objectifs du mouvement des planètes, la nouvelle année ne commençait jamais le même jour, si l’on calcule d’après le calendrier actuel. Au onzième mois de chaque année on publiait le calendrier pour l’année suivante,
et en fonction de cela les gens planifiaient alors les activités agricoles, les évènements et les fêtes pour l’année à venir. Le gouvernement Meiji considéra que le calendrier basé sur les cycles de la vie n’était pas scientifique, et décida d’utiliser à sa place le calendrier solaire basé sur l’astronomie. Un agencement du temps qui est rationnel selon l’astronomie n’est cependant pas toujours rationnel du point de vue de la vie des humains et des autres créatures vivantes. La science moderne a rejeté le découpage du temps centré sur la vie et prôné la mesure objective du temps. Cela ressemble beaucoup au fait de prendre, en musique, le temps qui était basé à l’origine sur le rythme de la marche, et de le transformer en un temps mathématique mesuré par le métronome, ce qui donne une musique que le musicien comme son public ressentent comme quelque chose de raide qui coupe la respiration. Ou bien, c’est comme le fait de remplacer la respiration humaine par des poumons artificiels dont le mouvement suit un rythme régulier calculé mathématiquement. Les rythmes de la vie, quant à eux, se déroulent selon un ordre différent de celui des cycles répétitifs calculés par les mathématiques.


Le changement de calendrier a eu pour effet de perturber la sensation que le peuple japonais avait des saisons. Le nouveau calendrier ne leur laisse aucune autre possibilité que celle de vivre avec un découpage du temps sans aucun rapport avec la tradition japonaise. Pour nos ancêtres, le début de la nouvelle année allait toujours de pair avec la sensation claire de l’arrivée du printemps. Par contre, à l’heure actuelle, le Jour de l’An tombe en plein milieu de l’hiver. Et pourtant, les Japonais continuent de s’envoyer à chaque Nouvelle Année des cartes qui célèbrent la venue du printemps. Ce n’est rien que l’exécution d’un rituel qui fait comme si le printemps nouveau était là mais ce n’est pas un fait vécu. Le septième jour du premier mois de l’année, dans toutes les maisons au Japon, on mange du porridge de riz cuit avec sept variétés d’herbes printanières. Mais au septième jour du premier mois de l’ancien calendrier, ces sept  variétés d’herbes avaient véritablement fait leur apparition dans les champs. Or ce n’est plus du tout le cas, le 7 janvier du calendrier actuel. C’est ainsi que pour perpétuer ce rite fictif, les magasins garnissent leurs étalages de ces herbes qui viennent de serres où elles poussent artificiellement. De même, la date de Hinamatsuri, la fête où les familles célèbrent leurs filles qui grandissent, est le 3 mars. Ce jour là dans toutes les maisons où il y a des petites filles, on aménage un espace pour mettre des poupées habillées à la manière traditionnelle et on place à côté d’elles des fleurs de pêcher. Le 3 mars selon le nouveau calendrier, les pêchers ne sont pas encore en fleurs. Là encore les magasins sont pleins de fleurs qui ont poussé en serre. Les Japonais de l’époque moderne répètent chaque année ces évènements faux. Et pourtant ils continuent à présenter leur propre pays aux étrangers en expliquant que «la beauté de la culture japonaise est dans l’harmonisation avec la nature».
Il est à noter qu’aujourd’hui, au Japon, pratiquement personne n’a conscience de ce décalage. Le vécu direct et perpétuellement renouvelé des saisons et de leurs changements est perdu, et il ne reste qu’un lien au niveau conceptuel entre les dates et les évènements. En tous cas, l’étrange tendance des Japonais d’aujourd’hui à se comporter avec les autres à la manière traditionnelle, après avoir accepté la politique d’occidentalisation du gouvernement et après avoir rejeté la tradition pendant si longtemps, pourrait être considérée comme un sujet intéressant d’étude des maladies du psychisme.
Il est piquant de voir que les Japonais ne réalisent pas que les années datant les événements historiques sont comptées, dans tous les livres sur l’histoire du Japon, selon le calendrier occidental, alors que les mois et les jours, dans ces mêmes livres, sont en fait comptés selon l’ancien calendrier. Un autre exemple de la confusion dans laquelle ils sont, c’est celui du deuxième nom donné à chacun des mois. Les gens continuent d’utiliser ces noms pour les mois du nouveau calendrier, alors qu’ils n’ont aucun sens si l’on n’utilise pas le calendrier traditionnel. Il s’ensuit que le nom et l’expérience vécue n’ont aucun rapport entre eux: minazuki, le nom du sixième mois de l’ancien calendrier, qui signifie “le mois sans eau”, est maintenant utilisé pour le mois de juin, en dépit du fait qu’au mois de juin on est en plein milieu de la saison des pluies. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la plupart des Japonais d’aujourd’hui aient perdu tout intérêt pour la lecture et la compréhension de la littérature classique.
Finalement, la perception des saisons qu’ont les Japonais se résume à remarquer que la température change. Les différentes saisons ne sont plus que des modèles selon lesquels la température est répartie au cours de l’année. Cependant, pour les gens qui vivaient selon l’ancien calendrier, la perception des saisons n’était certainement pas basée sur l’évolution de la température. Ils étaient pleinement attentifs aux messages subtils qu’ils recevaient de l’environnement naturel où ils se trouvaient, et prenaient plaisir à cultiver une conscience très fine du changement des saisons. La poésie ancienne des waka et des haiku le montre clairement.
L’expérience du contact direct et des sensations qui vont avec le cycle des saisons, dont les exemples abondent dans la littérature classique japonaise, renvoie à un aspect tout à fait fondamental de la culture japonaise traditionnelle : le point de vue selon lequel tout ce qui existe est en vie. Cette capacité de sentir que toutes les choses sont vivantes et qu’elles résonnent en harmonie les unes avec les autres, était ce qui donnait aux gens la certitude d’être en vie. « Je suis vivant » était véritablement synonyme de « Tout le reste est vivant aussi ». Cultiver la capacité de ressentir cette sensation de la vie dans tout ce qui se trouvait autour de soi était, de façon directe, la voie qui permettait de nourrir sa propre vie. Ze-ami (1363 ? -1443 ? ) que l’on considère comme le fondateur du Nô, explique à ses disciples dans le Fushikaden, que « La voie de la poésie favorise la longévité et doit donc être étudiée absolument » [Nogami & Nishio, 1958, p. 11)]. A l’heure actuelle, il ne viendrait à l’esprit de personne de penser que la poésie puisse être une façon de se maintenir en bonne santé. Mais dans un monde où tout possédait une vie, tout, y compris la poésie et le Nô, pouvait conduire à la longévité. Parce que le fait de créer entre le monde humain et le monde naturel une relation telle qu’ils se reflétaient l’un l’autre, était très précisément ce qui permettait à l’individu de puiser de nouvelles forces pour sa propre vie.
La culture traditionnelle du Japon est une culture d’artisans. Dans tous les domaines, les maîtres artisans ont transmis les mêmes choses à leurs apprentis pendant des siècles. Tous sans exception assurent que les matériaux qu’ils utilisent sont  vivants. Le teinturier dit que la toile est vivante, le potier que l’argile est vivante ; les forgerons affirment que l’acier qu’ils martèlent est vivant [S.B.B. Inc., (19xx)].
Les clous d’acier forgés par les forgerons japonais traditionnels contiennent davantage d’impuretés que les clous modernes produits dans les fonderies. Pourtant, on a découvert que les clous provenant de constructions qui datent de six cents ans sont encore exempts de rouille et en parfait état pour une réutilisation éventuelle. Ce fait, qui est en contradiction avec les théories scientifiques, n’est peut-être pas en lui-même une preuve à l’appui de la croyance selon laquelle tout est vivant, mais il donne fortement à penser que la conviction bien enracinée du forgeron comme quoi l’acier avait une vie pouvait passer dans un simple clou et devenir une force puissante capable de résister au temps.
Cette vision du monde, selon laquelle toute chose possédait une vie, était également à la base des méthodes de construction en bois dans l’architecture traditionnelle. Le bois destiné à être utilisé dans la construction restait traditionnellement dehors aux intempéries pendant une période d’environ dix ans. Cependant, après la deuxième guerre mondiale, les scientifiques firent leur entrée dans l’industrie du bois de construction, analysèrent le taux d’humidité du bois brut qui avait été laissé dehors, et mirent au point une machine à sécher le bois qui permettait d’arriver au même taux d’humidité que celui mesuré, en trois heures seulement. Cette réduction de dix ans à trois heures retire cependant l’humidité du bois à un niveau cellulaire, rendant le bois incapable, sauf superficiellement, d’absorber l’humidité. Autrement dit cela enlève au bois ses qualités d’origine et entraîne une diminution de sa durée de vie. Depuis le début, l’exigence de la démonstration scientifique a toujours été de rendre visible l’invisible. La méthode qu’utilise la science consiste à convertir ce qui ne peut pas être quantifié en une chose quantifiable : dans ce cas le fait de “laisser le bois aux intempéries” devient “séchage”. Laisser le bois dehors pendant dix ans signifie qu’il sera à la pluie, au vent, à la chaleur et sous la neige pendant dix ans. Les charpentiers qui construisent les sanctuaires et les temples à Kyoto laissent en fait leur bois dans l’eau pour que l’eau contenue dans le bois se trouve renouvelée.

hokusai
Les scieurs dans les montagnes de Tôtômi ( Tôtômi sanchû ) Hokusai Katsushika

Voilà qui, manifestement, diffère fondamentalement du séchage. L’exposition du bois aux intempéries donne dix ans au matériau pour s’ajuster à un environnement différent de celui où il a poussé, et cela reflète l’attitude ancienne qui considérait que le bois de construction était vivant. C’est cette capacité à ressentir la vie dans le bois de charpente qui a permis la création de bâtiments en bois qui ont une durée de vie d’un millier d’années.
Cependant, la politique d’occidentalisation dans le domaine de l’architecture se poursuit à l’heure actuelle. La réglementation du gouvernement exige un taux d’humidité inférieur à 20% pour le bois de construction. C’est un chiffre impossible à atteindre par les méthodes naturelles de stockage, et cela signifie en réalité que seule l’utilisation du bois de construction séché artificiellement est autorisée par le gouvernement. S’il est vrai que la résistance du matériau augmente pour chaque pièce de bois quand le taux d’humidité est maintenu à moins de 20%, par contre le bois perd ses qualités naturelles; on lui a enlevé la capacité à respirer. L’architecture occidentale met l’accent sur la résistance des matériaux, mais elle ne considère pas le bois de construction comme un être vivant. D’un point de vue pratique, le bois est utilisé exactement comme s’il s’agissait de poutres en acier. Au contraire l’architecture traditionnelle attachait de l’importance à l’équilibre. Elle recherchait la force dans l’équilibre, et considérait que la force vitale contenue dans le bois était de la plus haute importance pour arriver à l’équilibre souhaité.
Depuis une centaine d’années, la science fait de son mieux pour dérober son pouvoir au temps. Mais la vie croît et mûrit avec le temps, et la compression du temps signifie nécessairement que certaines choses seront sacrifiées. De la même façon que l’écoute de la musique demande un certain temps qui ne peut pas être comprimé, une croissance forcée génèrera tout simplement un développement anormal. Le travail des artisans qui appliquent la laque couche après couche, la fabrication des clous par le forgeron, le travail du forgeur de sabres, tout cela se fait en coexistence avec le temps. Pendant des siècles, les artisans ont concentré leur attention sur le fait de saisir le ki (le moment juste), et d’utiliser le ma (intervalle, moment d’accalmie dans l’écoulement du temps). Le travail du forgeur de sabres consiste à chauffer le métal, à le retirer du feu précisément quand il faut, et à le refroidir rapidement en le plongeant dans l’eau avant de le chauffer à nouveau. Ce processus se répète un certain nombre de fois, et tout l’art consiste à saisir le moment pour l’action, le degré qu’elle doit atteindre, et l’intervalle de pauses justes (ki do ma). Cette compétence a permis la création de sabres tels qu’il est impossible d’en produire de semblables avec la technologie la plus avancée.

Chaque pilule que les docteurs de médecine occidentale prescrivent à leurs malades contient une multiplicité de produits actifs. Le patient ingère simultanément par exemple, dix ingrédients actifs en une seule pilule. Ceci est directement lié au caractère de recherche de l’efficacité que l’on voit à l’œuvre dans les méthodes de séchage artificiel ou de forçage des plantes dont nous avons parlé précédemment. En termes simples, c’est la conversion de la dimension temps en espace, et nous devrions reconnaître que c’est là la source des effets secondaires néfastes de la médecine moderne. Dans la médecine chinoise, le docteur donne un seul produit actif au malade, puis il en observe l’effet sur son état avant de décider comment poursuivre le traitement, ce qui veut dire qu’en moins de dix jours le patient ne peut pas prendre dix composants actifs différents. Observer l’état du malade et y répondre ensuite selon son évolution est un processus tout à fait naturel, qu’on ne devrait certainement pas mépriser comme étant inefficace. Il ne paraît inefficace que parce que la science a attaché de la valeur au fait de remplacer les rythmes invisibles de la vie qui sont inclus dans le temps par le mouvement visible du temps de l’horloge. La philosophie qui s’applique ici accorde plus de valeur au résultat qu’au processus, à l’aboutissement qu’à l’expérience. Nous devrions réfléchir de nouveau à la question de savoir si l’accomplissement que nous cherchons dans la vie est celui du vécu ou celui du résultat. Le rythme inclus dans le temps nous apporte un vécu riche et la certitude d’être vivants. La façade du positivisme cache l’attitude absurde du scientifique qui allume la lumière pour sonder la nature de l’obscurité.
CapturecharpentierUne des compétences de base dans l’art de la charpente traditionnelle consiste à discerner dès le premier coup d’œil, sur un morceau de bois de charpente, où est la tête et où est le pied. Ceci parce que les charpentiers traditionnels croient que chaque pièce de bois conserve de l’époque où l’arbre poussait dans les montagnes, la mémoire du ciel et de la terre et, qui plus est, que le bois ne pourra pas trouver une nouvelle vie si on ne le positionne pas en conformité avec cette mémoire. La distinction à faire entre le devant et le derrière est également importante. Le devant est le côté de l’arbre qui était exposé au soleil, le derrière est bien entendu le côté opposé. Les arbres qui poussent sur les pentes d’une montagne orientées à l’est sont utilisés comme piliers pour le côté est des constructions ; les arbres provenant des pentes ouest sont utilisés pour le côté ouest. Les piliers pour chacune des quatre directions sont agencés en concordance avec la façon dont ils ont poussé dans leur sol natal, et il y a la croyance que les arbres jouiront d’une seconde vie de cette manière. De fait, quand un seul des piliers se trouve placé la tête en bas, on constate une étrange sensation de disparité qui émane du bâtiment. Les espaces traditionnels habités par les Japonais pendant deux mille ans ont été construits d’après de telles méthodes basées sur l’harmonie entre le matériau vivant et la vie [Nishioka, (1993)]. La sensation qui en résultait était celle d’être entouré d’une vie intangible, et c’était exactement cette sensation de confort-là que les Japonais avaient choisi d’aimer par-dessus tout.
C’est en cela que les méthodes de construction de l’architecture en bois japonaise traditionnelle diffèrent à la base de celles de l’architecture occidentale. Cependant, les méthodes traditionnelles mises au point grâce aux connaissances accumulées par l’expérience ne suffiraient pas pour qualifier l’architecture japonaise de “culture”. La culture dans l’architecture japonaise réside dans l’absence de séparation entre la sensibilité du charpentier et ses méthodes de construction. La découverte de la façon dont la sensation, ou la conscience que l’on a de l’intangible, peut être utilisée dans l’application de certains procédés techniques de manière à ce qu’ils acquièrent vie, c’est ce que les Japonais d’autrefois appelaient waza (art ou maîtrise). Le raffinement de ces waza, ou en d’autres termes, le raffinement de la sensibilité du charpentier – pour poursuivre l’exemple de l’architecture – est ce qui suscite dans la sensibilité de celui qui y habite, une correspondance qui à son tour produit une sensation de plénitude et de confort dans l’espace habité.
L’essence de la culture, c’est le partage de certaines valeurs intangibles par tout un peuple – la conscience collective d’un peuple, qui se rassemble pour tendre à un idéal abstrait.
Prenez le kimono japonais traditionnel. Contrairement aux vêtements occidentaux, le kimono n’est pas une fin en soi. Le produit réel n’est pas le kimono, mais plutôt le tissu dont il est fait. Par nature, le kimono est composé entièrement de bandes de tissu droites, ce qui fait qu’il peut facilement retourner à son état d’origine de tissu, si l’on défait simplement les coutures.
Le tissu peut alors être reteint ou réutilisé pour faire d’autres vêtements. Il peut même être transmis en héritage plusieurs fois de génération en génération. Une telle conception du processus de régénération est essentielle dans une culture dont la vision du monde est que toute chose possède une vie.
La façon dont Ze-ami a construit le Nô incluait même la communication avec les morts. Le Nô est un art théâtral dont la construction unique comprend des danses, du chant et du récit. L’histoire est jouée par trois personnages principaux : le voyageur, le moine, et le fantôme. Ce que Ze-ami attendait des acteurs ne relevait ni du jeu d’acteur, ni de l’expression des émotions : c’était la communication directe et l’harmonisation avec les morts. Le Nô, pour Ze-ami, était un rituel de purification, par lequel les morts devaient être pacifiés et renaître. Ce thème à caractère sérieux forgé par Ze-ami donna naissance au concept de Yugen (que l’on traduit habituellement par “ce qui est subtil et profond”). Les sensations vécues en rapport avec ce que nous appelons Mono no aware, Wabi, Sabi et Yugen, d’une importance cruciale dans la compréhension de la culture Japonaise sont toutes nées de cette même vision du monde, et pour cette raison sont susceptibles d’être partagées par tous les Japonais [Shinkawa, (1985)].
Le sanctuaire d’Ise est le sanctuaire le plus important du Japon, et son histoire remonte à mille cinq cents ans. Dans les vastes enceintes plantées de forêts du sanctuaire, on a accompli un certain rituel tous les matins et tous les soirs pendant toute l’histoire du sanctuaire. Ce rituel appelé Higoto-Asa-Yu-Ohmikesai, consiste à purifier le sanctuaire et à faire des offrandes de nourriture à l’Esprit Divin. L’auto-suffisance est la règle ; toutes les offrandes doivent être produites à l’intérieur des enceintes du sanctuaire. Le sanctuaire a ses propres jardins, et ses propres champs où l’on récolte le riz, les légumes et les fruits ; il a son marais salant d’où l’on extrait le sel selon des méthodes ancestrales, et un puits où l’eau ne s’est jamais tarie depuis mille cinq cents ans. La nourriture est préparée sur un feu purifié rituellement, appelé Imibi, que l’on allume en faisant tourner une vrille de bois sur une latte de bois sec, procédé qui date de l’époque Yayoi, et les assiettes sont en poterie non émaillée cuite dans un four au sanctuaire-même. Ce qui est le plus caractéristique du sanctuaire d’Ise c’est son rituel de Shikinen sengu. Ce rituel consiste dans le démontage complet et la reconstruction des édifices du sanctuaire tous les vingt ans. Les matériaux de construction des nouveaux bâtiments
proviennent entièrement de la forêt du sanctuaire. De cette façon, les bâtiments sont reconstruits exactement à l’identique et des jeunes arbres sont plantés à la place de ceux qui ont été abattus, de manière à être utilisés pour le rituel de reconstruction qui aura lieu deux cents ans plus tard [Yano, (1993)]. Ces activités, qui se poursuivent depuis quinze siècles dans ce lieu, sont l’expression de la vision du monde et de la vie du sanctuaire, sans qu’il soit besoin d’utiliser le langage.
Ainsi, l’idée de l’omniprésence de la vie était un courant sous-jacent de la culture traditionnelle du Japon. Elle reconnaissait la présence de la vie en toute chose, ce qui amenait la certitude d’une correspondance entre toute chose, et touchait à ce qui s’écoule sans trêve du passé vers le futur.

Suite de l’article :  #3 L’idée du corps dans l’ascétisme

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Estampe : Le moineau sur le camélia enneigé.  Auteur : Utagawa Hiroshige 1 (1797-1858). Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie
  • Estampe : Les scieurs dans les montagnes de Tôtômi ( Tôtômi sanchû ) : Les « Trente-six vues du mont Fuji » ( Fugaku sanjû-rokkei ), 19 e vue. Auteur :    Hokusai Katsushika (1760-1849) Bibliothèque nationale de France
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.

#1 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais. par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

Au cœur de toute culture se trouve une certaine idée du corps,  et cette idée est déterminante dans le choix fait par chaque culture d’accorder de la valeur à certaines expériences de la perception plutôt qu’à d’autres. Les tentatives pour mener à bien ces expériences conduisent à l’établissement de certains principes relatifs à la façon de bouger le corps et de s’en servir ; ces principes déterminent les modèles reconnus pour la maîtrise des compétences essentielles, modèles qui vont à leur tour diffuser dans tous les domaines de l’art, créant une base très riche sur laquelle la culture peut s’épanouir. La culture du Japon traditionnel, qui s’est désintégrée sous l’effet de la Restauration Meiji, possédait bien une structure de ce type. L’idée que l’on se faisait du corps, les sensations partagées et les principes selon lesquels on bougeait, toutes ces choses qui appartenaient au Japon traditionnel étaient radicalement différentes de ce qui est arrivé de l’Occident et qui n’a cessé d’être propagé de manière aveugle par le gouvernement japonais depuis la Restauration Meiji.
Cet article montre la faiblesse des points d’ancrage du Japon moderne dont la culture est bâtie sur la destruction de ses propres traditions, et explore la possibilité pour lui de donner naissance à une culture nouvelle en portant le regard sur la structure de sa tradition culturelle perdue.

La mise en scène de la mort dans la société moderne

Il y a au Japon une politique nationale qui se poursuit sans répit jusqu’à nos jours depuis presque cent quarante ans, date du début de la Restauration Meiji en 1868. C’est la politique d’occidentalisation, qui a conduit à la désintégration continuelle de la vision japonaise traditionnelle de la vie et du corps, et ceci dans sa totalité. En acceptant cette politique, le peuple japonais a effectivement eu accès, au niveau pratique, au genre de vie d’une société moderne emplie à ras bord de technologie scientifique occidentale. En même temps, cependant, il a de ses propres mains démantelé et oblitéré une tradition vieille de deux mille ans. On ne sait toujours pas qui a véritablement été à l’origine de la réforme sociale la plus draconienne qui ait jamais eu lieu dans l’histoire du Japon, à quelle classe ces personnes appartenaient ni quels étaient leurs objectifs [Oishi, (1977)]. En tout cas, la Restauration Meiji fut déclenchée par l’ouverture des ports japonais au commerce étranger en 1854, quand le Shogunat Tokugawa, cédant à la pression militaire des Etats-Unis et des pays d’Europe, prit la décision de mettre fin à la politique d’isolement qui était la sienne depuis deux cents ans. Cette décision du Shogunat provoqua le chaos dans la nation toute entière. Les samouraï, irrités par la lâcheté de la position du Shogunat, se soulevèrent, tandis que l’exportation de la soie grège provoquait une tourmente économique causée par une très forte augmentation des prix. Face à la pression venant de l’intérieur comme de l’extérieur du pays, Tokugawa Yoshinobu, alors Shogun, n’eut pas d’autre choix que d’abandonner le pouvoir en 1867.
Le nouveau gouvernement Meiji établit un Etat de type impérial sur le modèle de la monarchie constitutionnelle prussienne, institua un Shintoisme d’Etat à caractère nationaliste  en lieu et place du Christianisme qui est au centre la culture occidentale et entama rapidement une re-création de la nation. Tandis que dans les institutions politiques, l’économie et l’industrie, étaient appliquées des réformes basées sur les modèles occidentaux, la politique de modernisation, d’occidentalisation et de progrès scientifique atteignait aussi les modes de vie de l’ensemble de la population.
En apparence, cette politique d’occidentalisation semblait être mise en place pour guider le peuple japonais dans son adaptation à son nouveau gouvernement construit en l’espace très court de deux ans après l’effondrement du Shogunat. En réalité cependant, elle visait à rejeter et à démanteler tous les aspects de la culture traditionnelle japonaise en glorifiant la civilisation occidentale de manière permanente. Cette politique comportait trois axes principaux : la propagande, les ordres et les réglementations émanant du gouvernement, et le contrôle de l’information, aucune place n’étant laissée pour permettre à la culture traditionnelle de coexister avec l’ordre nouveau.
Les familles impériales et royales furent les premières à adopter le mode de vie occidental, comme si elles se posaient en exemple pour le reste de la nation, provoquant dans la population une soif pour tout ce qui venait de l’Occident. Ainsi l’empereur, symbole du Japon, en vint aussi à servir de symbole de l’occidentalisation. Les médias suivirent, propageant des vues superficielles qui glorifiaient la civilisation occidentale et
boycottaient la tradition. Leur slogan, «Bunmei kaika» (l’épanouissement de la civilisation) résonnait dans tout le pays.
Même les cerisiers sauvages, qui avaient été adorés à travers toute notre histoire, furent coupés et utilisés comme bois de chauffage dans tout le pays, parce qu’ils rappelaient l’ancien système féodal.

Cerisiers, 1592. De Hasegawa Tōhaku et Hasegawa Kyūzō, Chishaku-in.
Cerisiers sauvages, 1592. De Hasegawa Tōhaku et Hasegawa Kyūzō, Chishaku-in.

Et à leur place le someiyoshino, un cerisier hybride créé artificiellement, était prisé car c’était un produit de la science : il se développe dans n’importe quel type de sol, fleurit magnifiquement et presque simultanément partout, et possède une beauté uniforme qui vient du fait que ses fleurs s’ouvrent avant qu’une seule feuille ne soit apparue sur ses branches. Mais, comme toutes les plantes créées artificiellement, le someiyoshino n’a aucun parfum ; il n’a pas hérité du parfum intense du cerisier sauvage. Et tandis que la durée de vie d’un cerisier sauvage est estimée à trois cents, et parfois cinq cents ans, le someiyoshino ne vit que soixante-dix ou quatre-vingts ans [Horibe, (2003)]. Ce cerisier artificiel à la beauté uniforme, privé de parfum et de longévité par la main de l’homme, a été planté dans tout le pays et on a fini par le désigner comme étant la fleur nationale du Japon. Si la naissance de la civilisation occidentale moderne peut être comparée à l’épanouissement d’une fleur enracinée dans le terrain des cultures traditionnelles de l’Occident, alors la modernité au Japon est une fleur artificielle qui n’est pas issue d’un terrain réel. Le destin qu’ont connu les cerisiers révèle la vraie nature de la modernité artificielle et déformée qui émerge dans notre pays.
Naturellement, la destruction des cerisiers sauvages ne représentait qu’une petite partie des changements colossaux en train de se produire. Un des aspects les plus marquants de l’activité destructrice de la Restauration fut peut-être le décret du gouvernement instaurant la séparation entre Shinto et Bouddhisme. Cette mesure, qui fut appliquée pour établir le Shinto d’État, déclencha un mouvement anti-bouddhiste qui amena à la destruction de temples, de statues et de chambres de thé de grande valeur historique dans tout le pays.
Il a même été interdit, après la Restauration, de jouer des pièces de théâtre traditionnel Nô, et presque tous les acteurs de Nô ont dû se tourner vers d’autres métiers ou arrêter leur activité.
Au milieu de cette atmosphère de rejet total de tout ce qui était traditionnel, on propagea la façon de s’habiller à l’occidentale, au début par le biais de l’uniforme pour les militaires et les fonctionnaires. En même temps, on introduisit la façon de manger occidentale par le biais des repas servis dans les hôpitaux et  l’architecture occidentale par les équipements publics. Porter des cravates et des vêtements qui se boutonnent, manger du bœuf, boire du lait de vache, entrer dans un bâtiment sans enlever ses chaussures, toutes ces choses que le peuple japonais
n’avait jamais faites au cours de ses deux mille ans d’histoire, devinrent les premiers gages de loyauté imposés par le gouvernement Meiji.
Le gouvernement se mit alors à édicter un nombre croissant d’interdictions et de mesures contraignant les individus à changer de branche d’activité ou à quitter le service public. Par exemple, la décision d’introduire la médecine occidentale en tant que médecine officielle du Japon s’accompagna d’un effort gigantesque du gouvernement pour éradiquer la pratique très ancienne de la médecine chinoise. Les praticiens de médecine chinoise opposèrent une forte résistance et il fallut finalement plus de quarante ans pour que cet effort aboutisse. Au cours de cette période, en vue de décider laquelle des deux médecines était supérieure à l’autre, on installa un hôpital chargé de recueillir les données concernant l’efficacité des deux médecines par rapport à une maladie, le béribéri. Pourtant, le résultat de ce qu’on a appelé la compétition Est-Ouest à propos du béribéri fut un match nul, et les conflits entre les deux écoles s’intensifièrent, conduisant même à une tentative d’assassinat contre Sohaku Asada, célèbre docteur de médecine chinoise et leader de la résistance [Fukagawa, (1956)]. C’est là qu’on peut bien voir la nature machiavélique de la politique d’occidentalisation du gouvernement Meiji. Un coup d’œil aux articles de journaux de cette époque-là montre une série d’écrits irrationnels comme celui-ci : « Comparée aux affreux liquides noirâtres préparés par les docteurs de médecine chinoise, voyez la splendide blancheur des poudres de la médecine occidentale ! » Les praticiens de médecine chinoise étaient forcés d’affronter des accusations injustes de ce genre répandues par les médias.
L’introduction de la médecine occidentale visait à accomplir davantage que l’occidentalisation des pratiques médicales. Il s’agissait essentiellement d’une politique dirigée contre le Shogunat. Par exemple, la conservation des pratiques d’acupuncture qui n’existaient pas dans la médecine occidentale, ressemblait de l’extérieur à une mesure de sauvetage en faveur des aveugles, qui étaient traditionnellement relégués dans ce genre de travail. Cependant la pratique d’acupuncture reconnue par le Shogunat était celle de l’acupuncture japonaise qui avait été créée à partir de l’acupuncture chinoise mais complètement revue et améliorée. Ce fut donc l’acupuncture japonaise qu’on frappa d’interdiction et on ordonna aux praticiens d’exercer à la place l’acupuncture chinoise [Machida, (1985)]. En d’autres termes, ce qui caractérisait la politique d’occidentalisation c’était le rejet complet de la tradition japonaise, tout ce qui venait de l’étranger étant accueilli et considéré comme ayant une grande valeur.
Les étudiants dans différents domaines comme l’architecture, la cuisine et la médecine furent tous obligés d’apprendre les théories occidentales, s’ils voulaient obtenir les permis officiels pour exercer, que le gouvernement venait d’instituer. Le gouvernement tentait, en mettant en place ces systèmes, de couper la chaîne de transmission du savoir expérimental et ainsi de mettre fin à la tradition de l’apprentissage. Par exemple, en imposant aux architectes japonais l’étude de la théorie occidentale basée sur le système métrique, le gouvernement réussit effectivement à empêcher les maîtres charpentiers de transmettre leur savoir à leurs apprentis, car leur art était basé sur le système de mesure traditionnel japonais [Matsuura, (2002)].

menusier
travail du bois, vers 1877-1878.

Au Japon, les méthodes traditionnelles de construction qui avaient permis d’édifier les plus grandes structures en bois du monde, ayant de plus une durée de vie d’un millénaire, étaient basées sur des principes théoriques complètement différents de ceux des méthodes occidentales. Emporté par la vague de culte des théories occidentales, le gouvernement continue néanmoins encore à l’heure actuelle à imposer l’occidentalisation de l’architecture, sans examiner ni  reconnaître la valeur des méthodes traditionnelles de son pays. En 1959, le gouvernement a adopté une résolution officielle, proposée par l’Institut d’Architecture du Japon, interdisant la construction de bâtiments en bois. Six ans plus tard, il interdisait l’utilisation du système de mesure traditionnel japonais. Les codes japonais de la construction préconisent les structures en béton qui ont l’avantage de transformer les villes en forteresses, et cela conduit à la disparition des structures en bois qui, issues de cette terre et de son climat, ont été les piliers du mode de vie des Japonais pendant deux mille ans. Le résultat de tout cela, c’est que les magnifiques forêts du Japon sont maintenant en train de péricliter.
Le contrôle de l’information par le gouvernement s’appliqua également au nouveau système d’éducation établi en 1872. Celui-ci, avec son programme entièrement basé sur les théories occidentales, est devenu une place forte dans le processus
d’occidentalisation. Le système éducatif, tendancieux car tout à la gloire du mode d’étude occidental, amenait l’intellect et la sensibilité des Japonais à ignorer et à dédaigner leur propre culture traditionnelle.
Même les matières comme l’art, la musique et l’éducation physique, dont le but est de cultiver la sensibilité esthétique des étudiants, sans parler des matières plus générales, ont joué un rôle majeur pour démanteler la culture traditionnelle et stimuler le processus d’occidentalisation.
L’enseignement artistique introduisit les couleurs éclatantes de la palette occidentale, tandis que les couleurs japonaises traditionnelles tombaient dans l’oubli et qu’on n’enseignait plus leurs principes d’harmonie. La sensibilité aux couleurs, très riche dans la tradition japonaise est évidente si l’on regarde les kimono ou les encadrements traditionnels des calligraphies et des peintures. Un catalogue d’échantillons de teintes destiné aux fabricants de kimono dans la période d’Edo montre cent teintes de gris différents et quarante-huit teintes de marron, chacune ayant un nom particulier [Nagasaki, (2001)]. Les teinturiers capables de créer une telle variété de couleurs à partir de végétaux démontraient là leur savoir-faire admirable. Mais ce qui est encore plus étonnant c’est que les couturiers et même les clients étaient capables de distinguer toutes ces nuances. Pour les Japonais, la couleur était une chose qui se fondait dans le tissu ; les couleurs devaient mettre en valeur la qualité inhérente au matériau brut. Les nouvelles couleurs venant de l’Occident, au contraire, formaient une couche plaquée sur le matériau brut. Cette confrontation porta un choc et troubla la sensibilité subtile aux couleurs qui avait été celle des Japonais jusque-là. Cent quarante ans plus tard, le résultat de cette éducation se manifeste à l’évidence dans le goût vulgaire des couleurs que l’on voit dans les villes du Japon moderne. Dans les rues, ni les enseignes des magasins ni les prospectus ne montrent la moindre trace de subtilité. C’est comme si l’utilisation de couleurs intenses et voyantes pouvait à elle seule suffire pour imiter la perception occidentale des couleurs. Pareille éducation a certainement gâché le talent de plus d’un artiste doué qui aurait pu produire d’excellentes peintures japonaises [Nakamura, (2000)].

Capture
vers 1877-1878.

En même temps, l’éducation musicale perturbait la conception traditionnelle du son. La sensibilité japonaise par rapport au son est issue de la religion. On considérait que le son produit avec une intensité et une concentration profondes avait le pouvoir de nettoyer les impuretés. Les techniques du ki-ai transmises par les prêtres shinto et les ascètes des montagnes, les psalmodies des moines bouddhistes, et même l’action de faire le ménage, tout cela était des pratiques religieuses, ou, si l’on veut, de la musique, basées sur le mystère du son. L’utilisation du hataki – instrument à épousseter fait de papier monté sur un manche – et du balai, vient des rituels shinto qui invitaient la divinité en purifiant le milieu ambiant au moyen du son. On ne les utilisait pas dans un but de propreté hygiénique. Le son du noh-kan (flûte de bambou du théâtre Nô) servait pour repousser les morts, et le shino-bue (flûte de roseau) pour inviter les morts dans notre monde. Le sens profond qu’avait le son dans la culture japonaise traditionnelle était basé sur une sensibilité à cet égard totalement différente de celle qu’on trouve dans la musique occidentale. Cependant, dans les écoles, on enseignait seulement la musique occidentale, basée sur la gamme tempérée qui est en réalité une exception parmi les musiques de tous les autres pays de la planète, et les étudiants qui chantaient en utilisant les gammes traditionnelles japonaises étaient traités comme des sourds qui n’entendaient pas les tons.
De même, l’éducation physique a détruit les façons dont traditionnellement on bougeait le corps (voir plus loin dans l’article), en enseignant exclusivement des exercices et des
mouvements basés sur les principes de mouvement venant de l’Occident. Il en a résulté l’apparition de grandes disparités dans la perception du corps, entre l’ancienne et les nouvelles générations, rendant particulièrement difficile la transmission, des parents aux enfants, de la culture de tout ce qui concernait le corps. Suite à cela, il y a aujourd’hui de nombreux adultes incapables d’utiliser simplement des baguettes correctement, sans parler du fait de s’asseoir à la manière traditionnelle, en seiza.

Japon 1869-1942

Ces cent quarante années d’éducation ainsi orientée ont contraint l’intellect des Japonais à s’employer uniquement à traduire, à interpréter et à imiter la civilisation occidentale. Certes, durant ces années, le Japon a produit des appareils électroniques de haute qualité, et des automobiles que l’on appelait en plaisantant des salles de séjour mobiles, mais ces choses-là n’ont rien à voir avec la culture japonaise. Elles sont plutôt tout simplement l’expression du choc que la rencontre avec la civilisation occidentale moderne a fait vivre aux Japonais. Autrement dit, ce sont les copies de l’image de la civilisation moderne telle qu’elle se reflète dans l’œil des Japonais. Ces sièges de voiture et ces suspensions bizarres et exagérément douces sont un écho de la sensation douce et agréable que les Japonais, qui jusque-là ne s’étaient jamais assis que sur des tatami durs, ont eue en s’asseyant pour la première fois dans des sofas de style occidental. Les appareils électroniques excessivement efficaces, équipés de plus de fonctions que ce que la moyenne des gens peut utiliser, sont l’expression de l’impact ressenti par les Japonais aveuglés par la lumière éclatante des ampoules électriques, après avoir vécu si longtemps à la lueur vacillante des bougies japonaises de l’ancien temps.
La politique de fermeture si longtemps appliquée par le Japon a faussé le processus de la rencontre avec la civilisation occidentale. N’ayant aucun dénominateur commun avec les sociétés modernes de l’Occident, les Japonais ont transformé la formidable sensation de différence qui était la leur en glorification et en culte, dans une réaction d’autoprotection.
Depuis la Restauration Meiji, le Japon a démantelé de façon très efficace sa propre culture traditionnelle. Cependant, il n’a pas été capable de créer une nouvelle culture, de quelque sorte que ce soit, par l’assimilation de la civilisation occidentale. C’est, bien sûr, tout à fait naturel, puisque la culture ne peut pas naître seulement de l’imitation ni de l’envie. Aveuglés par l’image brillante de la civilisation moderne, les Japonais ont manqué la rencontre avec la véritable culture qui a donné naissance à cette civilisation, qui l’a nourrie et en a permis le fonctionnement. Autrement dit, ils n’ont jamais vraiment compris les façons de sentir traditionnelles des peuples occidentaux et là réside la tragédie que vit le Japon aujourd’hui. Bien entendu, il est impossible de transplanter une culture. La culture d’un pays, nourrie par l’expérience accumulée par des siècles de tradition, appartient au pays qui l’a fait naître et à lui seul. Elle ne peut être absorbée ni imitée par aucun autre. La pensée scientifique, fondée sur le pragmatisme, l’objectivisme et le positivisme, auxquels le Japon a si avidement tenté d’atteindre depuis la Restauration, a donc nécessairement été elle aussi un produit inévitable de la culture – du pays et de l’esprit – des pays occidentaux. Les scientifiques Japonais qui participent pour la première fois à des congrès internationaux sont toujours suffoqués de découvrir que les scientifiques occidentaux mentionnent Dieu sans aucune hésitation au cours des débats. La raison en est qu’au Japon être un scientifique signifie nécessairement que l’on est du même coup matérialiste et athée. Pour le Japon d’après la Restauration, la science a tenu lieu de vertu et aussi de religion ou de foi.
Le Japon moderne est  ainsi devenu une anomalie dans l’histoire mondiale – un pur produit de la modernité, établi sans qu’il y ait la moindre base reposant sur une véritable
culture. C’est un pays où ont lieu des expériences de la plus extrême modernité.
Après tout, la culture n’est rien d’autre que la capacité à faire du monde où nous vivons un monde de richesse et de beauté. C’est la capacité à continuellement transformer et recomposer l’espace-temps objectif en espace-temps humain. Par la découverte et le partage de cette capacité inhérente à la culture, elle permet au peuple d’un pays de révéler toute sa beauté. Néanmoins, en même temps, elle est porteuse d’un dangereux potentiel d’auto-destruction parce que, par nature, son existence et sa valeur ne peuvent pas être perçus par ceux qui vivent en son sein, ceux dont la vie même est fondée sur elle.
C’est la façon dont se déroulent la naissance et la mort qui symbolise le plus directement la culture d’un pays donné. Dans le Japon d’aujourd’hui, la mort se déroule dans une mise en scène dominée par la machine. Son décor est l’hôpital, où les gens sont gardés grâce à des systèmes qui les maintiennent en vie. Derrière les portes closes de leurs salles d’attente, les médecins appellent cela le syndrome du légume. Ce sont les scènes que nous voyons dans les services de gériatrie, où nos aînés ont les bras et les jambes ligotés par des courroies qui les empêchent d’arracher par des mouvements inconscients tous les branchements qu’on leur a mis sur le corps. Ce que nous avons devant les yeux, ce n’est pas la vision sacrée d’une personne qui arrive au dernier chapitre de sa vie. Ce n’est pas la transmission d’un parent à son enfant de la plus profonde et dernière parole, le fait de rendre son dernier souffle, acte qui, à travers toute l’histoire, a été considéré comme un des plus importants de la vie humaine. Dans les trente minutes à peine suivant la mort de quelqu’un, les vendeurs de pompes funèbres entrent en scène devant les membres de la famille. Depuis ces dernières années, les marchands en quête d’organes pour les transplantations passent avant. C’est cette image scientifique vide de la mort qui symbolise la modernité de notre nation, et il en est ainsi parce que la société moderne sépare le corps de la vie, le corps de la personnalité, le corps de l’individu. Notre gouvernement moderne épris de liberté ne dirige peut-être pas la vie des citoyens mais il a assurément la haute main sur leur corps. Alors que la liberté est reconnue dans la plupart des domaines, il n’y a pas un seul pays développé qui reconnaisse la liberté de choix en ce qui concerne le traitement médical. Si notre corps était considéré comme inséparable de la vie que nous menons, alors le choix concernant les traitements médicaux et la façon dont on naît et dont on meurt, serait une question qu’il appartiendrait à chaque individu de voir selon son idéologie et sa manière de penser. Les nations modernes, cependant, ont mis en œuvre la médecine occidentale, qui considère le corps et la vie comme des entités séparées, en tant que médecine officielle. De cette façon, elles s’efforcent de contrôler la naissance, le traitement médical, et la mort, c’est à dire nos corps. Selon la science médicale occidentale, le corps n’est qu’un instrument, une machine qui doit fonctionner selon la volonté de son possesseur. Par conséquent il n’y a aucune différence entre le fait de recevoir un traitement médical et celui de réparer une machine cassée, et la mort équivaut simplement à la production de déchets. Les hôpitaux se sont déjà transformés en installations industrielles pour gérer les déchets, les transplantations d’organes faisant partie de leur activité économique de recyclage. Quiconque voit quelque chose d’étrange dans ce tableau de la mort mécanisée qui est maintenant la norme dans les hôpitaux au Japon se rendra compte immédiatement que la science à elle toute seule ne peut absolument pas devenir une culture.
Au moment où nous saluons le 21ème siècle, l’heure est peut-être venue pour nous de faire retour sur la désintégration de notre culture traditionnelle qui a commencé avec la Restauration Meiji. Le temps écoulé ne peut jamais être récupéré, mais nous devons au moins arriver à comprendre suffisamment notre passé pour être capables de faire le deuil de sa perte. Nous devrions maintenant porter le regard sur notre culture perdue de manière à pouvoir avancer dans la direction de donner forme à la nouvelle culture en devenir.

suite de l’article : #2 Sentir la vie au sein de toute chose

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter

Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais. par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images :

  • « Cherry Tree » from Cherry and Maple, Color Painting of Gold-Foil Paper Shimizu, Christine: L’art japonais, Flammarion  https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cherry-tree.jpg
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
  • Genthe, Arnold, 1869-1942, photographer. Arnold Genthe Collection (Library of Congress). Negatives and transparencies. http://www.loc.gov/pictures/item/agc1996015771/PP/

#2 La respiration, philosophie vivante

respiration philosophie vivanteRetrouvez ici le deuxième entretien des Six Interviews de Itsuo Tsuda « La respiration philosophie vivante » par André Libioulle diffusées sur France Culture dans les années 1980.

 

 

 

 

ÉMISSION N° 2

Q. : Au cours de cette seconde semaine, nous allons revenir plus en détail sur les ouvrages publiés par Itsuo Tsuda. Ces ouvrages tous édités au “Courrier du Livre” à Paris sont actuellement au nombre de six : “Le Non-Faire”, “La Voie du Dépouillement”, “La Science du Particulier”, un ouvrage qui porte le titre “Un”, “Le Dialogue du Silence” et récemment “Le Triangle Instable”. Ils ont trait à la respiration et aux domaines de pensée en rapport avec elle. […]

L’Occident a séparé en concepts bien tranchés l’âme et le corps. Il a souvent aspiré à l’élévation de l’âme et il a souvent sous-estimé le corps, considéré comme lieu de tentation. Si pour Platon, l’âme est à l’étroit dans son enveloppe charnelle, prisonnière du corps, pour un homme comme Itsuo Tsuda il apparaît que c’est le corps qui est prisonnier de l’âme. Une âme qui manipule sans arrêt les abstractions et se coupe de l’élan vital. De plus en plus l’homme vit au niveau cérébral. Les espoirs de la société reposent sur l’exploitation intensive des capacités intellectuelles dans lesquelles elle voit le privilège de l’être humain. Mais cette hypertrophie cérébrale suscite un écart qui est source de déséquilibre entre les sensations, le corps comme vie, comme énergie, comme élan, et le monde construit, conceptualisé, cérébralisé. La respiration est unification, retour à soi et, si on relâche la séparation corps et âme, si l’âme cesse d’être une abstraction, alors elle est partout, elle est dans le corps aussi bien qu’en dehors.
Eh bien le “ki”, cette notion qu’on a un peu approchée dans les émissions précédentes, nous introduit à une pensée qui est celle de l’unité. C’est ce que nous allons essayer de comprendre maintenant. Il semble donc que le premier pas, Itsuo Tsuda, vers la compréhension du ki, ce soit reconnaître en nous la sensation. C’est à dire ne pas abstraire, ne pas s’imaginer vivre une sensation mais vraiment être réellement la sensation.

I.T. : Il y a un principe, qu’on reconnaît dans la médecine chinoise, c’est : la tête froide et les pieds chauds. Actuellement justement, le sens est renversé : la tête chaude et les pieds froids. On ne sent même pas les pieds. Et puis la tête s’échauffe de plus en plus. Il y a tout un facteur qui contribue à faire ça : c’est l’occidentalisation. Mais on ne peut pas rebrousser chemin. C’est une tendance qui date de longtemps. Et puis il y a des avantages évidents qui proviennent de l’occidentalisation. Mais seulement, si sur le plan matériel ça nous aide, cela nous met dans un état assez précaire sur le plan individuel. Les individus deviennent de plus en plus prisonniers de structures bien planifiées, ils ne peuvent plus se sentir vivre, eux-mêmes.

Q. : Les Européens d’ailleurs, vous l’écrivez, ont besoin de comprendre avant d’agir. Ils ne se lancent pas d’emblée dans une action.

I.T. : Ce que je fais justement, ce n’est pas de la même manière que ce qu’on fait au Japon. Souvent au Japon on n’explique pas, on se précipite tout de suite dans l’expérience, c’est à chacun de tirer la leçon, n’est-ce-pas. Eh bien, en occident ça ne marche pas. On a besoin de comprendre d’abord. Mais la compréhension ne suffit pas. J’ai beau expliquer devant des gens qui écoutent les explications sur la natation, ça ne permet pas de se plonger dans l’eau. Tant qu’on n’a pas senti le contact de l’eau, on peut remplir la tête avec toutes sortes d’explications, ça ne sert à rien.

Q. : Mais les gens vont peut-être vous argumenter : « mais à quoi ça me sert-il d’être en présence de mes sensations ? Qu’est‑ce que ça m’apporte ? »

I.T. : Eh bien, c’est la notion de “Seitai”, justement, que Noguchi a créée après la guerre. Pour le moment les gens pensent d’une façon dualiste : « voilà – il y a le bien, il y a le mal. Le mal il faut le combattre. Quand on aura combattu le mal, il nous restera le bien ». Mais en fait, nous ne cherchons pas de cette manière : nous normalisons le terrain. Ça c’est ce qu’il a appelé “Seitai” : l’organisme bien harmonisé. En occident on s’acharne à trouver la cause, on essaie d’exterminer la cause. Mais sitôt qu’on a fini avec une cause, il y en a d’autres qui surgissent. Mais ça c’est la méthode qui est conforme à la structure mentale. Mais Noguchi a apporté cette vue qui est tout à fait différente, qui transcende tout. Si votre organisme est normalisé, le même problème diminue d’importance. En occident on dit : il y a tel problème. Ça c’est défini, ça ne change pas de volume, ça reste là. Il faut attaquer de telle manière etc.

Q. : Donc il y a en somme pour l’occident une connaissance de type anatomique, de type discursive, dans laquelle on distingue la cause et les effets et en vue d’agir sur tel ou tel élément. La notion introduite par le Seitai est une notion différente. C’est la notion de sensation. Mais c’est une notion, si j’ai bien compris, dans laquelle la connaissance n’est pas exclue. Mais c’est une connaissance d’un autre type, c’est une connaissance intuitive, qualitative disons, par rapport à la notion de mesure ou de quantification occidentale.

I.T. : Le même problème augmente ou diminue d’importance selon la sensation. Une bouteille est moitié vide ou moitié pleine. Mais quantitativement c’est exactement pareil. Mais la sensation diffère, dans les deux cas. Alors il suffit d’un petit rien qui change la chose dans le comportement de l’homme. Si on se dit : « ça y est, je suis foutu », à partir de ce moment-là on ne peut plus avancer. Tandis que : « j’ai déjà fait trois pas en avant », alors on est prêt à faire un quatrième pas, n’est-ce pas.

Q. : Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a une notion qui est apportée par l’Occident, et qui est celle de la totalité ou de la globalité mais comprise comme un assemblage de parties ? Avec la qualité nous sommes aussi dans quelque chose de global, mais sans cette idée d’assemblage.

I.T. : Dans le Seitai, on ne regarde pas un individu comme un assemblage de diverses parties. Ça c’est l’idée fondamentale. Un individu c’est un individu, total, n’est-ce pas. Mais, chacun diffère, dans son mouvement, dans sa respiration, dans sa sensibilité. Voilà ce qui nous importe.

Q. : Vous avez parlé de Maître Noguchi à plusieurs reprises. Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de comprendre ce que c’est que la globalité, l’unité chez un individu à travers quelques exemples de la pratique de Maître Noguchi puisque Maître Noguchi était thérapeute. C’est lui qui est le créateur de cette méthode seitai. Alors, comment se présentait son travail ? Qu’est‑ce qui lui permettait d’appréhender des choses concrètes, spontanées ?

I.T. : Par exemple, chacun a sa vitesse biologique, qui détermine le comportement, les démarches, les mouvements etc. On l’envisage sous une forme tout à fait détachée, objective, tant par minute etc., etc., mais pour Noguchi, eh bien c’est une chose concrète. Tout provient de cette vitesse biologique qui est inhérente à l’individu. Sans cette notion de vitesse il ne peut rien faire. Mais cette…

Q. : … donc là, la notion de vitesse n’a rien à voir avec la notion de rapidité par exemple…

I.T. : … non, non…

Q. : … telle que nous la connaissons nous, c’est autre chose…

I.T. : Non. Il faut que le contact soit établi, avec la vitesse biologique de cette personne en particulier. Non pas appliquer une vitesse générale et objective. Eh bien par exemple, il y a un gosse qui arrive en criant, en pleurant parce qu’il s’est cassé un bras. Les parents disent : « C’est impossible de toucher, il pleure, il pleure… ». Mais Noguchi l’a déjà touché. « Ah, ah bon alors c’est parce qu’il n’ose pas crier devant le maître ». Non c’est pas ça. Il a touché, à la vitesse biologique, la vitesse de la respiration de l’enfant, qui lui est particulière. À ce moment-là, le gosse ne sent pas le contact, ça fait partie de lui, et c’est tellement important.

[lecture d’extraits des livres d’Itsuo Tsuda]

Q. : Vous avez écrit que Maître Noguchi pouvait dégager de l’individu par l’observation et par le toucher, quelque chose comme la notion d’un mouvement inconscient.

I.T. : Mais oui, pour lui, tous les mouvements sont cent pour cent inconscients. Nous croyons justement le contraire. Nous croyons être maîtres de nous-mêmes, alors que nous ne pouvons pas faire grand chose, et nous essayons de nous retenir, de composer devant les autres, etc. Et puis, un jour le frein lâche, et puis on se demande d’où ça vient. Pour Noguchi tout est inconscient, nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes.

Q. : Est-ce que Maître Noguchi faisait une distinction entre le mouvement inconscient et la posture…

I.T. : … mais la posture est la concrétisation du mouvement inconscient.

Q. : Donc la posture, elle est observable par tout un chacun… de l’extérieur, sans  préparation, alors que le mouvement inconscient lui, demande une préparation.

I.T. : La posture, si on l’imagine sous une forme militaire par exemple, “garde-à-vous” etc., alors tout le monde essaie de faire à peu près la même chose. Mais, lorsqu’on est au repos, chacun est différent.

Q. : Quelle relation y-a-t-il entre la respiration et le mouvement inconscient ?

I.T. : Il y en a qui ont la respiration coupée, par exemple. Alors à ce moment-là, la respiration monte de plus en plus haut. Maintenant, les gens respirent du haut des poumons et puis finalement quand on s’affaiblit on respire par le nez. Ce que nous faisons, c’est de faire descendre plus bas, hein, pour que nous puissions respirer du ventre, ou, si on veut, des pieds. Alors sans la pratique c’est difficile à expliquer.

Q. : La notion de respiration est une notion beaucoup plus vaste que celle de simple opération biochimique. La respiration c’est la vie, c’est le ki…, c’est le souffle, c’est l’âme…

I.T. : oui…

[Suite dans l’entretien 3]

Ecoutez les livres de Itsuo Tsuda #2

Partie #2 : Katsugen Undolecture livres itsuo tsuda

Le comédien, écrivain, Yan Allegret lit ici des extraits des livres d’Itsuo Tsuda, captés en direct  le samedi 8 février 2014, dans un salon de thé-librairie de Blois, le Liberthé.

« Le Mouvement régénérateur ne constitue pas un apport extérieur. Il trace le chemin pour la découverte de soi en profondeur. Ce chemin n’est pas en ligne droite vers le paradis, il est tortueux. » Itsuo Tsuda

Lire la suite

#1 La respiration, philosophie vivante

respiration philosophie vivanteSix Interviews de Itsuo Tsuda « La respiration philosophie vivante » par André Libioulle diffusées sur France Culture dans les années 1980.

Lire la suite

Pour une écologie du corps humain

Décembre 2013, paru dans le quotidien italien « Il Manifesto ». Entretien avec Régis Soavi.

regis soavi aikidoAujourd’hui de nombreuses personnes avec toutes sortes d’idées politiques et d’autres sans idées politiques précises, se préoccupent de la façon dont leurs comportements individuels peuvent influer sur l’environnement : acheter des produits biologiques, de la production locale, mieux recycler les déchets, choisir des prestataires de services plus respectueux de l’environnement, réduire la consommation énergétique etc.

Au niveau du débat politique, malgré tout, la rhétorique écologiste fonctionne toujours, même en temps de crise.
En tous cas, l’attention portée collectivement aux conditions et à la qualité de la terre, de l’air et de l’eau est grande, pour diverses raisons, que ce soit par sens des responsabilités ou simplement par sens des affaires.

Lire la suite

A la decouverte de l’Aïkido et du Mouvement Régénérateur, l’Art du Non-Faire

Que sont l’Aïkido et le Mouvement régénérateur ? Comment en faire des moyens pour vivre le quotidien ? C’est de cela dont nous parle Régis Soavi, disciple direct de Me Itsuo Tsuda, qui fut lui-même l’élève de Maître Ueshiba et de Maître Noguchi.  Article de  Francesca Giomo

De l’Aïkido je ne connaissais que le nom, avant d’être invitée à participer à quatre séances pour pratiquer ce « non-art martial » à la Scuola della Respirazione, rue Fioravanti à Milan.
Les séances d’initiation avaient lieu les lundis soirs à 7 heures, aucune partie théorique, seulement la pratique. On regardait d’abord la démonstration de la technique par les élèves plus anciens, ensuite, on l' »exécutait » directement.
L’Aïkido dont nous allons parler et que j’ai commencé à connaître est celui de Maître Itsuo Tsuda, élève du fondateur de la pratique , Morihei Ueshiba. Maintenant Régis Soavi poursuit la recherche commencée par Me Tsuda, en enseignant dans différents dojos en Europe, comme la Scuola della Respirazione à Milan. Tsuda de son vivant s’occupait aussi du Mouvement Régénérateur (Katsugen Undo), mis au point par Haruchika Noguchi, et qui est aussi pratiqué, en plus de l’Aïkido, au dojo de Milan. C’est de ces deux pratiques dont nous parle directement Régis Soavi, dans l’interview qui suit.

– Qu’est-ce que c’est l’Aïkido ? Peut-il être défini comme un art martial ?

L’Aïkido est un non-art martial. En fait l’origine de l’Aïkido, c’est un art martial qui s’appelle le Ju Jitsu. La vision de Maître Ueshiba a transformé cet art martial en un art d’harmonie et de fusion entre les personnes. C’est pour cela qu’il ne s’agit plus d’un art martial comme aux origines, mais d’un non-art martial.

– C’est donc Maître Ueshiba qui a inventé l’Aïkido ?

Oui, c’est Ueshiba, qui est mort en 1969. Mais le fait qu’à la base de l’Aïkido il y ait le Ju Jitsu, c’est important d’en avoir conscience parce qu’ainsi on comprend comment Ueshiba avec l’Aïkido en a changé l’esprit. Aï-Ki-Do signifie voie (do) de l’harmonie (aï) du Ki, voie de fusion du Ki. Sa ligne d’orientation a de fait transformé un art martial en quelque chose d’autre. Dans l’Aïkido on ne peut pas, par exemple, parler de se défendre, mais plutôt de se fondre.

– Ueshiba est le fondateur de l’Aïkido, mais l’enseignement de la Scuola della Respirazione se réfère, par contre, à Maître Itsuo Tsuda.

Oui, Tsuda est mort en 1984. A travers ses livres il a fait passer le message de Ueshiba, dont il fut l’élève pendant dix ans, comme moi j’ai été le sien. Après la mort de Ueshiba se sont formées différentes écoles d’Aïkido. Certaines ont préféré retourner à un art martial type Ju Jitsu, d’autres ont fait de l’Aïkido un sport. Nous cherchons à comprendre ce qu’a dit Maître Ueshiba en réalité.

– Maître tsuda a connu Maître Ueshiba assez tard dans la vie ? Pratiquait-il des arts martiaux auparavant ?

Tsuda était un intellectuel. Il n’avait jamais pratiqué d’arts martiaux. Il avait étudié en France avec Marcel Granet et Marcel Mauss, il était intéressé par le Ki . Il a commencé ses recherches dans cette direction et il a découvert d’abord Katsugen Undo, et ensuite l’Aïkido . Tsuda, grâce à Ueshiba a vu comment on pouvait utiliser le Ki dans l’art martial. Il avait 45 ans quand il a commencé, sans avoir jamais pratiqué avant ni karaté, ni Judo ni aucun autre art martial.

– Ce n’est pas facile pour un occidental de comprendre ce qu’est que le Ki.

Tout le monde en parle à présent. Il suffit de penser au Taï Chi Chuan, au Qi Qong… Tout le monde le connait du point de vue mental, cependant très peu en font l’expérience du point de vue physique. Mais cela, on ne peut pas l’expliquer. Chacun doit le sentir, il n’existe pas d’explication. Ca ne nous intéresse pas, l’explication de ce qu’est le Ki, ce qui nous intéresse c’est seulement comment l’utiliser. C’est un peu comme expliquer ce qu’est l’amour. Aujourd’hui on peut faire des analyses de l’odeur des femmes, de celle des hommes, etc… Mais ça ne suffit pas, sinon nous ne sommes que des animaux… On n’explique pas l’amour, l’amour est une rencontre entre deux êtres et n’arrive pas parce que lui a la barbe, etc, etc… Il en est ainsi aussi pour le Ki.

– En parlant de la pratique de l’Aïkido, comment s’articule une séance ?

Une séance d’Aïkido est un moment spécial de la journée. Je pratique chaque jour, on peut y retrouver un certain aspect sacré. Au début de la pratique, il y a des gestes rituels dont il n’est pas important de connaître le sens, mais c’est fondamental de les faire, cela procure quelque chose. Il y a aussi la récitation du norito (un texte d’origine shintoïste récité en japonais), qui est une récitation de purifcation. Personne ne sait ce que veulent dire ces paroles entonnées, mais quand la récitation est bonne, il y a une vibration interne qui agit. Cela peut sembler très mystique. Mais si quelqu’un écoute des lieders de Schubert, par exemple, exécutés par un bon chanteur, s’il ne connaît pas l’allemand il ne comprend rien, mais quand il écoute le chant, il se passe quelque chose soit de triste, soit de joyeux, il y a un effet généré. Comme quand on regarde une représentation du théâtre Nô, on ne comprend rien, c’est en japonais, mais les gestes et les mouvements créent des effets. Et ce n’est pas mystique, mais réel.

– Quand nous avons assisté à une des dernières parties de la séance, la partie du mouvement libre, grâce à la succession des attaques et des « fusions », il nous semblait assister à une improvisation…

RS – Oui, en fait, il s’agissait d’une improvisation.

– Il faut une technique spéciale pour faire le mouvement libre ?

Même s’il s’agit d’une improvisation, il y a des gestes un peu rituels. On ne peut pas attaquer au hasard, mais d’une certaine façon, ça dépend de la posture de celui qui est attaqué, disons comme ça. Les gestes de l' »attaquant » correspondent à la posture de celui qui est « attaqué ». Mais dans le cas d’une improvisation, comme quand des musiciens improvisent ensemble, il y a toujours harmonie, autrement cela engendre le chaos. Donc on dépasse la technique et on crée l’harmonie. Tout le monde peut le faire. Chacun le fait à son niveau. Au début on le fait plus lentement, avec une technique que l’on connait. On n’invente pas quelque chose de vraiment nouveau.

– Quelle importance a la respiration dans l’Aïkido ?

Quand on parle de respiration dans un tel contexte, on parle du ki. Il ne faut pas penser en termes de respiration au niveau des poumons. C’est une respiration du corps qui permet d’être plus en harmonie. Quand on agit c’est expiration, quand on reçoit c’est inspiration.
La respiration pulmonaire, quand on commence à pratiquer, devient plus ample. Tout le corps respire et devient plus élastique et souple, le Ki s’écoule mieux. En ce sens la respiration sert à assouplir les personnes, à trouver un rythme dans la pratique, car si quelqu’un ne respire pas correctement, au bout de cinq minutes il n’a plus de forces. Pour cette raison, au début des séances on pratique lentement, parce que l’on harmonise les gestes à travers la respiration. Les gestes, donc, sont harmonisés par la respiration.

– Au début de la séance, il y a le maître qui fait une respiration très particulière, très forte, mais en fonction de quoi exactement ?

Cette respiration sert pour expirer à fond, pour vider. Il y a une déformation habituelle commune à beaucoup de personnes par rapport à la respiration. Aujourd’hui, en fait, les personnes ont tendance à retenir toujours un peu d’air, ils ne respirent pas à fond. Ils retiennent la respiration pour être toujours prêts à se défendre, à donner des réponses. A la fin la respiration, n’étant jamais réellement vide, ne peut être profonde et le souffle manque. Donc, la séance commence en faisant sortir tout l’air, comme ça avec lui sortent aussi les pensées. Elles deviennent vides, nouvelles.

– Où est-ce que l’Aïkido agit au niveau physique ? Quel type de réponse musculaire cela exige-t-il du corps ?

C’est comme dans la vie quotidienne, normalement on utilise tous les muscles, dans l’Aïkido aussi. C’est vrai, par contre, que certaines écoles d’Aïkido ont cherché à faire devenir le corps plus fort. Notre Ecole ne veut pas cela. On ne veut pas être plus fort, juste moins faible. Les muscles ne doivent pas être plus forts pour faire quelque chose de spécial. Avec l’Aïkido on bouge normalement et on fait des gestes quotidiens… comme courir, tourner, gestes normaux que par contre on fait avec une attention spéciale.

– Est-il possible de reporter cette « attention spéciale » dans sa propre vie quotidienne ?

Bien sûr, sinon l’Aïkido ne sert à rien. Certains viennent ici pour devenir plus forts, pour se défendre, mais non. L’Aïkido sert à sensibiliser, à devenir plus sensible et donc sert dans la vie quotidienne. On retrouve une certaine souplesse. Si avant la respiration était trop courte et haute, petit à petit, elle devient plus calme. Cela pour interagir avec les enfants, dans les relations de travail… C’est la vraie utilité de l’Aïkido, servir dans la vie quotidienne.

– Vous pratiquez toujours le matin très tôt ? Pourquoi ?

Moi oui, dans l’Ecole Itsuo Tsuda je pratique ainsi, mais tous ceux qui font l’Aïkido ne pratiqunt pas le matin tôt. Je préfère le matin parce que l’on est plus dans la dimension de l’involontaire, c’est une condition qui permet au corps de se réveiller et de se préparer à la journée.

– A la Scuola della Respirazione on pratique aussi Katsugen Undo, c’est à dire le Mouvement Régénérateur. Quelles sont ses origines ?

C’est une découverte de Maître Noguchi. Au début Noguchi était un guérisseur. Il faisait passer le ki aux personnes pour qu’elles aillent mieux. Mais à un moment donné, il a découvert que la capacité humaine à se guérir tout seul était innée, mais ne fonctionnait plus, ou moins bien. C’est lui qui a découvert qu’en faisant Yuki, c’est-à-dire en faisant passer le ki avec les mains, les corps bougent tous seuls et que cela permet une rééquilibration du corps. Noguchi, donc, a trouvé que certains mouvements permettent au corps de réveiller sa capacité à s’auto-guérir. C’est pour cela qu’est né le Mouvement Régénérateur ou Katsugen Undo, exercice qui permet au corps de réveiller des capacités qu’il ignore détenir.
Tsuda a introduit le Mouvement Régénérateur en France et moi je m’y suis intéressé car j’ai trouvé le lien qu’il y avait entre l’Aïkido et le Mouvement Régénérateur. J’ai réalisé l’existence de tels liens par le fait que quand un corps est sain et retrouve ses capacités, l’Aïkido ne peut plus aller dans le sens de la lutte contre les autres, mais au contraire la volonté d’agir ainsi disparaît. Donc le mouvement régénérateur est très important, à mon avis il est difficile de pratiquer l’Aïkido dans notre école sans le connaître.

– On ne peut s’initier au Mouvement Régénérateur qu’en participant aux stages que vous faites tous les deux mois ?

Pendant le stage je fais des conférences, j’explique et je montre les « techniques » qui permettent de se mettre dans l’état où le mouvement peut se déclencher. Je reviens tous les deux mois pour permettre aux personnes qui pratiquent régulièrement de continuer dans « le bon chemin ». Beaucoup peuvent dévier, peut-être justement parce que dans le Mouvement Régénérateur, il n’y a rien à faire, en réalité, seulement être présent, fermer les yeux, vider la tête. Certains par contre pensent que c’est mieux de faire des séances accompagnées de musique etc, etc….Mais le chemin est ce qui est le plus simple.

– Le Mouvement Régénérateur est-il une chose que nous avons déjà, mais que nous avons oubliée ?

Pas vraiment. Le Mouvement Régénérateur, c’est une activité humaine normale, ce que nous avons oublié c’est de laisser notre corps vivre tout seul. Nous avons perdu la foi en notre corps, en nos capacités, c’est comme si on était traumatisé. Le Mouvement Régénérateur permet de retrouver cela : si avant je ne pouvais pas faire certaines choses, ensuite je peux les faire. J’ai seulement entraîné ma capacité àagir, je ne fais rien d’autre. Cette capacité se trouve dans le système moteur extrapyramidal, le système involontaire. Quand il est entraîné, on retrouve la capacité à se rééquilibrer tout seul. C’est cela la capacité que nous avons déjà. Même les personnes qui ne font pas le Mouvement Régénérateur savent se rééquilibrer toutes seules : quand quelqu’un est fatigué il va au lit, dort et pendant le sommeil le corps bouge,ceci est la capacité du corps à se rééquilibrer. Le Mouvement Régénérateur est une chose que tout le monde a encore un peu, mais la capacité de faire se déclencher le mouvement s’amoindrit, à travers l’entraînement de l’extrapyramidal, on la retrouve.

– Qu’est-ce que le système moteur extrapyramidal ?

C’est le système involontaire, qui permet au corps de se rééquilibrer. Mais le Mouvement Régénérateur agit aussi sur le système immunitaire, qui ne dépend pas du système extrapyramidal, tout en étant aussi une capacité involontaire.
Le mouvement de notre corps n’est pas quelque chose que l’on peut apprendre, mais seulement découvrir, accepter. Le Mouvement Régénérateur agit sur beaucoup de choses, par exemple sur la capacité à maintenir la température du corps, mais pour chaque personne c’est différent, il n’y a pas de mouvement identique ni de réaction identique parce que chaque personne est différente.

– Le maître, face à des personnes qu’il ne connaît pas, doit avoir une sensibilité particulière pour comprendre de quel mouvement chaque participant a besoin ?

Non, car le maître ne peut pas faire le mouvement pour l' »élève », parce que le mouvement est spontané, donc chacun doit trouver le sien. Un entraînement du système involontaire doit commencer par le fait de laisser la carte blanche à l’involontaire. Donc pendant le stage j’explique, je fais faire des exercices, je fais seulement « yuki ». Quelques fois je peux aider la personne à se vider la tête avec quelques techniques mais ensuite le mouvement se déclenche tout seul. C’est comme lorsqu’une personne se gratte, elle sait où et comment le faire, sans que personne ne lui dise rien.

– Qu’est-ce que signifie yuki et faire yuki ?

Yuki signifie ki joyeux et faire yuki  » faire passer le ki joyeux », mais c’est une interprétation…On le fait en posant les mains sur le corps de l’autre.

– On parle de rééquilibre du corps, mais le Mouvement Régénérateur n’est pas une thérapie, mais des exercices qui permettent le réveil de quelque chose…

Oui, parce que la thérapie veut dire que l’on s’occupe du symptôme de la maladie et qu’on prend une responsabilité par rapport à cela. Pas ici. Ici on laisse seulement le corps faire son travail. Si les personnes ont des problèmes et ont besoin de quelque chose, on peut faire yuki et comme ça on active la capacité du reste du corps. Donc ce n’est pas une thérapie. Il y a des conséquences thérapeutiques, cela on peut le dire.

– Tout le monde peut pratiquer le Mouvement Régénérateur ?

Non. C’est déconseillé aux personnes qui ont subi des greffes, parce que si une personne a subi des greffes elle a dans son corps une partie d’une autre personne. Avec le Mouvement Régénérateur, son corps va avoir tendance a expulser la partie qui lui est étrangère. En fait, celui qui subit une greffe doit prendre des médicaments qui lui permettent de faire accepter à son corps l’élément étranger. Le Mouvement Régénérateur active les capacités du corps à se rééquilibrer, donc agit dans le sens de l’expulsion de ce qui est étranger à lui-même. Ca peut bien se passer, par contre, si c’est une greffe avec une autre partie du propre corps de la personne, comme de la peau prise à un endroit et qui est mise à un autre. On n’accepte pas non plus des personnes prenant des médicaments forts, comme la cortisone etc… car ces médicaments vont dans le sens de la « désensibilisation » des personnes, au contraire le Mouvement Régénérateur leur fait retrouver une sensibilité plus vive.

– Combien d’années faut-il pratiquer pour conduire une séance de mouvement Régénérateur ?

Ca n’a pas de sens de parler d’années. Ce sont les pratiquants eux- mêmes qui font les séances. Une année de pratique, cela suffit. Bien sûr pour conduire une séance la personne doit avoir une respiration suffisamment calme et une attitude juste, cordiale, simple, ne pas déranger les autres. En fait, c’est seulement l’involontaire des pratiquants qui agit.

– Pendant la séance, ne peut-il pas arriver des choses sur le plan émotif de la part des personnes les plus fragiles ?

Il n’arrive rien de tout ça, car on découvre que le Mouvement Régénérateur est vraiment naturel. C’est comme si je disais qu’en se grattant quelqu’un se fait saigner. Les personnes ont des tensions dans l’intérieur d’elles-mêmes, mais le Mouvement Régénérateur ne les fait pas sortir , il les fait fondre . S’il y a quelque chose qui n’a plus raison d’être, cela fond.

– Pour permettre au Mouvement Régénérateur de se déclencher, il faut d’abord libérer la tête des pensées, faire « le vide mental », mais comment cela vient-il ?

Pour faire le vide mental, il faut commencer par laisser tomber les pensées qui arrivent. Le vide signifie que s’il y a des pensées, elles passent. Le mental a de toute façon besoin d’agir, mais les pensées n’ont pas d’importance. Au début c’est un peu difficile, mais après on ne s’en préoccupe plus et petit à petit tout va de soi…

Article de  Francesca Giomo  publié sur la web revue  « Terranauta » le 04/01/2006.

Vous souhaitez recevoir les prochains articles ? Abonnez vous à la newsletter :

Abonnez-vous à notre newsletter