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Dojo Yuki Ho, Toulouse

10, rue Dalmatie – 31500 Toulouse
Métro Marengo
05 61 48 75 80 – Email

Dojo Yuki Ho toulouse aikido katsugen undo mouvement régénérateurYuki Ho est un dojo reconnu de l’École Itsuo Tsuda, réservé à la pratique de l’Aïkido et du Katsugen Undo. Il fonctionne sur une base associative, de façon indépendante et autogérée, préservant ainsi un esprit proche des dojos traditionnels japonnais.

Les séances sont conduites par les pratiquants plus avancés, et sont accessibles à toute personne, quel que soit l’âge ou le “niveau”. Tels qu’abordés dans notre École, l’Aïkido et le Katsugen Undo n’ont pas de finalité sportive ou thérapeutique. Ce sont avant tout des pratiques du Non-faire.

Régis Soavi Senseï, fondateur de ce dojo et conseiller technique de l’École Itsuo Tsuda, anime régulièrement des stages qui sont l’occasion de découvrir ou d’approfondir ces pratiques. Il poursuit ainsi le travail initié par Maître Itsuo Tsuda, dont il a suivi l’enseignement pendant dix ans.

La pratique régulière

AïkidoKatsugen Undo
Lundi6h45
Mardi6h45
Mercredi18h3020h15
Jeudi6h45
Vendredi6h45 et 18h30
Samedi8h
Dimanche8h10h15

La pratique du Mouvement régénérateur doit commencer par un stage.
Tenue pour l’Aïkido: kimono.

Tenue pour le Mouvement régénérateur: vêtements souples.

Séance d’essai gratuite.
Le 1er mois au tarif découverte vous permettra de découvrir la pratique et notre Ecole.

AikidoKatsugen Undoles 2 activités
Tarif mensuel55€50€90€
Mois découverte40€30€60€
Etudiants40€30€60€
Moins de 18 ans25€

La cotisation est annuelle et payable par mois.
Adhésion annuelle à l’École Itsuo Tsuda: 15€.

Stages

Pour s’inscrire à un stage se déroulant au dojo Yuki Ho, nous vous remercions de compléter ce formulaire.

Pour connaître le déroulement des stages de Régis Soavi Sensei et voir le calendrier: voir la page stages.

 

#4 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

Fin de #1, 2 et 3 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

La philosophie du Kata.

C’est la façon dont nous considérons notre propre corps qui détermine à quelles sensations, parmi celles que nous vivons, nous choisissons d’attacher de la valeur. C’est au cours de nos tentatives pour parvenir à ce que nous recherchons, que nous établissons notre façon de nous servir de notre corps et de bouger. Pour résumer, chacun des mouvements que fait un être humain est le reflet de l’idée qu’il a de son propre corps. Cela ne se limite pas au mouvement physique visible. Par exemple, s’il est vrai que notre respiration a une capacité limitée par la structure de nos organes respiratoires, ce qu’on entend exactement par une “inspiration profonde”, dépend de la façon dont chaque individu considère son corps. De même, bien que le fait de manger soit nécessairement conditionné par la structure du système digestif humain, c’est notre propre façon de voir notre corps qui nous dicte précisément quelle sensation nous considérons comme “satisfaisante”, et quand nous sentons que nous avons assez mangé.  Également, notre équilibre est affecté par la force de gravité qui s’exerce sur la structure de notre corps, mais la sensation corporelle précise que nous choisissons de qualifier de “stable” dépend de l’idée que chaque personne se fait du corps.idée du corps
Par conséquent, si un groupe de gens a une façon particulière de bouger ou de se servir de son corps, on peut en déduire qu’ils ont en commun une même façon de considérer le corps. La façon qu’ont les Japonais de s’asseoir en posture correcte, appelée seiza, n’amène peut-être rien d’autre qu’une sensation de contrainte à la plupart des Occidentaux. Pour les Japonais, par contre, la position assise traditionnelle en seiza apportait une sensation de paix de l’esprit. Cette façon de s’asseoir avec les genoux repliés produit une sensation d’immobilité complète. Elle arrête toute intention de l’esprit qui conduirait à un mouvement, et de fait il est très difficile d’exécuter des mouvements soudains en partant de cette position. L’assise en seiza oblige la personne à se mettre dans un état de réceptivité complète, et c’est dans cette position que les Japonais écrivaient, jouaient de la musique et mangeaient. Capturecuisine

Dans les moments de tristesse, de prière, et même de détermination ferme, la posture en seiza était indispensable aux Japonais. Elle était un Kata qui permettait à l’individu de recevoir : un Kata qui réalisait les conditions nécessaires permettant d’entrer dans un état de réceptivité véritable.
Le seiza est une tentative pour réduire à néant toute conscience de la chair, car la chair est le reflet de l’excès d’intention de l’être humain. En essayant d’arrêter l’activité volontaire du mental, les anciens avaient découvert cette méthode, pour amener l’harmonie à l’intérieur du corps, consistant à faire appel à la sensation que l’on a de sa structure osseuse et à chercher une sensation d’équilibre entre les genoux repliés, la colonne vertébrale, le pelvis, les articulations des hanches, les chevilles, et les autres articulations. Dans la pratique d’un Kata, les Japonais d’autrefois accordaient plus d’importance à la sensation que l’on a des os qu’à celle de la chair. De cette façon, ils réussissaient à nier le mental, et à laisser émerger le corps qui Est, le corps qui appartient à la nature et non pas à l’égo.
Cependant, pour que l’assise en seiza aiguise la sensation que l’on a de sa propre ossature, il faut que certaines règles soient suivies pour prendre la posture. Le fait de plier les genoux ne suffit pas à annuler la conscience que l’on a de sa chair. On doit pour commencer se tenir debout en se penchant en avant avec les genoux légèrement fléchis. Puis, on met un pied en arrière, les deux pied étant à plat sur le sol, et on commence à plier le genou de la jambe arrière. Le genou avant suit simplement. Une fois que les deux genoux sont à terre, on place les deux gros orteils l’un sur l’autre. Si l’on respecte bien ce processus, les cuisses, en position finale, sont complètement parallèles au sol. Si les cuisses marquent une pente qui descend vers les genoux, cela montre que la personne ne s’est pas véritablement mise dans un état où elle est concentrée sur son ossature. On voit donc que le Kata ne consiste pas seulement en certaines positions que prend le corps, mais plutôt qu’il s’agit de tout le processus du mouvement que l’on doit faire pour atteindre la sensation intérieure qui est celle de recevoir.
Cette façon d’entrer dans le Kata en recherchant l’équilibre au niveau de l’ossature, on peut la reconnaître dans presque tous les domaines de la culture japonaise. Il y a par exemple le Kata du Kyudo, l’art japonais du tir à l’arc.kyudo-tir-arc-japonais Dans la posture debout, les jambes sont écartées largement de manière à ce que les genoux soient positionnés à la verticale des coudes quand les bras sont étendus de chaque côté du corps à la hauteur des épaules ; les pieds sont dirigés vers l’extérieur au maximum. C’était la posture habituelle du Kyudo jusqu’à la fin de la période d’Edo, et quiconque prend cette posture sait exactement la sensation que l’on a quand on se tient debout en appui sur sa charpente osseuse. Dans cette position, il est aussi très difficile de tendre les muscles des bras. Par conséquent, on ne peut pas bander l’arc par une tension musculaire des bras ; l’archer doit recevoir quelque chose en lui-même pour bander l’arc. De plus, dans le tir à l’arc japonais, on ne vise pas la cible avec un seul œil, mais avec les deux. Et ce ne sont pas seulement les yeux qui visent. L’archer voit son propre ventre et cherche à  ce que sa forme soit celle d’un cercle parfait.
De même, le Kata qui permet de manier la louche (hishaku) dans la cérémonie du thé japonaise, le Sado, est très difficile si l’on n’aiguise pas la conscience que l’on a de sa propre ossature. On utilise le hishaku pour puiser de l’eau très chaude dans la bouilloire, puis on le retourne la tête en bas pour verser l’eau dans le bol qui sert à préparer le thé. Mais les préceptes du Sado indiquent que la partie supérieure du bras doit tourner en même temps que la louche. Ce que l’on voit à l’heure actuelle chez la moyenne des gens, c’est que quand ils essaient de faire cela, la rotation du bras ne se fait qu’à partir du coude et en dessous ; la partie supérieure du bras ne tourne pas. C’est un geste qui nécessite d’avoir auparavant aiguisé la conscience de son propre squelette osseux par la pratique de l’assise en seiza.
Il est intéressant de noter que l’un des gestes de base que l’on apprend dans la lutte Sumo consiste à saisir l’adversaire par la ceinture et à le projeter par un mouvement de rotation du haut du bras qui est exactement le même que celui qu’on fait avec la louche dans la Cérémonie du thé. Ce mouvement qui  s’appelle kaina gaeshi (rotation de la partie supérieure du bras) nécessite que l’on saisisse la ceinture de l’adversaire en engageant le petit doigt dans l’action de manière puissante. Seule cette manière de faire permet d’élever la conscience que l’on a de sa propre structure osseuse, faute de quoi il est impossible d’exécuter le kaina gaeshi.
Quel que soit le domaine, les nombreux Kata dans la culture japonaise ont tous en commun la même base structurelle, mettant par là en évidence une idée du corps partagée par tous les Japonais. La structure de base de tous les Kata ne fait pas intervenir de travail des parties charnues du corps. De ce fait, les idées de tension ou de relâchement musculaire n’ont pas de raison d’être. Que ce soit un bushi (guerrier) qui tient son sabre, un charpentier qui se sert d’un marteau ou une couturière qui manie l’aiguille : dans tous les cas, l’objet n’est jamais tenu en force par la main de l’utilisateur. A n’importe quel moment, on peut faire glisser le sabre de la main du guerrier. C’est la même chose pour le marteau ou l’aiguille. Ils s’intègrent tout simplement dans le Kata de la main ; ils ne sont pas tenus en force. Même si la tension exercée est extrêmement légère, un objet qui est maintenu par tension ne peut pas glisser de la main sauf si l’on relâche la tension. Par contre, les objets qui font partie intégrante du Kata de la main, que l’on accomplit grâce à la conscience que l’on a de son ossature, peuvent facilement glisser de la main même si celle-ci garde la même position. De cette façon, la main qui ne contraint pas l’objet n’est pas non plus contrainte par lui.

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L’expérience intérieure qui consiste à élever la conscience concentrée sur la structure osseuse, crée la sensation d’entrer dans les interstices entre les chairs. Autrement dit, on entre dans le ma ou espace vide, entre la tension et le relâchement des muscles. Étant donné que l’attention concentrée sur la structure osseuse est l’état de conscience normal quand on exécute un Kata, pour que l’intensité de la concentration s’élève, il faut alors que le pratiquant entre dans les ma, ou frontières, qui se trouvent à l’intérieur du corps. Ce sont par exemple les limites que l’on sent entre les parties du corps qui sont voisines comme la hanche et la fesse, ou le bras et le torse ; ou bien ce sont les passages entre les états que l’on perçoit comme l’étirement et la compression, ou l’expansion et le retrait. Une conscience encore plus profonde amène la conscience d’un état où l’on n’est ni son propre moi ni un autre, où l’on n’est ni celui qui provoque les choses ni celui qui réagit. Le paradoxe c’est qu’en même temps dans cet état on a la sensation d’être à la fois soi-même et l’autre, à la foi l’initiateur des choses et celui qui réagit en réponse.
La concentration sur le Kata, que l’on trouve dans tous les aspects de la culture japonaise, découle de la découverte faite par les Japonais des temps anciens de la valeur des états de réceptivité, où la volonté est suspendue. Une fois qu’on est entré dans cet état de réceptivité par le moyen du Kata, la capacité à agir avec la volonté devient extrêmement faible. Une fois qu’on est entré dans cet état, tout mouvement devient entièrement dépendant, non pas de la volonté, mais de ce que l’on invite ou reçoit en soi-même. Par exemple, on peut faire en sorte que le mouvement se produise en recevant en soi-même la force. Si l’on se base sur l’idée que l’on a du corps en Occident, la force est produite par la tension des muscles, qui à son tour est déclenchée par la volonté. Les Japonais, quant à eux, pensaient que la force était quelque chose que l’on pouvait recevoir en soi-même, qui provenait d’un endroit inconnu et n’était pas liée à une quelconque tension produite par un acte volontaire. La force était une chose que l’on pouvait sentir directement, sans passer par la contraction musculaire. Les Japonais utilisent l’expression chikara ga waku (la force jaillit) pour décrire cette sensation directe de la force, et l’entrée dans le Kata, acte qui n’est pas le produit de la volonté, est ce qui induit le jaillissement de la force venant de l’inconnu.
Il y a un nombre infini d’histoires, dans lesquelles des maîtres de différents arts accomplissent des actes tenant du miracle, qui seraient irréalisables en utilisant la force au sens habituel du terme. C’est un fait reconnu dans le monde du budo que des vieillards de taille minuscule sont capables de projeter des adversaires immenses avec une étonnante facilité. L’art occidental du ballet est sans aucun doute une forme très belle et élégante, mais il y a peu de chance qu’un danseur de ballet soit encore sur scène après l’âge de quarante ans. Par contre, chez les danseurs japonais traditionnels la force ni la beauté ne se flétrissent même à l’âge de quatre vingt dix ans. Cela est possible uniquement parce que le danseur se met dans un état de réceptivité, dans lequel la force, jaillissant d’une source indépendante de la volonté du danseur, est invitée de manière à induire le mouvement.
Ce que recherche l’artiste japonais qui, engagé dans le Kata, attend l’arrivée de la force, c’est la sensation du mouvement spontané du corps, sans que la volonté n’entre en compte. Le tailleur dit que « L’aiguille bouge ». Il ne dit pas « Je bouge mon aiguille ». Le calligraphe dit que « Le pinçeau court », tandis que le charpentier affirme que « Le rabot avance ». Ces expressions, dans lesquelles la personne n’est jamais le sujet, décrivent un travail accompli grâce à une force qui n’est pas celle de la volonté ni de la tension, et expriment de plus le fait que le travail se fait spontanément et d’une manière improvisée de part l’arrivée de la force en soi-même.
Cette sensation de recevoir ou d’inviter à entrer est la base du sens de l’improvisation des Japonais. L’improvisation, pour les Japonais n’était pas basée sur la volonté individuelle,
contrairement à ce qui se passe dans les arts contemporains comme la musique free. Elle signifiait qu’il se produisait de façon spontanée des actions inévitables surgissant dans “l’ici et maintenant”. C’est pour cela que les actes improvisés étaient  qualifiés de “naturels” car le mot japonais utilisé pour dire “naturel” ou “nature” se traduit littéralement par “ce qui arrive de soi-même”.  Tchouang-Tseu parle dans ses écrits d’un maître cuisinier qui découpe un bœuf pour le roi de Wei. Quand le roi lui demande comment il se fait que sa lame reste comme neuve alors qu’il découpe des bœufs tous les jours, le cuisinier répond: « Quand la perception et l’entendement s’arrêtent, l’esprit bouge librement ». Le cuisinier explique que, quand il coupe la viande, s’il se concentre simplement sans essayer de prévoir ou de deviner par où la lame doit passer, les interstices à l’intérieur de la viande apparaissent naturellement, et la lame se met à bouger d’elle-même [Kanatani, (1971)]. C’est une expérience de ce type que partagent les artistes et les artisans japonais qui recherchent la maîtrise dans leur art.
Ainsi, la capacité de l’artiste se manifestait premièrement par sa réceptivité, ou en d’autres termes par la perfection dans l’exécution du Kata, et en deuxième lieu par le fait qu’il avait la vitesse nécessaire pour répondre à la sensation de la force qui arrive.
Dans ce cas, la vitesse ne signifie pas rapidité de la réponse, mais plutôt le fait que l’action de l’artiste en réponse à l’arrivée de la force est exactement juste. S’harmoniser avec la force était réalisable uniquement en acquérant une sensation juste de ki (le moment juste), do (le degré) et ma (l’intervalle vide ou l’espace entre les choses).
La maîtrise du ki, ou moment juste, implique que l’on est capable de saisir le moment où la force commence à émerger. L’expression sottaku no ki décrit l’action d’une mère-oiseau qui pique de son bec l’œuf au moment précis où le poussin prêt à sortir essaie de percer la coquille de l’intérieur. Cette action, qui est un exemple parfait de concordance, illustre bien la notion de vitesse telle que l’entendaient les Japonais. Ils croyaient fermement que l’observation des faits de l’extérieur ne pouvait en aucun cas suffire si l’on voulait capter le moment juste de cette manière. Ce n’était possible qu’en voyant à l’intérieur de soi-même et en saisissant le moment où la force commençait à arriver. Car, selon ce que ressentent les Japonais, la mère-oiseau n’observe pas l’œuf de façon objective, elle est simplement en accord avec certaines exigences qui prennent naissance dans son corps. Les Japonais croyaient en un processus de concordance, en un échange au niveau immatériel, sans qu’il y ait transmission et réception d’information physique, comme cela se passe dans le processus de stimulation-réponse. Qui plus est, ils pensaient que cette correspondance se produisait seulement quand on entrait dans l’état noble de réceptivité appelé Kata.
Ainsi, répondre était synonyme de correspondre. L’amour des Japonais pour le Zen a ses racines dans la vitesse convaincante que l’on trouve dans les dialogues du Zen. Il ne serait pas exagéré de dire que les arts de la poésie Reuka et Haiku ont pu s’enraciner dans la culture japonaise pour la même raison. On peut dire aussi que c’est ce sens du moment juste qui a attiré l’esprit des Japonais vers la notion de ichigo ichi (une occasion, un point de rencontre). Telle était la sensation du moment juste que l’on recherchait dans les arts traditionnels japonais.
La maîtrise du do, ou moment juste, signifie qu’après avoir saisi le moment juste, on est capable d’exécuter un mouvement exactement approprié, dans son degré, à la sensation que l’on a de l’émergence de la force. Il faut que ce soit le mouvement minimum nécessaire, et qu’il soit sans hésitation ni mollesse. Le shin du corps, ou centre, doit bouger pour accomplir cela. Un mouvement, même le plus minuscule, exécuté avec le degré juste, amplifie la sensation de l’arrivée de la force et il y a une résonance dans le corps tout entier. C’est ce qui permet à la force que l’on a invitée de garder sa puissance pendant tout le déroulement d’une activité donnée. Un tel mouvement n’épuise pas la force. Au contraire, en réalité la force augmente en
prenant le degré juste, et c’est là une des caractéristiques de la notion de mouvement dans la culture traditionnelle japonaise.
La maîtrise du ma implique d’utiliser de façon impeccable les moments de pause entre les actions. Ceci est basé sur la croyance que le fait de faire une pause dans l’action, sans sortir du Kata, laisserait la voie libre à une nouvelle sensation d’arrivée de la force venant de l’intérieur de l’intervalle en résonance. C’est à l’intérieur de ce moment d’accalmie que l’on peut sentir l’action de l’invisible ou de l’intangible. Le ma est le rythme sous-jacent qui donne vie à tous les arts. L’espace vide au sein des peintures à l’encre, la beauté des sons qui se produisent naturellement pendant la cérémonie du thé, le tokonoma qui représente l’utilisation de l’inutile – le rythme débordant de la vie dans la culture japonaise se trouve caché dans les intervalles de ma au sein de l’activité.
Cette philosophie du Kata était un ensemble de techniques d’utilisation du corps qui mettait en jeu de manière globale la façon dont les Japonais voyaient le corps, les tendances de leur sensibilité, et la manière particulière qu’ils avaient d’utiliser leur corps. Cet ensemble de techniques, mis au point très probablement pendant les périodes de Kamakura et Muromachi, devint le fondement de la culture japonaise. Il a préparé le terrain pour l’éclosion des arts et des savoir-faire dans tous les domaines, et a été le moteur de l’assimilation de la culture chinoise par la terre japonaise. Cet ensemble de savoir-faire corporel, qui existait de façon sous-jacente et se retrouvait dans tous les aspects de la culture du Japon, différait complètement de l’idée qu’ont les Occidentaux du corps, idée que le gouvernement se mit à propager à partir de la Restauration Meiji et qui fut acceptée aveuglément par l’ensemble de la population. Au cours des cent quarante années qui se sont écoulées depuis la Restauration, le peuple japonais a ainsi, de ses propres mains, pavé le chemin vers la désintégration de ce qui était au cœur de la structure de sa propre culture.

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1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
  • Jordan Lloyd  Japanese Archers environs de 1860
  • auteur inconnu  cérémonie du thé chanoyu

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#3 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

suite de #1 et 2 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

L’idée du corps dans l’ascétisme

Hiroshige,_The_moon_over_a_waterfall_512Avec l’arrivée du Bouddhisme il y a mille cinq cents ans, prit fin l’ère des rois, symbolisée par les grands tombeaux, et le Japon entra dans un âge nouveau, où la religion était en position dominante. Comme lors de la Restauration Meiji, le genre de vie des Japonais se trouva radicalement transformé. Cependant, curieusement, et contrairement à ce qui eut lieu lors de la Restauration Meiji, les changements amenés par l’arrivée du Bouddhisme ont, semble-t-il, rendu en réalité plus claire la nature spécifique de la culture japonaise.
Fait heureux pour le Japon, le Bouddhisme ne lui fut pas transmis directement de l’Inde, mais il arriva après avoir transité par la Chine. Au cours de ses pérégrinations en Chine, le Bouddhisme se trouva inévitablement mêlé au courant de pensée qui conduira plus tard au Taoisme indigène chinois, et notamment à diverses pratiques mystiques telles que le Fangshu, ainsi qu’aux philosophies de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. Ces pratiques, qui plus tard devinrent partie intégrante du Taoisme, comprenaient toutes des aspects ascétiques visant à obtenir la longévité. Par conséquent le Bouddhisme qui arriva au Japon avait déjà trempé dans le monde chinois, et se caractérisait ainsi par un fort accent mis sur les pratiques ascétiques de type taoiste [Sekiguchi, (1967)].

Bien que l’orientation du Shinto, la religion autochtone du Japon, ait été quelque peu différente de celle du Taoisme, c’était également une religion centrée à la base sur la pratique plus que sur la doctrine. Les deux religions ont la caractéristique d’avoir émergé plutôt comme des phénomènes spontanés, aucune d’entre elles n’ayant à proprement parler de fondateur. Et elles ont toutes deux beaucoup de choses en commun, comme par exemple leur sens de la pureté ou de l’impureté du ki ou de l’énergie, ou bien la façon d’utiliser le ki. Elles ont aussi toutes les deux connu le destin d’être contraintes de présenter une image déformée de leur pratique, par le fait qu’elles devaient s’armer de théories maladroitement construites, dans le but de résister à l’assaut du Bouddhisme. Ceci, d’ailleurs, venait seulement du fait que ces deux religions accordaient, par nature, davantage d’importance à l’expérience qu’à la spéculation, et à la sensation qu’à la théorie. La recherche taoiste de la longévité et de l’immortalité était totalement différente de ce qu’est la course à la santé des gens d’aujourd’hui. Les Taoistes affirmaient que le Tao était la Source qui mettait toutes choses en harmonie, et étaient en quête d’une authentique expérience de fusion avec lui [Maspéro, (1983)]. De son côté, le Shinto n’était pas l’animisme qui est maintenant l’étiquette que l’on aime à mettre sur toutes les religions primitives. C’était une religion qui, plutôt que de rechercher le divin en dehors de soi-même, partait de l’expérience intérieure de kashikoki (vénération ou effroi sacré) et la nommait kami (le divin) [Kageyama, (1972)].
Des religions de ce type, où l’essentiel se situe dans l’expérience intérieure, développent inévitablement certaines pratiques qui utilisent le corps comme un intermédiaire pour atteindre le but qu’elles recherchent. Dans le cas du Japon, ces pratiques, appelées Gyo, devinrent le dénominateur commun qui fit que les Japonais purent accepter cette religion éminemment savante et spéculative qu’est le Bouddhisme, et le laisser s’enraciner dans leur culture.


A l’origine, le Bouddhisme fut instauré religion officielle pendant la période de Nara (710-784) grâce aux efforts diligents de Shotokutaishi (574-622). Cependant, comme il avait un fort penchant pour la politique et accordait peu d’importance à la pratique, il ne conquit pas le cœur du peuple japonais. La population de moines et de nonnes augmentant, elle devint une charge financière pour le gouvernement, tandis que la construction, les uns après les autres, des temples dans les provinces ainsi que de la grande statue du Bouddha au temple de Todaiji appauvrissait le peuple. Pendant cette période, ce n’était pas le Bouddhisme, mais plutôt le Shugendo, mélange de Shinto et de Taoisme, fondé par En No Ozunu, que le peuple japonais accueillait sans réserve. Les adeptes du Shugendo s’isolaient au fin fond des montagnes sauvages – endroits qui inspiraient une grande frayeur à la population ordinaire – pour éprouver leur ascèse et recevoir la puissance des divinités de la montagne [Wakamori, (1972)]. Ce n’était pas tant une religion qu’un ensemble de pratiques ascétiques, ou Gyo, qui recherchait un type particulier d’expérience religieuse. Le grand respect dans lequel le peuple de l’époque tenait les ascètes de la montagne montre à quel point, pour les Japonais, la religion n’était pas essentiellement une affaire de textes sacrés ni de doctrine, mais était basée sur la vénération et la crainte qu’inspirait le Gyo.
Et ce sentiment de respect ne venait pas de l’espoir d’une récompense dans cette vie. Il avait plutôt pour racine le penchant historique des Japonais pour l’observation de soi-même en profondeur.

La popularité très large qu’ont connue le Tendai et le Shingon, deux sectes du Bouddhisme ésotérique (Mikkyo), fondées toutes les deux pendant la période Heian, a clairement mis en lumière cette inclination. La secte Shingon, fondée par Kukai (774 – 835), installa son quartier général sur le Mont Koya, et commença à devenir très populaire grâce à son fort penchant pour des pratiques ésotériques et ascétiques que l’on ne trouvait pas dans les formes spéculatives du Bouddhisme qui avaient eu cours précédemment pendant la période de Nara. De plus, le Shingon apportait une philosophie – qui manquait au Shugendo – sur laquelle s’appuyait la foi dans les mystères surnaturels, et remplissait ainsi, en dépit du fait qu’il était centré sur le Gyo, les conditions pour obtenir sa reconnaissance comme religion officielle de la part du gouvernement.
A la même époque, la secte Tendai, fondée par Saicho (767-822), établit son centre sur le Mont Hiei. Saicho incorpora dans le corps de sa doctrine les quatre branches que l’on désigne par En (ou Hokke, les Enseignements du Lotus), Zen (les disciplines de méditation), Kai (les préceptes bouddhistes) et Mikkyo (les pratiques ésotériques). Mais, sentant que l’étude qu’il faisait de l’aspect ésotérique du Bouddhisme n’était pas à la hauteur de celle de Kukai, il essaya de créer un dogme du Bouddhisme ésotérique distinct de celui du Shingon de Kukai. Ce désir se trouva finalement réalisé grâce à son disciple, Ennin [Katsumata, (1972)]. La secte Tendai choisit les montagnes comme terrain d’entraînement et y envoya quantité d’excellents disciples. Les pratiquants de la secte Tendai se trouvèrent donc en contact avec les ascètes du Shugendo qui vivaient dans la montagne et étaient encore vénérés par l’ensemble de la population : ils se mélangèrent à tel point qu’il devint difficile de distinguer les pratiquants du Tendai de ceux du Shugendo. Bien que Saicho ait eu une connaissance hors-pair des enseignements du Bouddhisme, la secte Tendai était obligée d’insister sur les aspects de l’enseignement qui allaient au-delà du langage et de la spéculation – les pratiques ésotériques – pour gagner en popularité dans toutes les couches de la population.

Pour ce qui est du motif pour lequel la préférence allait aux religions centrées sur l’ascétisme, et quant à la cause première de leur émergence, certains disent que les gens de cette époque-là croyaient dans des phénomènes surnaturels tels que les malédictions et les mauvais esprits et qu’ils les craignaient. Mais ces choses-là font aussi partie de la religion. La religion est, tout à la fois, la source d’où proviennent les malédictions et les esprits mauvais et la force qui libère les gens de ces choses-là. Le fait de proposer un certain ensemble de valeurs implique nécessairement de définir les obstacles à surmonter pour les réaliser. Ceci ne se limite pas au domaine de la religion. Quand nous découvrons de nouvelles possibilités, nous définissons également nos limites.
En établissant ce qui est normal, nous définissons en même temps ce qui est anormal, et c’est la raison pour laquelle le nombre de maladies augmente toujours lorsqu’on développe de nouveaux traitements. La question n’est donc pas de savoir ce qui inspirait de la crainte aux Japonais, mais ce qui faisait sur eux une impression profonde et leur inspirait du respect. Ce n’était pas la croyance dans la doctrine du Bouddhisme, ni l’amour des incantations qui touchaient les gens de l’ancien Japon. Ce qu’ils éprouvaient, c’était simplement un profond respect pour les pratiques ascétiques. C’était l’intensité de la concentration dans le Gyo et les expériences dépassant le cadre ordinaire que cela permettait, qui suscitaient la vénération des gens.

Vieil Ainou
Vieil Ainou sur l’île d’Hokkaïdo

Cette vénération particulière des Japonais pour le Gyo se matérialise encore  plus avec le développement du Zen, qui commença avec Eisai et Dogen pendant la période de Kamakura. Le Zen – le fait de concentrer la conscience dans une méditation assise jusqu’à arriver dans l’état que l’on appelle shikantaza (être simplement assis) – répondait parfaitement à l’aspiration des Japonais et à leur quête du Gyo, et cet enseignement religieux s’inscrivit donc profondément dans la culture japonaise.
Le Zen était davantage qu’une religion dont la pratique était centrée sur le Gyo. C’était le Gyo lui-même. Pour expliquer quel était l’objet de sa quête, la doctrine du Zen utilisait un mot et un seul : mu (le vide) – et son refus de toute pensée spéculative avait une pureté proche de celle du Shinto. Alors que le Shugen et le Mikkyo prescrivaient de vénérer et de faire totalement confiance aux pouvoirs spirituels et magiques des ascètes et des prêtres, le Zen refusait que l’on compte sur autre chose que sur soi-même. Cette religion qui suggérait que la délivrance était possible pour l’individu simplement en cultivant ses  propres facultés par sa propre pratique du Gyo, entrait fortement en résonance avec les tendances naturelles du peuple japonais. La culture japonaise finit par être si profondément influencée par le Zen qu’il est devenu impossible de séparer le Zen de l’idée que nous nous faisons de ce qui est “japonais” à l’heure actuelle. Le style du Zen, ses doctrines, et sa pratique du Gyo ne restèrent pas dans les limites du cadre religieux. L’esprit du zazen fut directement assimilé, dans la vie quotidienne et le travail de la population dans son ensemble, contribuant dans une grande mesure au développement de différentes voies (do), comme le Kendo, le Sado et le Kado, et également à celui du waza, ou art de l’artisan.
Le courant sous-jacent du Gyo présent dans le Shinto, le Shugendo, le Mikkyo et le Zen non seulement nous révèle la manière des Japonais de voir la religion, mais aussi nous apprend quelles sont les expériences intérieures que le peuple japonais aime et recherche. La tranquillité majestueuse du Shinto, les expériences surnaturelles du Shugendo, le caractère adhérent et ondulant du Mikkyo, la pureté acérée et la qualité sombre du Zen : les Japonais chérissaient et se délectaient de ces expériences intérieures en se tenant à un pas de distance des religions elles-mêmes, et de cette façon, ils ont pu apporter à leur culture une dimension de profondeur et de déploiement.
Les quatres branches du Gyo décrites ci-dessus peuvent se diviser en deux catégories. Les pratiques du Shugen et du Mikkyo avaient pour but d’acquérir des pouvoirs dépassant l’ordinaire, visant la transformation du moi et son passage de l’état d’impuissance à celui d’une force de caractère divin. L’existence de conditions difficiles est donc une donnée de base, et ce que nous voyons alors à l’œuvre, c’est la conviction puissante de surmonter tous les obstacles. Le Gyo du Shinto et du Zen, d’autre part, était clairement d’une nature différente. Leurs pratiques ne visaient pas à apporter au pratiquant ce qui lui manquait, ni à le faire grandir et à l’amener à un état de puissance plus grande. Le Shinto et le Zen allaient plutôt dans le sens d’un retour de l’individu à sa nature originelle par le dépouillement de tout ce qui venait de l’extérieur. C’était un Gyo qui consistait à enlever plutôt qu’à ajouter, à faire retourner ce qui était coloré à un état de transparence. La tendance des deux premiers Gyo va dans le sens de donner de la vigueur; ce sont des Gyo à caractère solaire. Les deux derniers tendent au détachement et à la conciliation ; ce sont des Gyo à caractère lunaire. Ces deux tendances ont connu à plusieurs reprises des hauts et des bas selon les époques et ont contribué à établir les fondements de la culture japonaise. Par exemple, le Kabuki, qui tire son nom du mot kabuku (être incliné comme si on allait basculer) est né de la découverte de la beauté qui
réside dans le fait de perdre l’équilibre. Son registre de base se retrouve dans le Gyo du Shugendo et du Mikkyo, alors que l’esthétique du Yugen, qui s’est établie à travers le Nô de Ze-ami, se situe sur un même terrain que le Gyo du Shinto et du Zen.
Finalement, le courant du Gyo allant du Shinto au Zen a affiné la conception japonaise des pratiques ascétiques et a contribué à la formation de l’idée que les Japonais ont du corps. Bien que chacune des quatre religions ait des points de vue différents sur les pratiques ascétiques, on retrouve un fil commun quand on regarde les choses par le biais de l’idée du corps qui s’y fait jour.

misogi ueshiba ascétismeDans le Gyo le corps est utilisé comme un instrument permettant d’aller au-delà de la concentration volontaire. La méthode consiste à amener la conscience à se concentrer sur certaines sensations du corps, et à faire passer l’attention de la personne pendant un temps donné, de son mental à son corps. Les différentes positions dans lesquelles on met les mains et les doigts pendant la méditation en sont un exemple typique. Le fait de contraindre délibérément le corps à des conditions de stress, fait étroitement lié à la pratique du Gyo, en est un autre. Par le fait qu’une lourde charge est imposée au corps, l’attention du pratiquant est forcée de passer de la concentration mentale à la concentration du corps.
A l’étape suivante, le but est de séparer le moi du corps, auquel nous supposons normalement qu’il appartient, de manière à trouver le corps qui existe de façon distincte du moi ; ou en d’autres termes à trouver le corps dans sa pureté. Il s’agit du corps qui appartient simplement à la nature elle-même : le corps qui Est. La  découverte du corps qui Est signifie que toutes les sensations de la chair disparaissent. Ce qui émerge à la place est un corps qui a la qualité de la brume ou de l’air. La nature de ce corps qui est en train d’émerger est celle d’une totale passivité ; il peut fluctuer en éprouvant la sensation
d’être véritablement vivant, mais cela seulement si l’on invite ou accueille en soi-même ce qui ne vient pas du moi. La pratique du Gyo avait pour but d’entrer dans cet état sublime de passivité. Le contraste entre les deux catégories de Gyo a donc ses racines dans ce que chacun a décidé effectivement d’inviter. Pour les pratiques de Shugendo et de Mikkyo c’était l’esprit qui ne se trouble pas, tandis que pour le Shinto et le Zen c’était la source de toutes choses. Ainsi, quand on comprend la pratique du Gyo comme un phénomène du corps, il devient possible d’envisager l’émergence de quatre religions différentes qui n’en partagent pas moins la même structure de pratique ascétique.
On pourrait dire que cette attitude intérieure d’invitation ou d’accueil était l’essence même de l’idée de nature telle que la concevait la culture japonaise. Le mot japonais kangaeru (penser) était à l’origine ka mukaeru (accueillir et faire entrer ce qui est là). Ainsi pour les Japonais le processus de la pensée lui-même était une activité passive, le sens littéral du mot étant “inviter” ou “accueillir” l’objet de la pensée. Et c’était cette attitude d’invitation, ce fait d’entrer dans un état de passivité ou de réceptivité, que les Japonais considéraient comme naturelle. Ils accordaient plus de valeur au fait de voir les choses ou au fait qu’elles devenaient visibles quand on se trouvait dans un état de non-moi, qu’à l’acte volontaire de regarder ou d’observer. Pour eux l’état de réceptivité qui permet d’entendre avait plus de valeur que l’acte volontaire d’écouter. Et la voie pour atteindre cet état était la concentration à travers le Gyo.

Jeune femme jouant du Shamisen (détail) Kitagawa Utamaro – 1805
Jeune femme jouant du Shamisen (détail) Kitagawa Utamaro – 1805

Le tsugaru shamisen est un instrument de musique, un luth à trois cordes, qui vient des provinces du nord-est du Japon. On demande aux musiciens qui en jouent d’avoir à leur actif un morceau de musique original qu’ils puissent considérer comme leur appartenant en propre. La musique japonaise traditionnelle, contrairement à la musique occidentale, n’a pas un répertoire constitué d’une grande variété de compositions musicales. On attend plutôt des instrumentistes qu’ils cultivent leurs capacités d’improvisation pour pouvoir jouer le même et unique morceau dans différentes versions selon le moment et le lieu où a lieu le concert. Le regretté Takahashi Chikuzan, maître du tsugaru shamisen, effectuait une pratique de Gyo qui consistait à jouer de son instrument pendant huit jours et huit nuits sans prendre de repos. Selon Chikuzan, quand arrivait le huitième jour, toute conscience du fait d’être en train de jouer avait disparu pour lui. Il n’entendait plus les sons qui étaient censés sortir de l’instrument dont il jouait, et il commençait à percevoir son corps comme une étendue de lumière blanche. Venant des profondeurs de cette blancheur, il entendait un chant qu’il n’avait jamais encore entendu jusque-là. C’est ce chant qui devait devenir la composition originale de Chikuzan. Ainsi, les morceaux de musique dans l’art du tsugaru shamisen n’étaient pas des œuvres créées par les artistes, mais quelque chose que l’artiste accueillait en lui et qui venait d’un endroit inconnu. Ce qui naît de la pratique du Gyo est de nature différente selon ce que le pratiquant a invité en lui. Dans le cas que nous venons de voir, c’était la musique.
Il ne serait pas exagéré d’affirmer que l’idée du corps dans la culture japonaise s’est formée à partir de la pratique du Gyo. Pour les Japonais, le corps n’était pas seulement un outil fait pour servir dans la vie quotidienne. C’était un lieu destiné à recevoir l’immatériel. Contrairement au point de vue occidental, le corps n’était pas une chose qui devait être gérée selon la volonté de la personne, mais que l’on pouvait conduire vers un état d’harmonie grâce à la concentration du ki, qui survient quand on se libère de l’état de concentration par la volonté. Qui plus est, le corps, quand il est dans cet état, ne fonctionne pas de façon automatique, comme une machine. Par nature, il ne peut qu’improviser chacun de ses mouvements. Il fluctue en résonance avec les vibrations de la vie, dans un monde où tout est vivant. Et quand il bouge, du fait qu’il reçoit une force venant de l’extérieur, son mouvement n’a rien à voir avec le phénomène de transe ou de possession où l’on est déconnecté de soi-même, le centre n’est jamais perdu.
Je le répète, pour les Japonais le corps était un lieu fait pour recevoir la vie. Il ne s’agit pas, dans ce cas, de la vie de la personne ou de la créature individuelle, mais de la vie qui
s’écoule à travers tous les êtres dans un monde où tout est vivant. Cette vie ne s’est jamais arrêtée. Si l’union du sperme et de l’œuf est au commencement de la vie individuelle, alors la vie est ce qui rend cette union possible. L’œuf et le spermatozoïde doivent d’abord être vivants pour que leur union ait lieu. La vie existe donc au-delà de l’individu. La vie est un courant sans forme définie, qui ne s’arrête jamais, et le corps de l’indi-vidu est seulement un bateau qui vogue sur ce courant. Le bateau ne peut pas avancer de lui-même. Le corps ne peut bouger que parce qu’il est porté par le courant de la vie dans son ensemble.
Le concept de Gyo, qui est sous-jacent aux quatre religions, Shinto, Shugen, Mikkyo et Zen, avait pénétré dans la vie quotidienne de toute la population dès les périodes Kamakura et Muromachi. Il ne faut pas comprendre par là que les enseignements religieux se diffusaient, mais que le Gyo lui-même se propageait. La pratique du Gyo a donc pu franchir les limites du domaine religieux, pour devenir la base sur laquelle s’est
élaborée une certaine façon de voir le corps, qui par la suite donnera naissance au concept de Kata, ou forme. Le Kata est l’expression symbolique de la  manière des Japonais de considérer le corps, laquelle est issue du Gyo. La vénération des Japonais pour le Gyo devait finalement se traduire par un sentiment de respect pour le Kata.

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Suite de l’article :  #4 La philosophie du Kata.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Estampe : La cascade au claire de lune  Auteur : Utagawa Hiroshige (1797-1858).
  • Vieil Ainou  extrait de « Japon »  de Fosco Maraini.  1959 Ed. B.Arthaud
  • Morihei UESHIBA avec son fils Kishomaru, pratique sous la cascade
  • Jeune femme jouant du Shamisen (détail) Kitagawa Utamaro – 1805

#2 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

suite de #1 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement Article de Hiroyuki Noguchi.

Sentir la vie au sein de toute chose.

HiroshigeParmi les mesures d’occidentalisation qui ont conduit à la dissolution de la culture japonaise traditionnelle figure le changement du calendrier qui date de 1873. Le gouvernement Meiji prit la décision d’abolir le calendrier mixte lunaire-solaire qui était en usage depuis mille deux cents ans et de le remplacer par le calendrier Grégorien, solaire. L’utilisation du calendrier prit effet seulement trente trois jours après la promulgation du décret, ce qui plongea la population dans une grande confusion. Mais le plus important, ce fut l’énorme impact qu’eut cette réforme sur la sensation profonde qu’avait le peuple japonais du rythme des saisons et des cycles de la vie. L’ancien calendrier était désigné couramment comme “le calendrier du fermier” à cause de ses liens étroits avec le rythme des activités agricoles [Fujii, (1997)]. Il n’était pas calculé uniquement d’après des données astronomiques, mais basé sur une compréhension profonde du cycle de la vie des plantes et des animaux de la campagne, avec des connections supplémentaires faites d’après l’observation des planètes. On peut dire que le passage de l’ancien calendrier au nouveau a été au fond un changement dans le mode de découpage du temps, le passage d’un temps rythmé par le cycle de la vie à un temps objectif basé sur la science astronomique occidentale.

L’ancien calendrier faisait coïncider le Jour de l’An avec les premiers signes du printemps, symbolisés par l’éclosion des fleurs de prunier et par le chant de la fauvette; le deuxième mois était celui des fleurs de cerisier; le troisième celui des fleurs de pêcher. Le temps était découpé selon des cycles de la vie des choses de la nature, qui n’interviennent pas à des intervalles réguliers comme les planètes et les étoiles. C’est pour cela que sur une certaine période de temps il se produit inévitablement un décalage entre un calendrier basé sur les cycles de la vie et un découpage du temps planétaire objectif. Comme l’ancien calendrier accordait plus d’importance aux rythmes de croissance des plantes et des êtres vivants ainsi qu’à la façon dont les hommes vivaient les saisons, et mettait moins l’accent sur le strict calcul des cycles objectifs du mouvement des planètes, la nouvelle année ne commençait jamais le même jour, si l’on calcule d’après le calendrier actuel. Au onzième mois de chaque année on publiait le calendrier pour l’année suivante,
et en fonction de cela les gens planifiaient alors les activités agricoles, les évènements et les fêtes pour l’année à venir. Le gouvernement Meiji considéra que le calendrier basé sur les cycles de la vie n’était pas scientifique, et décida d’utiliser à sa place le calendrier solaire basé sur l’astronomie. Un agencement du temps qui est rationnel selon l’astronomie n’est cependant pas toujours rationnel du point de vue de la vie des humains et des autres créatures vivantes. La science moderne a rejeté le découpage du temps centré sur la vie et prôné la mesure objective du temps. Cela ressemble beaucoup au fait de prendre, en musique, le temps qui était basé à l’origine sur le rythme de la marche, et de le transformer en un temps mathématique mesuré par le métronome, ce qui donne une musique que le musicien comme son public ressentent comme quelque chose de raide qui coupe la respiration. Ou bien, c’est comme le fait de remplacer la respiration humaine par des poumons artificiels dont le mouvement suit un rythme régulier calculé mathématiquement. Les rythmes de la vie, quant à eux, se déroulent selon un ordre différent de celui des cycles répétitifs calculés par les mathématiques.


Le changement de calendrier a eu pour effet de perturber la sensation que le peuple japonais avait des saisons. Le nouveau calendrier ne leur laisse aucune autre possibilité que celle de vivre avec un découpage du temps sans aucun rapport avec la tradition japonaise. Pour nos ancêtres, le début de la nouvelle année allait toujours de pair avec la sensation claire de l’arrivée du printemps. Par contre, à l’heure actuelle, le Jour de l’An tombe en plein milieu de l’hiver. Et pourtant, les Japonais continuent de s’envoyer à chaque Nouvelle Année des cartes qui célèbrent la venue du printemps. Ce n’est rien que l’exécution d’un rituel qui fait comme si le printemps nouveau était là mais ce n’est pas un fait vécu. Le septième jour du premier mois de l’année, dans toutes les maisons au Japon, on mange du porridge de riz cuit avec sept variétés d’herbes printanières. Mais au septième jour du premier mois de l’ancien calendrier, ces sept  variétés d’herbes avaient véritablement fait leur apparition dans les champs. Or ce n’est plus du tout le cas, le 7 janvier du calendrier actuel. C’est ainsi que pour perpétuer ce rite fictif, les magasins garnissent leurs étalages de ces herbes qui viennent de serres où elles poussent artificiellement. De même, la date de Hinamatsuri, la fête où les familles célèbrent leurs filles qui grandissent, est le 3 mars. Ce jour là dans toutes les maisons où il y a des petites filles, on aménage un espace pour mettre des poupées habillées à la manière traditionnelle et on place à côté d’elles des fleurs de pêcher. Le 3 mars selon le nouveau calendrier, les pêchers ne sont pas encore en fleurs. Là encore les magasins sont pleins de fleurs qui ont poussé en serre. Les Japonais de l’époque moderne répètent chaque année ces évènements faux. Et pourtant ils continuent à présenter leur propre pays aux étrangers en expliquant que «la beauté de la culture japonaise est dans l’harmonisation avec la nature».
Il est à noter qu’aujourd’hui, au Japon, pratiquement personne n’a conscience de ce décalage. Le vécu direct et perpétuellement renouvelé des saisons et de leurs changements est perdu, et il ne reste qu’un lien au niveau conceptuel entre les dates et les évènements. En tous cas, l’étrange tendance des Japonais d’aujourd’hui à se comporter avec les autres à la manière traditionnelle, après avoir accepté la politique d’occidentalisation du gouvernement et après avoir rejeté la tradition pendant si longtemps, pourrait être considérée comme un sujet intéressant d’étude des maladies du psychisme.
Il est piquant de voir que les Japonais ne réalisent pas que les années datant les événements historiques sont comptées, dans tous les livres sur l’histoire du Japon, selon le calendrier occidental, alors que les mois et les jours, dans ces mêmes livres, sont en fait comptés selon l’ancien calendrier. Un autre exemple de la confusion dans laquelle ils sont, c’est celui du deuxième nom donné à chacun des mois. Les gens continuent d’utiliser ces noms pour les mois du nouveau calendrier, alors qu’ils n’ont aucun sens si l’on n’utilise pas le calendrier traditionnel. Il s’ensuit que le nom et l’expérience vécue n’ont aucun rapport entre eux: minazuki, le nom du sixième mois de l’ancien calendrier, qui signifie “le mois sans eau”, est maintenant utilisé pour le mois de juin, en dépit du fait qu’au mois de juin on est en plein milieu de la saison des pluies. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la plupart des Japonais d’aujourd’hui aient perdu tout intérêt pour la lecture et la compréhension de la littérature classique.
Finalement, la perception des saisons qu’ont les Japonais se résume à remarquer que la température change. Les différentes saisons ne sont plus que des modèles selon lesquels la température est répartie au cours de l’année. Cependant, pour les gens qui vivaient selon l’ancien calendrier, la perception des saisons n’était certainement pas basée sur l’évolution de la température. Ils étaient pleinement attentifs aux messages subtils qu’ils recevaient de l’environnement naturel où ils se trouvaient, et prenaient plaisir à cultiver une conscience très fine du changement des saisons. La poésie ancienne des waka et des haiku le montre clairement.
L’expérience du contact direct et des sensations qui vont avec le cycle des saisons, dont les exemples abondent dans la littérature classique japonaise, renvoie à un aspect tout à fait fondamental de la culture japonaise traditionnelle : le point de vue selon lequel tout ce qui existe est en vie. Cette capacité de sentir que toutes les choses sont vivantes et qu’elles résonnent en harmonie les unes avec les autres, était ce qui donnait aux gens la certitude d’être en vie. « Je suis vivant » était véritablement synonyme de « Tout le reste est vivant aussi ». Cultiver la capacité de ressentir cette sensation de la vie dans tout ce qui se trouvait autour de soi était, de façon directe, la voie qui permettait de nourrir sa propre vie. Ze-ami (1363 ? -1443 ? ) que l’on considère comme le fondateur du Nô, explique à ses disciples dans le Fushikaden, que « La voie de la poésie favorise la longévité et doit donc être étudiée absolument » [Nogami & Nishio, 1958, p. 11)]. A l’heure actuelle, il ne viendrait à l’esprit de personne de penser que la poésie puisse être une façon de se maintenir en bonne santé. Mais dans un monde où tout possédait une vie, tout, y compris la poésie et le Nô, pouvait conduire à la longévité. Parce que le fait de créer entre le monde humain et le monde naturel une relation telle qu’ils se reflétaient l’un l’autre, était très précisément ce qui permettait à l’individu de puiser de nouvelles forces pour sa propre vie.
La culture traditionnelle du Japon est une culture d’artisans. Dans tous les domaines, les maîtres artisans ont transmis les mêmes choses à leurs apprentis pendant des siècles. Tous sans exception assurent que les matériaux qu’ils utilisent sont  vivants. Le teinturier dit que la toile est vivante, le potier que l’argile est vivante ; les forgerons affirment que l’acier qu’ils martèlent est vivant [S.B.B. Inc., (19xx)].
Les clous d’acier forgés par les forgerons japonais traditionnels contiennent davantage d’impuretés que les clous modernes produits dans les fonderies. Pourtant, on a découvert que les clous provenant de constructions qui datent de six cents ans sont encore exempts de rouille et en parfait état pour une réutilisation éventuelle. Ce fait, qui est en contradiction avec les théories scientifiques, n’est peut-être pas en lui-même une preuve à l’appui de la croyance selon laquelle tout est vivant, mais il donne fortement à penser que la conviction bien enracinée du forgeron comme quoi l’acier avait une vie pouvait passer dans un simple clou et devenir une force puissante capable de résister au temps.
Cette vision du monde, selon laquelle toute chose possédait une vie, était également à la base des méthodes de construction en bois dans l’architecture traditionnelle. Le bois destiné à être utilisé dans la construction restait traditionnellement dehors aux intempéries pendant une période d’environ dix ans. Cependant, après la deuxième guerre mondiale, les scientifiques firent leur entrée dans l’industrie du bois de construction, analysèrent le taux d’humidité du bois brut qui avait été laissé dehors, et mirent au point une machine à sécher le bois qui permettait d’arriver au même taux d’humidité que celui mesuré, en trois heures seulement. Cette réduction de dix ans à trois heures retire cependant l’humidité du bois à un niveau cellulaire, rendant le bois incapable, sauf superficiellement, d’absorber l’humidité. Autrement dit cela enlève au bois ses qualités d’origine et entraîne une diminution de sa durée de vie. Depuis le début, l’exigence de la démonstration scientifique a toujours été de rendre visible l’invisible. La méthode qu’utilise la science consiste à convertir ce qui ne peut pas être quantifié en une chose quantifiable : dans ce cas le fait de “laisser le bois aux intempéries” devient “séchage”. Laisser le bois dehors pendant dix ans signifie qu’il sera à la pluie, au vent, à la chaleur et sous la neige pendant dix ans. Les charpentiers qui construisent les sanctuaires et les temples à Kyoto laissent en fait leur bois dans l’eau pour que l’eau contenue dans le bois se trouve renouvelée.

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Les scieurs dans les montagnes de Tôtômi ( Tôtômi sanchû ) Hokusai Katsushika

Voilà qui, manifestement, diffère fondamentalement du séchage. L’exposition du bois aux intempéries donne dix ans au matériau pour s’ajuster à un environnement différent de celui où il a poussé, et cela reflète l’attitude ancienne qui considérait que le bois de construction était vivant. C’est cette capacité à ressentir la vie dans le bois de charpente qui a permis la création de bâtiments en bois qui ont une durée de vie d’un millier d’années.
Cependant, la politique d’occidentalisation dans le domaine de l’architecture se poursuit à l’heure actuelle. La réglementation du gouvernement exige un taux d’humidité inférieur à 20% pour le bois de construction. C’est un chiffre impossible à atteindre par les méthodes naturelles de stockage, et cela signifie en réalité que seule l’utilisation du bois de construction séché artificiellement est autorisée par le gouvernement. S’il est vrai que la résistance du matériau augmente pour chaque pièce de bois quand le taux d’humidité est maintenu à moins de 20%, par contre le bois perd ses qualités naturelles; on lui a enlevé la capacité à respirer. L’architecture occidentale met l’accent sur la résistance des matériaux, mais elle ne considère pas le bois de construction comme un être vivant. D’un point de vue pratique, le bois est utilisé exactement comme s’il s’agissait de poutres en acier. Au contraire l’architecture traditionnelle attachait de l’importance à l’équilibre. Elle recherchait la force dans l’équilibre, et considérait que la force vitale contenue dans le bois était de la plus haute importance pour arriver à l’équilibre souhaité.
Depuis une centaine d’années, la science fait de son mieux pour dérober son pouvoir au temps. Mais la vie croît et mûrit avec le temps, et la compression du temps signifie nécessairement que certaines choses seront sacrifiées. De la même façon que l’écoute de la musique demande un certain temps qui ne peut pas être comprimé, une croissance forcée génèrera tout simplement un développement anormal. Le travail des artisans qui appliquent la laque couche après couche, la fabrication des clous par le forgeron, le travail du forgeur de sabres, tout cela se fait en coexistence avec le temps. Pendant des siècles, les artisans ont concentré leur attention sur le fait de saisir le ki (le moment juste), et d’utiliser le ma (intervalle, moment d’accalmie dans l’écoulement du temps). Le travail du forgeur de sabres consiste à chauffer le métal, à le retirer du feu précisément quand il faut, et à le refroidir rapidement en le plongeant dans l’eau avant de le chauffer à nouveau. Ce processus se répète un certain nombre de fois, et tout l’art consiste à saisir le moment pour l’action, le degré qu’elle doit atteindre, et l’intervalle de pauses justes (ki do ma). Cette compétence a permis la création de sabres tels qu’il est impossible d’en produire de semblables avec la technologie la plus avancée.

Chaque pilule que les docteurs de médecine occidentale prescrivent à leurs malades contient une multiplicité de produits actifs. Le patient ingère simultanément par exemple, dix ingrédients actifs en une seule pilule. Ceci est directement lié au caractère de recherche de l’efficacité que l’on voit à l’œuvre dans les méthodes de séchage artificiel ou de forçage des plantes dont nous avons parlé précédemment. En termes simples, c’est la conversion de la dimension temps en espace, et nous devrions reconnaître que c’est là la source des effets secondaires néfastes de la médecine moderne. Dans la médecine chinoise, le docteur donne un seul produit actif au malade, puis il en observe l’effet sur son état avant de décider comment poursuivre le traitement, ce qui veut dire qu’en moins de dix jours le patient ne peut pas prendre dix composants actifs différents. Observer l’état du malade et y répondre ensuite selon son évolution est un processus tout à fait naturel, qu’on ne devrait certainement pas mépriser comme étant inefficace. Il ne paraît inefficace que parce que la science a attaché de la valeur au fait de remplacer les rythmes invisibles de la vie qui sont inclus dans le temps par le mouvement visible du temps de l’horloge. La philosophie qui s’applique ici accorde plus de valeur au résultat qu’au processus, à l’aboutissement qu’à l’expérience. Nous devrions réfléchir de nouveau à la question de savoir si l’accomplissement que nous cherchons dans la vie est celui du vécu ou celui du résultat. Le rythme inclus dans le temps nous apporte un vécu riche et la certitude d’être vivants. La façade du positivisme cache l’attitude absurde du scientifique qui allume la lumière pour sonder la nature de l’obscurité.
CapturecharpentierUne des compétences de base dans l’art de la charpente traditionnelle consiste à discerner dès le premier coup d’œil, sur un morceau de bois de charpente, où est la tête et où est le pied. Ceci parce que les charpentiers traditionnels croient que chaque pièce de bois conserve de l’époque où l’arbre poussait dans les montagnes, la mémoire du ciel et de la terre et, qui plus est, que le bois ne pourra pas trouver une nouvelle vie si on ne le positionne pas en conformité avec cette mémoire. La distinction à faire entre le devant et le derrière est également importante. Le devant est le côté de l’arbre qui était exposé au soleil, le derrière est bien entendu le côté opposé. Les arbres qui poussent sur les pentes d’une montagne orientées à l’est sont utilisés comme piliers pour le côté est des constructions ; les arbres provenant des pentes ouest sont utilisés pour le côté ouest. Les piliers pour chacune des quatre directions sont agencés en concordance avec la façon dont ils ont poussé dans leur sol natal, et il y a la croyance que les arbres jouiront d’une seconde vie de cette manière. De fait, quand un seul des piliers se trouve placé la tête en bas, on constate une étrange sensation de disparité qui émane du bâtiment. Les espaces traditionnels habités par les Japonais pendant deux mille ans ont été construits d’après de telles méthodes basées sur l’harmonie entre le matériau vivant et la vie [Nishioka, (1993)]. La sensation qui en résultait était celle d’être entouré d’une vie intangible, et c’était exactement cette sensation de confort-là que les Japonais avaient choisi d’aimer par-dessus tout.
C’est en cela que les méthodes de construction de l’architecture en bois japonaise traditionnelle diffèrent à la base de celles de l’architecture occidentale. Cependant, les méthodes traditionnelles mises au point grâce aux connaissances accumulées par l’expérience ne suffiraient pas pour qualifier l’architecture japonaise de “culture”. La culture dans l’architecture japonaise réside dans l’absence de séparation entre la sensibilité du charpentier et ses méthodes de construction. La découverte de la façon dont la sensation, ou la conscience que l’on a de l’intangible, peut être utilisée dans l’application de certains procédés techniques de manière à ce qu’ils acquièrent vie, c’est ce que les Japonais d’autrefois appelaient waza (art ou maîtrise). Le raffinement de ces waza, ou en d’autres termes, le raffinement de la sensibilité du charpentier – pour poursuivre l’exemple de l’architecture – est ce qui suscite dans la sensibilité de celui qui y habite, une correspondance qui à son tour produit une sensation de plénitude et de confort dans l’espace habité.
L’essence de la culture, c’est le partage de certaines valeurs intangibles par tout un peuple – la conscience collective d’un peuple, qui se rassemble pour tendre à un idéal abstrait.
Prenez le kimono japonais traditionnel. Contrairement aux vêtements occidentaux, le kimono n’est pas une fin en soi. Le produit réel n’est pas le kimono, mais plutôt le tissu dont il est fait. Par nature, le kimono est composé entièrement de bandes de tissu droites, ce qui fait qu’il peut facilement retourner à son état d’origine de tissu, si l’on défait simplement les coutures.
Le tissu peut alors être reteint ou réutilisé pour faire d’autres vêtements. Il peut même être transmis en héritage plusieurs fois de génération en génération. Une telle conception du processus de régénération est essentielle dans une culture dont la vision du monde est que toute chose possède une vie.
La façon dont Ze-ami a construit le Nô incluait même la communication avec les morts. Le Nô est un art théâtral dont la construction unique comprend des danses, du chant et du récit. L’histoire est jouée par trois personnages principaux : le voyageur, le moine, et le fantôme. Ce que Ze-ami attendait des acteurs ne relevait ni du jeu d’acteur, ni de l’expression des émotions : c’était la communication directe et l’harmonisation avec les morts. Le Nô, pour Ze-ami, était un rituel de purification, par lequel les morts devaient être pacifiés et renaître. Ce thème à caractère sérieux forgé par Ze-ami donna naissance au concept de Yugen (que l’on traduit habituellement par “ce qui est subtil et profond”). Les sensations vécues en rapport avec ce que nous appelons Mono no aware, Wabi, Sabi et Yugen, d’une importance cruciale dans la compréhension de la culture Japonaise sont toutes nées de cette même vision du monde, et pour cette raison sont susceptibles d’être partagées par tous les Japonais [Shinkawa, (1985)].
Le sanctuaire d’Ise est le sanctuaire le plus important du Japon, et son histoire remonte à mille cinq cents ans. Dans les vastes enceintes plantées de forêts du sanctuaire, on a accompli un certain rituel tous les matins et tous les soirs pendant toute l’histoire du sanctuaire. Ce rituel appelé Higoto-Asa-Yu-Ohmikesai, consiste à purifier le sanctuaire et à faire des offrandes de nourriture à l’Esprit Divin. L’auto-suffisance est la règle ; toutes les offrandes doivent être produites à l’intérieur des enceintes du sanctuaire. Le sanctuaire a ses propres jardins, et ses propres champs où l’on récolte le riz, les légumes et les fruits ; il a son marais salant d’où l’on extrait le sel selon des méthodes ancestrales, et un puits où l’eau ne s’est jamais tarie depuis mille cinq cents ans. La nourriture est préparée sur un feu purifié rituellement, appelé Imibi, que l’on allume en faisant tourner une vrille de bois sur une latte de bois sec, procédé qui date de l’époque Yayoi, et les assiettes sont en poterie non émaillée cuite dans un four au sanctuaire-même. Ce qui est le plus caractéristique du sanctuaire d’Ise c’est son rituel de Shikinen sengu. Ce rituel consiste dans le démontage complet et la reconstruction des édifices du sanctuaire tous les vingt ans. Les matériaux de construction des nouveaux bâtiments
proviennent entièrement de la forêt du sanctuaire. De cette façon, les bâtiments sont reconstruits exactement à l’identique et des jeunes arbres sont plantés à la place de ceux qui ont été abattus, de manière à être utilisés pour le rituel de reconstruction qui aura lieu deux cents ans plus tard [Yano, (1993)]. Ces activités, qui se poursuivent depuis quinze siècles dans ce lieu, sont l’expression de la vision du monde et de la vie du sanctuaire, sans qu’il soit besoin d’utiliser le langage.
Ainsi, l’idée de l’omniprésence de la vie était un courant sous-jacent de la culture traditionnelle du Japon. Elle reconnaissait la présence de la vie en toute chose, ce qui amenait la certitude d’une correspondance entre toute chose, et touchait à ce qui s’écoule sans trêve du passé vers le futur.

Suite de l’article :  #3 L’idée du corps dans l’ascétisme

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Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images

  • Estampe : Le moineau sur le camélia enneigé.  Auteur : Utagawa Hiroshige 1 (1797-1858). Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie
  • Estampe : Les scieurs dans les montagnes de Tôtômi ( Tôtômi sanchû ) : Les « Trente-six vues du mont Fuji » ( Fugaku sanjû-rokkei ), 19 e vue. Auteur :    Hokusai Katsushika (1760-1849) Bibliothèque nationale de France
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.

#1 L’idée du corps dans la culture japonaise et son démantèlement

Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais. par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

Au cœur de toute culture se trouve une certaine idée du corps,  et cette idée est déterminante dans le choix fait par chaque culture d’accorder de la valeur à certaines expériences de la perception plutôt qu’à d’autres. Les tentatives pour mener à bien ces expériences conduisent à l’établissement de certains principes relatifs à la façon de bouger le corps et de s’en servir ; ces principes déterminent les modèles reconnus pour la maîtrise des compétences essentielles, modèles qui vont à leur tour diffuser dans tous les domaines de l’art, créant une base très riche sur laquelle la culture peut s’épanouir. La culture du Japon traditionnel, qui s’est désintégrée sous l’effet de la Restauration Meiji, possédait bien une structure de ce type. L’idée que l’on se faisait du corps, les sensations partagées et les principes selon lesquels on bougeait, toutes ces choses qui appartenaient au Japon traditionnel étaient radicalement différentes de ce qui est arrivé de l’Occident et qui n’a cessé d’être propagé de manière aveugle par le gouvernement japonais depuis la Restauration Meiji.
Cet article montre la faiblesse des points d’ancrage du Japon moderne dont la culture est bâtie sur la destruction de ses propres traditions, et explore la possibilité pour lui de donner naissance à une culture nouvelle en portant le regard sur la structure de sa tradition culturelle perdue.

La mise en scène de la mort dans la société moderne

Il y a au Japon une politique nationale qui se poursuit sans répit jusqu’à nos jours depuis presque cent quarante ans, date du début de la Restauration Meiji en 1868. C’est la politique d’occidentalisation, qui a conduit à la désintégration continuelle de la vision japonaise traditionnelle de la vie et du corps, et ceci dans sa totalité. En acceptant cette politique, le peuple japonais a effectivement eu accès, au niveau pratique, au genre de vie d’une société moderne emplie à ras bord de technologie scientifique occidentale. En même temps, cependant, il a de ses propres mains démantelé et oblitéré une tradition vieille de deux mille ans. On ne sait toujours pas qui a véritablement été à l’origine de la réforme sociale la plus draconienne qui ait jamais eu lieu dans l’histoire du Japon, à quelle classe ces personnes appartenaient ni quels étaient leurs objectifs [Oishi, (1977)]. En tout cas, la Restauration Meiji fut déclenchée par l’ouverture des ports japonais au commerce étranger en 1854, quand le Shogunat Tokugawa, cédant à la pression militaire des Etats-Unis et des pays d’Europe, prit la décision de mettre fin à la politique d’isolement qui était la sienne depuis deux cents ans. Cette décision du Shogunat provoqua le chaos dans la nation toute entière. Les samouraï, irrités par la lâcheté de la position du Shogunat, se soulevèrent, tandis que l’exportation de la soie grège provoquait une tourmente économique causée par une très forte augmentation des prix. Face à la pression venant de l’intérieur comme de l’extérieur du pays, Tokugawa Yoshinobu, alors Shogun, n’eut pas d’autre choix que d’abandonner le pouvoir en 1867.
Le nouveau gouvernement Meiji établit un Etat de type impérial sur le modèle de la monarchie constitutionnelle prussienne, institua un Shintoisme d’Etat à caractère nationaliste  en lieu et place du Christianisme qui est au centre la culture occidentale et entama rapidement une re-création de la nation. Tandis que dans les institutions politiques, l’économie et l’industrie, étaient appliquées des réformes basées sur les modèles occidentaux, la politique de modernisation, d’occidentalisation et de progrès scientifique atteignait aussi les modes de vie de l’ensemble de la population.
En apparence, cette politique d’occidentalisation semblait être mise en place pour guider le peuple japonais dans son adaptation à son nouveau gouvernement construit en l’espace très court de deux ans après l’effondrement du Shogunat. En réalité cependant, elle visait à rejeter et à démanteler tous les aspects de la culture traditionnelle japonaise en glorifiant la civilisation occidentale de manière permanente. Cette politique comportait trois axes principaux : la propagande, les ordres et les réglementations émanant du gouvernement, et le contrôle de l’information, aucune place n’étant laissée pour permettre à la culture traditionnelle de coexister avec l’ordre nouveau.
Les familles impériales et royales furent les premières à adopter le mode de vie occidental, comme si elles se posaient en exemple pour le reste de la nation, provoquant dans la population une soif pour tout ce qui venait de l’Occident. Ainsi l’empereur, symbole du Japon, en vint aussi à servir de symbole de l’occidentalisation. Les médias suivirent, propageant des vues superficielles qui glorifiaient la civilisation occidentale et
boycottaient la tradition. Leur slogan, «Bunmei kaika» (l’épanouissement de la civilisation) résonnait dans tout le pays.
Même les cerisiers sauvages, qui avaient été adorés à travers toute notre histoire, furent coupés et utilisés comme bois de chauffage dans tout le pays, parce qu’ils rappelaient l’ancien système féodal.

Cerisiers, 1592. De Hasegawa Tōhaku et Hasegawa Kyūzō, Chishaku-in.
Cerisiers sauvages, 1592. De Hasegawa Tōhaku et Hasegawa Kyūzō, Chishaku-in.

Et à leur place le someiyoshino, un cerisier hybride créé artificiellement, était prisé car c’était un produit de la science : il se développe dans n’importe quel type de sol, fleurit magnifiquement et presque simultanément partout, et possède une beauté uniforme qui vient du fait que ses fleurs s’ouvrent avant qu’une seule feuille ne soit apparue sur ses branches. Mais, comme toutes les plantes créées artificiellement, le someiyoshino n’a aucun parfum ; il n’a pas hérité du parfum intense du cerisier sauvage. Et tandis que la durée de vie d’un cerisier sauvage est estimée à trois cents, et parfois cinq cents ans, le someiyoshino ne vit que soixante-dix ou quatre-vingts ans [Horibe, (2003)]. Ce cerisier artificiel à la beauté uniforme, privé de parfum et de longévité par la main de l’homme, a été planté dans tout le pays et on a fini par le désigner comme étant la fleur nationale du Japon. Si la naissance de la civilisation occidentale moderne peut être comparée à l’épanouissement d’une fleur enracinée dans le terrain des cultures traditionnelles de l’Occident, alors la modernité au Japon est une fleur artificielle qui n’est pas issue d’un terrain réel. Le destin qu’ont connu les cerisiers révèle la vraie nature de la modernité artificielle et déformée qui émerge dans notre pays.
Naturellement, la destruction des cerisiers sauvages ne représentait qu’une petite partie des changements colossaux en train de se produire. Un des aspects les plus marquants de l’activité destructrice de la Restauration fut peut-être le décret du gouvernement instaurant la séparation entre Shinto et Bouddhisme. Cette mesure, qui fut appliquée pour établir le Shinto d’État, déclencha un mouvement anti-bouddhiste qui amena à la destruction de temples, de statues et de chambres de thé de grande valeur historique dans tout le pays.
Il a même été interdit, après la Restauration, de jouer des pièces de théâtre traditionnel Nô, et presque tous les acteurs de Nô ont dû se tourner vers d’autres métiers ou arrêter leur activité.
Au milieu de cette atmosphère de rejet total de tout ce qui était traditionnel, on propagea la façon de s’habiller à l’occidentale, au début par le biais de l’uniforme pour les militaires et les fonctionnaires. En même temps, on introduisit la façon de manger occidentale par le biais des repas servis dans les hôpitaux et  l’architecture occidentale par les équipements publics. Porter des cravates et des vêtements qui se boutonnent, manger du bœuf, boire du lait de vache, entrer dans un bâtiment sans enlever ses chaussures, toutes ces choses que le peuple japonais
n’avait jamais faites au cours de ses deux mille ans d’histoire, devinrent les premiers gages de loyauté imposés par le gouvernement Meiji.
Le gouvernement se mit alors à édicter un nombre croissant d’interdictions et de mesures contraignant les individus à changer de branche d’activité ou à quitter le service public. Par exemple, la décision d’introduire la médecine occidentale en tant que médecine officielle du Japon s’accompagna d’un effort gigantesque du gouvernement pour éradiquer la pratique très ancienne de la médecine chinoise. Les praticiens de médecine chinoise opposèrent une forte résistance et il fallut finalement plus de quarante ans pour que cet effort aboutisse. Au cours de cette période, en vue de décider laquelle des deux médecines était supérieure à l’autre, on installa un hôpital chargé de recueillir les données concernant l’efficacité des deux médecines par rapport à une maladie, le béribéri. Pourtant, le résultat de ce qu’on a appelé la compétition Est-Ouest à propos du béribéri fut un match nul, et les conflits entre les deux écoles s’intensifièrent, conduisant même à une tentative d’assassinat contre Sohaku Asada, célèbre docteur de médecine chinoise et leader de la résistance [Fukagawa, (1956)]. C’est là qu’on peut bien voir la nature machiavélique de la politique d’occidentalisation du gouvernement Meiji. Un coup d’œil aux articles de journaux de cette époque-là montre une série d’écrits irrationnels comme celui-ci : « Comparée aux affreux liquides noirâtres préparés par les docteurs de médecine chinoise, voyez la splendide blancheur des poudres de la médecine occidentale ! » Les praticiens de médecine chinoise étaient forcés d’affronter des accusations injustes de ce genre répandues par les médias.
L’introduction de la médecine occidentale visait à accomplir davantage que l’occidentalisation des pratiques médicales. Il s’agissait essentiellement d’une politique dirigée contre le Shogunat. Par exemple, la conservation des pratiques d’acupuncture qui n’existaient pas dans la médecine occidentale, ressemblait de l’extérieur à une mesure de sauvetage en faveur des aveugles, qui étaient traditionnellement relégués dans ce genre de travail. Cependant la pratique d’acupuncture reconnue par le Shogunat était celle de l’acupuncture japonaise qui avait été créée à partir de l’acupuncture chinoise mais complètement revue et améliorée. Ce fut donc l’acupuncture japonaise qu’on frappa d’interdiction et on ordonna aux praticiens d’exercer à la place l’acupuncture chinoise [Machida, (1985)]. En d’autres termes, ce qui caractérisait la politique d’occidentalisation c’était le rejet complet de la tradition japonaise, tout ce qui venait de l’étranger étant accueilli et considéré comme ayant une grande valeur.
Les étudiants dans différents domaines comme l’architecture, la cuisine et la médecine furent tous obligés d’apprendre les théories occidentales, s’ils voulaient obtenir les permis officiels pour exercer, que le gouvernement venait d’instituer. Le gouvernement tentait, en mettant en place ces systèmes, de couper la chaîne de transmission du savoir expérimental et ainsi de mettre fin à la tradition de l’apprentissage. Par exemple, en imposant aux architectes japonais l’étude de la théorie occidentale basée sur le système métrique, le gouvernement réussit effectivement à empêcher les maîtres charpentiers de transmettre leur savoir à leurs apprentis, car leur art était basé sur le système de mesure traditionnel japonais [Matsuura, (2002)].

menusier
travail du bois, vers 1877-1878.

Au Japon, les méthodes traditionnelles de construction qui avaient permis d’édifier les plus grandes structures en bois du monde, ayant de plus une durée de vie d’un millénaire, étaient basées sur des principes théoriques complètement différents de ceux des méthodes occidentales. Emporté par la vague de culte des théories occidentales, le gouvernement continue néanmoins encore à l’heure actuelle à imposer l’occidentalisation de l’architecture, sans examiner ni  reconnaître la valeur des méthodes traditionnelles de son pays. En 1959, le gouvernement a adopté une résolution officielle, proposée par l’Institut d’Architecture du Japon, interdisant la construction de bâtiments en bois. Six ans plus tard, il interdisait l’utilisation du système de mesure traditionnel japonais. Les codes japonais de la construction préconisent les structures en béton qui ont l’avantage de transformer les villes en forteresses, et cela conduit à la disparition des structures en bois qui, issues de cette terre et de son climat, ont été les piliers du mode de vie des Japonais pendant deux mille ans. Le résultat de tout cela, c’est que les magnifiques forêts du Japon sont maintenant en train de péricliter.
Le contrôle de l’information par le gouvernement s’appliqua également au nouveau système d’éducation établi en 1872. Celui-ci, avec son programme entièrement basé sur les théories occidentales, est devenu une place forte dans le processus
d’occidentalisation. Le système éducatif, tendancieux car tout à la gloire du mode d’étude occidental, amenait l’intellect et la sensibilité des Japonais à ignorer et à dédaigner leur propre culture traditionnelle.
Même les matières comme l’art, la musique et l’éducation physique, dont le but est de cultiver la sensibilité esthétique des étudiants, sans parler des matières plus générales, ont joué un rôle majeur pour démanteler la culture traditionnelle et stimuler le processus d’occidentalisation.
L’enseignement artistique introduisit les couleurs éclatantes de la palette occidentale, tandis que les couleurs japonaises traditionnelles tombaient dans l’oubli et qu’on n’enseignait plus leurs principes d’harmonie. La sensibilité aux couleurs, très riche dans la tradition japonaise est évidente si l’on regarde les kimono ou les encadrements traditionnels des calligraphies et des peintures. Un catalogue d’échantillons de teintes destiné aux fabricants de kimono dans la période d’Edo montre cent teintes de gris différents et quarante-huit teintes de marron, chacune ayant un nom particulier [Nagasaki, (2001)]. Les teinturiers capables de créer une telle variété de couleurs à partir de végétaux démontraient là leur savoir-faire admirable. Mais ce qui est encore plus étonnant c’est que les couturiers et même les clients étaient capables de distinguer toutes ces nuances. Pour les Japonais, la couleur était une chose qui se fondait dans le tissu ; les couleurs devaient mettre en valeur la qualité inhérente au matériau brut. Les nouvelles couleurs venant de l’Occident, au contraire, formaient une couche plaquée sur le matériau brut. Cette confrontation porta un choc et troubla la sensibilité subtile aux couleurs qui avait été celle des Japonais jusque-là. Cent quarante ans plus tard, le résultat de cette éducation se manifeste à l’évidence dans le goût vulgaire des couleurs que l’on voit dans les villes du Japon moderne. Dans les rues, ni les enseignes des magasins ni les prospectus ne montrent la moindre trace de subtilité. C’est comme si l’utilisation de couleurs intenses et voyantes pouvait à elle seule suffire pour imiter la perception occidentale des couleurs. Pareille éducation a certainement gâché le talent de plus d’un artiste doué qui aurait pu produire d’excellentes peintures japonaises [Nakamura, (2000)].

Capture
vers 1877-1878.

En même temps, l’éducation musicale perturbait la conception traditionnelle du son. La sensibilité japonaise par rapport au son est issue de la religion. On considérait que le son produit avec une intensité et une concentration profondes avait le pouvoir de nettoyer les impuretés. Les techniques du ki-ai transmises par les prêtres shinto et les ascètes des montagnes, les psalmodies des moines bouddhistes, et même l’action de faire le ménage, tout cela était des pratiques religieuses, ou, si l’on veut, de la musique, basées sur le mystère du son. L’utilisation du hataki – instrument à épousseter fait de papier monté sur un manche – et du balai, vient des rituels shinto qui invitaient la divinité en purifiant le milieu ambiant au moyen du son. On ne les utilisait pas dans un but de propreté hygiénique. Le son du noh-kan (flûte de bambou du théâtre Nô) servait pour repousser les morts, et le shino-bue (flûte de roseau) pour inviter les morts dans notre monde. Le sens profond qu’avait le son dans la culture japonaise traditionnelle était basé sur une sensibilité à cet égard totalement différente de celle qu’on trouve dans la musique occidentale. Cependant, dans les écoles, on enseignait seulement la musique occidentale, basée sur la gamme tempérée qui est en réalité une exception parmi les musiques de tous les autres pays de la planète, et les étudiants qui chantaient en utilisant les gammes traditionnelles japonaises étaient traités comme des sourds qui n’entendaient pas les tons.
De même, l’éducation physique a détruit les façons dont traditionnellement on bougeait le corps (voir plus loin dans l’article), en enseignant exclusivement des exercices et des
mouvements basés sur les principes de mouvement venant de l’Occident. Il en a résulté l’apparition de grandes disparités dans la perception du corps, entre l’ancienne et les nouvelles générations, rendant particulièrement difficile la transmission, des parents aux enfants, de la culture de tout ce qui concernait le corps. Suite à cela, il y a aujourd’hui de nombreux adultes incapables d’utiliser simplement des baguettes correctement, sans parler du fait de s’asseoir à la manière traditionnelle, en seiza.

Japon 1869-1942

Ces cent quarante années d’éducation ainsi orientée ont contraint l’intellect des Japonais à s’employer uniquement à traduire, à interpréter et à imiter la civilisation occidentale. Certes, durant ces années, le Japon a produit des appareils électroniques de haute qualité, et des automobiles que l’on appelait en plaisantant des salles de séjour mobiles, mais ces choses-là n’ont rien à voir avec la culture japonaise. Elles sont plutôt tout simplement l’expression du choc que la rencontre avec la civilisation occidentale moderne a fait vivre aux Japonais. Autrement dit, ce sont les copies de l’image de la civilisation moderne telle qu’elle se reflète dans l’œil des Japonais. Ces sièges de voiture et ces suspensions bizarres et exagérément douces sont un écho de la sensation douce et agréable que les Japonais, qui jusque-là ne s’étaient jamais assis que sur des tatami durs, ont eue en s’asseyant pour la première fois dans des sofas de style occidental. Les appareils électroniques excessivement efficaces, équipés de plus de fonctions que ce que la moyenne des gens peut utiliser, sont l’expression de l’impact ressenti par les Japonais aveuglés par la lumière éclatante des ampoules électriques, après avoir vécu si longtemps à la lueur vacillante des bougies japonaises de l’ancien temps.
La politique de fermeture si longtemps appliquée par le Japon a faussé le processus de la rencontre avec la civilisation occidentale. N’ayant aucun dénominateur commun avec les sociétés modernes de l’Occident, les Japonais ont transformé la formidable sensation de différence qui était la leur en glorification et en culte, dans une réaction d’autoprotection.
Depuis la Restauration Meiji, le Japon a démantelé de façon très efficace sa propre culture traditionnelle. Cependant, il n’a pas été capable de créer une nouvelle culture, de quelque sorte que ce soit, par l’assimilation de la civilisation occidentale. C’est, bien sûr, tout à fait naturel, puisque la culture ne peut pas naître seulement de l’imitation ni de l’envie. Aveuglés par l’image brillante de la civilisation moderne, les Japonais ont manqué la rencontre avec la véritable culture qui a donné naissance à cette civilisation, qui l’a nourrie et en a permis le fonctionnement. Autrement dit, ils n’ont jamais vraiment compris les façons de sentir traditionnelles des peuples occidentaux et là réside la tragédie que vit le Japon aujourd’hui. Bien entendu, il est impossible de transplanter une culture. La culture d’un pays, nourrie par l’expérience accumulée par des siècles de tradition, appartient au pays qui l’a fait naître et à lui seul. Elle ne peut être absorbée ni imitée par aucun autre. La pensée scientifique, fondée sur le pragmatisme, l’objectivisme et le positivisme, auxquels le Japon a si avidement tenté d’atteindre depuis la Restauration, a donc nécessairement été elle aussi un produit inévitable de la culture – du pays et de l’esprit – des pays occidentaux. Les scientifiques Japonais qui participent pour la première fois à des congrès internationaux sont toujours suffoqués de découvrir que les scientifiques occidentaux mentionnent Dieu sans aucune hésitation au cours des débats. La raison en est qu’au Japon être un scientifique signifie nécessairement que l’on est du même coup matérialiste et athée. Pour le Japon d’après la Restauration, la science a tenu lieu de vertu et aussi de religion ou de foi.
Le Japon moderne est  ainsi devenu une anomalie dans l’histoire mondiale – un pur produit de la modernité, établi sans qu’il y ait la moindre base reposant sur une véritable
culture. C’est un pays où ont lieu des expériences de la plus extrême modernité.
Après tout, la culture n’est rien d’autre que la capacité à faire du monde où nous vivons un monde de richesse et de beauté. C’est la capacité à continuellement transformer et recomposer l’espace-temps objectif en espace-temps humain. Par la découverte et le partage de cette capacité inhérente à la culture, elle permet au peuple d’un pays de révéler toute sa beauté. Néanmoins, en même temps, elle est porteuse d’un dangereux potentiel d’auto-destruction parce que, par nature, son existence et sa valeur ne peuvent pas être perçus par ceux qui vivent en son sein, ceux dont la vie même est fondée sur elle.
C’est la façon dont se déroulent la naissance et la mort qui symbolise le plus directement la culture d’un pays donné. Dans le Japon d’aujourd’hui, la mort se déroule dans une mise en scène dominée par la machine. Son décor est l’hôpital, où les gens sont gardés grâce à des systèmes qui les maintiennent en vie. Derrière les portes closes de leurs salles d’attente, les médecins appellent cela le syndrome du légume. Ce sont les scènes que nous voyons dans les services de gériatrie, où nos aînés ont les bras et les jambes ligotés par des courroies qui les empêchent d’arracher par des mouvements inconscients tous les branchements qu’on leur a mis sur le corps. Ce que nous avons devant les yeux, ce n’est pas la vision sacrée d’une personne qui arrive au dernier chapitre de sa vie. Ce n’est pas la transmission d’un parent à son enfant de la plus profonde et dernière parole, le fait de rendre son dernier souffle, acte qui, à travers toute l’histoire, a été considéré comme un des plus importants de la vie humaine. Dans les trente minutes à peine suivant la mort de quelqu’un, les vendeurs de pompes funèbres entrent en scène devant les membres de la famille. Depuis ces dernières années, les marchands en quête d’organes pour les transplantations passent avant. C’est cette image scientifique vide de la mort qui symbolise la modernité de notre nation, et il en est ainsi parce que la société moderne sépare le corps de la vie, le corps de la personnalité, le corps de l’individu. Notre gouvernement moderne épris de liberté ne dirige peut-être pas la vie des citoyens mais il a assurément la haute main sur leur corps. Alors que la liberté est reconnue dans la plupart des domaines, il n’y a pas un seul pays développé qui reconnaisse la liberté de choix en ce qui concerne le traitement médical. Si notre corps était considéré comme inséparable de la vie que nous menons, alors le choix concernant les traitements médicaux et la façon dont on naît et dont on meurt, serait une question qu’il appartiendrait à chaque individu de voir selon son idéologie et sa manière de penser. Les nations modernes, cependant, ont mis en œuvre la médecine occidentale, qui considère le corps et la vie comme des entités séparées, en tant que médecine officielle. De cette façon, elles s’efforcent de contrôler la naissance, le traitement médical, et la mort, c’est à dire nos corps. Selon la science médicale occidentale, le corps n’est qu’un instrument, une machine qui doit fonctionner selon la volonté de son possesseur. Par conséquent il n’y a aucune différence entre le fait de recevoir un traitement médical et celui de réparer une machine cassée, et la mort équivaut simplement à la production de déchets. Les hôpitaux se sont déjà transformés en installations industrielles pour gérer les déchets, les transplantations d’organes faisant partie de leur activité économique de recyclage. Quiconque voit quelque chose d’étrange dans ce tableau de la mort mécanisée qui est maintenant la norme dans les hôpitaux au Japon se rendra compte immédiatement que la science à elle toute seule ne peut absolument pas devenir une culture.
Au moment où nous saluons le 21ème siècle, l’heure est peut-être venue pour nous de faire retour sur la désintégration de notre culture traditionnelle qui a commencé avec la Restauration Meiji. Le temps écoulé ne peut jamais être récupéré, mais nous devons au moins arriver à comprendre suffisamment notre passé pour être capables de faire le deuil de sa perte. Nous devrions maintenant porter le regard sur notre culture perdue de manière à pouvoir avancer dans la direction de donner forme à la nouvelle culture en devenir.

suite de l’article : #2 Sentir la vie au sein de toute chose

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Article de Hiroyuki Noguchi publié en 2004. Traduit de l’anglais. par l’Ecole Itsuo Tsuda1.

1Journal of Sport and Health Science, Vol. 2, 8-24, 2004. http : //wwwsoc.nii ac jp/jspe3/index.htm.

Sources des images :

  • « Cherry Tree » from Cherry and Maple, Color Painting of Gold-Foil Paper Shimizu, Christine: L’art japonais, Flammarion  https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cherry-tree.jpg
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
  • Stillfried & Andersen. Views and costumes of Japan d’après des négatifs de Raimund von Stillfried, Felice Beato et autres photographes. Vers 1877-1878.
  • Genthe, Arnold, 1869-1942, photographer. Arnold Genthe Collection (Library of Congress). Negatives and transparencies. http://www.loc.gov/pictures/item/agc1996015771/PP/

SEITAI TOUR

Itsuo Tsuda proposa entre 1977 et 1982 des voyages de découverte du Japon, passant aussi par la Corée et la Chine… Il expliqua le sens de ces voyageseitai tour japons en ces termes :

« Voyages de contacts humains entre peuples, par-dessus les races et les traditions, à travers le mouvement régénérateur, pratiqué ensemble avec des Japonais et des Coréens. »

Nous reproduisons ici des extraits de deux bulletins qu’Itsuo Tsuda édita pour annoncer le projet du 4e « Seitai Tour ». Il y présente les modalités et le caractère des voyages. Bruno Vienne, qui participa à un de ces voyages, a pris les photos qui illustrent ce document.Lire la suite