Par Régis Soavi
Bien sûr le Jo, le bâton, a toujours été utilisé dans l’Aïkido. Mais fait-il réellement partie de notre Art ? Son enseignement a toujours été particulier et même souvent séparé des cours réguliers. Beaucoup d’entre nous ont été chercher à travers d’autres écoles de Jiu-jitsu pour retrouver des formes, des kata, des « bottes secrètes ». Certains se sont intéressés au Kobudo. Pourtant l’art du Jo dans l’Aïkido à ses spécificités, ses règles.
Pour ce qui me concerne, ce qui m’a toujours fasciné, c’est plus l’extrême précision que l’on peut acquérir si l’on s’attache à un certain type d’entraînement. Au lieu de commencer par travailler la puissance je trouve qu’il vaut mieux favoriser le mouvement, les déplacements, et surtout la précision.
S’entraîner à la précision
J’étais jeune enseignant quand j’ai commencé à m’entraîner plus régulièrement au bâton. A l’époque je fixais une capsule métallique à l’extrémité d’une cordelette que j’accrochais au plafond. Mon entraînement consistait à faire tsuki sur la capsule et chaque fois qu’elle bougeait, à l’immobiliser à nouveau. Puis j’ai varié les hauteurs. Ensuite j’ai travaillé les yokomen et les frappes par en dessous, toujours en essayant d’être précis et sans augmenter la vitesse. J’ai travaillé lentement en cherchant le bon angle, en utilisant les déplacements, et petit à petit, j’ai augmenté la vitesse d’exécution et enfin j’ai commencé à frapper en utilisant le mouvement de la capsule qui virevoltait à gauche, à droite, avec des soubresauts à la fois curieux, voire même inquiétants si cela avait été le bâton ou le Bokken d’un adversaire. Je pouvais tourner autour de cet axe que je pendais au centre du petit dojo qui se trouvait dans la cour du 34, rue de la Montagne Sainte Geneviève à Paris. Je m’en souviens encore avec émotion car c’est grâce à Maître Henry Plee que j’ai pu faire ce genre de travail. En effet il m’avait autorisé et même soutenu dans cette démarche – Budoka accompli, il aimait que nous nous entraînions au maximum de nos capacités. Après plusieurs mois de ce type d’entraînement, je suis passé au travail sur Makiwara mais, je dois l’avouer, sans trop insister car je trouvais cela fastidieux. Par contre j’ai adoré les frappes dans toutes les directions, type « shadow boxing« .
Dans cet exercice je retrouvais les difficultés du travail avec la capsule, avec en plus la puissance que je devais contrôler, les mouvements giratoires, la rapidité et surtout la visualisation. Ce travail de visualisation que j’entrapercevais déjà dans l’enseignement de mon maître Tsuda Itsuo. C’est aussi grâce à cela que j’ai découvert l’importance d’avoir un bâton à soi, je veux dire un instrument de travail personnel. Je fais partie des enseignants qui considèrent que le Jo ne dois pas être un produit manufacturé, longueur tant, épaisseur tant, poids tant. Le Jo doit être en rapport, sans exagération, sinon on aura à faire à un Bo, avec la personne qui le tient, sa taille, sa musculature : il y a des différences énormes, ne pas en tenir compte me semble une erreur, mais de toute façon c’est l’utilisation qu’on en fait qui reste déterminante.
La pédagogie
Pour ma part c’est dorénavant plus comme instrument pédagogique que je l’utilise. Comme toujours il s’agit de retrouver, comprendre les formes anciennes bien sûr, mais surtout de canaliser l’énergie déployée, la sentir circuler, s’écouler le long de ce morceau de bois.
Maître Tsuda nous disait, le Jo a trois parties, les deux extrémités et un milieu, à la différence du Bo qui compte quatre parties du fait de la manière de le saisir, les deux mains à égale distance des extrémités. Les aspects techniques des frappes varient lors des tsuki, selon que on l’utilise dans la forme ancienne qui convenait à la lance, ou comme un Jo, donc beaucoup plus court, avec les deux mains dans le même sens ou l’une en face de l’autre. Tout cela n’avait pas d’importance pour lui, ce qui comptait c’était la transmission du ki, et l’acte de non résistance.
Le Jo devait seulement nous permettre de découvrir le Non faire, d’approfondir la respiration.
Utiliser le bâton (je propose de l’appeler comme cela) comme si c’était un tube vide qui se remplit de ki, qui a une certaine autonomie, qui redevient vivant.
Le bâton exacerbe les distances. Il nous oblige à avoir un autre rapport à la distance, à pressentir les axes aussi bien que les changements de direction, d’orientation.
Certaines personnes ont une particulière affinité avec le Jo, d’autre préfèrent le Bokken. Quand bien même cela fait partie de mon enseignement, je leur laisse le temps de découvrir si pour elles cela a un sens, si elles peuvent approfondir leur pratique grâce à cela.
C’est un des moyens que j’utilise parfois pour faire comprendre comment circulent les forces qui entrent en jeu dans notre pratique, c’est justement avec le bâton que je peux les faire voir.
Je demande à uke de saisir le bâton très fort et tori doit trouver l’axe, la direction par le simple mouvement de son corps, de son koshi, et non de ses muscles ou de ses bras, pour faire glisser la force exercée, de manière que lorsque tori se déplace il s’ensuit un tel déséquilibre pour uke qu’il accepte de chuter et tombe comme le fruit mûr se détache de l’arbre.
Pratiquer à l’extérieur
Il y a un moment où il est particulièrement agréable de pratiquer le bâton, c’est quand on est à l’extérieur, en plein air.
Et c’est l’occasion lors des stages d’été que nous organisons depuis presque trente ans au Mas d’Azil en Ariège, car nous avons la chance de pouvoir transformer un vieux gymnase pratiquement désaffecté en un magnifique dojo, après de nombreux mais agréables jours de travail. Comme il se trouve à côté d’un terrain de football, nous pouvons sortir pour y pratiquer les armes.
Je sais qu’alors, les pratiquants ont beaucoup de plaisir à pratiquer hors tatamis. L’espace est tellement plus vaste, que nous pouvons retrouver les dimensions qu’exigeaient les arts anciens.
Après le confinement dans un espace clos, tout l’intérêt de ces séances en plein air est de permettre de s’étendre physiquement, plus de plafond, plus de murs, plus de limite. C’est le moment où chacun peut éprouver des dimensions différentes, le moment idéal pour tenter, dans cet espace, de sentir plus loin.
Le fait de pratiquer dehors alors que nous sommes habitués à l’uniformité des tatamis est une contrainte pour tout le corps, le sol n’est plus aussi plat, il y a des creux, des bosses, tous les déplacements, les taisabaki, et évidemment les chutes ou les immobilisations, deviennent plus difficiles. La vitesse d’exécution, de l’attaque, se trouve souvent diminuée par ce manque d’habitude mais, par contre-coup, lorsque de nouveau on pratique sur des tatamis, tout devient plus facile, on a acquis une dextérité, une rapidité, une solidité dans les jambes, un équilibre que l’on n’avait pas avant.
Nous en profitons donc pour pratiquer à plusieurs, trois, quatre, six ou même huit attaquants – un tori et sept uke – qui, dans le respect de notre Art et sans chercher la compétition tentent d’atteindre, de mettre en danger celui qui est au centre.
Inutile de se faire un film, nous ne sommes ni samouraï, ni agent secret à qui rien ne résiste. Il s’agit de bouger plus et mieux que d’habitude, de sentir le mouvement de notre sphère, ses trous, et les risques d’avoir un impact à ces endroits.
L’importance n’est pas donnée à une technicité parfaite, que ce soit en défense ou à l’attaque, mais bien plus à la sensation du mouvement des autres, à la distance, à l’énergie que l’on peut lancer.
L’espace si vaste permet des circonférences de quelques huit à dix mètres parfois. Le regard de tori, de par son intensité et sa direction précise, relaie, lors des mouvements circulaires, la puissance et la vitesse du bâton. A lui seul parfois, il crée les conditions favorables à une réponse, à un déplacement correct.
Je ne sais pas si je me fais bien comprendre : il s’agit d’un jeu où chacun des participants a son rôle, du plus débutant au plus ancien, en fonction de son niveau. Les six ou huit attaquants modéreront la puissance, la vitesse des attaques (en tsuki, shomen, yokomen) en fonction de cela.
Chacun d’entre eux cherche le placement juste de manière à trouver le point faible, la vitesse d’approche, l’angle correct.
Les attaques se font le plus possible à fond mais toujours sans violence et même si possible pas trop vite, en tout cas sans précipitation.
Il est important lorsqu’on travaille de cette façon d’être attentif à ne pas bloquer, ne pas acculer celui qui est au centre, ne pas l’entraîner dans une spirale de peur qui le mènerait à l’agressivité, mais bien au contraire de l’aider à sortir de son enfermement, tant physique que mental, et de lui permettre de développer son potentiel.
Le stage d’été dure quinze jours, et est très concentré : deux séances d’Aïkido, deux séances de Katsugen undo et une séance d’armes chaque jour. C’est à dire quelques sept à huit heures de travail par jour, soit une cinquantaine d’heures par semaine. C’est pour cela que nous avons besoin de ce type de travail avec le Jo grâce auquel les corps se délient, s’épanouissent et trouvent une autre dimension.
Les bâtons tournent, les espaces bougent, les corps parfois fatigués, s’étirent.
L’ambiance reste sereine, parfois même bon-enfant, mais la rigueur est là.
Hommes, femmes, enfants de tous âges, dans le respect de leurs particularités.
La sensibilité du fœtus
Une précision cependant : les femmes enceintes pratiquent parfois jusqu’au dernier moment dans notre École. Mais dès le début de la grossesse nous avons une attention particulière au fait qu’étant dans cet état si spécial, même si évidement nous ne touchons jamais le corps avec le bâton, il est interdit de faire un tsuki dans la direction du ventre. Indépendamment du risque d’accident, auquel nous sommes toujours très attentifs. Il s’agit de ne pas diriger le ki, autrement dit « l’intention de la frappe ». Un tel ki dirigé, conduit, serait instinctivement enregistré comme dangereux, et ressenti par la mère, et surtout par l’enfant, qui n’est que sensibilité, comme une agression, au point de risquer de déclencher pour le moins une peur, ou une contraction qui nuirait à son bon développement. Dans le cas où on travaille les frappes en tsuki, elles se mettent de côté et regardent mais ne participent pas.
Une force centripète peux devenir une force centrifuge
Parfois nous travaillons Jo contre Bokken. Là il s’agit, justement parce que les armes sont différentes, de comprendre d’une part leurs utilisations et d’autre part leurs limites et capacités, sans oublier que derrière, il y a l’être humain. D’autres fois, uke seul est avec une arme.
Un bâton, un bokken, cela peut faire peur si on est désarmé. On ne sait pas dans quelle direction il va partir, men, yoko men, tsuki, on ne peut pas parer le coup d’un simple revers de main. Seule l’esquive, le taisabaki, peut éviter le choc. La saisie du bâton, du bokken est alors une des possibilités pour arrêter l’attaque, la transformer et la rendre inopérante, de manière que l’on puisse utiliser son énergie dans la direction opposée ou la détourner vers une autre direction. C’est une magnifique occasion de voir, de sentir comment une force centripète par exemple, peut se transformer, lorsqu’elle entre au contact d’un centre, en une force centrifuge et se retrouver propulsée vers l’extérieur.
Si il s’agit « d’arrêter la lance »1 de quoi parle-t-on ? Il ne s’agit pas d’être vainqueur ou vaincu mais bien de changer de système, de permettre que quelque chose d’autre surgisse et pour cela, la connaissance de l’autre, la compréhension l’un envers l’autre est indispensable.
En chaque personne il y des bons et des mauvais côtés, de bonnes et de mauvaises habitudes, il s’agit de conduire le tout vers l’harmonie. L’harmonie est à l’origine de notre vie, il s’agit de retrouver le naturel qui est toujours présent au fond de chaque individu. Voilà pour moi la voie de l’Aïkido.
Notre horizon peut s’illuminer si nous comprenons mieux les paroles de O Senseï Ueshiba, transmises par mon Maître Tsuda Itsuo dans son enseignement et à travers ses neuf livres. Ces paroles ne sont pas restées lettres mortes, au contraire elles ont pris vie, une fois de plus, et se continuent à travers ceux qui, de bonne volonté, suivent cette voie.
Article de Régis Soavi sur le thème du bâton (Aïkijo) de l’aïkido, publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°13) juillet 2016.
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Notes :
1Budō peut se comprendre originellement comme « la voie pour arrêter la lance ».