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Il faut perdre la tête pour habiter nos corps

Par Manon Soavi

Dans notre vie de tous les jours nous avons bien souvent du mal à prendre le temps. Prendre le temps d’aller au dojo, de pratiquer, de respirer. Prendre le temps de laisser se développer d’autres types de rapports au monde, une autre puissance intérieure que celle que donnent l’argent ou la domination. Parfois on a lu des articles et des livres, on a écouté des discours très intéressants sur des pratiques du corps comme moyens d’émancipation. Sur des dojos comme des outils pour découvrir des rapports d’entraide, une manière de faire « commun », d’autres modes d’agir, des possibilités de sentir le « Non-faire » comme régime d’action etc. Mais… Mais le temps nous manque. Une séance par semaine, parfois deux. Bien que le dojo soit ouvert tous les jours, le monde nous happe dès que nous mettons les pieds hors du dojo. Les problèmes et les petites tracasseries nous accaparent. Le travail, les enfants, les dettes, la voiture, le désastre écologique, les guerres, les impôts… nous nous sentons engloutis.

Parfois aussi nous sommes dans de petits groupes, peu nombreux, des dojos encore fragiles et il est difficile de réellement sentir d’autres manières de faire. Le mode d’agir et de penser de notre société s’invite sans cesse au dojo, souvent par manque d’expérience de ceux qui constituent le groupe. Ou encore c’est la rigidité théorique qui règne, régentant le moindre coup de balai et perdant ainsi l’idée de base d’une redécouverte de la liberté. L’élan s’essouffle. À quoi bon, on n’a pas le temps. Le temps nous manque.
Bien sûr, il nous manque parce que nous ne le prenons pas. Nous « n’arrêtons » pas le temps. C’est bien pour « arrêter le temps » qu’est né un stage comme le stage d’été de notre école. Arrêter la course, au moins quelques instants et un peu « perdre la tête pour habiter nos corps » comme l’écrivait Françoise d’Eaubonne(1).

Le Mas-d’Azil, la rencontre

Le premier stage d’été de notre école est né en juillet 1985, quand Régis Soavi a créé avec quelques élèves un premier dojo à Toulouse. Les murs n’étaient même pas encore finis, le plafond n’était pas peint, mais déjà, ils pratiquaient. Sur les tatamis ils n’étaient qu’une douzaine pour ce stage, venus de Toulouse, Paris et Milan. Deux autres stages d’été suivront à Toulouse, en 86 et 87.

Le premier stage d'été 1986
Le premier stage d’été 19854 à Toulouse. Murs et plafonds ne sont pas terminés.
Régis Soavi à Toulouse en 1985 lors du stage d'été
Régis Soavi à Toulouse en 1985
Stage d'été 1987 Toulouse
Stage d’été 1987 Toulouse

Pourtant le fait d’être en ville, le manque d’hébergement, la chaleur étouffante, tout cela ne rendait pas la situation idéale. Régis Soavi et sa compagne Tatiana vont alors partir à la recherche d’un « lieu » à la campagne pour y organiser un stage d’été.
Ils prennent leur voiture et partent sur les routes d’Ariège, agissant comme ils en avaient l’habitude avec la dérive situationniste, qu’ils pratiquèrent à Paris durant dix ans. Ils agissent aussi selon le mode d’action du Non-faire, où il s’agit de s’orienter dans une direction et de percevoir comment « quelque chose » réagit. Ce que certains nomment aussi un « agir situationnel », c’est-à-dire en adéquation parfaite avec l’instant présent. Pour cela il faut lâcher notre « raison ». Accepter et agir dans un « flow » si on veut. Cela est illustré par la célèbre histoire du nageur de Tchouang-tseu :

« Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cent pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours.
Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea :  »Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ?
— Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte.
— Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? » demanda Confucius.
L’homme répondit :  »Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité. » »(2)

Le sinologue Billeter commente ce passage (qui parle de l’agir dans le Non-faire évidemment) en remarquant que « L’art consiste à faire fond sur ces données-là, à développer par l’exercice un naturel qui permet de répondre aux courants et aux tourbillons de l’eau, autrement dit d’agir de façon nécessaire, et d’être libre par cette nécessité même. Il ne fait pas de doute que ces courants et ces tourbillons ne sont pas seulement ceux de l’eau. Ce sont toutes les forces qui agissent au sein d’une réalité en perpétuelle transformation, hors de nous aussi bien qu’en nous. »(3)

Développer un naturel qui permette de suivre les courants et les tourbillons tout en allant dans la direction qu’on veut est quelque chose qui s’exerce comme le dit le nageur. En pratiquant avec son corps et aussi en acceptant de « suivre » plutôt que de « choisir ».
Après trois semaines de recherche dans la région, Régis et Tatiana constatent qu’ils ne trouvent pas le bon lieu. Ils sont au camping avec leurs deux petites filles, cela commence à faire long, ils décident donc de repartir pour Toulouse. Le matin du départ, Régis prend un café au bar du village et le patron lui parle alors du Mas-d’Azil, lui conseillant d’aller voir ce village.  Ils décident donc de faire une dernière visite, le jour du départ. En arrivant au Mas-d’Azil, ils réalisent alors que ce village, à moins de dix kilomètres de là où ils campent depuis trois semaines, ils y sont déjà passés dix ans plus tôt.

Le Mas d’Azil, la grotte est à l’arrière à gauche
Le Mas d’Azil

Il y a dix ans en rentrant d’Espagne, Régis et Tatiana avaient remarqué dans le ciel le vol circulaire d’un rapace, qui les « suivait » depuis un moment. En continuant leur route ils avaient vu le rapace se poser sur un panneau indicateur à l’intersection d’une route : « Le Mas-d’Azil ». Ils avaient pris alors cette route, intrigués, qui les avaient amenés jusqu’à un village, enserré dans un relief rocheux au pied des Pyrénées, traversé par une rivière tumultueuse et dominé par une très belle grotte préhistorique.

La grotte préhistorique du Mas d’Azil
La rivière traverse la grotte

Ce jour-là, dix ans plus tard Régis et Tatania retrouvent avec étonnement le même village ! À partir de là les choses vont très vite, en deux heures les responsables de la municipalité accueillent l’idée d’un stage à bras ouverts. Le village est petit en taille, certes, mais c’est un chef-lieu de canton, il possède un gymnase, deux hôtels, un camping, une poste, des commerces et à l’époque une usine de fabrique de meubles encore en activité.

Il s’avérera aussi que Le Mas-d’Azil a une longue histoire de résistance, en plus d’être un haut lieu de la préhistoire (qui donne son nom à une ère : l’Azilien). Après la Réforme il sert de refuge aux protestants. La résistance protestante y durera plus de cent ans. Le fait le plus célèbre sera le siège d’un mois et la résistance acharnée que la cité mènera face à l’armée royale de Louis XIII à mille contre quinze mille. Mais nichés dans le relief rocheux et protégés par de solides remparts, les habitants malgré beaucoup de morts mettront en échec l’armée et ses canons.

Le siège et la bataille du Mas d’Azil

Aujourd’hui encore, bien que le nombre d’habitants ait chuté avec l’exode rural du vingtième siècle, c’est un lieu où beaucoup de ceux qu’on appelle les « néoruraux » se retrouvent et s’installent. Kokopeli, une association écologiste qui distribue des semences libres de droits et reproductibles, dans le but de préserver la biodiversité semencière et potagère, y est aussi installée.
Le Mas-d’Azil n’est pas le lieu parfait, il ne répond pas à un cahier des charges, mais c’est ici.

Une transformation

À partir de 1988 le stage d’été a lieu dans le gymnase municipal. Pour le premier stage les participants ne sont qu’une quinzaine. L’aménagement est donc minimal.

Le gymnase est peu aménagé eu début
Un gymnase assez ancien

Mais au fur et à mesure que les années passent les participants, y compris Régis Soavi, font des travaux, des aménagements, des améliorations. Le nombre de participants augmente, jusqu’à une centaine aujourd’hui.

La quinzaine de personnes qui arrivent volontairement une semaine à l’avance pour préparer le stage installent provisoirement un carré de tatamis, afin de pratiquer le matin durant la semaine de préparation. Pourtant c’est « juste » des tatamis au milieu d’un gymnase pour le moment. Il s’agit de transformer ce lieu en dojo pour le premier jour du stage.

Régis Soavi raconte cette transformation ainsi : « Quand on arrive, rien n’est prêt. Tout est à faire.

Le gymnase tel que nous le trouvons chaque année

Le gymnase est sale, il y a des tags, des vitres cassées. Mais comme les personnes ont l’habitude de pratiquer dans un dojo, elles ont envie de recréer dojo. Maître Ueshiba disait :  »là où je suis il y a dojo ». Pour cela il nous faut des tatamis, il faut que ce soit propre. C’est pourquoi un certain nombre de personne viennent une semaine à l’avance, effacent les tags, réparent, repeignent. On va chercher les tatamis en camion. Les personnes font tout cela parce que ça les intéresse, elles ont envie que le stage soit agréable, qu’il y ait une certaine ambiance. C’est tout un tas de petits détails, on met des rideaux, un porte-manteau par-ci, il faut visser par là. Il faut bien une semaine pour tout installer.
Comme ça, pour la première séance du stage. Là, c’est prêt.

On va maintenant pouvoir se consacrer, se concentrer sur les pratiques (Aïkido et Katsugen undo), pendant 15 jours. Mais il faut toute cette agitation avant, ce bouillonnement, cette pression aussi, et enfin tout est prêt.
On est prêt.

Le dojo est prêt

C’est comme ça qu’on recrée  »dojo », l’espace sacralisé. Le sacré ce n’est pas le religieux, c’est quelque chose que l’on sent avec le corps. C’est très net. Quand on arrive en début de semaine c’est un bête gymnase avec des espaliers, du matériel, du béton par terre. Pendant une semaine par notre activité de préparation, on y amène du ki, du ki, encore du ki. Ainsi à un moment donné cela  »devient » un espace sacré. Mais c’est nous-mêmes qui amenons le sacré dans le lieu.
D’ailleurs ce n’est pas parce qu’on aurait un magnifique dojo en bois, avec un pont japonais et des bambous devant la porte que ce serait forcément un espace sacré. Cela pourrait être juste un espace artificiel. »(4)

Régis Soavi démonstration durant une séance d’Aïkido. Stage d’été

Le stage d’été : l’éphémère irréversible

Le stage d’été est donc un peu comme une parenthèse. Un temps d’arrêt et un temps qui s’étire à la fois. On le vit et cela change quelque chose en nous. Ainsi on peut dire que le stage d’été n’a pas pour but de faire émerger un autre monde, mais bien plutôt de faire l’expérience directe d’un autre rapport au monde. Un vécu qui, même s’il est éphémère, n’en est pas moins irréversible. Chacun restant libre de ce qu’il fait de ce vécu.
Régis Soavi : « Durant le stage aussi, tout est organisé par les pratiquants eux-mêmes, les petits déjeuners ensemble, le ménage, on est proche de ce qui se faisait au Japon avec les Uchideshi, les élèves internes qui s’occupaient de tout. C’est un peu cet état d’esprit. Il n’y a personne de rémunéré, il n’y a pas de staff. On n’est pas dans une organisation administrative. Chacun donne le meilleur de lui-même. Ça permet, comme dans les dojos tout au long de l’année, de déployer ses capacités ou, parfois, de les découvrir. Il y a bon nombre de personnes qui sont arrivées au dojo elles ne savaient pas planter un clou. Dès qu’on leur demandait quelque chose, c’était  »holala ! il faut balayer, je ne sais pas balayer ! Faire le café, je ne sais pas faire le café ! Comment faut faire ? »
Petit à petit ils découvrent le plaisir de faire par soi-même, d’être capable. Certains ont découvert des capacités qu’ils ne se soupçonnaient pas. On découvre cela parce qu’il y a ce quotidien collectif, comme dans les dojos, qui est un peu différent du quotidien chez soi, c’est du  »’chez-soi collectif ». »(5)

C’est donc par l’expérimentation concrète, en situation, qu’on expérimente une autre façon d’être et d’interagir. Car subvertir notre façon de faire société c’est s’attaquer à un ensemble qui fait système. Comme le décrit Miguel Benasayag c’est d’abord « une organisation sociale, un projet économique, un mythe, qui configure un type de rapport au monde, à soi, à son corps, une certaine façon de désirer, d’aimer, d’évaluer sa vie… » C’est également « s’attaquer à un dispositif très concret, que l’on peut résumer par l’image de la ville européenne moderne avec ses murs, ses relations à l’espace et au temps, ses modes de circulation, de travail, de commerce, qui induisent là encore une certain manière de sentir, de penser et d’agir, et dont l’influence dépasse le seul périmètre strictement urbain. »(6)

Créer une autre situation c’est très concrètement laisser surgir une autre manière d’être au monde. Dans notre société on a tendance à penser qu’une situation est déterminée par un périmètre extérieur, dans le cas du stage d’été on pourrait dire : le nombre de jours, le nombre de séances, le nombre de personnes, le lieu géographique etc. Pourtant, selon le philosophe Miguel Benasayag, reprenant Rodolpho Kush, une situation se caractérise d’abord comme une intensité. Prenant l’exemple de la forêt, il explique que ce qui fait forêt n’est pas le périmètre, le nombre d’arbres etc. Ce qui fait forêt c’est une intensité : les arbres, les animaux, les mousses, les gouttes d’eau, les champignons et il fait remarquer que l’intensité attire ce qui l’alimente… Pour paraphraser cet exemple je dirai aussi que le stage d’été est une intensité. Une intensité faite du lieu, des gens qui se retrouvent, qui s’organisent, qui pratiquent, des corps qui bougent, de la pratique du yuki etc.

Début de la séance de Katsugen undo (mouvement régénérateur)

Françoise d’Eaubonne écrivait dans une lettre : « Il faut perdre la tête pour habiter nos corps ». Itsuo Tsuda disait : « videz-vous la tête ». Le stage d’été c’est cette intensité où à un moment, la fatigue aidant, le travail de l’involontaire dans le corps se fait plus en profondeur, la « tête » lâche enfin un peu. Laissant un peu de champ libre aux besoins du corps, à son mouvement involontaire. Habiter son corps entraîne une autre manière de sentir, de penser et d’agir. La prédominance n’est plus dans les principes extérieurs de la modernité (rationalité, progrès, utilitarisme, universalisme abstrait), on en revient à la dimension de la connaissance immédiate et non réfléchie de nous-mêmes.

Régis Soavi : « Pour les gens qui arrivent pour la première fois, un stage c’est un premier pas. On redécouvre que notre corps bouge et qu’il bouge de façon involontaire. Ça n’a rien à voir avec un stage où l’on irait se ressourcer pour mieux ensuite repartir pour un tour. Non. C’est un début. Ensuite c’est une pratique régulière. Dans les dojos on pratique le Katsugen undo (mouvement régénérateur) deux à trois fois par semaine, on peut pratiquer aussi seul chez soi. Mais il faut réentrainer ce système involontaire qu’on a beaucoup bloqué. »

« Le stage d’été c’est aussi un brassage, il y a des gens d’un peu partout en Europe, on découvre les personnes à travers la pratique de l’Aïkido et du Katsugen undo. À travers la sensation.
Ça bouge beaucoup ! Certains font des rencontres, ils arrivent seuls et repartent à deux ! Certains arrivent à deux et repartent seuls ! Car parfois cela met en évidence des problèmes qui étaient maintenus sous le chapeau. On essayait de tenir, de faire taire, mais là avec le stage, avec la pratique du Katsugen undo qui réveille notre corps, on sent clairement que ce n’est plus tenable. Quand la volonté de contrôle lâche enfin, cela émerge, c’est tout. Ce qui est insupportable est enfin ressenti comme tel. Mais quelque part, c’est une libération. Le Katsugen undo, c’est une libération, rien d’autre. »(7)

Les infos sur le stage d’été 2024 sont ici : https://www.ecole-itsuo-tsuda.org/stage_ete/

6h30, le soleil se lève sur le Mas d’Azil, départ pour la séance du matin

Notes

1) Françoise d’Eaubonne, correspondance privée avec son fils adoptif, Alain Lezongar, 1976.
2) Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, 2002, éditions Allia, p. 28.
3) Ibid., p. 33.
4) Régis Soavi, propos extraits du film Une transformation, réalisation de Bas van Buuren, 2009
5) Ibid.
6) M. Benasayag et B. Cani, Contre-offensive. Agir et résister dans la complexité, ed. Le pommier, 2024, p. 43 & 44
7) Régis Soavi, op. cit.

Vivre Seitai

Un article de Régis Soavi.

Seitai : philosophie ou thérapeutique ?

« Le Seitai a, avant tout, affaire à l’individu dans son individualité, et non à un homme moyen statistiquement établi.
La vie elle-même est invisible, mais en se manifestant chez les individus, elle donne lieu à une infinité de formules différentes. » 1 (Tsuda Itsuo)
Seitai Kyokai Tokyo
Seitai Kyōkai de Tokyo 整体協会. Séance de Katsugen Undō vers 1980.

Le Seitai 整体, et son corollaire le Katsugen undo2, sont reconnus au Japon depuis les années 1960 par le Ministère de l’éducation (aujourd’hui Ministère de l’éducation, de la culture, des sports, de la science et de la technologie) comme un mouvement d’éducation. Ils n’y sont pas reconnus comme une thérapeutique – qui, elle, serait reconnue par le ministère de la santé. L’ambiguïté entre les deux reste pourtant entretenue par un grand nombre de ses divulgateurs.

Depuis la publication pendant les années soixante-dix de l’œuvre de Tsuda Itsuo, le Seitai fait rêver dans les rangs des nombreuses personnes qui s’intéressent aux techniques New-age, Orientalistes ou autres. Tantôt on s’improvise technicien, tantôt on rajoute des « ingrédients séducteurs » comme l’écrivait lui-même Tsuda senseï. Il est temps de mettre un peu d’ordre, de tenter de remettre tout cela au clair, et pour cela il suffit de se référer tant à l’enseignement de Tsuda Itsuo qu’aux textes originaux du créateur de cette enseignement, de cette science de l’humain, de cette philosophie.

Noguchi Haruchika 野口晴哉 senseï

Noguchi Haruchika senseï (1911-1976), fondateur du Seitai.

Ce Japonais, fondateur de l’Institut Seitai3, est l’auteur d’une trentaine de livres dont trois ont été traduits en anglais. Il est aussi le découvreur des techniques qui permettent le déclenchement du Mouvement régénérateur en tant que gymnastique du système involontaire4. Très jeune, il découvre qu’il a une capacité qu’il pense unique et “extra-ordinaire” : celle de “guérir les gens”. Cette capacité, il la découvre lors du grand tremblement de terre de 1923 qui ravage la ville de Tokyo, en soulageant une voisine qui souffre de dysenterie, simplement en posant sa main sur son dos. Très vite la rumeur se répand, et les gens se précipitent à l’adresse de ses parents pour recevoir des soins. Lui, se contente de poser les mains sur les personnes qui repartent soulagées de leurs maux. Il commence alors une carrière de guérisseur, il n’a alors que douze ans, sa réputation prend une telle ampleur qu’à l’âge de quinze ans il ouvre son premier dojo à Tokyo même.

Mais Noguchi senseï se pose des questions : quelle est la force qui agit lorsqu’il pose les mains et pourquoi lui seul détient ce pouvoir ? Au lieu de profiter de ce qu’il pense être un don et d’en encaisser les bénéfices, il cherche, s’interroge, commence à étudier comme autodidacte.

Il va pendant des années chercher des solutions aux problèmes que lui posent ses clients à travers les techniques qui proviennent de l’acupuncture de l’ancienne médecine traditionnelle chinoise qu’il étudie avec son oncle, des médecines japonaises (kampo), les shiatsu, les kuatsu, et même l’anatomie à l’occidentale, etc. Sa renommée est telle qu’il est même connu et reconnu à l’international. Il rencontrera d’ailleurs par la suite nombre de thérapeutes dont certains sont déjà, ou deviendrons, célèbres, comme Oki Masahiro, le créateur de l’Oki-do Yoga, ou Kishi Akinobu senseï, créateur du shiatsu Sei-ki, ou encore, plus connu en France, Moshé Feldenkrais, avec qui il échangera de nombreuses fois. Mais déjà il a compris que cette force qu’il sent en lui ne lui appartient pas en tant qu’individu, et qu’elle existe en revanche chez tous les êtres humains et c’est ce qu’il appellera plus tard la force de cohésion de la vie.

Le Seitai : une vision globale

Régis Soavi faisant yuki

C’est dans les années cinquante que Maître Noguchi change complètement d’orientation. À travers son expérience pratique et ses études personnelles, il arrive à la conclusion qu’aucune méthode de guérison ne peut sauver l’être humain. Il abandonne la thérapeutique, conçoit l’idée de Seitai et le Katsugen undo. Déjà à l’époque il déclare : « la santé est une chose naturelle qui ne requiert aucune intervention artificielle. La thérapeutique renforce les rapports de dépendance. Les maladies ne sont pas des choses à guérir, mais des occasions dont il faut profiter pour activer l’organisme et le rééquilibrer », tous thèmes qu’il reprendra plus tard dans ses livres5. Il décide donc d’arrêter de guérir les personnes et de propager le Katsugen undo, ainsi que yuki6, qui n’est pas la prérogative d’une minorité, mais un acte humain et instinctif.

L’aboutissement des recherches que fit Noguchi Haruchika senseï nous porte à voir le Seitai comme une philosophie – et donc non comme une thérapeutique– et c’est lui-même qui le définissait ainsi dans ses livres7. Cela ne veut pas dire que ce qu’il faisait et enseignait n’avait pas de conséquences sur la santé, bien au contraire puisque son domaine de compétence était au service des personnes et consistait à permettre aux individus de vivre pleinement. Malgré cela un certain nombre de personnes, tant à son époque qu’aujourd’hui, ont été dérangées par une opinion aussi radicale et cela entraîna pour celles qui ne voulaient voir et comprendre que selon leur propre opinion une confusion entre les genres. Il en résulta qu’elles privilégièrent le soutien aux personnes au détriment du réveil de l’être.

La technicité de ce très grand maître était unanimement reconnue au Japon, il avait même été le président de l’association des thérapeutes manuels dans la période d’avant-guerre. Mais son travail, qu’il considérait comme un accompagnement, un guide, une orientation Seitai, allait beaucoup plus loin que de guérir les personnes qui venaient le voir, il s’agissait plutôt de permettre à chacun de retrouver sa force intérieure et pour cela il était d’une incroyable efficacité.

Il explique que très souvent c’est le Kokoro8 qui est atteint, qui est perturbé et qu’il suffit de conduire ce Kokoro dans la bonne direction pour que la personne retrouve la santé qu’elle avait perdue. Faire s’écouler le Ki dans la bonne direction était sa technique privilégiée, cela peut sembler plutôt facile, mais il en est tout autrement. On ne s’improvise pas guide Seitai, il ne s’agit pas de chercher par des tours de passe-passe à stimuler telle ou telle région mais de comprendre, de sentir d’où vient le problème pour permettre cet écoulement du Ki dans la bonne direction et pour faire travailler la vie. Noguchi senseï avait une intuition extraordinaire et la qualité de ses sensations, la finesse de son observation en faisaient véritablement un homme exceptionnel et même quelqu’un que certains de ses contemporains considéraient comme redoutable d’un certain point de vue à cause de son extrême perspicacité.

Itsuo Tsuda (1914-1984). Introduisit le Seitai en Europe dans les années 70 après l’avoir étudié durant 20 ans avec Noguchi sensei.

Un rêve

La santé est devenue un rêve technologique. Nous sommes passés de la conception du dix-neuvième siècle, si bien résumée par Jules Romain dans sa pièce de théâtre Knock ou le Triomphe de la médecine, où l’on considère que toute personne bien portante est un malade qui s’ignore, à la conception du vingtième siècle qui prétendait éradiquer la maladie grâce à la chimie pharmaceutique et aux rayons. Le vingt-et-unième, quant à lui, nous propose de régler tous les problèmes avec la génétique ou le transhumanisme.

L’analyse se veut de plus en plus minutieuse, on est passé de la dissection au séquençage. En découpant l’être humain en morceaux de plus en plus petits, jusqu’aux cellules et maintenant aux gènes et même plus petit encore, on perd de vue l’ensemble, on s’éloigne de la notion d’individu (du latin individuum : ce qui est indivisible) et curieusement la conséquence est que l’on est obligé de traiter l’humain en général et non plus en particulier. L’être humain apparaît comme une accumulation de parties. Chaque partie du corps a son spécialiste, psychique compris évidemment, et tous s’occupent du symptôme de leur client. Pour des raisons idéologiques voire religieuses, ou quand le résultat espéré n’est pas au rendez-vous avec la médecine classique, on se tourne vers les médecines dites parallèles. Il peut tout aussi bien s’agir de méthodes ancestrales de grande valeur comme de petites combines. Il y a autour de nous quantité de recettes promulguées par internet, et retransmises par nos amis et connaissances, chacun pensant détenir la solution à nos problèmes de santé, d’énergie, ou tout simplement à un trouble quelconque.

Le symptôme

On s’acharne à guérir le symptôme, car c’est lui qui nous dérange. Bien sûr, on ne peut pas nier son importance, il est le signe, souvent le révélateur, d’un problème que l’on avait pas encore perçu. Mais il est aussi et même surtout la manifestation du travail de l’organisme pour résoudre la difficulté. Souvent les problèmes du corps sont mal compris et on veut les résoudre le plus vite possible sans réellement en chercher la cause profonde. Il suffit de faire disparaître le symptôme pour que tout le monde soit content, pour que l’on pense que l’on est guéri, alors que bien souvent on a simplement écarté le problème et, parfois même, empêché le corps de réagir.

Le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas

Noguchi Hirochika, fils ainé du fondateur du Seitai, avec Régis Soavi, durant sa visité à Paris en novembre 1981

Il n’y a pas de corps parfait et immuable, le corps bouge sans cesse de l’extérieur comme de l’intérieur c’est la vie même qui veut cela. Mais il nous faut bien prendre en considération que ce mouvement ou plutôt ces mouvements sont aussi le résultat de nos tendances corporelles, que celles-ci découlent de notre naissance, de nos gênes, ainsi que de l’utilisation que nous faisons de notre corps à travers le travail, le sport, les arts martiaux, et donc en général à travers toute activité quelle qu’elle soit. Par exemple, il existe un phénomène plutôt récurent dans les arts martiaux et dans les sports en général : c’est d’avoir mal à un, ou aux deux genoux. La réponse la plus commune est de traiter la douleur à l’endroit où elle se trouve, de l’anesthésier, d’empêcher le gonflement, etc. En fait, dans ce genre de cas comme dans tant d’autres, on est en train d’oublier voire de nier que c’est une réponse naturelle de l’organisme à un problème d’ordre beaucoup plus vaste, un problème de posture ou une mauvaise utilisation du corps.

Noguchi Haruchika nous a laissé un instrument extrêmement précieux permettant de mieux comprendre les êtres humains en fonction de la polarisation de l’énergie (du Ki) dans les différentes régions du corps. Cet instrument, le concept de Taiheki9, nous offre la possibilité de percevoir l’individu dans son mouvement inconscient à travers ses habitudes corporelles et ce qui en résulte. Noguchi senseï utilisait un système de comparaison de type animalier, conçu au début de ses recherches comme une observation minutieuse du mouvement humain, qu’il réduisit pour des raisons d’enseignement à six groupes comprenant en tout douze tendances principales. Chacun des cinq premiers groupes est en relation avec une vertèbre lombaire et un système corporel (urinaire, pelvien, pulmonaire, etc.), le dernier décrivant plutôt un état général du corps.

Ces tendances qui découlent de la coagulation et de la stagnation du ki ont pour cause les raidissements ou les mollesses du corps lorsqu’il ne parvient plus à se régénérer, à récupérer des fatigues qui lui sont imposées.

Prenons un exemple de manière à rendre la chose concrète : bon nombre de personnes ont tendance à s’appuyer plus sur une jambe que sur l’autre. Cette tendance peut résulter (entre autres) de ce que l’on appelle dans le Seitai soit du latéralisme soit de la torsion, et qui sont comme d’autres déformations corporelles absolument involontaires, elles ne sont que le résultat, la réponse de l’organisme qui cherche à maintenir le corps en équilibre.

Dans le cas de la torsion, la jambe d’appui sert pour se préparer à bondir pour attaquer ou pour se défendre mais dans tous les cas pour vaincre ; avec le latéralisme il s’agit plutôt d’un état qui résulte de tendances digestives et sentimentales avec une déformation au niveau de la deuxième lombaire, cet état pousse à la concertation, à la diplomatie. Dans ces deux exemples, ce sera toujours la même jambe qui sert de point d’appui et c’est par conséquent celle qui supporte en permanence le plus de poids, donc qui se fatigue et a tendance à s’user plus et à devenir rigide. L’ensemble de l’organisme souffre de cette dissymétrie et, notamment, évidemment en premier lieu la colonne vertébrale. Par le biais d’un gonflement par un apport de liquide ou grâce à une douleur, et souvent même à travers les deux réactions, l’organisme cherche à soulager le genou qui porte le plus lourd tribut, en nous empêchant de l’utiliser jusqu’à la guérison, c’est-à-dire le rétablissement de l’équilibre du corps dans son ensemble. Si on empêche ce développement en forçant le dégonflement et en supprimant la douleur, le corps devenu insensible continuera de s’appuyer du même coté et la situation va empirer. Le corps cherchera à retrouver l’équilibre par tous les moyens, au début en renouvelant les problèmes aux genoux dès qu’il a retrouvé de la sensibilité dans cet endroit, puis petit à petit ce sont les hanches qui commencent à compenser le manque de souplesse et enfin le dos, c’est-à-dire la colonne vertébrale, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.

Le mal de dos n’est-il pas considéré comme le problème le plus courant dans notre civilisation et même peut-être comme « le mal du siècle » ? La solution est-elle de supporter la douleur en silence ? Ce n’est pas le point de vue du Seitai, mais maintenir l’équilibre depuis le début, depuis la naissance, consiste à accepter les petites perturbations et à conduire le corps dans la bonne direction dans le quotidien, jour après jour. Si on n’a pas respecté les manifestations de son propre organisme, il devient nécessaire de passer par un réapprentissage corporel, un rééquilibrage lent mais profond. Si en revanche on n’accepte pas le travail de son propre corps, il faudra alors accepter la désensibilisation progressive, le raidissement progressif et ses conséquences : une certaine forme de Robotisation ou l’affaiblissement et l’incapacité de réagir.

Vivre Seitai

Noguchi senseï considérait que s’occuper des enfants à partir de la naissance, c’était déjà tard. Les mois de grossesse, l’accouchement, les premiers soins à donner au bébé faisaient partie intégrante de ses préoccupations concernant la vie future de l’enfant. Tsuda Itsuo senseï nous donne dans ses livres bon nombre d’indications sur la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, la nutrition, le sevrage, les premiers pas, etc. et notamment dans le tome quatre intitulé Un. Le Seitai n’établit pas des règles à suivre en toute circonstance, il ne s’agit pas de trouver une bonne solution aux problèmes de la petite enfance, de l’enfance, ou de l’adolescence comme dans un livre de puériculture ou de pédagogie. Le Seitai s’occupe des manifestations de la vie sans a priori, il permet là encore de guider les parents tout en leur permettant de développer leur intuition grâce à un dialogue dans le silence avec le bébé puis avec le petit enfant. Pour celui qui n’a pas eu la chance, ou parfois la possibilité de laisser le corps travailler en fonction de ses propres besoins, reste t-il encore des possibilités de retrouver un état de santé ? C’est là qu’intervient la pratique du Katsugen undo.

C’est une pratique d’une grande simplicité qui commence par une condition indispensable : ne pas penser. Tsuda senseï appelait cela « se vider la tête ». Dans La Science du particulier, il nous explique ce qu’il entend par cette expression : « Vider la tête ! On en comprend la nécessité aujourd’hui que la tête est devenue une poubelle dans laquelle la fermentation continue vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour produire l’inquiétude du présent, et la peur de l’avenir.

Qu’appelle-t-on  »se vider la tête » ? Il ne s’agit pas, bien entendu, de l’état comateux dans lequel la conscience est perdue. Il s’agit d’un état où la conscience cesse d’être perturbée par la succession des idées. Au lieu de la cérébralisation excessive, la vie commence à s’éveiller dans les parties du corps jusqu’alors laissées en léthargie. » 10

La notion d’individu dans le Seitai

Pour Noguchi senseï, l’être humain divisé en parties n’existe pas, il existe toujours en tant que corps unique.

À la lumière des découvertes les plus récentes on s’aperçoit, par exemple grâce à la théorie des fascias, de l’interaction qui existe entre les différentes parties du corps, même si elles sont parfois extrêmement éloignées les unes des autres. Certaines de ces théories ont permis de réhabiliter des techniques ancestrales en provenance de lointains pays, jusque-là incomprises dans leur profondeur et très souvent peu respectées par la science médicale occidentale. D’autres découvertes, rapportées notamment par M.-A. Selosse dans son livre Jamais seul11, ont mis l’accent sur l’aspect symbiotique de l’individu, sur l’interaction qui existe entre les bactéries et le corps : l’être humain n’est plus considéré de façon séparée, la biologie moderne entrevoit de façon flagrante son caractère de symbionte. Une fois de plus, de nouveau devrais-je dire, on est obligé de considérer l’individu dans son ensemble.

Cependant, malgré une époque où les découvertes technologico-scientifiques ont considérablement augmenté la connaissance sur l’être humain, du point de vue du Seitai peu de choses ont changé, il reste le même qu’il y a soixante ou soixante-dix ans ; les causes qui le perturbent, qui perturbent son Kokoro sont différentes mais l’être humain lui est resté le même. On peut constater aussi malheureusement que nombre de corps et d’esprits sont plus fragiles aujourd’hui où les idéologies sur la santé ont créé des individus profondément dépendants de spécialistes en tout genre, générant un certain type d’aliénation parfois difficile à comprendre ou à analyser pour celui qui n’a pas une vue d’ensemble de la société. Le gouffre vers le fond duquel nous nous dirigeons réclame une reprise en main de chacun au niveau individuel et c’est peut-être là que l’orientation Seitai peut nous éclairer : en fournissant à l’individu un outil unique pour retrouver son autonomie, se réapproprier sa vie et la vivre pleinement. C’est pourquoi la pratique de Katsugen Undo et le Yuki sont les deux activités proposées par l’École Itsuo Tsuda car elles sont l’Alpha et l’Oméga de la pratique du Seitai.

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Un article de Régis Soavi paru dans la revue Yashima #7 de mars 2020.

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, Chap. VII, 1973, Le Courrier du Livre, pp. 68-9
  2. Katsugen Undo 活元運動: Mouvement régénérateur (traduction française par Tsuda Itsuo).
  3. Seitai Kyōkai 整体協会.
  4. Il s’agit plus précisément d’un exercice du système moteur extra-pyramidal.
  5. Noguchi Haruchika, Colds and their benefits [Le rhume et ses bienfaits], Zensei Publishing Company, 1986. (Recueil de conférences données dans les années 1960, transcrites, éditées & traduites).
  6. Yuki 愉氣 : acte de concentrer l’attention qui active la force vitale de l’individu.
  7. Noguchi Haruchika, Order, Spontaneity and the Body [De l’ordre et de la spontanéité du corps], Zensei Publishing Company, 1984. (1re éd. en japonais : 1976.)
  8. Kokoro 心 : cœur et esprit, faculté de raisonnement, de compréhension et volonté de l’humain non en tant que l’opposé de son aspect corporel, mais comme ce qui l’anime.
  9. Taiheki 体癖 : habitudes corporelles.
  10. Tsuda Itsuo, La Science du particulier, chap. XIX, 1976, Le Courrier du Livre, p. 143.
  11. Marc-André Selosse, Jamais seul, juin 2017, Actes Sud (Arles).

Ki no Nagare : la visualisation

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 16 de juillet 2022, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 7€

 

Dans son enseignement, Tsuda Itsuo senseï insistait sur la visualisation qui, liée à la respiration, est un moyen de découvrir ce chemin de ki no nagare, l’écoulement du ki. Respiration et visualisation sont des outils permettant d’approfondir la perception de cette circulation et de profiter de ses bienfaits dans la vie quotidienne.

Imagination ou visualisation

L’imagination n’engendre pas de résultat tangible si ce n’est la désillusion, la déception quand on retourne à la réalité. La visualisation quant à elle, n’est pas un processus mental, une sorte de vagabondage de l’esprit, mais engage tout le corps. Peu de gens font la différence avant d’avoir fait l’expérience des deux procédés de façon bien séparée et d’en avoir vérifié la réalité. La visualisation est à la fois action et non action, anticipation et attente du moment opportun, elle nécessite la plus grande détente ainsi que la plus grande concentration, mais n’éprouve aucune difficulté à les trouver car pour cela elle s’appuie sur le socle ressenti de l’unité vécue.

À travers un art comme l’Aïkido, on peut expérimenter très concrètement et finement cette sensation de ki no nagare

Ki no nagare : un océan d’interactions

Chaque culture développe sa propre compréhension du monde, sa propre philosophie. Notre culture occidentale a développé durant des siècles une approche analytique, qui amène à une grande précision et un souci du détail. Cette approche intéressante est bien visible dans la science et la technologie mais aussi dans les arts martiaux. Cette recherche de précision est aussi ce qui pousse l’être humain à se dépasser, à devenir meilleur dans sa discipline, comme certains pratiquants de haut niveau nous l’ont déjà démontré. Alors il ne s’agit pas seulement du détail dans le geste, mais aussi de la compréhension du fonctionnement de l’humain, de ses ressorts tant physiques que psychologiques. Bien qu’importante et nécessaire c’est en même temps cette direction qui, quand elle devient exclusive, nous empêche de rejoindre l’unité, si le détail et le contrôle deviennent trop présents, on perd l’ensemble et notamment la perception de l’écoulement du ki.
D’autres, comme la culture japonaise, ont aussi un grand souci du détail mais ont gardé plus présente une certaine conception des liens du vivant et donc de la globalité. Le biologiste Marc-André Selosse propose dans son livre Jamais seul un changement de perspective sur ce sujet : on a aujourd’hui élargi la compréhension du vivant avec les notions de phénotypes étendus ou  »holobiontes ». Mais M.-A. Selosse va plus loin encore, disant qu’on peut considérer le monde comme un océan de microbes où  »flottent » des structures plus grandes et pluricellulaires (plantes, animaux), et aussi avoir la vision de l’écologue d’un océan d’interactions où « Chaque  »organisme » (c’est aussi vrai de chaque microbe) est un nœud dans un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau, où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre lesquels ces interactions s’articulent. » M.-A. Selosse remarque que c’est une vision du monde qu’ont déjà certaines cultures non occidentales, qui « ont une perception plus centrée sur les interactions et nous incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. […] Il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et quotidien. La science occidentale a transposé une philosophie basée sur l’individu en une biologie basée sur l’organisme : au-delà des succès engrangés, la vraie rupture consisterait maintenant à redonner à l’interaction une place centrale. » (M.-A. Selosse, Jamais seul, 2017, Éd. Actes Sud, p. 329)
Ki no nagare qui se traduit par écoulement, circulation du ki, est peut être bien une façon de comprendre cet océan d’interactions. J’estime que l’essence de l’Aïkido se trouve dans la compréhension physique, tangible de cette notion d’écoulement du ki. Car même une toute petite rivière peut donner une orientation différente à un fleuve. Qui est à l’origine du changement, qui agit sur l’autre ? Il faut parfois des années, voire des siècles avant de résoudre une telle question.

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Rendre l’impossible possible

Interview de Régis Soavi

Pourquoi avez-vous commencé l’Aïkido ?

J’ai commencé le Judo-jujitsu, comme on l’appelait à ce moment-là, en 1962 et notre professeur nous le présentait comme « la voie de la souplesse », l’utilisation de la force de l’adversaire. J’avais presque douze ans et j’adorais les techniques, le déséquilibre, les chutes qui pouvaient être aussi un dépassement de la technique subie. Notre instructeur nous parlait du hara, de la posture et nous savions que lui-même apprenait l’Aïkido et qu’il avait le grade de « jupe noire », ce qui était pour nous très impressionnant. Les événements de 68 m’ont orienté vers des techniques de combat de rue, de kobudo, et des tactiques différentes. Cependant en 1972 j’ai voulu reprendre le judo, et je me suis inscrit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève chez Plée senseï, on pouvait pratiquer le Judo le Karaté ou l’Aïkido pour le prix d’une seule cotisation, c’était idéal pour s’entraîner. Mais le judo avait changé : les catégories de poids, le travail d’un spécial afin de gagner un combat, j’étais très déçu. Un soir après la séance je suis resté pour regarder l’Aïkido, c’était Maroteaux senseï qui conduisait la séance et j’ai tout de suite été conquis.

Régis Soavi, début au Judo en 1964.

Pourquoi continuer ?

J’ai trouvé dans l’Aïkido bien plus qu’un art, une « Voie » d’une très grande richesse qui comme toute voie n’a besoin que d’être approfondie. Chaque jour la séance me permet de découvrir un aspect, de sentir que l’on peut aller beaucoup plus loin, que je ne suis qu’au bord de quelque chose de plus vaste, comme si un océan se présentait à moi. Au-delà du plaisir que j’éprouve, il me semble important de témoigner de son existence.
Quel aspect vous parle le plus : martial, mystique, santé, spiritualité ?
Il n’y a aucune séparation pour moi entre toutes ces choses, elles sont interdépendantes.
Pourquoi vous créez des dojos plutôt que pratiquer dans des gymnases ?
Je comprends votre question, ce serait tellement plus simple d’utiliser les structures existantes, rien à faire, même pas de ménage, tout serait pris en charge par la direction. On aurait la possibilité de râler si ce n’est pas assez propre, de réclamer si quelque chose ne va pas, de toute façon nous ne serions que des passants temporaires. A contrario pour moi le dojo a une importance cruciale. Déjà parce que c’est un lieu dédié et donc il permet une ambiance différente, libérée des contraintes des administrations, un endroit où on se sent chez soi, où on a la liberté de s’organiser comme on veut, où on est responsable de tout ce qui se passe. C’est grâce à cette mise en situation que l’on peut comprendre ce qu’est un dojo, cela change la donne, cela permet une pratique qui va au-delà de l’entraînement et porte les individus vers l’autonomie, la responsabilité. Mais la raison principale est que le lieu se charge du point de vue du KI, au même titre qu’une vieille demeure, un théâtre ancien ou certains temples. Cette charge permet de sentir qu’un autre monde est possible, même au sein de celui dans lequel nous évoluons.

Vous avez créé plusieurs dojos mais aussi d’autres lieux dès les années 80. Le Jardin Floréal, un lieu pour les enfants, puis plusieurs ateliers de peinture , ainsi qu’une école de musique La musique Buissonnière. Pourquoi tous ces lieux ? Qu’ont-ils en commun ?

Mon désir a toujours été de favoriser la liberté des corps comme des esprits dans le but qu’ils soient enfin réunis. Ce travail, pour être mené à bien, exige une vision très large sans aucune idéologie, en dehors des systèmes abrutissants, en dehors de la compétition, toujours à la recherche d’une part de la sensibilité, qui semble être devenue une maladie ou une tare dans notre société, et d’autre part et entre autres de la spontanéité. Créer un jardin d’enfants pour permettre les bases d’une éducation dans la liberté favorisant par là même la non-scolarisation, des « ateliers de peinture-expression »(1) dans l’esprit du travail d’Arno Stern qui soient des bulles, qui libèrent l’être humain de la sclérose névrotique qui l’entoure, donner la possibilité pour des adultes et des enfants de se passionner pour la musique, notamment classique, grâce à une notation « la musique en clair »(2) qui permet de jouer immédiatement et de découvrir ce plaisir de jouer sans subir la rigidification du mental et du corps organisée par les spécialistes du solfège et de l’enseignement musical en général. Tout cela toujours au service de l’être humain, de la possibilité d’un développement harmonieux des corps et des esprits.

créer un dojo, impossible ?
Régis Soavi enseigne tous les matins depuis plus de quarante ans. Dojo Tenshin, Paris

Vous cultivez une place de non-maître, n’est-ce pas ? En étant à la fois le senseï, celui qui indique le chemin, celui qui endosse la responsabilité de l’enseignement, et à la fois un membre ordinaire de l’association, qui participe aux tâches quotidiennes et se préoccupe autant du chauffage que d’une fuite ou du bricolage.

Je vois que vous avez très bien saisi mon positionnement. Cette attitude est une nécessité pour moi, il n’est pas question que je me perde, abusé par un pouvoir factice que j’aurais acquis en profitant de subterfuges et de faux-semblants mais qui flatterait mon ego. Ma recherche dans cette direction est issue du Non-Faire et concerne tous les aspects de ma vie, elle est ancienne, à la fois longue et hasardeuse car « sans repères fixes » comme l’écrivait Tsuda senseï. Cette orientation est un instrument, un outil indispensable pour permettre aux membres des associations de cheminer vers leur propre liberté, leur propre autonomie à travers l’activité au dojo. Pour résumer ma pensée, je voudrais citer un philosophe du 19e siècle que j’apprécie depuis très longtemps et dont l’importance m’a toujours semblé sous-évaluée dans notre société. « Pas un individu ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si ce n’est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s’émanciper s’il n’émancipe avec lui tous les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit de tous les hommes, mes égaux. »(3)

Comment était Tsuda Itsuo et qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?

C’était un homme d’une grande simplicité et en même temps d’une grande finesse. Le fait qu’il parlait aussi parfaitement le français, qu’il l’écrivait, nous permettait une communication que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs avec un maître japonais. C’était aussi un intellectuel dans le meilleur sens du terme, sa connaissance de l’Orient comme de l’Occident lui a permis de faire passer un certain type de message, par rapport au corps et à la liberté de pensée, notamment dans ses livres, qui reste aujourd’hui encore inégalé. Il avait rencontré Ueshiba Morihei en 1955 comme traducteur de Nocquet senseï et commença à pratiquer en 1959 alors qu’il avait déjà quarante-cinq ans. Il fut son élève pendant dix ans, mais comme il était par ailleurs déjà pratiquant de Seitai et qu’il traduisait pour les étrangers français et américains les propos d’O senseï, il a pu saisir la profondeur de ses paroles ainsi que l’importance de la posture, de l’esprit, et surtout de la respiration (du Ki) dans la première partie de l’Aïkido, ce qui semble aujourd’hui oublié – à ma grande tristesse.

Tsuda Itsuo avec Regis Soavi en 1980, Paris.

Comment trouver l’équilibre entre enseignement et pratique personnelle ?

Je pratique tout simplement l’Aïkido depuis cinquante ans, chaque matin à 6h45 pendant une heure et demie et cela 365 jours par an. Bien sûr, je pratique aussi le Katsugen Undo (que Tsuda senseï avait traduit par Mouvement Régénérateur) là aussi – je pourrais dire – tous les jours, ne serait-ce que, au minimum, à travers le bain chaud Seitai(4). Quand à l’enseignement, j’ai des stages à peu près une fois par mois, que ce soit à Paris, Toulouse, Milan, ou Rome.

Y a-t-il eu des évolutions dans votre pratique ou votre enseignement ?

Bien sûr ! comment pourrait-il en être autrement ? Si on s’exerce sincèrement la pratique s’étend à tous les aspects de notre vie, j’ai du mal à comprendre les personnes qui ont abandonné ou vont chercher d’autres arts car elles trouvent l’Aïkido répétitif. La vie lorsqu’elle est pleinement vécue est-elle répétitive ? Chaque instant de ma pratique provoque des changements, des évolutions, et même des bouleversements qui m’ont amené à des remises en cause, des approfondissements. C’est ce qui provoque en moi la joie dans ma pratique de l’Aïkido. Même les moments les plus difficiles, et peut-être ceux-là plus que d’autres, ont été les vecteurs de transformations et d’enrichissements.

Votre maître, Tsuda Itsuo vous a, un jour, donné un koan, n’est-ce pas ?

Oui, mais j’ai du mal à en raconter les circonstances exactes. Je dois d’abord vous expliquer que Tsuda senseï savait parler au subconscient des personnes, chaque fois qu’il le faisait c’était une manière de leur donner un coup de main mais il n’en parlait quasiment jamais. Il disait que Noguchi senseï le faisait couramment car cela fait partie des techniques Seitai. Un jour, suite à une discussion il me dit « Bon courage », phrase somme toute assez banale, mais le ton qu’il utilisa en s’appuyant évidemment en plus sur « l’intermission respiratoire » me bouleversa et me fit réagir, me donnant une force intérieure que je ne soupçonnais pas. Une autre fois ce fut plus important car c’est à ce moment-là qu’il me donna le koan. Alors que je lui racontais mes difficultés par rapport au travail (comment gagner de quoi vivre pour ma famille et moi, etc.) et comment trouver le moyen de continuer à pratiquer, voire à monter un dojo puisque j’allais quitter Paris pour quelques années et que je serais à 800 kms, il commença par m’expliquer que dans l’école de Zen Rinzai (je venais de lire les Entretiens de Lin Tsi et il le savait) le maître donne à ses disciples des koans qu’ils doivent résoudre. Brusquement il me dit « Impossible » « voila c’est pour vous » ! puis il partit rapidement, me laissant cloué sur place, interloqué, complètement ébahi. Je dois dire que j’ai tout d’abord trouvé cela absurde, ridicule, il m’avait déjà donné quelques temps auparavant une direction pour ma pratique en choisissant de façon précise la calligraphie MU(5) comme cadeau de la part de mes élèves parisiens. Mais là, j’étais choqué, je ne comprenais pas. Mu me semblait un vrai koan, déjà connu, répertorié, acceptable, mais « impossible » ça n’avait pas de sens. Pourquoi me dire ça à moi ? C’est au fil des années que la « réponse » est apparue comme une évidence.

Quelle est la place du Katsugen Undo dans votre pratique ?

Oh ! il a une importance de premier plan, mais, pour vous répondre, voici une anecdote. Nous étions au restaurant avec Tsuda senseï, et Noguchi Hirochika – le premier fils de Noguchi senseï – qui était assis à coté de moi me demanda soudain : « Le Katsugen Undo, qu’est-ce que c’est pour vous ? ». Ma réponse fut aussi immédiate que spontanée : « C’est le minimum » ai-je répondu, et depuis je n’ai pas changé d’opinion. Cette réponse avait beaucoup plu à Tsuda senseï et il l’utilisa dans certaines de ses conférences pendant les stages. Le « minimum » pour maintenir l’équilibre, pour permettre que notre système involontaire fonctionne correctement et ainsi que l’on n’ait plus besoin de se préoccuper de sa santé, de ne plus avoir peur de la maladie.

Noguchi Hirochika avec Régis Soavi Paris 1981.

Pour vous, un Aïkido sans Katsugen Undo a-t-il un sens ?

Oui bien sûr, malgré tout, cela dépend de la manière dont on pratique. Il est simplement dommage de ne pas profiter de ce qui peut nous rendre indépendant, de ce qui peut réveiller notre intuition, notre attention, notre capacité de concentration et libérer notre mental.

Cela fait de nombreuses années que vous contribuez à Dragon Magazine. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Cela me permet de faire passer un message et en même temps cela me contraint à ce qu’il soit le plus clair possible par rapport à l’enseignement de mon maître Tsuda senseï, et donc à notre école. C’est aussi une manière de sortir de l’ombre tout en restant dans la simplicité, sans faire de la publicité ou du tapage. Le fait de lire régulièrement les articles de mes contemporains ainsi que des jeunes enseignants m’apporte beaucoup et me permet de voir et de comprendre les différentes directions vers lesquelles va l’Aïkido et leurs raisons d’être, même lorsque je ne les approuve pas.

L’écriture est-elle importante dans le Budo ?

L’écriture est toujours importante car c’est une des bases de la communication – « les paroles s’envolent mais les écrits restent ». Cependant, sans une pratique réelle cela risque de demeurer dans le domaine des idées et ne satisfaire que l’intellect, dans ce cas la cible est manquée.

D’autres maîtres vous ont-ils également marqué ?

J’ai la chance d’appartenir à une époque ou il était possible de rencontrer un grand nombre de senseï de la première génération. Les années 70 étaient très riches de ce point de vue, nous courions de stages en stages pour nous former, à l’écoute attentive de leurs paroles de leurs postures pour tirer le meilleur de ce que chacun d’entre eux apportait. Toute ma reconnaissance va donc à tous ceux qui m’ont enseigné, mon maître Tsuda Itsuo senseï, Noro Masamichi senseï, Tamura Nobuyoshi senseï, Nocquet André senseï, ainsi qu’à ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Je préfère les citer par ordre alphabétique afin de ne rien suggérer par rapport à l’importance qu’ils ont eu sur ma pratique : Hikitsuchi Michio senseï, Kobayashi Hirokazu senseï, Shirata Rinjiro senseï, Sugano Seiichi senseï, Ueshiba Kisshomaru senseï, ainsi que – bien que je n’aie jamais pratiqué le Karaté – Kasé Taiji senseï, ou Mochizuki Hiroo senseï que j’ai croisés grâce à Tsuda senseï et qui m’ont marqué. Je n’oublie pas Maroteau Rolland senseï qui fut mon premier enseignant d’Aïkido et qui m’a permis de rencontrer celui qui fut mon principal mentor : Tsuda Itsuo senseï.

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Article publié dans Self et Dragon Spécial n°13 en avril 2023.
Notes :
1) Appelés aujourd’hui « ateliers du jeu de peindre »
2) Pédagogie de M. Jacques Greys (1929-2019) pianiste.
3) Mikhail Bakounine (1814-1876), philosophe anarchiste.
4) Revue Yashima, N°13, octobre 2021.
5) « rien » ou « non-existence », terme utilisé dans le taoïsme pour exprimer la vacuité

Déséquilibrer c’est déstabiliser

par Régis Soavi

Lorsqu’on cherche à déséquilibrer une personne on sait instinctivement où on doit la toucher, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Dans la plupart des cas c’est son centre que l’on doit atteindre de manière à le fragiliser et à le rendre vulnérable.

La vision du Seitai

Il est difficile de parvenir au centre de la sphère du partenaire si la périphérie est puissante car toutes les actions semblent rebondir à la surface ou glisser comme sur une couche lisse, élastique et capable de se déformer sans perdre de sa densité, donc sans être pénétrée ni être atteinte d’aucune façon. Tout dépend de la manière dont chacun des partenaires saura et réussira à utiliser son énergie centrale, son ki, que ce soit dans le rôle de Tori comme dans celui de Uke. Il va sans dire que d’autres facteurs non moins importants, comme la détermination, le besoin de vaincre font partie intégrante de cette sphère et peuvent changer la donne, car le ki n’est pas une énergie comme l’Occident a l’habitude de l’envisager aujourd’hui, c’est-à-dire une sorte d’électricité ou de magnétisme. Le ki est la résultante de composants multifactoriels, qui ayant pris une certaine forme, devient concret même s’il est difficilement analysable et quasiment non mesurable sinon dans ses effets. Dans tous les cas, un des éléments essentiels de l’action sera la posture, pas seulement la posture physique, mais son équilibre énergétique, ses tensions, ses coagulations, les lieux où elles se trouvent bloquées, emprisonnées, ainsi que ses relations, tant positives que négatives, avec le reste du corps et les conséquences que cela entraîne. Une science du comportement humain basée sur l’observation physique, la sensibilité aux flux qui parcourent le corps, et la connaissance anatomique est de première importance quand on en a besoin pour exercer bon nombre de professions. Il n’empêche que même pour un dilettante, un amateur, elle peut aussi nous aider à comprendre notre entourage ou nous permettre de sortir de l’embarras quand cela est nécessaire. Un des objectifs de cette science qu’est le Seitai, est de mieux comprendre l’être humain dans son mouvement en général et dans son mouvement inconscient en particulier. C’est un instrument de qualité qui a déjà donné des preuves de sa valeur au Japon comme en Europe, et que l’on peut difficilement négliger lorsqu’on pratique un art martial. Bien qu’il fût enseigné en France pendant une dizaine d’années par Tsuda senseï à travers la pratique du Katsugen Undo, ses conférences, et la publication de ses livres, la méconnaissance en Occident du travail de son initiateur Noguchi senseï a pénalisé sa diffusion. Il demande à être aujourd’hui plus connu, plus reconnu afin de permettre à qui s’y intéresse de trouver les éléments qui l’amèneront à une meilleure compréhension, tout au moins théorique. C’est donc important que le Seitai se fasse connaître pour être mieux compris et admis, c’est pourquoi de temps à autre je donne modestement pour les personnes intéressées quelques indications notamment sur les Taiheki qui, si l’on peut dire de façon un peu caricaturale certes, présentent comme une sorte de cartographie du territoire humain, tant au niveau de la circulation du ki, que de ses passages, de ses ponts, de ses points de sortie, d’entrée, etc. Il est possible de mieux comprendre les Taiheki et le Seitai en pratiquant le Katsugen Undo, qui est à la base du retour à l’équilibre physique et à la sensibilité nécessaires pour aborder de manière pratique cette connaissance. On peut aussi, tout au moins intellectuellement, aller directement à la source des informations, en lisant ou relisant les livres que Tsuda senseï a écrit en français. Le principe de base étant résumé dans cette « définition » que lui-même donnait :

« Le but du Seitai est de régulariser le circuit de l’énergie vitale, qui se trouve polarisé chez chaque individu, et de normaliser ainsi sa sensibilité

La philosophie qui sous-tend le Seitai est le principe que l’homme est un Tout indivisible, ce qui le différencie évidemment de la science humaine occidentale qui est basée sur un principe analytique. »1

déstabiliser
Laisser surgir l’action juste.

Un corps athlétique

Certaines personnes ont un corps aux proportions harmonieuses, des épaules larges et carrées, de longues jambes, elles semblent extrêmement stables, pour beaucoup elles représentent l’exemple de l’être humain idéal, femme ou un homme. Mais si on observe leur comportement dès qu’elles bougent, elles ont tendance à se pencher en avant (c’est une des caractéristiques du type 5 qui fait partie du groupe « avant-arrière » appelé aussi antéro-postérieur). En conséquence lorsqu’elles doivent s’incliner, elles propulsent les fesses en arrière et parfois appuient les mains sur leurs genoux pour compenser. On peut les reconnaître facilement car souvent, même immobiles, elles croisent les mains dans leur dos afin de demeurer en équilibre, ce n’est pas une habitude, c’est un besoin de rééquilibrage. C’est très nettement le signe d’un bassin qui manque d’équilibre, et de solidité, malgré tous les efforts, le centre, le Hara reste vulnérable. Lors d’une rencontre ou d’un entraînement il suffit pourtant, si on a bien pris le temps de l’observer, de profiter du moment où le partenaire bouge et donc penche en avant, pour entrer sous le troisième point du ventre, environs deux doigts sous le nombril, et l’aspirer ou le laisser glisser par dessus nous, et cela, quelle que soit la technique que l’on aura choisi d’appliquer. Cela parait simple quand on le lit, mais bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect des choses, la découverte et la compréhension de la posture sont sans doute parmi les éléments qui ont la plus grande importance. Au début, dans la phase d’apprentissage des arts martiaux, pour ce qui est de la réalisation plus concrète des techniques, il y a une connaissance à avoir, mais c’est malgré tout grâce à un entraînement basé sur la sensation et la respiration, qu’on acquiert la capacité à saisir le moment juste et à être « dedans ». Au demeurant le travail d’observation des partenaires, si on possède la connaissance des postures, ne peut que nous faire du bien, il peut être un plus décisif dans le cas d’une compétition ou si on doit déterminer s’il s’agit d’un danger réel ou d’une intimidation.

Sentir les lignes d’équilibre.

Les Sumotori

Les Sumotori avec leur corpulence, leur posture très basse, leur manière de se déplacer, semblent des exemples idéaux de stabilité et d’équilibre, tout au moins physique. Bien que leur entraînement accentue certaines tendances déjà présentes et renforce leurs capacités dans le sens de la solidité, il risque d’en déformer d’autres au profit de leur réussite future en combat. Du point de vue des Taiheki, malgré tout ils n’échappent pas à leur tendance de base. Il y a des Sumotori de tous les types, bien sûr, mais certaines tendances de Taiheki sont plus représentées que d’autres. Dans le cas des Sumotori appartenant aux groupes des verticaux, il y en a peu de type 1 car ce genre de déformation provoque très vite leur élimination. Cela s’explique par le fait que dès le plus jeune âge, ils s’avèrent assez incompétents, même lorsqu’ils sont fort physiquement, ils sont très facilement déstabilisés. Le motif principal se trouve dans la manière dont ils abordent l’action. C’est toujours l’idée du combat préconçu ou perçu au fur et à mesure qu’ils suivent, et ils sont donc toujours en retard et surpris par la démarche de leur adversaire. Par contre les types 2, s’ils ont bien observé les derniers combats de leurs adversaires, s’ils sont bien guidés, peuvent définir une stratégie qui, si elle n’est pas perturbée par des impondérables, peut les amener à la victoire. Ils ont une excellente connaissance de la physiologie et de l’anatomie du corps aussi bien immobile qu’en mouvement, ce qui leur permet lorsqu’ils veulent déséquilibrer l’adversaire, de le faire avec le maximum de chance de réussite, car le terrain a été bien préparé tout au moins théoriquement. Ils s’appuient aussi sur la logique et la réflexion issues des combats précédents car c’est cela qui les guide et rarement la sensation ou l’intuition. Devenus Yokozuna, ils se retirent et se consacrent à l’écriture de livres, d’articles sur leur vie, sur leur entraînement ou encore utilisent leur réputation afin de soutenir de bonnes œuvres etc.

Sumo. Photo de Yann Allegret, extrait de Dohyô.

Se tordre pour vaincre

Pour certains, déséquilibrer veut dire vaincre, et foncer puis prendre l’avantage à la faveur d’une attaque frontale, directe. Cela semble être la meilleure solution si ce n’est l’unique possibilité qui se présente à leur esprit, et ils ne peuvent en aucun cas y résister. Ces personnes toujours prêtes à combattre, à réagir, sont en général très physiques dans leurs réactions. Lorsqu’elles réagissent par des attaques ou des réponses d’ordre psychologique, par exemple de petites phrases insidieuses, on peut facilement voir qu’elles se tordent, leur bassin n’étant plus dans la même direction que la ligne centrale de leur visage. On peut aussi remarquer que dans le but de se préparer à l’action immédiate, leur corps montre une torsion qui accentue leurs points d’appui. Cette torsion lorsqu’elle est permanente est une entrave à un mouvement libre pour qui la possède et doit la supporter. La solution serait, si on n’arrive pas à la normaliser, de réussir à l’utiliser dans un travail par exemple ou grâce à une activité qui demande un bon sens de la compétition. Les personnes qui ont ce type de déformation en subissent les conséquences malgré elles. On peut noter chez elles une tension qui est quasi permanente et donc une grande difficulté à se détendre, à prendre son temps, cela entraîne des relations difficiles avec les autres car elles se sentent éternellement en concurrence.

Lorsqu’on connaît le Seitai et plus précisément les Taiheki, on comprend mieux ce type de tendances comportementales. Cela permet de savoir quand et comment agir sans tomber dans le piège de la rivalité que ces personnes tentent de mettre en place autour d’elles pour se préparer à se défendre et conséquemment pour attaquer. Les individus de ce genre font partie du groupe « Torsion » et tout repose sur le fait qu’ils ont inconsciemment une sensation de grande faiblesse qu’ils ne reconnaîtront jamais. Fondamentalement ils se sentent en danger de façon permanente, c’est pourquoi ils considèrent que la meilleure défense c’est l’attaque immédiate car elle surprend l’adversaire et est sensée ne pas lui donner l’occasion de répliquer.

Déséquilibrer avec le regard
Ueshiba Morihei Osenseï. Déstabiliser avec le regard.

Un archétype de l’être humain

Parfois, une petite phrase, ou quelques mots bien placés peuvent changer une situation et cela pour le meilleur comme pour le pire. Si on est capable de respirer profondément et de concentrer le ki dans le bas-ventre, on peut en agissant au moment opportun faire s’écrouler tout un édifice et métamorphoser ce qui semblait être une forteresse inexpugnable en un décor de carton-pâte pour fête foraine. La respiration abdominale fait partie des secrets qui sont accessibles à tous les pratiquants à la condition qu’ils portent leur attention dans cette direction et qu’ils s’y exercent. Les personnes dont l’énergie se concentre naturellement dans le bas du corps, au risque de s’y coaguler s’il n’y a pas de normalisation, sont, du point de vue Seitai, soit classées dans le groupe dit de « torsion » (type 7 principalement), soit dans le groupe bassin. Je voudrais m’attarder sur ceux qui au sein de ce groupe ont une tendance à la fermeture du bassin, c’est-à-dire au niveau des os iliaques (type 9), car pour Tsuda senseï ils représentent une tendance qui se trouve à l’origine de l’humanité. Dans ces époques historiquement très lointaines, l’aspect survie du point de vue physique était primordial, mais la sensibilité de même que l’intuition étaient elles aussi des qualités indispensables. Ce sont justement ces qualités qui permettent au type 9 d’avoir une longueur d’avance sur les autres en cas de danger, car il sent intuitivement s’il doit répondre à un geste de menace ou si celui-ci est une simple provocation, de plus il sait si cette provocation sera suivie d’un acte ou si elle se dégonflera d’un petit rien. « L’intuition ne peut pas être remplacée par la connaissance ni par l’intelligence. L’intuition ne se généralise pas. Ce sont dans bien des cas, la connaissance et l’intelligence qui faussent l’intuition. »2 La présence d’une personne de ce type dans un groupe humain ne laisse jamais indifférent, même si on est incapable d’en connaître la raison ni de la percevoir avec facilité. Ces personnes ont un comportement qui surprend parfois le plus grand nombre, que ce soit à cause de leur rigidité, car elles peuvent se braquer très facilement, comme à cause de la puissance de leur concentration très inhabituelle dans notre monde où la dispersion et la superficialité sont la norme. « Lorsqu’il se concentre, il ne concentre pas une partie de ses fonctions physico-mentales. Il y concentre tout son être. »3 Leur concentration est perceptible à travers l’intensité de leur regard, ce qui est déjà en soit extrêmement déstabilisant, il suffit pour s’en convaincre de revoir les quelques films que nous connaissons sur O senseï, qui lui-même était du type 9, pour en être persuadé.

La posture des Sumotori au moment du combat est une posture qui convient particulièrement bien à une personne de type 9 étant donné que « l’écart entre l’ouverture et la fermeture du bassin est très grand chez lui. Il peut s’accroupir complètement, sans décoller ses talons et rester longtemps dans cette position, car c’est sa position de détente. Lorsqu’il se lève, son poids se déplace des côtés extérieurs des pieds aux racines des gros orteils. C’est sa position de tension. »4

Sensibilité et intuition

L’Aïkido nous guide vers la stabilité et l’équilibre, le Seitai lui aussi se présente comme une voie allant dans la même direction, bien qu’il le fasse grâce à d’autres exercices ; la conjugaison des deux techniques, Aïkido comme art martial et le Seitai à travers le Katsugen Undo comme le proposait Tsuda senseï a permis à notre École de continuer dans cette direction qu’est le retour vers une sensibilité simple mais indispensable, dans un monde qui vise plutôt à l’insensibilité et à la rigidification soi-disant protectrices. L’intuition retrouvée, la réceptivité de nouveau active nous sont indispensables pour être acteur de notre vie.

 

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« Déséquilibrer c’est déstabiliser » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°11 en octobre 2022.

Crédits photos : Bas van Buuren, Yann Allegret, Paul Bernas

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, Le Non-faire, chap. VII, Le Courrier du Livre, 2016, p. 72 (1re éd. 1973 : p. 68)
  2. ibid., chap. IX, p. 94 (1re éd. : p. 90)
  3. ibid., p. 92 (p. 87)
  4. ibid., p. 91 (p. 87)

Mysticisme ou Mystification

par Régis Soavi

La mystification est le résultat obtenu par celui qui utilise le mystère pour abuser autrui.

La mystique ou le mysticisme est ce qui a trait aux mystères, aux choses cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine spirituel, et sert à qualifier ou à désigner des expériences intérieures de l’ordre du contact ou de la communication avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun.

O Senseï un mystique !

Nul ne peut nier que O senseï ait été un mystique, mais fut-il pour cela un mystificateur ? Sa vie, sa renommée déjà de son vivant, ses combats devenus historiques – notamment contre un Sumotori, ou des maîtres d’arts martiaux –, son enseignement, les témoignages de ses élèves, tout cela tend à démontrer le contraire. De nombreux Uchi-Dechi racontaient comment O senseï réussissait à se faufiler dans la foule au milieu des gares surpeuplées du Japon, comme à Tokyo aux heures de pointe par exemple. Quel était son secret malgré son grand âge ? La pratique d’un art comme le nôtre n’apporte pas seulement puissance et résistance, cela c’est ce que l’on obtient après quelques années d’effort, et je dirais même que cela ne dure qu’un temps, car avec l’âge, il devient difficile de compter seulement dessus. Il existe pourtant un domaine qu’il me semble important de comprendre et d’expérimenter, c’est le travail à travers ce qui est directement vécu et ressenti, et cela dès le tout début.

L’espace, le Ma, doit devenir quelque chose de palpable, car c’est une réalité qui n’est pas théorique, technique ou mentale. C’est plutôt comme une sphère de protection adaptable à toutes les circonstances, loin d’être une cape d’invisibilité ou une carapace indestructible, elle se meut en même temps que nous, elle est à la fois fluide et très résistante, elle se contracte, s’étend ou se rétracte en fonction des besoins et indépendamment de notre capacité consciente ou volontaire. Elle n’est pas une sécurité à toute épreuve mais peut dans bien des cas nous sauver la vie ou tout au moins nous éviter le pire. On en a trop souvent fait une valeur mystique, alors qu’elle n’est que le résultat d’un travail passionné et passionnant. C’est une réalité à laquelle on ne doit jamais renoncer, et cela dès le départ, quand bien même cela peut sembler inatteignable. S’il y a une orientation essentielle que nous enseigne l’Aïkido, c’est de ne pas s’opposer de manière frontale, d’éviter la confrontation directe chaque fois que cela sera possible, et de ne l’utiliser qu’en dernier recours.

Mysticisme ou mystification
Le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique.

Yin et Yang une supercherie ?

Le Tao n’est pas uniquement une compréhension orientale du monde mais bien plutôt une intelligence intuitive ancestrale. Elle est connue intimement par de nombreux peuples et les artistes, poètes, peintres ou autres, ont parfois su nous communiquer à leur manière l’essence des forces qui l’animent. Le peintre Kandinsky, bien qu’artiste moderne et européen, a su trouver les mots qui, même si cela concerne une œuvre d’art, nous parlent en tant que pratiquant et nous permettent une visualisation du Yin et du Yang : « Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. […] Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »1

C’est grâce à la compréhension du Yin et du Yang que l’on peut voir plus clairement certains fonctionnements du corps et de son mouvement, pour le dire simplement, comprendre comment tout cela fonctionne. En voici une approche qui devrait permettre de clarifier mon propos : l’enveloppe extérieure de notre corps dans son ensemble est Yang et donc l’intérieur est Yin, là aussi, dans son ensemble. L’aspect corporel, le côté lumineux des personnes, leur aspect social ainsi que la manière dont ils se présentent, la communication, le rapport aux autres, tout cela est plutôt, s’il n’y a pas de déformations, de tendance Yang. L’intérieur, entendu non seulement du point de vue organique mais tout autant psychique et énergétique est Yin. Il n’y a évidemment pas de séparation réelle entre l’un et l’autre mais l’aspect de complémentarité amène à constater que c’est le Yin qui alimente le Yang, au même titre que c’est l’inspire qui permet l’expire et donc l’action. Le Yin soutient le Yang, lui donne sa plénitude, la force du corps vient de la force du Yin et se manifeste à travers le Yang.

Toute la force du Yin a besoin d’une enveloppe, aussi malléable soit-elle de l’intérieur, celle-ci doit aussi avoir la possibilité de se durcir pour à la fois contenir cette force et en même temps la préparer à réagir, à agir. Si la puissance du Yin n’est pas contenue, si elle n’a pas la possibilité de se centrer – car elle serait alors sans bornes et donc sans repères – elle risque de se disperser sans donner aucun fruit. Si le Yang est sous-alimenté du fait de la pauvreté du Yin qui peine à se régénérer ou d’une séparation entre Yin et Yang ayant pour cause le durcissement intérieur de la « paroi » qui à la fois les sépare et les unit, alors l’action devient impossible.

Comme toujours c’est l’équilibre entre les deux qui en fait une force unique, le déséquilibre au profit de l’un ou de l’autre crée les conditions pour un déséquilibre général, origine de multiples pathologies plus ou moins importantes, et de l’incapacité de donner des réponses correctes et rapides à tous problèmes physiques, psychiques ou simplement énergétiques et donc fonctionnels.

regis soavi yin yang
« Toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. » (Kandinsky)

Un esprit sain dans un corps sain

Un organisme qui réagit en toutes circonstances, avec souplesse et efficacité, que ce soit face à une agression humaine ou microbienne, voilà un idéal auquel on peut être attaché, ou en tout cas quelque chose qui mérite d’être recherché. L’Aïkido dans notre École, de par la qualité de sa préparation en début de séance basée sur la respiration, ainsi que par la manière dont les choses se passent pendant une séance, permet de réveiller le corps dans son ensemble.

Déjà, rien que le simple fait de respirer de manière plus profonde, de concentrer notre souffle dans le bas-ventre, et de laisser cette faculté naturelle se développer à son rythme, permet entre autre une augmentation de l’oxygénation du cerveau et donc une amélioration du fonctionnement des cellules ainsi qu’une meilleure communication entre elles. De là à dire que l’on devient plus intelligent il y a un pas que je ne veux pas franchir, car l’intelligence dépend de multiples facteurs et est difficilement mesurable, même avec les méthodes des sciences actuelles. Je classerais plutôt l’intelligence comme une qualité du cerveau humain dont l’utilisation est parfois surprenante. Mais si simplement chacun d’entre nous s’aperçoit qu’il bouge mieux, raisonne mieux et plus vite, qu’il devient plus difficile de le gruger ou de l’abuser par des propositions alléchantes, ou des arguments basés sur des raisonnements fallacieux faute de réflexion, c’est déjà un grand pas. C’est peut-être aussi en partie une sortie, même relative, du monde de la stupidité et de la fausseté qui régit notre planète.

Découvrir par soi-même ; expérience plutôt que croyance

Lorsqu’il s’agit de la force, on a tendance à parler et à voir la chose en termes de quantité, plutôt que de qualité. Passionné d’arts martiaux, je me souviens qu’au tout début de l’engouement qui traversa la fin des années soixante et les années soixante-dix, nous regardions avec avidité les articles qui expliquaient comment parvenir à la plus grande efficacité avec le minimum de force musculaire. Comment grâce à la vitesse, au positionnement, à la posture, à la technicité, et avec une puissance musculaire qui, sans être le plus important, devait être présente mais surtout bien dirigée, on arrivait à des résultats qui pouvaient être surprenants. Que ce soit en Karaté, en Kung-fu, en Jiu-jitsu ou tous autres arts martiaux, les exemples ne manquaient pas.

Il était mentionné dans ces revues toutes sortes de méditations orientales aptes à donner des capacités incroyables à qui les pratiquait. Bien que très souvent grossièrement exagéré, le fond de vérité des techniques, des postures ou des méditations, est aujourd’hui reconnu, analysé, théorisé par des chercheurs en mathématiques, sciences humaines, ou sciences cognitives. Cette reconnaissance, même si elle a l’intérêt de rendre justice à ces pratiques, reste purement intellectuelle. Au lieu de déboucher sur une recherche physique concrète et permettre à tout un chacun d’en profiter, elle provoque une lassitude, ou un échauffement mental, qui risque de rendre inutiles les efforts que certains pratiquants mettent à poursuivre une voie légèrement différente avec l’aide de professeurs compétents et avisés.

C’est par l’expérience au sein de la pratique, que l’on découvre ce qu’aucun texte n’aurait pu nous apporter. Les textes anciens ou même parfois plus récents, ont une valeur qui est indéniable et souvent ils nous auront servi de guide ou auront été les révélateurs a posteriori de nos découvertes. Leur capacité à mettre en mots, à expliciter ce que nous avons ressenti, à révéler une expérience qui nous « parle », peut s’avérer une aide précieuse. Qu’aurais-je fait si je n’avais pas été guidé par les livres et les calligraphies, sortes de Koan, de mon maître Tsuda Itsuo.

regis soavi
Faire « UN » avec la plus grande simplicité.

Favoriser la qualité plutôt que la quantité

Nous vivons dans un monde où l’accumulation de biens, de marchandises, de connaissances comme de sécurités est la règle. On nous propose un « être humain augmenté », comme dans le projet transhumaniste, grâce à l’Intelligence Artificielle (dite I. A.). Est-ce parce qu’aujourd’hui l’être humain ne s’y retrouve plus, parce que les valeurs ont changé ? Ou parce que déçu de son environnement autant immédiat que global, il n’a plus goût à rien d’autre que du superficiel et perd le sens comme l’intérêt pour ce qui est lent et profond. Déjà à la fin du siècle dernier, dans les années quatre-vingt, le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, lors d’un stage de direction d’orchestre à Paris auquel j’ai eu la chance d’assister, se plaignait du fait qu’il n’y avait plus de grands mouvements de symphonies écrits sur un tempo « largo » – « tout s’est accéléré », disait-il. L’Aïkido a su garder du passé, des valeurs d’humanité, de respect de l’autre, de sensibilité, qui en font un instrument de qualité pour des retrouvailles avec ce qui fait de l’humain un être sensible et non un robot. Aussi perfectionné soit-il, cet « humain augmenté », ne sera au mieux qu’une pâle imitation, un ersatz de ce que chacun de nous peut être et surtout de ce qu’il peut devenir.

La rébellion n’est pas négation

La rébellion est un acte de santé de notre organisme physique comme de notre mental. Il ne faut surtout pas négliger son importance salutaire. Si nous pratiquons un art comme le nôtre ce n’est nullement un hasard. Si l’intelligence de cette « discipline » nous est apparue, c’est que quelque chose en nous était prêt et cela même si nous ne le savions pas, je veux dire même si nous n’en avions pas conscience. Si nous faisons confiance aux réactions de notre corps physique au lieu d’avoir peur de celles-ci, nous pouvons recommencer à comprendre la logique de ses réactions. Là encore il ne s’agit pas de “croyance de bonne-femme”, de retour en arrière, d’obscurantisme. Il s’agit d’une autre connaissance, à la fois connue de tous, et non reconnue dans sa plénitude car dérangeante.

Lorsqu’il y a une infection, un malaise, ou tout autre dysfonctionnement qui évidemment nous incommode, spontanément notre corps se rebelle, il cherche par tous les moyens à résoudre le problème, à retrouver l’équilibre perdu. Il augmente la température, fait appel à ses armes de réserve comme les anticorps de tous types, ainsi qu’à ses amis, avec qui il est en symbiose, bactéries productrices d’antibiotiques, virus macrophages, etc. Cette saine révolte peut s’avérer violente et rapide parfois, mais en fait le plus souvent cela commence tout doucement, lentement, on ne s’en aperçoit peut-être même pas au début. D’autres fois cela se résout avant que l’on ne prenne conscience de cette réponse, là encore tout dépend de l’état du corps et malgré tout il peut arriver qu’il soit nécessaire de soutenir la nature qui travaille en nous. Là chacun prend ses responsabilités. Si on a su entretenir son organisme en le laissant travailler pour tous les petits désagréments sans le contraindre, le laissant libre dans ses manifestations, il faudra peu de chose pour lui donner un coup de main, parfois il suffira d’un peu de repos, ou de l’aide ponctuelle de personnes compétentes. C’est en amont que l’on doit considérer ce qui se passe dans notre corps, et une saine réflexion sur la vie, son mouvement, et sa nature ne peut faire que du bien.

mysticisme
O senseï. Norito, invocation des dieux. Photo publiée dans La Voie du dépouillement de Tsuda Itsuo.

Suivre les traces

Ce qui est passionnant dans l’Aïkido, c’est de retrouver les traces laissées par nos anciens maîtres, de constater comment chacun d’entre eux s’est approprié cet art pour créer, pour réaliser sa propre vie. Inutile de les copier, mieux vaut apprendre, de leur posture, de leurs écrits. Trouver des compagnons pour avoir une pratique saine, où notre intuition se réveille, où notre corps redevient comme dans l’enfance, souple, agile, intrépide, et où l’on retrouve ce qu’il n’aurait jamais dû perdre, une certaine vaillance.

L’Aïkido n’est pas un trampoline sur lequel on s’épuise à sauter, perfectionnant sans cesse la technique, mais retombant toujours au même endroit du fait de la gravitation. C’est une formidable voie où les difficultés sont dosées par la nature même du chemin, par nos capacités du moment, par notre persévérance et notre sincérité. Ce sont des portes qui s’ouvrent, nous amenant à une conscience plus fine et parfois même à un état jubilatoire lorsque les sensations qui nous parcourent font « UN »2 avec notre performance physique dénuée de toute prétention mais proche de la plus grande simplicité. C’est parce que j’ai vu le plaisir et l’aisance dans la pratique qu’avaient certains professeurs, et les résultats des recherches comme la simplicité que montraient de nombreux maîtres que j’ai connus, que mon désir d’atteindre leur niveau, ou tout au moins de m’en approcher dans cette vie, a grandi.

Les maîtres anciens, chacun avec leur méthode, nous ont guidé vers ce que nous sommes au plus profond de nous-même. Mais le travail qui est à faire, c’est à chacun de nous de le réaliser, qu’il soit physique ou philosophique. Tout dépend toujours de nous, même si nous avons été trompés par de faux prophètes ou des charlatans hâbleurs prêts à tout pour les miettes de pouvoir qu’ils parviennent à obtenir de leurs tromperies. Si on observe les réalisations que nos prédécesseurs dans cette voie ont laissées, si on sait utiliser leur enseignement, si on sait les reconnaître sans en faire des idoles ou des saints, on s’apercevra que le chemin, même s’il est ardu et obscur, n’est pas si difficile. Pour le découvrir, une vie ne suffit pas, mais la vie se suffit à elle-même pour peu qu’on la vive pleinement.

Régis Soavi

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Article de Régis Soavi publié en juillet 2022 dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 10.

Notes :
  1. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (VO all. 1912), Éditions Denoël (1989), p. 116
  2. [voir aussi Tsuda Itsuo, Un, chap. I, II & III, 1978, Le Courrier du Livre (note de l’éditeur)]

Transmettre

Par Régis Soavi.

Enseigner, dans un dojo, c’est transmettre. C’est aussi à la fois réunir, et servir. Il ne s’agit pas de renforcer son Ego, ni d’être un animateur au service du bon vouloir des personnes qui assistent aux séances, mais de permettre l’éclosion de ce qui est en bourgeon et qui attend en chacun de nous.

Une vocation ?

Je ne crois pas vraiment à la vocation car le terme vocation renvoie trop facilement au religieux, localisation sémantique de laquelle il est nécessaire de l’éloigner le plus possible, car notre société a depuis longtemps brouillé les cartes. Si vocation il y a, elle doit être primaire, matérialiste et pragmatique, ce sera plutôt une aptitude, un talent. Des ambiances du type « sauver les gens qui n’ont rien compris, les amener à la lumière » etc., ne conviennent absolument pas à l’enseignement d’un art comme l’Aïkido, sans que pour cela on doive en faire un art commun ou même prosaïque, une sorte de « self-défense ». Le fait d’enseigner doit découler naturellement de la recherche que l’on a pu faire au fur et à mesure de sa propre pratique, et c’est en cela qu’il s’agit d’une transmission. Cela commence souvent par le désir de faire connaître ce que l’on a découvert, ce que l’on a compris, ou cru comprendre, et même si ce n’est pas une vocation, il y a des personnes qui ont un talent pour expliquer, pour montrer. Des personnes qui ont en plus un goût pour s’occuper des autres, pour leur permettre d’avancer dans un art ou un métier, qui « savent » le faire parce qu’elles comprennent les autres, parce qu’elles ont une sensibilité qui est orientée dans cette direction, et une affinité avec ce chemin.

Transmettre la posture

La pédagogie

La pédagogie dans l’enseignement scolaire consiste le plus souvent à faire passer la pilule, car il y a une obligation de résultat pour l’élève, comme pour le professeur d’ailleurs. Dans l’Aïkido, je dirais qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises méthodes pédagogiques, il y a de bons,de moins bons, voire même de mauvais enseignants, et qui plus est, parmi ceux-là, celui qui est parfait pour l’un peut être déplorable pour un autre et vice-versa, même et peut-être surtout s’il s’agit de transmission. Les personnes qui commencent la pratique arrivent souvent avec des idées, ou des images sur les arts martiaux. Soit parce qu’elles ont vu des vidéos, ou des films d’action, et qu’elles ont été enthousiasmées par le spectacle. Soit à cause de leur vie personnelle dans laquelle elles ont rencontré des difficultés, subi des contraintes, du harcèlement, et elles veulent sortir de cet état de peur que ces situations ont engendré. Certains découvrent l’Aïkido à travers des textes philosophiques, parfois anciens comme ceux sur le Taoïsme ou le Bushido. Personne ne commence par hasard, il y a presque toujours une raison, consciente ou non, toujours un fil conducteur. Il faudra donc adapter les réponses, modeler les paroles sans en trahir le sens profond, montrer, démontrer grâce à une technicité épurée comment faire circuler notre énergie, ce qui permettra la découverte de l’outil « Respiration » dans le sens utilisé par Tsuda senseï, c’est-à-dire l’utilisation du ki à travers la technique, les mouvements, les déplacements, l’instinct, etc.

Mon parcours

L’Aïkido que m’a enseigné mon maître Tsuda Itsuo est quelque chose comme une danse martiale, à la différence qu’il n’a pas, comme la Capoeira, une forme qui provient du besoin de cacher ses origines ou son efficacité. De la danse il a la beauté, la finesse, la souplesse de réaction. De la musique, il a la capacité de l’improvisation sur la base et la solidité des thèmes joués. De la martialité il a la force, l’intuition, la recherche des lignes physiques tracées par le corps humain. La richesse de l’enseignement que j’ai reçu n’est pas mesurable. Guidé par Tsuda senseï, à travers ses paroles comme ses gestes, j’ai pu grandir, assoiffé que j’étais de vivre pleinement, d’aller au-delà des idéologies qui m’étaient proposées par le monde « spectaculaire et marchand » dans lequel nous vivons. Enfant de l’après guerre, je m’étais découvert plein d’espoir lors des événements qui se produisirent pendant cette période historique que furent les années 1968 et 69. Ce fut comme un réveil à la vie.

Cette renaissance avait fait mûrir le fruit de ma compréhension du monde. En si peu de temps j’avais tellement grandi qu’il ne manquait que l’éclosion de ce que j’étais réellement. Ma rencontre avec mon maître ne doit rien au hasard. Aspiré par le ki qu’il dégageait je ne pouvais que le rencontrer. « Quand l’élève est prêt, le maître vient » dit-on au Japon ; je n’étais pas prêt à ce qui allait m’arriver mais j’étais prêt à le recevoir. Bouleversé, chamboulé par ce que je voyais, ce que je sentais, ce qui émanait de lui, j’abordais cependant des rivages nouveaux, où s’étendait une jungle qui me semblait inextricable, tant ma fragilité par rapport à ce nouveau monde était grande. Dix ans avec lui n’ont pas suffi, le travail de défrichage se continue, même si aujourd’hui, près de quarante ans après, j’ai pu tracer des sentiers grâce à ses indications, ces « poteaux indicateurs » comme il disait souvent, qu’il nous a laissés.

transmettre aikido regis soavi
La position de Uke permet d’exposer divers aspects de la technique et la façon de conserver son centre

La continuité

Chaque matin commence un nouveau jour. Enseigner pendant une heure, une heure et demie deux fois par semaine ne correspond pas à mon cahier des charges intérieur, ni d’ailleurs à mon credo. J’ai besoin de plus, de beaucoup plus, c’est pourquoi le dojo est ouvert tous les jours, non pour des raisons pécuniaires (bien que l’association qui le gère, elle, en aurait besoin) mais pour permettre la continuité de tous ceux qui peuvent venir régulièrement. Comme tout un chacun, j’ai commencé par donner des cours dans différents dojos, publics (gymnases) ou privés. Avant de connaître sérieusement mon maître, j’ai même donné des cours d’Aïkido dans l’arrière salle du magasin d’un expert en tapis d’Orient, et formé un jeune détective privé à la self-défense. J’avais vingt ans à l’époque, et un peu comme dans les films de la Panthère rose avec l’inspecteur Clouseau, je jouais le rôle de Kato, cherchant à l’attaquer par surprise chez lui pour tester ses techniques de combat et ses réflexes. Aller plus loin à tous les niveaux, ne jamais stagner, toujours avancer. Découvrir et faire découvrir, et grâce à cela comprendre physiquement autant qu’intellectuellement, en somme être vivant.

Il a toujours été important pour moi de ne pas dépendre de mon art pour assurer ma vie quotidienne. Financièrement, cela m’a amené à être dans la difficulté pendant de très nombreuses années, à être attentif au moindre sou dans la vie de tous les jours, à ne pas mener une vie de consommateur « content de lui-même », mais c’est peut-être pour cela que j’ai pu approfondir ma recherche, et donc enseigner.

La liberté

Sans la liberté, aucun enseignement de qualité n’est possible ! Le professeur est responsable de ce qu’il apporte à ses élèves, de la qualité, comme du fondement et de l’essence de ses cours. De nos jours toutes les disciplines sont encadrées par des règles définies par les structures de l’État, et cela provoque une corruption de la valeur d’un art, car ce qui fait la richesse d’une séance d’Aïkido ne peut pas passer par un contenu banalisé, édulcoré, « pédagogisé », mais bien plus par l’engagement de celui ou celle qui la conduit. Si nos maîtres ont été nos Maîtres, ils le doivent à leur personnalité plus qu’à la technique qu’ils enseignaient. C’est pourquoi ils se reconnaissaient entre eux pour la valeur que chacun d’eux portait, quel que soit leur art, leur charisme, leur personnalité. Les élèves avaient leurs préférences, en fonction de leurs propres capacités, de leurs goûts pour telle ou telle tendance qu’ils pensaient trouver ici ou là.

TAO Calligraphie sur toile de Tsuda Senseï.
TAO style sigillaire : petit sceau. Calligraphie sur toile de Tsuda Senseï

Une relation réciproque et asymétrique

Tout apprentissage doit être basé sur la confiance entre celui qui procure la connaissance et celui qui la reçoit, mais comme Dante Alighieri le suggérait déjà au 13ème siècle, la relation comme l’estime qui existe entre le « maître » et l’élève doit être « réciproque et asymétrique »1. L’important se trouvant dans le fait qu’il y a acceptation de part et d’autre, il n’y a pas un droit ou un devoir au départ, pas d’obligation d’apprendre, pas d’obligation d’enseigner. Il y a une recherche de l’un et le bon vouloir de l’autre, ce qui crée cette asymétrie. Dans le même temps, il y a la reconnaissance réciproque de l’un envers l’autre en rapport avec la valeur de chacun. L’enseignement n’est pas un produit fini que l’on peut acheter et consommer sans modération. Il engage celui qui le prodigue comme celui qui le reçoit. Il importe que celui qui apporte ne soit pas dans la rigidité de celui qui « sait », mais dans la fluidité de celui qui comprend et s’adapte, sans évidemment perdre le sens de ce qu’il est censé communiquer et mettre en valeur. Celui qui reçoit n’est jamais une page blanche sur laquelle va s’imprimer l’enseignement et ses valeurs ; en fonction de l’époque ou même plus simplement des générations, il peut y avoir des distorsions qui surgissent et des aménagements qui deviennent nécessaires. C’est la confiance réciproque qui permet l’approfondissement dans un art. S’il ne s’agit que de techniques que l’on doit peaufiner, quelques mois ou quelques années suffisent, on peut ensuite passer à autre chose. Mais pourrions-nous obtenir une réelle satisfaction avec un tel programme ?

La mnémotechnique qui consiste à oublier2

Dans l’Aïkido comme ailleurs dans de nombreux apprentissages, on demande aux débutants de se souvenir, si possible avec précision, de la technique, de son nom, de la forme à adopter dans telles ou telles circonstances. Il y a bien sûr une certaine logique dans ce processus d’éducation, mais c’est devenu une condition indispensable dans les fédérations lors des passages de grades, Dan et même pour les passages de Kyu. Cet encombrement du conscient nuit en profondeur au réveil de la spontanéité. Au bout d’un certain temps, les apprentissages deviennent non seulement fastidieux, mais aussi parfois contre productifs, on n’a plus envie d’apprendre. Si on se préoccupe du conscient, c’est qu’il est plus facile à manipuler, surtout lorsqu’il a été habitué à répondre « présent » par des années de scolarisation et de manipulations. Mais si au lieu de cela on se contente de guider le subconscient, on sera étonné de voir l’individu se développer en harmonie avec lui-même et par conséquent avec ceux qui l’entourent, sans avoir besoin de dissimuler sa nature par des masques sociaux si perturbants pour l’organisme comme pour le psychisme. Ce passage extrait du livre Même si je ne pense pas, JE SUIS de Tsuda senseï nous donne un éclairage sur le travail du subconscient :

« Notre activité mentale ne commence pas uniquement avec le développement de la matière grise, de cette partie consciente qui permet de percevoir, de raisonner et de retenir. Le conscient résulte de l’accumulation des expériences que nous avons eues depuis la naissance. Nous apprenons à parler, à manier des outils, la cuillère pour commencer, par exemple. Le conscient ne constitue pas la totalité de notre activité mentale. Il y a des chemins, parce qu’il y a la terre. Sans la terre, il n’y aurait pas de chemins. Nous appelons « subconscient » cette partie du mental qui préexiste au conscient. Le subconscient travaille non seulement depuis la naissance jusqu’à la mort, mais aussi pendant la gestation, à sentir et à réagir dans le ventre maternel, en cherchant ce qui est agréable et en repoussant ce qui est désagréable. Ainsi l’enfant donne des coups de pied quand il se sent mal à l’aise. Une fois qu’une sensation ou un sentiment pénètre dans le subconscient, il commande tout le comportement involontaire de l’individu contre lequel ce dernier ne peut pas lutter efficacement avec ses efforts volontaires. » 3

Regis Soavi aikido ma ai
Le « MA-AI », un espace intemporel inexpugnable

Le rôle du senseï

Le maître, le senseï n’est pas parfait, et il n’a pas vocation à l’être ou à y prétendre. Il est inutile et même néfaste, pour lui comme pour eux, que certains élèves malgré leur bonne foi et à son corps défendant, projettent une telle image de perfection, qui ne peut qu’être fausse, sur sa personne comme sur son travail. Imparfait mais solide, il est le maillon d’une longue chaîne d’enseignement et de réalisation de vie, qui, si elle se rompt sera perdue à jamais. Son rôle n’est pas de cadenasser les élèves dans une École, de les contraindre, parfois de manière insidieuse, à une doctrine, mais de permettre à chacun de se libérer des routines afin de sentir le flux vital qui parcourt cette chaîne immense, comme un canal d’irrigation est capable de permettre l’arrosage aussi bien de grands espaces que de petits jardins. Encore faut-il que le terrain ait été travaillé, rendu perméable et prêt à faire croître ultérieurement ce qui a été ensemencé dans le cours de la vie. Non reproductible et non industrialisable, l’enseignement ne pourra jamais servir à faire fructifier ce pour quoi il a été conçu s’il n’est pas compris dans son essence ni assimilé en profondeur, par le ou les successeurs et cela au cœur de leur propre vie.

Régis Soavi

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« Transmettre », un article de Régis Soavi publié dans Self & Dragon Spécial Aikido n° 9 en avril 2022.

 

Notes :

  1. Dante Alighieri, La divine comédie : L’enfer, Chapitre XV
  2. Tsuda Itsuo, Même si je ne pense pas, JE SUIS, Le Courrier du Livre, 1981, p. 59
  3. ibid.

La peur, une origine congénitale acquise ?

Par Régis Soavi

La peur a une double origine, c’est d’abord une réponse primitive, atavique, déjà parfaitement connue, mais elle a aussi une origine congénitale acquise, et est donc par là même une conséquence de la civilisation.
Bien qu’elle puisse être un des éléments de préservation pour la survie, elle est trop souvent devenue un handicap dans nos sociétés industrialisées.

La peur dans le monde d’aujourd’hui a tendance à précéder presque toutes les actions d’un grand nombre de personnes et ne survient pas par hasard, elle se décline – j’ai trouvé trente-deux synonymes de cette émotion – sous forme de crainte, appréhension, inquiétude, angoisse etc., qui se démultiplient en s’entrecroisant. À chaque fois, elle annule l’acte, le geste, la démarche, ou les détourne de l’objectif visé, se présentant comme si, a minima, elle était déjà « la » réponse indispensable à chaque problème qui se pose.

La respiration, son mécanisme

Le blocage de la respiration et les difficultés respiratoires de beaucoup de nos contemporains lors d’une agression ou, et même surtout, de la menace d’un conflit peuvent s’expliquer par un mécanisme involontaire sauvage, c’est à dire primitif, qui s’est rigidifié. Il s’agit moins d’un manque d’entraînement à combattre ou à dépasser sa peur, que d’une habitude qui est née justement de cette peur. On bloque l’air, on le comprime, pour répondre de la manière la plus juste à ce qui risque de se passer. On retient sa respiration, « son souffle » pour être prêt à agir, on emmagasine de l’air par une inspiration rapide car pour agir, pour se défendre, pour fuir, ou même simplement pour crier il faudra expirer. C’est l’expiration qui permet l’action agressive ou défensive et donc c’est l’inspire qui, la précédant, nous rassure car elle nous positionne de manière favorable par rapport aux actes qui semblent devoir inexorablement suivre. Instinctivement on agit de cette façon à chaque fois que l’on pense avoir besoin de se défendre, et cela depuis l’enfance.

En réalité, indépendamment du fait que nous aurions pu en avoir l’intention, nous ne pouvons pas toujours nous défendre, la société ne le permet pas, il y a des règles. Dans de nombreux cas nous sommes contraints de rester avec une angoisse, un trac, le souffle court sans pouvoir nous libérer. Il suffit pour cela de se souvenir de nos années d’enfance ou d’adolescence, de nos réactions physiques lors des examens ou tout simplement quand un de nos professeurs faisait une interrogation surprise ou nous posait une question sur un sujet que nous n’avions pas assez travaillé ou mis en impasse. Il y a de trop nombreuses personnes pour qui la scolarité a représenté un tragique parcours pendant lequel l’anxiété, même intériorisée, a été un de leurs compagnons les plus fidèles dans l’adversité. Il n’est pas si sûr que, pour paraphraser l’aphorisme de Nietzsche, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Cela dépend beaucoup trop de l’individu, du moment et de la situation, entre autres choses. Les difficultés dans l’enfance ne sont pas toujours à l’origine de facultés de résistance ou de résilience comme certains pourraient le penser, elles peuvent provoquer des faiblesses ou des handicaps et cela provient souvent en grande partie du point de départ, de la naissance, de l’environnement familial, etc. Mais la peur étant devenue une habitude de réaction primaire, un a priori qui se présente en chaque circonstances, la solution retenue par le corps via son système involontaire perturbé reste systématiquement la même. Bloquer la respiration, ce qui était la bonne réponse, devient son contraire. « La solution devient le problème » (1). Le corps n’arrive plus à expirer ni à bouger, ni même à parler, et encore moins à crier. Si quelque chose se débloque quelle qu’en soit la raison, alors l’expiration vient et avec elle l’action se révèle, le besoin trouve une riposte à la situation, la peur passe au second plan et laisse la place à des réactions qui seront parfois même présentées comme du courage ou de l’inconscience, de la lâcheté ou du bon sens en fonction du moment ou de l’idée que l’on s’en fait.

Régis Soavi - La peur - être instinctif
Être instinctif

Une antériorité à la naissance

C’est surtout à partir de la moitié du vingtième siècle qu’est née l’idéologie de la préservation de l’espèce humaine grâce à la protection des manifestations de la vie. Ce concept de la protection engagea la société occidentale dans une course à la médicalisation des corps qui n’avait jamais été envisagée jusque là. Cette prophylaxie qui pouvait se comprendre comme une réponse moderne et salvatrice s’est malheureusement faite en utilisant des mises en garde contre des risques simples que l’on trouvait normaux auparavant, et qui étaient inhérents au fait de vivre. Provoquant ainsi par la peur qu’elles ont engendrée, un effet nocebo d’une ampleur inégalée par le passé.

La prévention pendant la grossesse est devenue au fil des ans une hyper-médicalisation qui s’est banalisée, et qui a privé la femme en tout premier lieu, mais le père aussi, bien que d’une moindre façon et par répercussion, d’un rapport simple au corps, à leur propre corps. La joie du fait de porter un enfant, et la force qui en découle s’est transformée en angoisse de son devenir, et même de son présent in-utero, la vie du futur enfant subissant le traumatisme de la contraction qu’il ressent, et qui est due à l’inquiétude de ses parents. L’inquiétude malheureusement se communique plus qu’on ne le pense. Malgré le désir du contraire, de la sérénité que l’on voudrait apporter au bébé, cette préoccupation se transforme vite en peur, en crainte du mouvement, des changements, et de manière plus générale en appréhension devant l’inconnu. Les conséquences sont facilement prévisibles : des risques de chocs émotionnels et une fragilité face aux difficultés qui peut perdurer dans la vie future de l’enfant. Lors de la naissance, si la tranquillité manque, si elle est remplacée par l’agitation ou par l’anxiété, il se produit une tension et une crispation qui bloquent la respiration du nouveau né qui ne comprend pas ce qui se passe mais en souffre viscéralement sans rien pouvoir faire. En grandissant, et petit à petit, l’absence de réponse à cette incompréhension générera dans un premier temps des pleurs et des cris, puis une certaine forme d’apathie, de renoncement, par abandon de la lutte si aucune solution satisfaisante n’est apportée à cette requête.

Régis Soavi - La peur - Ne pas se laisser submerger
Ne pas se laisser submerger

Taïheki un instrument pour la compréhension

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans Dragon Magazine (n° 23, janvier 2019) en quoi la connaissance des Taïheki peut être un instrument de qualité dans des circonstances particulières pour comprendre les réactions des personnes. La classification des Taïheki mise au point par Noguchi Haruchika senseï (2) s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci. Tsuda Itsuo senseï nous en donne une description sommaire dans cet extrait d’un de ses livres :
« Les 12 types de Taïheki sont les suivants :
1. cérébral actif  5. pulmonaire actif  9. bassin fermé
2. cérébral passif 6. pulmonaire passif  10. bassin ouvert
3. digestif actif  7. urinaire actif    11. hypersensible
4. digestif passif 8. urinaire passif   12. obtus

De 1 à 10, on voit les régions de polarisation qui sont au nombre de cinq :
cerveau, organes digestifs, poumons, organes urinaires, bassin.
11 et 12 sont un peu spéciaux, car ils sont des états plutôt que des régions.
Pour une même région, on a un numéro impair et un numéro pair. Les numéros impairs s’appliquent aux personnes qui agissent par excès d’énergie, dans le domaine de la région respective. Les numéros pairs sont des personnes qui subissent l’influence extérieure par la pénurie d’énergie. » (Tsuda I., Le Non-faire, 1973)

Face au danger lorsque la peur se présente nos réponses seront multiples, mais elles ne le seront pas seulement en fonction de notre entraînement ni de nos capacités, mais aussi, et même surtout, à cause de la circulation du ki dans notre corps, de cette énergie qui peut être coagulée en un point ou un autre, entraînant des stagnations spécifiques et donc des résultats et des réponses différentes.

Groupe vertical

Pour que l’action se déclenche, le ki doit se porter au koshi mais lorsque la coagulation se produit au niveau de la première lombaire, l’énergie monte au cerveau et a de la difficulté à redescendre. C’est pourquoi les personnes de type un, cérébral actif, auront tendance à sublimer leur peur, à l’objectiver, à en faire un objet qu’elles pourront contempler pour l’analyser, et trouver une solution qui satisfait leur intellect, car l’action, surtout immédiate n’est pas leur ambition principale. On comprend souvent mal ce genre de positions qui peuvent sembler stupide. On se demande pourquoi la personne n’a pas réagi dans telles ou telles circonstances, on trouvera peut-être grâce aux Taïheki une réponse aux questions que l’on peut se poser sur le mystère de certains comportements humains.
Les personnes de type deux, cérébral passif, ont tout à fait conscience de ce qui se passe, mais leur corps ne réagit pas comme leur cerveau a pensé, bien que cela n’ait rien d’imprévisible. Elles ne peuvent contrôler leur énergie, qui dans ce cas descend, mais provoque des réactions physiques incontrôlables du genre maux de ventre ou tremblements qui rendent difficile une réponse adéquate.

Régis Soavi - La posture est essentielle
La posture est essentielle

Groupe latéral

Dans ce groupe la coagulation se situe au niveau de la deuxième lombaire et affecte le système digestif. C’est pourquoi le type trois, digestif actif, lui, s’affole tout en cherchant à amadouer sa peur, vite il croque un petit truc, ce qu’il a toujours sous la main en cas de besoin. S’il a un peu plus de temps, il mange quelque chose de plus consistant, un sandwich, une pâtisserie, l’important c’est d’avoir l’estomac plein, c’est grâce à cela que son plexus solaire s’assouplit et que sa peur diminue ou même s’évapore. Il devient alors diplomate et cherche à arranger les choses, s’il n’y arrive pas, alors là, il se met en colère et fonce de manière désordonnée, sans réfléchir aux conséquences.
Le type quatre, digestif passif, reste inerte face à la peur, incapable de réactions. C’est une personne affable, et on aurait presque l’impression qu’il n’est pas concerné. De l’extérieur on voit bien peu de chose de sa nature car il a du mal à exprimer ses sensations ou ses sentiments. Du point de vue de l’action il se présentera comme quelqu’un de prévenant, de courtois, qui cherche à arrondir les angles, à dédramatiser la situation.

Groupe avant-arrière

Le type cinq, pulmonaire actif, a la tendance à pencher en avant ce qui facilite l’action en force, la régulation ou la coagulation, voire le blocage de son énergie qui se situe au niveau de la cinquième lombaire.
Lorsqu’il se trouve devant un danger, et donc face à la peur, il voit cela comme un face-à-face. Il agit souvent de façon extravertie, mais c’est aussi quelqu’un qui raisonne, qui calcule, si la peur qu’il ressent est logique, il l’affrontera de manière méthodique et ne reculera que si son intérêt entre en jeu c’est-à-dire s’il risque d’y perdre des plumes. Il passe à l’acte de sang-froid car il s’est préparé, pour lui, l’entraînement a toujours une raison d’être, hors de tout sentiment.
Le type six, pulmonaire passif, à l’inverse, est introverti, inhibé, il a un sentiment de frustration, mais par contre il s’enflamme vite, surtout au niveau des paroles ; face à la peur il se raidit encore plus que d’habitude mais peut ou exploser comme pendant une crise d’hystérie ou se fermer comme une huître, bouder, et attendre.

Groupe Torsion

Ici la vertèbre concernée est la troisième lombaire, c’est la plus enfoncée vers l’avant par rapport à l’axe de la colonne vertébrale, c’est aussi le pivot à partir duquel le corps bouge du point de vue de la rotation. Sans rotation de celle-ci et sans courbure lombaire il y a peu d’action possible du koshi.
Le type sept, urinaire actif, se tord de manière à protéger ses endroits faibles tant physiques que psychiques, il ne veux rien savoir de la peur, il veut l’ignorer, et ça marche. Il sait qu’il ne peut la combattre au risque qu’elle se renforce et le bloque dans son action, il estime qu’il faut surtout ne pas penser, il faut foncer droit devant, quoi qu’il en coûte. Il est souvent considéré comme un héros ou un inconscient, lui s’en moque, il ne peut simplement pas résister à ce qui le pousse en avant, l’action est sa raison de vivre et son modus operandi.
Le type huit, urinaire passif, a le koshi qui devient dur et sa combativité se crispe à l’intérieur. Il a par contre tendance à fanfaronner et se vexe pour un rien. Il affronte sa peur s’il y a du public, ou s’il est mis en compétition, si son adversaire le défie. Même s’il ne peut pas vaincre, il s’obstine de manière à ne pas perdre, alors que le type sept lui veut absolument triompher. Il exagère les conditions qui l’ont amené à avoir peur et comme il a une voix forte, il peut parfois s’imposer par ses seules vociférations.

Groupe bassin

Dans le cas des personnes de type neuf ou dix, la polarisation se fait dans tout le corps. On pourrait dire qu’il y a une tendance à la tension, à la concentration pour les uns ou inversement à la relaxation, voire au relâchement de façon permanente pour les autres.
Chez le type neuf, bassin fermé, c’est la tension qui est prépondérante. Il n’a pas facilement peur car son intuition lui permet de sentir le danger avant qu’il ne se manifeste. De toute manière, la peur, même si elle est présente à un moment donné, ne l’arrête jamais dans ses démarches. C’est une personne chez qui l’intuition est plus importante que la réflexion. Il est vigoureux mais par contre extrêmement répétitif, il est tenace, et plutôt introverti. Son énergie est intériorisée au niveau du bassin. Il représente un exemple pour qui veut observer la continuité chez l’être humain.
Le type dix, bassin ouvert, est le plus capable de dissiper l’énergie. Face à la peur il trouve plus de force en protégeant les autres que pour sa protection personnelle, on pense qu’il agit par gentillesse, en fait en agissant ainsi il oublie sa peur et ses propres difficultés. En cas de danger, s’il est tout seul, loin de chercher à se battre il pourra chercher à s’enfuir, car ce qui compte c’est de rester en vie et il peut donc facilement être considéré comme un pleutre, alors que si d’autre vies sont en jeu c’est son instinct primitif de survie qui jaillit de façon involontaire « pour assurer le futur de la race humaine ». Il risque de souffrir de l’opinion des autres qui évidemment ne le comprennent pas dans ce genre de cas, et qui à cause de cela réagissent en fonction de la morale ou des idées inculquées sur la bravoure.

Type onze dit « hypersensible »

Il réagit très vite face à la peur car elle lui est coutumière, mais cette réaction n’engendre pas une action, elle se présente plutôt comme ayant un caractère émotif et il a une forte tendance à l’exagérer. Même s’il ne se passe presque rien, il dramatise car il se produit une accélération de son cœur dès que son Kokoro est perturbé, il peut facilement s’évanouir ou déclencher une crise d’asthme. Du fait de sa sensibilité exacerbée, il est le candidat idéal pour toutes sortes de moqueries, même s’il en réchappe, lui, il sait qu’il peut devenir un souffre-douleur et subir un harcèlement auquel il ne saurait comment répondre.

Type douze dit « apathique »

Pour qu’il réagisse face à la peur, il a besoin qu’on lui donne des ordres clairs. Bien qu’il se présente avec un corps robuste et carré, ce n’est qu’une apparence car il ne sait pas comment réagir, il le fait parfois de manière trop forte, ou il laisse tomber. Il a tendance à suivre la masse, à agir si les autres à coté agissent, à faire comme tout le monde ou à attendre en subissant.
Comme la société a tendance à surprotéger les citoyens, leur refusant même le droit de se défendre tout seuls, sauf dans certaines circonstances très encadrées par la loi, il se produit un engourdissement des individus qui est susceptible de favoriser une direction qui façonne des corps de type douze quel que soit le Taïheki d’origine.

Senza incidenti, così va l'uomo dabbene, calligrafia di Itsuo Tsuda
Sans incident, ainsi va l’homme de bien (calligraphie de Tsuda Itsuo)

L’Aïkido, un espoir

La normalisation du terrain ne passe pas par le combat contre la peur. Si ce quelque chose qui continue de vivre en nous, qui aspire à une plus grande liberté, ne se réveille pas, c’est une lutte qui risque de n’être que superficielle. L’enseignement de l’Aïkido vise à rendre les individus indépendants et autonomes et non à former des combattants, cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit de l’apprentissage d’un art martial. On peut parfaitement apprendre la menuiserie ou la musique sans vouloir devenir un professionnel, mais chercher plutôt à être un amateur éclairé, capable de fabriquer une table, ou une armoire, capable d’apprécier une symphonie, comme un quatuor ou un lieder. Si on a une bonne formation, on saura réagir de manière correcte en toutes circonstances, on saura jauger la situation, on sentira quand il faut intervenir et comment, ou s’il faut s’abstenir de toute intervention. La pratique de l’Aïkido transforme les personnes indépendamment de leur passé, de leurs tendances, mais seulement à condition qu’elles acceptent de s’arrêter dans leur course folle à l’acquisition de techniques psychiques ou physiques censées apporter la solution à tous les problèmes, à toutes les peurs. La délivrance si elle est nécessaire, vient même parfois dans l’acte qui consiste à faire « marche arrière toute », pour retrouver l’équilibre et la force que chacun d’entre nous possède et qui n’attend que de surgir, que de se déployer.

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« La peur, une origine congénitale acquise ? » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°8 en janvier 2022.

Notes :
1) Watzlawick Paul, théorie de Palo Alto (cf. titre du 3e chapitre de Changements : paradoxes et psychothérapie, 1975, Seuil (VO 1974, Norton)
2) Noguchi Haruchika, concepteur du Seitaï (1911–1976)

Harmonie ou Coercition et Échappatoire

Par Régis Soavi. 

Coercition : action de contraindre quelqu’un, pour le forcer à agir.
Échappatoire : moyen adroit et détourné de se tirer d’embarras.
Telles sont les définitions du dictionnaire Larousse. Dans les synonymes d’échappatoire on trouve : esquive, issue, évasion, et même, porte de sortie. Ne serait-ce pas plutôt le sens à donner aux ukemis qui, de fait, en Aïkido, ne sont que des réponses intelligentes aux projections.

Ukemis, une porte de sortie

Comme nous l’avons vu dans Dragon Magazine spécial Aïkido N°22 concernant les ukemis, la chute dans notre art n’est jamais considérée comme une défaite mais plutôt comme un dépassement. C’est aussi, parfois, tout simplement un moyen pour sortir d’une situation qui dans la réalité pourrait être dangereuse, voire mortelle si elle est accompagnée de certains Atemis, ou si elle risque de toucher un endroit vital en fin de course. Au même titre, la projection, si elle semble effectivement une contrainte pendant une séance, laisse toujours une porte de sortie pour Uke, un moyen pour lui de retrouver son intégrité, l’Ukemi est là pour cela. Pendant les années d’apprentissage, une des conditions incontournables pour chacun est de perfectionner ses chutes, vu qu’elles serviront à améliorer les réponses aux techniques de projection de la part de Tori. Il ne faut pas confondre l’entraînement et le combat ; sans des chutes contrôlées il est dangereux de projeter quelqu’un à moins de risquer un accident et ses éventuelles conséquences, ce qui n’est pas du tout le but de la pratique sur les tatamis. Que les projections soient courtes comme dans les Koshi-nage, ou plus longues comme dans les Kokyu-nage, elles laissent toujours la possibilité à Uke de sortir indemne de la technique. Seules les projections avec un contrôle sévère, par exemple jusqu’au sol, ne laissent aucune ambiguïté quand au fait de ne pas pouvoir y échapper, mais si on ne travaille que dans ce sens, autant pratiquer le Jiu-jitsu pour lequel c’est la règle, et qui, lui, est parfaitement adapté au combat guerrier. L’Aïkido à mon avis n’a pas vocation à la recherche de l’efficacité mais plutôt à l’approfondissement des compétences, tant physiques que psycho-sensorielles, humaines, pour ainsi retrouver la plénitude du corps et ses capacités entières.

Projeter c’est éloigner

Lorsqu’une personne a cette mauvaise habitude de « coller » les autres, d’être tellement proche lors d’une discussion, que l’on se sent oppressé, on n’a qu’une seule envie, c’est de l’éloigner par tous les moyens, seul notre côté social, voire la bienséance, nous empêchent parfois de le faire. Si on ne la repousse pas, on cherche à s’éloigner soi-même, on prend de la distance. De la même façon, projeter c’est éloigner l’autre, c’est se permettre de reconquérir l’espace qui a été envahi, et même volé ou a été détruit lors d’une incursion dans notre sphère vitale, à plus forte raison lors d’un affrontement. C’est retrouver le Ma-aï, cette perception de l’espace-temps dont la compréhension et surtout la sensation physique est à la base de notre enseignement, et qui est si indispensable à l’exercice de notre liberté de mouvement, à notre liberté d’être. C’est recouvrer un souffle, une respiration peut-être plus calme, retrouver éventuellement un mental réorganisé, une lucidité qui a pu être troublée par une agression qui a déclenché une technique de réponse devenue instinctive et intuitive en raison de l’entraînement. C’est aussi la possibilité bien sûr de faire prendre conscience à l’agresseur de l’inutilité, de la dangerosité de continuer dans la même direction.

nage waza

Soigner la maladie

L’Aïkido nous amène à avoir un rapport différent au combat, qui est plus de l’ordre de la lucidité sur la situation, que de la réponse violente et immédiate par action réflexe à une agression. C’est cette attitude que l’on peut qualifier de sagesse, acquise par les années de travail sur le corps, qui en est le résultat.
Celui qui agresse est en quelque sorte considéré comme un individu qui a perdu le contrôle de lui-même, souvent simplement pour des raisons sociales ou éducatives. Un déclassé, un désaxé, un malade au sens psychique du terme en quelque sorte, qui malheureusement peut s’avérer préjudiciable pour la société, pour son entourage, qui au mieux, ne fait que troubler l’harmonie relationnelle entre les personnes, et au pire, provoque des dégâts incommensurables sur autrui. Il ne s’agit pas de punir le « malade », ni d’excuser la maladie que l’on justifierait au nom du principe de la contamination sociétale, mais de trouver le moyen de sortir de la situation sans être contaminé soi-même. L’Aïkido est une formation pour tous, et son rôle est plus vaste que ne le pensent en général beaucoup de personnes. Souvent il apporte un soulagement, un apaisement même, à nos propres difficultés ou habitudes d’ordre psychologique, il permet par le moyen d’un apprentissage à la fois rigoureux et plaisant, de retrouver la force intérieure et la voie juste, de manière à faire face à ce genre de problème.
Lors de l’entraînement, si la projection arrive à la fin de la technique, elle n’est jamais une fin en soi. On pourrait la considérer parfois comme une signature, et comme une libération de Tori autant que de Uke.
Une bonne projection demande une très bonne technicité mais surtout une bonne coordination de la respiration entre les partenaires. Il est important de ne jamais forcer un pratiquant à chuter coûte que coûte. On doit être capable de sentir, même au dernier moment, si notre partenaire est dans la capacité d’effectuer une chute correcte ou non, sinon c’est l’accident et nous en serons responsables. Tout dépend du niveau du partenaire, de son état « ici et maintenant » ; si la moindre tension ou la moindre peur se manifeste au tout dernier moment, il est impératif de la sentir, de la ressentir, et de permettre à notre Uke de se relaxer pour pouvoir chuter sans danger. Parfois il vaudra mieux abandonner l’idée de projection et proposer un amené au sol efficace et pourtant tout en douceur, même si l’ego de certains restera toujours insatisfait de n’avoir pu se montrer aussi brillant qu’il l’aurait souhaité. Mais c’est en agissant ainsi qu’on aura permis à des débutants de continuer sans peur. C’est grâce à la confiance qu’ils auront acquise avec leurs partenaires qu’ils seront amenés à persévérer. Ils auront constaté qu’on les estime à leur juste valeur, que l’on respecte leurs difficultés, leur niveau, que la peur qu’ils ont eue n’est pas un handicap à la pratique, au contraire, elle permet un dépassement de ce qu’ils croyaient être leurs incapacités, leurs limites. Ils constatent avec plaisir qu’ils ne sont pas des cobayes au service des plus avancés, mais qu’avec quelques efforts, ils seront capables de les rejoindre ou même de les dépasser s’ils en ont le désir.
Les plus anciens doivent être là pour permettre aux plus nouveaux de constater que la chute est un plaisir lorsque la projection est faite par quelqu’un de techniquement capable de la conduire de manière qu’elle allie douceur et harmonie, et donc de façon sûre. Tsuda Senseï raconte comment agissait O Senseï Ueshiba Morihei pendant les séances qu’il conduisait :
« Si âgé de plus de quatre-vingts ans, petit de taille, il projetait une bande d’assaillants, jeunes et vigoureux, aussi facilement que comme si c’était des paquets de cigarettes, cette force extraordinaire n’était nullement la force, mais la respiration. Il demandait, tout en caressant sa barbe blanche, et se penchant soucieusement vers eux, s’il ne leur avait pas fait de mal. Les assaillants ne se rendaient pas compte de ce qu’il leur était arrivé. Tout à coup, ils étaient transportés par un coussin d’air, voyaient la terre en haut et le ciel en bas, avant d’atterrir. On avait une confiance absolue en lui sachant qu’il ne ferait jamais de mal à personne. »(1) Ce comportement de O Senseï vis-à-vis de ses élèves doit servir d’exemple à chacun en fonction de son niveau car il nous conduit non vers le renoncement ou l’effacement mais vers la sagesse telle que l’exprime Lao Tseu : « Le sage est droit sans être rigide, incisif sans déchirer, direct sans être arrogant, brillant sans éblouir »(2)

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Projection ou brutalité

L’Aïkido d’aujourd’hui semble osciller entre deux tendances principales, l’une voudrait aller vers la compétition et une vision sportive, l’autre cherche le moyen de se renforcer, de puiser dans les anciennes techniques de combat telles que le Jiu-jitsu une efficacité qui ne lui est plus reconnue.
Et si l’Aïkido se suffisait à lui-même ! Rien n’empêche de pratiquer d’autres arts, de faire du Théâtre ou de la Danse, du Iaido ou de la Boxe, mais cela ne sera en rien complémentaire. Il s’agit plutôt d’un enrichissement pour l’individu lui même, pour son propre développement. Peut-être comprendra-t-on plus tard, à nouveau, ce qui fait la richesse de notre Art.
Pourquoi faire des dojos d’Aïkido des lieux d’entraînement au combat de rue où l’efficacité devient la référence ultime. Le dojo est un autre monde dans lequel on doit pénétrer comme s’il s’agissait d’une tout autre dimension, car c’est bien de cela qu’il s’agit, même si peu d’élèves en ont conscience. Si les projections ne sont devenues que des contraintes, où est le rapport d’harmonisation mis en exergue par le fondateur et ses plus proches élèves, et dont on se réclame encore maintenant ? J’ai trop souvent vu des pratiquants affirmant leur ego en écrasant Uke à la fin d’une technique, alors que leur partenaire n’avait opposé quasiment aucune résistance jusqu’alors. Ou d’autres, opposant une résistance ultime alors que la technique est déjà finie du point de vue tactique, positionnement et posture de l’un comme de l’autre, obligeant Tori à appliquer de façon sévère et inutile une projection qui, de ce fait, devient très risquée pour Uke s’il n’est pas d’un niveau suffisant.
Quid des démonstrations préparées sous les auspices de maîtres auto-proclamés dont l’internet nous gave avec son lot de contorsions et de sauts périlleux, le tout agrémenté par les commentaires des visionneurs.
Alors que le projet soutenu par la pratique de l’Aïkido est d’une tout autre nature, vivre dans la contrainte quotidienne exercée par les comportements qu’engendre le type de société dans laquelle nous vivons, et pratiquer les arts martiaux pour apprendre à les « subir sans broncher », ou apprendre soi-même à contraindre les autres pour récupérer les quelques miettes de pouvoir qui nous sont laissées, n’est ce pas une absurdité totale ?

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Un bouchon de champagne

Comme il le fait souvent dans ses livres Tsuda Senseï nous raconte son expérience et sa pratique avec O Senseï Ueshiba Morihei, en voici de nouveau un passage : « Il y a un exercice qui consiste à se laisser prendre un poignet par son adversaire qui le saisit et bloque à deux mains. Et alors on le renverse en arrière avec la respiration venant du ventre. Quand le poignet est bloqué par quelqu’un de très fort, il est impossible de bouger. Cet exercice a pour but d’augmenter la puissance de la respiration.
Un jour Me Ueshiba souriant, m’a présenté deux doigts de sa main gauche pour faire cet exercice. Je n’avais jamais vu quelqu’un le faire avec deux doigts. Je les ai saisis avec toute ma capacité. Et alors, pof, j’ai été projeté en l’air comme un bouchon de champagne. Ce n’était pas la force, car je n’ai senti aucune résistance physique. J’ai été simplement emporté par une bouffée d’air. C’était vraiment agréable et n’avait rien de comparable avec ce que font les autres pratiquants. » « Une autre fois qu’il était debout il me fit signe de venir. Je me plaçai devant lui mais il continuait de parler à tous. Cela dura assez longtemps, je me demandais si je devais rester là ou me retirer, quand d’un coup, j’ai été emporté par un coussin d’air et me trouvai au sol en une belle chute. Tout ce que j’ai constaté, c’était son kiai puissant et sa main droite qui, après avoir décrit un cercle, se dirigeait vers mon visage. Je n’ai pas été touché. On pourrait donner à cela n’importe quelle explication psychologique ou parapsychologique, mais toutes seraient fausses. Avant que je n’aie eu le temps de réagir par un réflexe quelconque, j’étais déjà projeté. Ce fameux coussin d’air, c’est la seule explication. »(3)
« Parler de décontraction en parlant d’Aïkido semble dérouter nombre de gens. Ils sont suffisamment contractés au départ et ils ont besoin de se contracter davantage pour se sentir bien.
Ce qu’ils cherchent, c’est la dépense physique et rien d’autre. Mon Aïkido est qualifié d’Aïkido doux. Il y en a qui l’aiment. Il y en a qui préfèrent l’Aïkido dur. J’ai entendu des réflexions. Quelqu’un a dit : « Le vrai Aïkido, c’est l’Aïkido dur. » Celui-ci a eu un poignet cassé et bloqué par là même durant un mois. À chacun son goût. Moi, j’arrête le coup lorsque je sens que l’adversaire est trop raide pour pouvoir chuter convenablement. Je sais réparer les poignets cassés, et même les côtes cassées. Si je sais réparer, c’est que j’ai du respect pour l’organisme vivant. J’évite la casse. Si l’on préfère la casse, on trouvera facilement des professeurs. »(4)
La puissance de la respiration est-elle comparable avec la force de coercition ? Quelle doit être l’orientation qu’il faut prendre ? C’est à chacun de décider de la direction qu’il veut suivre, personne ne doit nous forcer quelles que soient les bonnes raisons invoquées.

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« Harmonie ou Coercition et Échappatoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°6 en juillet 2021.

Notes :
1) Tsuda Itsuo, Le Non Faire, Le courrier du Livre, 1977, p. 18.
2) Lao Tseu, Le classique du tao et de ses vertus, Moundarren, 1993, p. 77.
3) Tsuda Itsuo, La voie du dépouillement, Le courrier du Livre, 1975, p. 140.
4) Ibidem p.148

Une immobilisation libératrice

Par Régis Soavi. 

Une immobilisation qui a pour perspective de débloquer, d’assouplir, de désengorger une articulation, n’est-ce pas un paradoxe voire un contresens ? C’est pourtant l’optique que nous avons dans l’École Itsuo Tsuda, car il ne s’agit pas de contraindre notre partenaire grâce à la coercition ou à une technique devenue redoutable à force d’entraînement en vue d’une efficacité future, mais plutôt de profiter de ce moment pour affiner notre sensibilité.

Retrouver la souplesse

L’École Itsuo Tsuda a suivi un chemin particulier en ce qui concerne les immobilisations. Au lieu d’être considérée comme un blocage absolu auquel il faut répondre par la soumission, et le plus vite possible, sous peine d’une douleur qui peut être parfois intense, je la vois comme une occasion d’assouplir les articulations, de leur rendre une mobilité perdue. Il y a une manière de travailler les immobilisations avec la respiration qui est beaucoup plus un accompagnement qu’un blocage. Quand les pratiquants y sont habitués ils n’ont plus aucunes craintes de se faire maltraiter, bien au contraire, Uke participe avec Tori à l’immobilisation en évitant de se raidir, en respirant plus profondément, afin d’améliorer ses capacités.
C’est l’art de visualiser la respiration (le ki) à travers le bras du partenaire qui permet d’entrer en contact avec la respiration de l’autre. Si le point de départ est la coordination du souffle (on inspire et on expire au même rythme que notre partenaire), c’est un premier pas qu’il ne faut pas négliger car toute la suite en dépend. Au début, et même pendant de nombreuses années malheureusement, tout ce que l’on arrive à faire c’est de tordre le bras pour contrôler l’autre, au risque d’abîmer l’articulation. Mais petit à petit, si on est attentif, si on ne force pas, on peut commencer à sentir la circulation d’une énergie très concrète et en même temps très spéciale à travers le membre que l’on contrôle ainsi que dans tout notre corps. Certaines personnes en sont si étonnées qu’elles refusent d’y accorder l’importance nécessaire et risquent de passer à côté d’un événement majeur, de la possibilité d’approfondir ce que j’appelle leur respiration et donc de découvrir un des aspects primordiaux de notre art : l’harmonie. C’est précisément dans ces moments que je peux intervenir pour faire sentir aux personnes que leur sensation est bien réelle, que ce n’est pas une imagination,en les touchant elles-mêmes dans leur sensibilité grâce à une démonstration directe, sans discours théoriques. Je montre aussi parfois avec d’infinies précautions et la plus grande douceur comment il est possible, avec un partenaire déjà bien avancé, d’aller beaucoup plus loin, non seulement dans la visualisation mais aussi dans la sensation concrète que l’on peut lui communiquer en faisant sentir le chemin que prend cette énergie révélatrice de sensations. Lorsque l’on est attentif et sans idées préconçues, bien vide en quelque sorte, et bien concentré en même temps, on peut avoir la sensation de parcourir, comme sur un chemin, une grande partie du corps. On commence à partir de l’extrémité de la main, on suit jusqu’à l’épaule, on rejoint, toujours avec la sensation, la colonne vertébrale et on glisse tout doucement vers la troisième lombaire, qui est la source du mouvement, de l’activité, et est en relation avec le hara, la rizière de cinabre comme l’appellent les Chinois ou encore le troisième point du ventre dans le Seitai. Cela est possible grâce à une perception qui peut nous sembler toute nouvelle, alors qu’elle est simplement une capacité du corps que nous utilisons peu ou pas, oubliée qu’elle est, à cause du raidissement physique et mental, piètre voire dramatique résultat obtenu du fait de tant d’années où se sont exercés les contrôles du conscient, du volontaire, comme de la raison, sur notre involontaire, notre compréhension intuitive, sur les racines mêmes de notre vie.

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On rejoint la colonne vertébrale et on glisse tout doucement vers la troisième lombaire, qui est la source du mouvement en relation avec le hara.

Faire circuler le ki

Retrouver au plus profond de nous-mêmes comment faire circuler le ki, comment le pacifier, est une recherche qui a toujours été suscitée par les plus grands maîtres. Ce n’est surtout pas une démarche qui vise à enthousiasmer les personnes en quête de merveilleux, mais plutôt une approche orientée vers une réalité vérifiable que l’on a la possibilité de rejoindre pour peu que l’on s’y intéresse sans à priori. C’est la visualisation, l’attention, la souplesse dans l’exécution des techniques, ainsi que la sensibilité, qui permettent de travailler dans cette direction. Un grand nombre d’arts en Orient, utilisant parfois un nom différent pour citer cette quête, sont à même d’en démontrer la valeur : le Tai Chi, le Qi Gong entre autres pour la Chine, au même titre que le Kyudo, le Shiatsu ou le Seitai au Japon. Si par ailleurs on se renseigne, on trouvera nombre de civilisations de par le monde qui, sous différentes appellations, ont su conserver et mettre en avant cette dimension de grande valeur qu’est le ki.
Tout dépend de la direction que l’on prend dès le départ dans la pratique de l’Aïkido. Tsuda senseï nous le rappelait avec une certaine ironie lorsqu’il citait son maître : « Maître Ueshiba ne cessait de répéter que l’Aïkido n’est pas un sport, ni un art de combat. Mais aujourd’hui, il est partout considéré comme un sport de combat. D’où vient cette différence de conception aussi flagrante ? »(1). Tout en nous laissant réfléchir sur cette antinomie, ce paradoxe, il se gardait bien de nier l’efficacité de l’Aïkido lorsqu’il était pratiqué par O senseï lui-même. « Me Ueshiba immobilisait les jeunes pratiquants d’Aïkido par terre, uniquement en posant un doigt sur leur dos. Cela paraissait invraisemblable à première vue. Quelques années de pratique m’ont permis de comprendre que c’est bien possible. Il ne s’agit pas d’appuyer avec la force d’un doigt, mais d’y passer le kokyu, de diriger la respiration par le doigt. »(2)

L’esprit

Si l’on veut que l’immobilisation soit dans l’esprit dont parlait O senseï, celui qui consiste à nettoyer les articulations des scories qui les entravent, des tensions qui diminuent leurs capacités, alors la posture est de la première importance. O senseï considérait que la pratique de l’Aïkido était un Misogi c’est-à-dire qu’il s’agissait de se débarrasser des impuretés accumulées : «  La Terre a déjà été portée à la perfection… Seule l’humanité ne s’est pas encore pleinement accomplie. Et cela à cause des péchés et des impuretés qui ont pénétré en nous. La forme des techniques d’Aïkido est une préparation pour débloquer et assouplir toutes les articulations de notre corps. »(3) Pour contrôler les mouvements et réprimer un adversaire de manière à ce qu’il soit dans l’impossibilité de réagir, il suffit d’être solide, stable, d’avoir une bonne connaissance technique, et évidemment d’être déterminé. Par contre, pour qui veut agir de manière à rendre plus libre une articulation par exemple, c’est la sensibilité, la douceur, et une bonne connaissance des lignes qui relient le corps qui seront nécessaires. Rien ne pourra se faire sans l’accord et la compréhension de Uke, avec qui bien bien entendu il ne s’agit pas de jouer au guérisseur, au gourou qui sait tout, ou d’imposer subtilement « pour son bien » telle ou telle façon de faire. Il existe une autre connaissance que celle que nous délivre l’anatomie, celle-ci peut certes nous servir de base pour une compréhension minimale, mais en tant qu’amateurs, dans le meilleur sens du terme, c’est-à-dire passionnés par notre art, il est de première importance de ne pas se limiter à l’aspect proprement physique de la technique.

La posture

La posture de celui qui réalise une immobilisation de type Nikyo ou Sankyo, même si elle est par essence très concentrée, est encore plus exigeante si on veut aller plus loin. La démarche, l’attitude, la recherche changent notre corporalité et lui permettent d’acquérir une dimension différente, à la fois plus souple, plus fine, plus sensible. Il est indispensable de fusionner avec le partenaire, de s’adapter dans un premier temps à la posture de l’autre pour lui permettre de trouver sa place, de positionner son corps de manière à ce qu’il puisse recevoir le mieux possible le geste, l’acte qui permettra la détente, voire la libération attendue. Mais l’immobilisation ne commence pas au sol, déjà dans la saisie du poignet il doit y avoir une impossibilité de mouvement agressif de la part de Uke. Dans ce cas comme pour la plupart des techniques, la posture et le « Ma » (la distance) sont déterminants au même titre malgré tout que la douceur ferme de la prise.

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La posture et le « Ma » (la distance) sont déterminants.

Sentir l’autre

Si je parle de douceur c’est que nombre de débutants cherchent à travers la force ce qui est le résultat d’une longue pratique, d’une longue recherche. Bien souvent ils renforcent leur technique, à la poursuite de la puissance, en perfectionnant la précision, au détriment de la sensation que l’on peut avoir de l’ensemble du corps si, d’une part on a compris physiquement, au niveau du Hara, la circulation du Yin et du Yang, et si d’autre part, au lieu de profiter de l’aubaine pour satisfaire son ego, on s’est positionné dans une attitude, je dirai, de bienveillance envers son partenaire. Dire que l’Aïkido développe une meilleure compréhension de l’être humain est une banalité, dire que l’on perçoit mieux l’âme humaine nous fait entrer dans la sphère des mystiques, prétendre sentir ce qui se passe « dans le corps, dans l’esprit de l’autre » semble tout simplement délirant et hors de toute raison. Pourtant ce n’est pas si différent de ce que font des parents attentifs lorsqu’ils s’occupent de leur bébé nouveau-né. Tsuda Itsuo en donne un aperçu dans le chapitre 3 « Le bébé éducateur des parents », issu de son dernier livre Face à la science, dont voici un passage:
« Savoir bien traiter le bébé, c’est pour moi, le summum des arts martiaux.
En entendant ma réflexion, un Français a sursauté : « Comment est-il possible d’admettre une idée aussi saugrenue, bizarre et incompréhensible que d’associer le bébé avec les arts martiaux ? […]. » Évidemment, pour un esprit occidental, ce sont deux choses totalement différentes, sans aucun rapport. Les arts martiaux ne sont, au fond, que des arts de combat. Il s’agit d’écraser les adversaires, de se défendre contre les agressions. Si ton adversaire est là, tu fais un coup de pied de Karaté. S’il est plus près, tu appliqueras telle technique d’Aïkido. S’il t’empoigne par le vêtement, tu le projetteras avec une technique de Judo. Sinon, tu sors ton couteau et tu le plantes dans son ventre. Si tu peux sortir ton 6,35, c’est encore mieux. […] Il s’agit, en somme, d’accumuler les moyens et techniques variés et compliqués d’agressivité et de remplir l’arsenal. […] Cependant, au delà de ai uchi, il y a ai nuke, état d’esprit qui permet aux adversaires de passer à travers le danger de mort, sans se détruire mutuellement. Il n’y a que très peu de maîtres qui sont arrivés à cet état d’esprit dans l’histoire. L’Aïkido de Maître Ueshiba, d’après ce que j’ai senti, a été entièrement rempli de cet esprit de ai nuke, qu’il appelait de “non résistance”. Après sa mort, cet esprit a disparu, la technique seulement en est restée. L’Aïkido, à l’origine, voulait dire la voie de coordination du ki. Entendu en ce sens, ce n’est pas un art de combat. Lorsque la coordination est établie, l’adversaire cesse d’être adversaire. Il devient comme une planète qui tourne autour du Soleil selon son orbite naturelle. Il n’y a pas de combat entre le Soleil et la planète. Tous les deux sortent indemnes après la rencontre. La fusion est bénéfique et enrichissante aussi bien pour l’un que pour l’autre. […]
Si le bébé poussait des cris bien distincts, […] ce serait plus facile. Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que l’intuition des parents qui permet de distinguer ces nuances subtiles. C’est l’engagement total des parents qui sauve la situation. S’ils n’y attachent pas autant d’importance que s’ils étaient sous la pointe d’une arme blanche, s’ils sont distraits au point de ne penser qu’à sortir leur “poupée” pour la montrer aux autres : « Notre enfant est le plus beau bébé du département », personne d’autre ne peut les obliger.
Voilà des conditions qui associent le bébé aux arts martiaux. Ce n’est pas la peine d’énumérer bien d’autres conditions. Rien ne vaut l’expérience vécue. […] Un des rares domaines qui reste encore et qui exige ce total abandon du “moi intellectuel”, c’est le soin du bébé. Maintenir ce soin dans sa pureté, dans le sens de coordination du ki, c’est un travail colossal alors qu’il existe tellement de solutions de facilité qui sont monnaie courante. »(4)

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La douceur ferme de l’immobilisation permet d’assouplir les articulations.

Le Seitai

Sans ma rencontre avec le Seitai et surtout sans la pratique du Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) je n’aurais jamais découvert des possibilités telles que celles que j’ai mentionnées. La pratique régulière du Mouvement régénérateur pendant des années est une des clés de l’approfondissement de ce que Tsuda Senseï appelait la respiration, cet art de sentir la circulation de l’énergie vitale qui n’est rien d’autre qu’une des formes que prend le Ki lorsqu’il se manifeste de manière concrète et sensible. Un des exercices que nous pratiquons lors des séances de Katsugen Undo se nomme Yuki et c’est une des pratiques du Non-Faire qui, bien conduite, permet de réaliser la fusion de sensibilité avec un partenaire. À charge pour chacun de l’utiliser dans la vie quotidienne et à fortiori dans l’Aïkido ou tout autre art martial. Si toutes les situations n’y semblent pas propices lorsqu’on débute, c’est à coup sûr une possibilité, un chemin à parcourir, qui me semble adéquat et que l’on peut découvrir, notamment dans les moments plus tranquilles comme pendant une immobilisation ou le zanshin qui la suit.
C’est le chemin que nous indiquait Tsuda senseï, le chemin que lui-même avait suivi sur les traces de ses maîtres Ueshiba Morihei pour l’Aïkido, Noguchi Haruchika pour le Seitai ou encore d’une autre manière ses maîtres occidentaux que furent Marcel Granet et Marcel Mauss – respectivement pour la sinologie et l’anthropologie – qu’il eut la chance là aussi de connaître personnellement.
Ce chemin, « le Non-Faire » ou « Wu wei » en chinois, n’a aucune limite ni profondeur définissable, chaque pratiquant doit faire sa propre expérience, vérifier où il en est, et accepter ses limites pour sans cesse approfondir au lieu d’accumuler.

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« Une immobilisation libératrice » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°5 en avril 2021.

Photos : Paul Bernas et Bas van Buuren

Notes
1) Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre (1982), p. 58
2) Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre (1975), p. 106
3) Ellis Amdur, Hidden in Plain Sight: Tracing the Roots of Ueshiba Morihei’s Power, Freelance Academy Press (2018), p. 292, traduction École Itsuo Tsuda.
4) Tsuda Itsuo, Face à la science, Le Courrier du Livre (1983), p. 24 à 27

Reishiki : une partition de musique

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un article de Régis Soavi dans un magazine payant. Cet article est paru dans la revue Yashima numéro 7 de mars 2020, que vous pouvez trouver encore en vente en version digitale à 6,90€ ou en version papier à 8,90€. Dans ce numéro très riche, vous trouverez un autre article de Régis Soavi sur Vivre Seitai.

Régis Soavi : récitation du Norito, d’origine Shinto, Misogi No Harae qu’il récite quotidiennement lors des séances d’Aïkido. Calligraphie de Tsuda Itsuo Senseï 看脚下 (Regardez sous vos pieds).

Dans notre relation au dojo il est très souvent question de Reishiki (l’étiquette). Dès notre premier contact avec les arts martiaux, dès que nous pénétrons dans un dojo, nous voyons des personnes s’incliner de manière très respectueuse à l’entrée puis se saluer entre elles, ou parfois en direction du Kamiza après avoir pris une arme. Chaque école a ses règles de bonne conduite, comme elle a son savoir-faire. En Occident certaines de ces règles sont même parfois affichées à côté de la porte, ne demandant qu’à être respectées. Ce qui n’est pas toujours le cas, car nombre de personnes y répugnent sous prétexte de religiosité, de modernité ou même parfois parce qu’elles y voient un côté trop militaire ou sectaire. Pourtant notre société a ses protocoles, ses usages. Tout le monde se lève quand la Cour entre au sein du tribunal, les acteurs et musiciens s’inclinent devant leur public au même titre que l’on se lève lorsque est joué l’hymne national ou l’hymne européen.

Le respect qui est demandé dans un dojo est plus qu’une coutume d’origine orientale, qu’elle soit japonaise ou chinoise. Il ne s’agit pas de jouer un rôle, de  »faire comme au Japon », d’être strict et irréprochable, voire rigide dans le respect scrupuleux des règles de bienséance. Reishiki engage tout notre être. La plupart d’entre nous avons perdu l’habitude de nous incliner devant qui ou quoi que ce soit : le shake-hand, la bonne poignée de main, la bise, ou d’autre rituels plus modernes ont remplacé ce qui ressemblait trop souvent à un rapport de pouvoir sur des inférieurs, exigé de la part de supérieurs hiérarchiques.

Avant de comprendre, comme me l’avait enseigné mon maître Tsuda Itsuo Senseï, que le salut entre partenaires, que l’on soit debout ou à genoux, est à la fois une manière d’unifier, de coordonner le souffle et de saluer la vie dans l’autre, il m’a fallu du temps, beaucoup de temps même. Si nous l’acceptons comme une bonne pratique, nous sommes souvent loin de sa compréhension vécue par nos sens. Reishiki pourtant est la partition du merveilleux morceau de musique qu’est la pratique de l’Aïkido. La partition nous donne la mesure, le tempo, les notes sont écrites sur la portée et sont ainsi plus faciles à trouver, mais tout reste à jouer. Bien évidement il faut connaître la clef : sol ? ut ? ou fa ? Et dans quelle position ? De quel instrument joue-t-on ? Comment allons-nous le jouer ? Presque tout semble possible mais on ne peut quand même pas faire n’importe quoi. Un expert, un grand maître lui, est capable de jongler avec les notes, d’y ajouter des improvisations, d’accélérer un tempo dans telle partie, de ralentir dans une autre. D’insister sur une cadence, d’en supprimer une ou de la raccourcir. Comme un maître d’Aïkido improvise face à son partenaire, unifie son souffle avec lui et bouge de manière non conventionnelle, créant par là même comme un ballet à la fois esthétique et redoutable. Noro Masamichi Senseï nous en faisait la démonstration à chaque séance, dans les années soixante-dix, alors que j’étais encore un jeune instructeur très inexpérimenté.

Reishiki : simplement un rituel ?

Le côté cérémonial nous permet d’accéder au sacré sans nous condamner au religieux, de telle manière que le profane lui-même acquiert ses lettres de noblesse et devient sacré lui aussi.

Un musicien classique se prépare avant de commencer à jouer, il accomplit un certain nombre de fois des actes que l’on pourrait qualifier de rituels. Il accorde son instrument ou simplement en vérifie la justesse, exécute des exercices d’assouplissement, de mémorisation pour des passages difficiles, comme nous-mêmes prenons soin de notre posture, de notre corps, et vérifions notre tenue, keikogi, ceinture, hakama, toute cette attention fait partie intégrante du soin que nous apportons à la pratique de notre art.

Reishiki permet de structurer la pratique, à travers les différents rituels et leur répétition, on a ainsi la possibilité de concentrer l’attention grâce au soutien régulier qu’ils apportent. Ils sont aujourd’hui rares, tout au moins en Europe, les dojos où les pratiquants s’occupent du ménage quotidien, du nettoyage des sanitaires, du rangement des vestiaires, ou des keikogi de prêt pour les débutants, etc. En fait ils agissent comme des Uchi deshi d’une autre époque. Il est devenu difficile de faire passer ce message à de jeunes générations pour qui l’apprentissage est souvent devenu une corvée dont il faut se débarrasser le plus vite possible.

Lire la suite en achetant le magazine : en version digitale ou en version papier

Fudoshin : l’esprit immuable

Par Régis Soavi. 

Il y a plusieurs manières d’envisager le travail en Jiyuwaza et chaque École a sa manière de le voir, de le pratiquer. L’École Itsuo Tsuda, quant à elle, en a incontestablement fait une des bases de son enseignement, de sa pédagogie.

Jiyuwaza : “Le mouvement libre”

Tsuda senseï, bien que japonais, n’utilisait que très rarement des termes techniques de sa langue natale. Intellectuel d’une grande finesse, écrivain et philosophe, conférencier et technicien Seitai, il accordait une très grande importance au fait d’être, si possible, toujours bien compris. Aussi, comme il maîtrisait parfaitement la langue française, il utilisait uniquement celle-ci pendant les séances d’Aïkido. Pour moi qui suivais à l’époque tous les senseï qui passaient en France c’était assez curieux de l’entendre expliquer une technique ou la montrer sans même en dire le nom en japonais. Certains élèves qui ne connaissaient que son Aïkido en avaient par contre l’habitude, et n’étaient aucunement choqués. J’ai personnellement gardé l’usage d’utiliser les noms japonais, comme moyen de communication dans mon enseignement, uniquement lorsque c’est indispensable, et c’est devenu une tradition dans nos dojos. C’est pourquoi dans notre École, ce que nous appelons le “mouvement libre” à la fin de chaque séance, juste avant de faire le kokyu ho, est un exercice que l’on pourrai appeler “Jiyuwaza”. C’est une sorte de randori léger et c’est un moment très important, car les espaces entre les personnes sont réduits du fait que tout le monde bouge en même temps dans tous les sens, et que chacun agit comme il veut au gré de son inspiration, en fonction de son partenaire, ou de l’angle dans lequel il se trouve par rapport à l’autre. Parfois, sans transition, tout en continuant l’exercice et sans que personne ne retourne s’asseoir, je fais changer les partenaires. Puis, après quelques minutes, de nouveau, je dis « changer », puis enfin, j’annonce avec un sourire « bagarre générale ! » et là c’est la joyeuse mêlée, où tout un chacun est à la fois uke et tori, à tour de rôle et en même temps, cela tient du capharnaüm mais de façon légère, de manière que personne ne se blesse, et pourtant il est important que chacun donne son maximum en fonction de son niveau. C’est un exercice important que je fais souvent travailler à l’occasion des stages où il y a beaucoup de monde car il donne la mesure de ce que nous sommes capables de faire dans une situation embrouillée. Il est primordial que les attaques portées ne soit pas violentes, qu’elles ne provoquent pas la peur, mais qu’elles soient suffisamment appuyées de manière que l’on sente la continuité du ki dans le geste. Si elles sont superficielles ou hésitantes on perd son temps, ou on s’illusionne sur ses capacités. C’est un apprentissage difficile, qui lui aussi prend des années, mais il a une grande importance pédagogique, c’est pourquoi nous pratiquons “le mouvement libre” à deux quotidiennement à la fin de chaque séance.

Encore une fois la sphère

mormyridae
Mormyridés : en transformant les impulsions électriques en son, puis en tracés, on a une image de la sphère de ces poissons

C’est en regardant un documentaire sur l’évolution que m’avait envoyé un de mes élèves pendant le confinement que, comme lui, j’ai été stupéfait de découvrir la représentation imagée de la sphère qui entoure un poisson très spécial faisant partie du groupe des Mormyridés. Bien que connus depuis la plus haute Antiquité car, curieusement, ils ont souvent été représentés sur les fresques et bas-reliefs ornant les tombes des pharaons, on vient de leur découvrir des qualités remarquables. Ce sont des poissons ayant un squelette osseux, ce qui déjà est plutôt rare, qui en plus de cette particularité possèdent des facultés singulières. Ils chassent et communiquent grâce aux impulsions électriques, envoyant de légères décharges électriques (entre 5 et 20 V) extrêmement brèves, moins d’une milliseconde, qui sont répétées à un rythme variable et sans interruption de plus d’une seconde. Un organe particulier produit ce champ électrique qui entoure le poisson. En transformant les impulsions électriques en son, puis en tracés, on peut par la suite en avoir une image comme celle de la page ci-contre, et on peut ainsi visualiser la sphère de ces poissons, qu’ils peuvent aussi utiliser comme système de défense. Grâce à ce champ ils peuvent faire la différence entre un prédateur, une proie ou l’un de leurs semblables. Lorsqu’un prédateur pénètre dans ce champ il le déforme, et cette information est immédiatement communiquée au cervelet. Le cervelet chez eux est nettement plus volumineux que tout le reste du cerveau. Cette capacité de produire et analyser un courant électrique faible leur est utile pour s’orienter dans l’espace, et leur permet de localiser des obstacles, de détecter des proies, même dans une eau trouble ou en l’absence de lumière.

Une représentation mentale ou une fonction du cervelet

La sphère chez l’être humain n’est peut-être qu’une représentation mentale des capacités inconscientes qu’il possède – nous le saurons peut-être dans plusieurs années ou siècles – mais cela n’enlève rien à sa réalité, ressentie par le pratiquant d’arts martiaux, ni à son efficacité. Le ki, cette sensation énigmatique de notre propre énergie, de notre observation, de l’ambiance, que tous les peuples ont connu et transmis dans leurs cultures sans pouvoir lui donner une définition précise, pourrait bien être la réponse, certes considérée comme non scientifique, mais qui possède une réalité empirique attestée par l’expérience de nombreux maîtres, shamans, ou mystiques. Si nous cherchons des réponses du coté des sciences cognitives nous pouvons trouver des éléments qui, mis ensemble, donnent du corps à cette recherche.

Le cervelet joue un rôle important chez tous les vertébrés. Chez l’être humain son rôle est absolument primordial dans le contrôle moteur, qui est la capacité de faire des ajustements posturaux dynamiques et de diriger le corps et les membres dans le but de faire un mouvement précis. Il est déterminant aussi dans certaines fonctions cognitives et il est également impliqué dans l’attention et la régulation des réactions de peur et de plaisir. Il contribue à la coordination et la synchronisation des gestes, et à la précision des mouvements. Dans une attaque simultanée de plusieurs personnes, les arts martiaux – et l’Aïkido en particulier – doivent avoir préparé l’individu, grâce à la répétition et à la scénographie lors des kata ou dans les mouvements libres, à apporter les réponses nécessaires pour sortir de ce genre de situation. Lorsqu’il s’agit d’une question de survie, les “organes” que sont cervelet, thalamus, et système moteur extra-pyramidal doivent être prêts. L’apprentissage doit avoir été de qualité, incluant la surprise, l’attention et même une sorte d’appréhension, de manière que l’involontaire trouve où puiser dans ces expériences pour conduire les gestes justes.

Être comme un poisson dans l’eau

Jiyuwasa est comme une danse où l’involontaire est roi. Il ne s’agit pas d’être le chef tout puissant régissant des subalternes ou des faire-valoir, mais plutôt de pénétrer dans un monde subtil où la perception, la sensation nous conduisent. Comme le poisson cité plus haut il s’agit de sentir le mouvement de l’autre au moment où il se déploie et touche notre sphère, ne surtout pas partir avant, au risque que l’attaque change en cours de route, mais être dans une position, une posture, qui suscite un certain type de geste et donc de réponse. La technique ne doit pas être prévue ni prévisible, mais adaptable et adaptée à la forme qui tente de nous atteindre. Une relecture de Sun zi nous offre quelques citations de choix telle : « Si vous connaissez l’ennemi et vous vous connaissez, la victoire est assurée. Si vous connaissez le Ciel et la Terre, votre victoire sera totale. »1. Connaître, tout en ignorant ce qui va se passer : comment faire ? C’est par la fusion de sensibilité avec le partenaire que nous pouvons découvrir comment nous devons nous comporter, comment nous devons agir, réagir sans réflexion primaire, sans hésitation. Petit à petit une sorte de confiance naît de ce genre d’exercice où toutes les réponses sont possibles. C’est le moment d’aller plus loin, de demander à notre partenaire d’être plus subtil, plus opiniâtre aussi. Il doit chaque fois que cela est possible renverser les rôles et se présenter comme s’il était Tori plutôt que Uke.

regis soavi aikido fudoshin
Il s’agit de sentir le mouvement de l’autre au moment où il se déploie et touche notre sphère

Fudoshin

Lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires ou lorsqu’il s’agit de sortir du confort de la pratique quotidienne avec des personnes que l’on connaît, pour exprimer ce que certains appellent le potentiel, il se produit divers réactions de tension, le corps qui appréhende cette rencontre inhabituelle se raidit, et devient rigide. Tsuda Itsuo senseï nous apporte une réponse, ou plutôt effectue un décryptage de la situation à travers un texte de Takuan qu’il cite, tout en développant pour les Occidentaux que nous sommes, deux ou trois concepts qui nous éclairent sur le comportement et les ressources que nous devons trouver au plus profond de nous-mêmes.

« Comment sortir de cet état d’engourdissement, c’est le problème majeur de ceux qui sont dans le métier des armes.
À ce propos, un texte, Fudôchi Shimmyô roku, la Sagesse Immobile, écrit par Takuan (1573-1645), un moine zen, donnant conseil à un des descendants de la famille Yagyû, chargée de l’enseignement du sabre auprès du shogounat Tokugawa, reste célèbre.
Fudô veut dire immobile,” dit-il, “mais cette immobilité n’est pas celle qui consiste à être insensible comme de la pierre ou du bois. Il s’agit de ne pas fixer l’esprit, tout en allant en avant, à gauche et à droite, en bougeant librement, selon le désir, dans toutes les directions.”
L’Immobilité, selon Takuan, est donc d’être imperturbable en esprit, il ne s’agit nullement de l’immobilité sans vie. Il s’agit de ne pas rester dans la stagnation, de pouvoir agir librement comme de l’eau qui coule. Lorsqu’on reste figé à cause de la fixation sur un objet, notre esprit, notre kokoro est perturbé sous l’influence de cet objet. L’immobilité rigide est le terrain propice aux égarements.
« Même si dix ennemis vous attaquent, chacun donnant un coup de sabre, » dit-il, « il suffit de les laisser passer, sans bloquer votre attention chaque fois. C’est ainsi que vous pouvez faire votre travail sans contrainte de un contre dix. »
[…]

La formule de Takuan, c’est de vivre au présent, au maximum, sans être aucunement entravé par le passé qui fuit. »2

La maîtrise pour chacun d’entre nous, aussi relative soit elle, est toujours, quelles que soient nos capacités, nos difficultés, ou même parfois nos facilités, le résultat d’une vie de travail, et d’entraînement. Frédéric Chopin, alors qu’il venait de jouer par cœur quatorze préludes et fugues de Jean-Sébastien Bach, avait déclaré à une de ses élèves lors d’un cours particulier : « La dernière chose c’est la simplicité. Après avoir épuisé toutes les difficultés, après avoir joué une immense quantité de notes et de notes, c’est la simplicité qui sort avec son charme, comme le dernier sceau de l’art. Quiconque veut arriver d’emblée à cela n’y parviendra jamais ; on ne peut commencer par la fin. »3
Que l’on soit Musicien, Artisan, Compagnon du devoir, Moine zen, ou Senseï d’arts martiaux, c’est la sincérité dans le travail et le plaisir partagé qui nous conduisent vers la simplicité, vers Fudōshin, l’esprit immuable.

Régis Soavi

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« Fudōshin : l’esprit immuable » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon (Spécial Aikido n°3) en octobre 2020.

Notes :
1) Sun Zi, L’art de la guerre, Guy Trédaniel Éditeur, 2011, p. 69
2) Tsuda Itsuo, La Voie des dieux, Le Courrier du Livre, 1982, pp. 72-73
3) Guy de Pourtalès, Chopin ou le poète, Gallimard, 1940, p. 145

Crédits photos : Bas van Buuren, Quinn Berentson (image extraite de La fabuleuse histoire de l’évolution : le Rift Albertin)

Aïkido : une voie de normalisation du Terrain

Par Régis Soavi

Aïkido journal : « L’aïkido a-t-il encore une chance de survie après plus de trois mois d’interruption? » 1

Régis Soavi : « Qui parle de plus trois mois d’interruption de la pratique ? D’après nos sources, qui en fait sont des contacts directs, à l’exception de trois ou quatre personnes qui venaient de commencer depuis moins d’un ou deux mois aucun des membres de notre dojo n’a cessé de pratiquer (chez lui). Et même, pour certains, le confinement leur a permis de faire ce que nous appelons la Pratique respiratoire (communément nommé Taïso dans les autres Écoles) tous les matins alors que d’habitude leur travail ne le leur permettait que trois ou quatre séances par semaine.

Le lieu, le dojo est certes resté fermé. Bien que, étant moi-même confiné à Paris par ordre de l’État, mais habitant à moins de vingt mètres du dojo, j’ai pu continuer de m’y rendre et d’y maintenir la Vie. Chaque matin avec ma compagne (confinée avec moi) nous avons pu, après le Norito Misogi no Harae que je récite avant les séances, faire la pratique respiratoire. La résonance créée par les « Hei Ho » lors de Funakogi undo ou par les claquements de mains qui ponctuent les exercice du début a permis je pense de maintenir cet espace « plein », au sens de la plénitude du Ki. Le dojo n’a jamais été vide. »

Aikido, voie de normalisation du terrain

A. J. : « La reprise de la pratique sous sa forme habituelle sera-t-elle possible à la rentrée ou devra-t-elle attendre le développent et la mise en place d’un vaccin efficace contre le SARS-CoV-2 ? »

R.S. : « Aïkido : La voie, est-ce une autoroute ? 2

Il est plus que jamais nécessaire de normaliser notre terrain afin de permettre une réaction du corps qui soit à la fois saine et rapide. Si le Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) est une réponse spécifique pour permettre au corps de réagir, l’Aïkido quant à lui – s’il est pratiqué de manière régulière avec l’attention et la concentration indispensables – est une pratique qui va dans la même direction. À condition bien sûr d’oublier le coté « je veux une efficacité immédiate et facile ». Dans les statuts de notre dojo figure toujours cette recommandation de Tsuda Senseï sur l’esprit de la pratique : « sans connaissance, sans technique, sans but ». Ces indications – d’esprit très zen dira-t-on – font de notre École une École très particulière, ce n’est certes pas la seule, mais ce type d’Écoles est devenu rare et maintenant commence à être de nouveau recherché pour ses spécificités. C’est par la mobilisation de l’unité de l’Être que le corps physique retrouve des capacités trop souvent oubliées, sous-évaluées, surévaluées, ou bien encore méprisées, mais dans tous les cas trop souvent sous-utilisées. Pourquoi le Tai-chi-chuan et le Qi Gong, quelle que soit l’École, ont pu continuer, progresser et fleurir alors que beaucoup de clubs d’Aïkido ont régressé et parfois meurent à petit feu ? Ne serait-ce pas parce qu’ils ont su présenter le coté santé, développement personnel, ainsi que le coté détente de leur pratique, face au stress provoqué par les modes de vie modernes, plutôt que le coté martial qui pourtant existe dans de nombreuses Écoles et – j’oserais même dire – existe de manière sous-jacente dans toutes les Écoles ? Ils n’ont pas eu peur de mettre en avant des valeurs qui sont ou devraient être les nôtres, telles que la circulation du ki (le Chi ou Qi) et l’importance de l’unité du corps pour maintenir la santé psychique autant que physique.

Immunité croisée

Après nous avoir enfermés, confinés dans des villes et des villages, après avoir insufflé la peur à la majorité des peuples du monde, aujourd’hui on nous parle de l’immunité croisée comme si c’était une découverte. Mais ne se pose-t-on pas la question de la capacité de résistance, de résilience de l’être humain depuis des milliers d’années ? Si l’être humain existe encore, n’est-ce pas parce qu’il est fondamentalement ancré dans la Nature avec un grand N et non la nature au sens de son environnement – qu’au demeurant il traite si mal ? Nous sommes une partie non séparée de « La Nature », nous menons une vie en symbiose avec ce qui nous entoure, nous sommes fondamentalement des Symbiotes. Les bactéries, tant redoutées, n’exercent pas seulement un rôle pathogène, elles sont aussi par exemple à l’origine de notre capacité de respirer, grâce à leur mutation qui en fit des mitochondries3. Sans leur travail nous serions incapable de digérer les aliments et donc de nous nourrir, de même qu’elles participent à nos systèmes de défense en faisant barrière contre des éléments dangereux. Les virus, les rétrovirus quant à eux ont un rôle dans notre capacité à vivre et à dépasser les difficultés et les obstacles : certains d’entre eux sont des bactériophages, d’autres souvent très anciens, coincés qu’ils sont dans des parties encore incomprises de l’ A. D. N. (parties si incomprises qu’elles étaient même appelées « Rubbish » ou « détritus »), servent de mine d’information – un peu comme une immense bibliothèque – pour le système immunitaire, à condition qu’on laisse celui-ci travailler à chaque fois qu’il y en a besoin. Qu’en est-il de l’équilibre en ces jours d’affolement ? La société nous propose, nous impose toujours plus de protection, et nous sommes de plus en plus désemparés devant la difficulté. Nous parlons d’entraînement en Aïkido, nous voulons un corps fort, il faudrait peut-être aussi penser à entraîner notre système immunitaire, et ne pas l’empêcher de faire son travail.

La peur, une banalité

La peur est la grande responsable, et elle nous est inculquée dès notre plus tendre enfance, avec gentillesse, avec bonne volonté, pour notre bien. Tout cela presque sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Tout notre entourage y participe ; parents, famille, éducateurs, enseignants, médias. La peur de la douleur, la peur de la maladie, la peur de la mort. On doit faire attention, se méfier de tout, du moindre rhume, de la plus petite fièvre, d’un minuscule bouton, tout doit être traité, analysé, répertorié, il y a danger partout, l’individu en vient à revendiquer d’être enfermé dans un bunker, qu’il soit physique ou mental, censé contenir un doux cocon de protection sécurisant à souhait. Tout cela semble normal, pourquoi se priver de ce cocon, en priver les autres, nos amis, nos proches ? La société moderne a altéré le sens de la vie et l’a remplacée par sa consommation passive, les propagateurs de cette nouvelle idéologie en ont fait un objet de désir, parfois un objet de culte comme pendant le confinement, mais toujours un objet. Peut-on renverser la vapeur ? Faire marche arrière ? Cela aurait-il un sens ? On serait vite traité de fou, de groupe sectaire dangereux, à éliminer rapidement car « risque de contagion idéologique ». Si solution il y a, elle est individuelle, raisonnable et responsable, vis-à-vis de soi comme de ceux qui nous entourent. »

A. J. : « Dans le contexte de la diminution du nombre de pratiquants et du vieillissement de ceux-ci, l’aïkido a-t-il encore une chance de survie après plus de trois mois d’interruption? »

R.S. : « « Le mythe de la vieillesse ».

On me dit : « Il n’y a plus de jeunes pratiquants dans les dojos d’Aïkido ! Ils vont tous pratiquer des Budo réputés plus efficaces, plus volontaires ! » Pourquoi un tel défaitisme ? Et si au lieu de faire « un peu plus de la même chose », comme l’énonce la théorie des chercheurs de Palo Alto, nous réfléchissions sur ce qui nous a fait venir, nous, dans un dojo d’Aïkido plutôt que de choisir un autre art ? Et si notre force était ailleurs, si la valeur de l’Aïkido n’était justement pas dans l’apprentissage du combat mais dans l’art de la fusion de la respiration, dans le développement de la sensibilité, en favorisant les recherches sur la sensation de la sphère, l’intuition, la libération de l’être humain véritable qui dort encore au fond de chacun d’entre nous ? Cela ne forme pas des personnes faibles – bien au contraire – mais plutôt des personnes capables d’aller chercher ce dont elles ont besoin au moment juste même dans un environnement difficile, voire dangereux. Et si notre force c’était l’involontaire, et son aboutissement le « Non-Faire » ? Mais comment parvenir à réveiller cette force ? À défaut de l’avoir conservée depuis l’enfance, peut-être a-t-on tout simplement besoin de la retrouver et pour cela besoin de mûrir, parfois même besoin d’éliminer les fausses bonnes solutions, les illusions, les stratagèmes. O Senseï Morihei Ueshiba a cherché toute sa vie dans la pratique des Budo comme à travers le Sacré, et cette recherche était la réalisation même de sa vie. Il n’a pas pris sa retraite à soixante ans pour devenir patron de club. Il a été un exemple pour ceux qui, comme Tsuda Senseï, l’ont connu personnellement. Un exemple et sûrement pas « une personne à risque » que l’on doit protéger. Comme on le fait aujourd’hui avec nos aînés dans des institutions spécialisées.

Je ne résiste pas à citer un petit passage d’un texte qu’Itsuo Tsuda avait publié sous forme de cahier au début des années soixante-dix et que j’ai conservé précieusement jusqu’à sa publication officielle dans un recueil posthume en 2014. Ce passage en dit long sur l’état d’esprit de ce maître hors du commun que j’ai eu la chance de suivre pendant plus de dix ans et qui a imprégné si fortement ma démarche dans la pratique de notre art. »

Itsuo Tsuda parle :

« J’ai commencé l’Aïkido à l’âge de quarante-cinq ans, à l’âge auquel on renonce en général à tout mouvement qui risque d’être violent. Pendant plus de dix ans, tous les matins, j’allais à la séance qui commençait à 6h30, en me levant à 4h, sans relâche, même s’il m’arrivait de me mettre au lit à 2h du matin ou même si j’avais une fièvre de quarante degrés, et cela, pour le plaisir de voir ce maître octogénaire marcher sur les tatamis. Des camarades du dojo disaient de moi : “Vous avez une volonté de fer”. À quoi je répliquais : “Non. J’ai une volonté tellement faible que je n’arrive pas à m’arrêter de continuer”. Ce qui provoquait un éclat de rire joyeux chez eux, mais j’étais sincère. » 4

Régis Soavi

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« Aïkido : une voie de normalisation du Terrain », un article de Régis Soavi publié dans Aikido Journal no75 en octobre 2020 sur le thème : « la pratique et le confinement ? »

 

Notes :

  1. Le premier confinement à cause de la covid-19 a commencé le 17 mars et s’est terminé le 11 mai 2020, mais il a été possible de reprendre les séance d’Aïkido le 12 juillet seulement.
  2. Itsuo Tsuda, Un, Le Courrier du Livre, 1978, p. 27.
  3. Marc-André Selosse, Jamais seul, Ed. Actes Sud, 2017.
  4. Itsuo Tsuda, Cœur de ciel pur, Le Courrier du Livre, 2014, p. 110.

La violence, un « Fait Social »

Par Régis Soavi.

La violence est un sujet si vaste et d’une telle densité qu’il me semble impossible d’en traiter correctement tous les aspects dans un article. C’est pourtant toujours un thème important quand on aborde la question de l’être humain.

Émile Durkheim : définition du « fait social »

Avant de parler de la violence, de ses conséquences et de prendre position vis à vis d’elle, il me semble utile de la situer sociologiquement, et je pense que la définition de « fait social » émise par Durkheim peut lui être appliquée, car non seulement elle nous donne le cadre qui permet de l’analyser, mais aussi elle contient en elle-même, grâce à sa rigueur et à sa simplicité, les clés pour trouver le fondement du problème.

« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » (1) Il est légitime à ce niveau de se poser une question. La violence est-elle un phénomène assez fréquent pour qu’on le considère régulier et assez ample pour être qualifié de collectif ? Peut-on dire qu’il est au-dessus des consciences individuelles et qu’il les contraint par sa prédominance ? Même sans être calé en sociologie on ne peut que répondre que cela est évident. Pour étayer cette théorie j’ai pu recueillir dans un article récent à propos de la guerre d’Algérie cette constatation d’une sociologue qui propose une autre vision de ces événements qui confirme – si besoin était – ce positionnement.

« La violence est extérieure aux individus, elle s’impose à eux mais existe bien à travers eux, à la fois. C’est bien la ségrégation spatiale à la fois raciale, sociale, et genrée, […] qui contribue au passage à la violence. » (2)

La violence en tant qu’acte, qu’il soit physique ou psychique, verbal ou gestuel, symbolique ou réel, ne se justifie jamais. Cependant en tant que « fait social » il est absurde de la nier. Sommes-nous capables, tout simplement capables, de réagir autrement, ou sommes-nous dépassés et entraînés par des événements qui finissent par nous diriger dans une direction que théoriquement nous aurions refusée de prime abord, tout au moins consciemment ?

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La situation crée les conditions, les conditions créent la situation

« L’enfer c’est les autres » écrivait Jean-Paul Sartre dans sa pièce de théâtre Huis clos. Peut-être, mais nous ne devons pas oublier la « situation » qui a permis que cet enfer existe. Qui en est responsable et même coupable, si ce n’est le type de société qui l’a engendrée ?

Si nous créons les conditions dans nos dojos pour que la situation ne permette pas, ne suscite pas la violence malgré les habitudes, malgré l’éducation et les réactions dites instinctives, pourquoi les choses se passeraient-elles autrement que cordialement ? L’Aïkido est-il un cas particulier dans les arts martiaux ? Certes non car une grande majorité d’arts martiaux se présentent à tort ou à raison comme non violents. Mais justifier une réponse violente à un ou des actes violents ne nous engage-t-il pas dans la voie de la violence ?

Les juges et les jurés des tribunaux se trouvent souvent confrontés à des cas où ils doivent « en leur âme et conscience » décider de qui a eu raison d’utiliser la violence, et si elle est justifiée. La loi leur donne un cadre auquel ils peuvent se référer mais qui ne leur apporte pas des réponses toutes faites pour chaque cas. Il leur faut souvent cependant faire une différence entre la violence subie et la violence exercée. De même la « légitime défense » est extrêmement encadrée, et peut évoluer en fonction des questions de société, de l’histoire, ou de la politique.

Nier la violence qu’exerce la société sur les individus ne consiste qu’à se mettre la tête dans le sable comme une autruche, ou à se cacher les yeux comme les petits enfants qui jouent à cache-cache. Mais de prime abord il ne faut pas confondre lutte et violence, et toutes les réponses à la violence n’engendrent pas systématiquement d’autres réponses violentes. La valeur de l’Aïkido est dans son positionnement consistant non pas à nier la violence, mais plutôt à rééduquer, à rediriger l’énergie destructrice dans une autre direction plus profitable pour tous.

Je

Face à toute cette problématique me voilà forcé de parler de moi.

Si j’ai commencé à pratiquer les arts martiaux il y a maintenant presque soixante ans, et l’Aïkido en particulier il y a une cinquantaine d’années, c’est justement à cause de son esprit de justice, de sa beauté, de son efficacité non violente, de son idéal, à la fois généreux, pacifique, et doux.

Tout a commencé lorsqu’à douze ans, sans être réellement lucide sur ce que j’étais en train de faire, je pris une décision qui bouleversa ma vie : ne plus jamais subir. Cela s’est passé alors que j’étais en dessous d’un garçon plus grand que moi qui me tapait la tête contre le trottoir en me disant « Tu vas crever » ! Cette prise de conscience qu’un autre pouvait exercer sur moi une telle violence n’a pas déclenché un désir de vengeance, mais à contrario, un dégoût de la violence en même temps que naissait un désir d’être fort et un désir de justice que je dois qualifier d’immédiat, d’instantané. Être fort était la solution, mais pas seulement, il y avait aussi et en même temps, ce refus de la violence comme réponse, non seulement à mes problèmes personnels, mais, après y avoir réfléchi, cela pouvait s’étendre aussi aux problèmes du monde me semblait-il.

Un désir de justice, pour moi comme pour tous les autres qui subissent, venait de se manifester, mais surtout il devait s’exercer sans avoir recours à la brutalité ou à la barbarie, sans avoir à justifier ni pousser à commettre des actes que je refusais d’instinct. Je n’ai pas toujours réussi à tenir cette position à l’époque, les tensions sociales, la jeunesse, me poussaient souvent – trop souvent – dans d’autres directions, mais toujours afin de défendre une cause, une injustice. Cependant, le désir intérieur de sortir des schémas violents que je constatais autour de moi s’est maintenu et l’Aïkido que j’ai rencontré plus tard avec Itsuo Tsuda senseï fut une révélation.

La Voie, calligraphie de Itsuo Tsuda

Dans l’Aïkido il y a d’abord Reishiki (l’étiquette) et une mise en forme technique du corps qui, appuyée par une forte résolution, nous donne une occasion de réveiller nos meilleurs instincts. C’est par un refus de la contamination idéologique des pouvoirs dominants que nous pouvons retrouver notre intégrité, notre entièreté. Toutes les théories qui justifient la violence cherchent à nous pousser sur un chemin qui permet d’exercer un pouvoir et donc une violence sur autrui, ce qui un jour ou l’autre se retourne contre nous quel que soit le rôle qu’on ait pris ou cru pouvoir prendre

Un préalable, la normalisation du terrain

Lorsque Tsuda senseï arrive en France au début des années soixante-dix (3) son projet est de propager le Mouvement Régénérateur, (ainsi traduit du japonais katsugen undo par Tsuda Itsuo) et ses idées sur le « ki ». Ayant été un intime de ces deux grands maîtres japonais que furent Ueshiba Morihei pour l’Aïkido et Noguchi Haruchika pour le Seitaï (4), il va inlassablement, à travers de très nombreux stages d’initiation au Mouvement Régénérateur, comme grâce à un enseignement quotidien de l’Aïkido, ainsi qu’à la publication de neuf livres, guider ses élèves vers la découverte de ce qui semble encore mystérieux pour de nombreuses personnes aujourd’hui : le Non-Faire, Yuki (5), et le Seitaï, entre autres. Cette alliance de deux pratiques (Aïkido et Mouvement Régénérateur) impossible à concevoir dans le Japon de l’époque, et même apparemment encore aujourd’hui, va lui permettre de faire connaître en Occident une conception de la vie et de l’activité humaine qui va bien au-delà d’un modèle oriental ou passéiste.

La vision préalable, est que l’énergie vitale coagulée, quelles qu’en soient les raisons, est une des principales origines des errements et des difficultés de l’humanité, que sa normalisation est à la source de la résolution de la plupart des problèmes de santé, comme de ceux de la violence. En cela il rejoint les travaux des chercheurs tels que le psychanalyste Wilhelm Reich qui fit un énorme travail sur l’énergie vitale qu’il appelait « Orgone », Carl Gustav Jung, psychanalyste lui aussi, et sa recherche sur les symboles et sa théorie des archétypes, ou encore l’ethnologue Bronislaw Malinovski et ses études sur le matriarcat dans les îles Trobriand.

L’Aïkido de Tsuda senseï était très loin d’une self-défense ou d’un sport, il respectait le coté sacré qu’avait découvert O senseï dans cet art, et nous permettait d’en entrevoir au moins les effets dans sa manière d’aborder la vie, dans ses écrits, ses calligraphies. Il s’interdisait en revanche tout aspect religieux ou sectaire, et s’affirmait même athée et libertaire, l’Aïkido étant pour lui un chemin pour normaliser le corps et l’esprit dans une vision non séparée de l’individu. Le Mouvement Régénérateur quant à lui était aussi considéré comme un lent processus de normalisation du terrain.

L’intérêt de la pratique du Mouvement Régénérateur et de son alliance avec l’Aïkido

À la question « Pour vous qu’est-ce que le Mouvement Régénérateur ? » que m’avait posée le fils du fondateur, Noguchi Hirochika, lors de son passage à Paris en 1980, j’avais eu cette réponse spontanée : « Le Mouvement Régénérateur c’est le minimum ». Avoir une base solide et saine, un corps capable de réagir pour pratiquer les arts martiaux, voilà quelque chose qui est absolument primordial. La pratique de l’Aïkido peut alors permettre au corps de travailler grâce à des techniques qui seront certes redoutables s’il y a agression de la part de qui que ce soit, mais qui permettent elles aussi de rééquilibrer la personne. Au contraire si on renforce l’agressivité au lieu de la normaliser, c’est souvent la violence qui se déclenche et les dégâts en résultant sur l’un comme sur l’autre des partenaires peuvent être incommensurables. S’engager dans la pratique de l’Aïkido pour se déformer, vieillir plus vite ou avoir des accidents, voire des handicaps, à cause de cela me semble complètement absurde.

regis soavi article violence

L’art chevaleresque du tir à l’arc

Si l’arc a été l’arme des chasseurs et des guerriers durant des siècles et même des milliers d’années sur toute la planète, le Kyudo qui en est issu a réussi à le transformer en instrument de pacification. Il est intéressant de constater que c’est un art que pratiquent à part égale autant d’hommes que de femmes. De très nombreuses Écoles ne font pas de compétition, ni ne donnent de grades, comme cela se passe dans l’École Itsuo Tsuda. Tous ces aspects en font un art fondamentalement non agressif malgré ses origines. Sans agressivité, mais avec des objectifs qui favorisent l’harmonie, tel que Kai, l’union entre le corps et l’esprit, entre l’arc, la flèche et la cible, avec une recherche intérieure vers : la vérité (真, shin), la vertu (善, zen) et la beauté (美, bi). On peut constater qu’avec cet esprit on est très loin de favoriser la violence, bien au contraire on crée les conditions pour le développement d’une humanité plus sereine

L’Aïkido tel que le concevait O senseï Ueshiba Morihei me semble être de la même nature, et c’est pourquoi je continue chaque jour de guider les pratiquants dans cette direction. Si nous ne pouvons pas changer « le monde » nous pouvons changer « notre monde ». Dans les dojos qui suivent ce type de voie se créeront alors les conditions qui, au moins au niveau régional, sèmeront les graines d’une révolution des mœurs, des habitudes, des gestes, des pensées, une révolution où l’intelligence du corps et de l’esprit enfin réunis bouleversera la société en profondeur. C’est par la pratique du Non-Faire dans l’Aïkido que nous pourrons y arriver.

Régis Soavi

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« La violence, un “fait social” » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n° 2 en juillet 2020.

 

Notes :

  1. Durkheim Émile, Les Règles de la méthode sociologique (1895)
  2. Bory Anne, « Un point de vue sociologique sur les origines de la violence » (sur Adèle Momméja), Le Monde, 26 février 2020
  3. Lire sa biographie complète dans Calligraphies de printemps, pp. 388-457, Yume Éditions, 2017
  4. Seitaï : harmonisation de la posture, voir « Vivre Seitaï », Yashima n° 7, avril 2020
  5. Yuki : acte qui consiste à faire circuler le ki dans le corps d’un partenaire

Crédits Photos :
Jérémie Logeay, Sara Rossetti, Bas van Buuren

Mobilité et conscience corporelle

Par Régis Soavi

Une des grandes forces de l’Aïkido réside dans sa très grande mobilité et ses mouvements de rotations. Les spirales qui en découlent entraînent une combinaison de forces centripètes avec son corrélat, la force dite centrifuge, créant une forme invisible, puisque sans cesse en déploiement : la sphère.

Les techniques qui utilisent une attaque par l’arrière nous offrent la meilleure visualisation de cette sphère. La rotation des planètes qui tournent à la fois sur elles-mêmes et dans le même temps autour d’une étoile nous donne elle aussi un bon exemple de ce que se mouvoir autour d’un centre veut dire. Quant aux météorites qui gravitent non loin, elles rebondissent sur l’atmosphère, ou aspirées par le centre de la planète, s’y écrasent alors que la plupart des comètes elles, s’en éloignent.

Entrer dans la sphère

Quand il y a rotation autour de plusieurs axes parfois mêlés, il devient difficile de savoir où sont les centres, où sont les périphéries, le devant et le derrière. L’un et l’autre peuvent se présenter tour à tour, ils peuvent même s’inverser. Ils deviennent interchangeables, que ce soit dans le cas de Tori comme de Uke, c’est pourquoi l’Aïkido présente de grands avantages sur le terrain des attaques par l’arrière. Quelle que soit la taille ou la grosseur du centre, c’est sa densité qui fait la différence.

O Senseï Morihei Ueshiba bien que de petite taille était capable de projeter un assaillant à grande distance grâce au déploiement de cette force centripète qui se transformait en force centrifuge puis en spirale et même en sphère qui roulait plus loin sur les tatamis. Comment créer cette sphère ayant un centre si dense qu’il devient possible de réaliser des projections de cette nature ? Les saisies par l’arrière nous en donnent l’opportunité. Techniquement elles commencent souvent par une attaque de type Shomen uchi ou Yokomen uchi qui se transforme en saisie d’un ou de deux poignets par l’arrière. C’est le déplacement de Tori qui provoque la mise en danger de Uke et par là même cette quasi-obligation, ou en tout cas cette opportunité, d’immobiliser Tori. Bien que pour les besoins de l’enseignement, il soit au début pédagogiquement nécessaire d’admettre que le partenaire saisisse la main tendue par Tori, cela deviendrait incompréhensible après quelques années de pratique. Je pense que l’on peut même dire que ce serait contre-productif si on est réellement intéressé par notre art. Les saisies directes des deux poignets ensemble par l’arrière sont difficile pour Uke qui préférera dans beaucoup de cas saisir les manches des keikogi. Si le corps est bien centré il est plutôt facile de sortir de cette difficulté seulement en restant concentré sur le Hara et en bougeant le Koshi. Les techniques pertinentes découlerons tout naturellement de la posture des deux partenaires, de leurs respirations respectives, de leur capacité à saisir l’opportunité ou le moment, ainsi que de la détermination que chacun d’entre eux mettra. Bien souvent si Tori suit son instinct réel et non supposé, s’il ne cherche pas une technique ou une clé mais agit avec spontanéité, souplesse et vigilance, il se débarrassera avec facilité de l’emprise de Uke. Du point de vue pédagogique il y a aussi un grand intérêt car les saisies arrières obligent les élèves à bouger de manière différente. En effet, beaucoup d’entre eux ont tendance à travailler en ligne, un peu comme en Karaté, à se tendre pour résister à la pression avec des Tai sabaki et des déplacements de plus en plus courts, la conséquence inévitable est que leurs techniques deviennent de plus en plus dures et, malgré tous leurs efforts, souvent inefficaces.

Régis Soavi ushiro waza la sphère

Imagination ou visualisation ?

Il y a une grande différence si la saisie a pour but une immobilisation « simple » ou une agression « pure et dure » avec les risques que l’on peut encourir. L’entraînement est un jeu de rôle où chacun est à sa place. Pour retrouver ou acquérir les capacités nécessaires au déploiement de notre force vitale il est indispensable de laisser la spontanéité agir grâce aux bases techniques que l’on a travaillées. La visualisation a cependant une place primordiale. La visualisation et l’imagination sont deux fonctionnements profondément différents. L’imagination est une production du cerveau et n’engage que lui, alors que la visualisation a son point de départ dans le Koshi, c’est une production de notre énergie vitale et elle engage tant l’esprit que tout le corps sans qu’il n’y ait l’ombre d’une séparation entre eux. Elle est un acte de concentration primordial et rejoint une sensibilité de type primaire qui surgit de l’involontaire. Elle permet à Uke de rendre les saisies ou les atemis plus concrets et donc à Tori de les ressentir comme suffisamment dangereux pour réagir, même s’ils sont contrôlés. L’imagination, elle, n’entraîne aucune action, tout au moins immédiate et ne peut être ressentie par Tori comme autre chose qu’une attitude ou une posture sans aucune force ni puissance, un mouvement imaginaire, un mouvement rêvé.

Travailler lentement

Pour un travail précis et une juste compréhension de la direction comme de la puissance des forces mises en mouvement, la lenteur me semble indispensable. On peut ainsi augmenter l’efficacité de la saisie sans risque pour le partenaire. Travailler lentement ne veut pas dire être lent mais plutôt travailler au ralenti. Il est important de ne pas se précipiter pour saisir un poignet ou une manche si en le faisant on se découvre, offrant ainsi au partenaire l’occasion de placer un atemi ou simplement de prendre le centre et par là même de nous déstabiliser. Lors d’une saisie en Ushiro katate dori kubi shime, il est très important de faire sentir que cette saisie peut se transformer en étranglement et est, déjà dans les faits, un étranglement (pour cela il suffit de presser sur la partie haute du sternum sans toucher au cou), mais surtout il faut avoir une posture de nature soignée, à la fois ferme, souple, et ne nous mettant pas en danger. C’est seulement grâce à cela que l’on peut comprendre ce que cette saisie a de dangereux. Si on va trop vite dès le début, quand on n’a pas encore la maîtrise de ces attaques, la saisie sera bâclée et la technique risque de se transformer en bagarre de chiffonniers.

la sphère

Si j’ai pas vu pas senti, je meurs (1)

Une des attaques les plus dangereuses que l’on peut avoir à subir est celle que pourrait faire un adversaire habile muni d’un couteau, dans un espace restreint, et qui plus est lorsqu’on a le dos tourné. Lors d’une rencontre amicale avec un combattant de MMA organisée par Karaté Bushido et à propos d’une attaque précisément dans le dos avec un tanto, Léo Tamaki formule cette sentence : « Si j’ai pas vu pas senti, je meurs ». On pourrait dire qu’elle passe inaperçue car elle est évoquée comme une évidence, et elle exprime une réalité incontestable. Elle touche du doigt l’essentiel, car si on ne peut pas voir de dos on peut sentir, pressentir. C’est justement pour cela que dans l’Aïkido comme dans tout art martial il est nécessaire de retrouver et développer la notion de Yomi (le fait de percevoir l’intention, qu’on peut aussi traduire par intuition). C’est indiscutablement un élément essentiel du développement de l’individu par la pratique. On raconte d’ailleurs une anecdote concernant un samouraï qui se retourne au dernier moment pour sauver sa vie en éliminant un ennemi qui l’attaquait alors qu’il avait le dos tourné. Au delà des histoires que nous ne pouvons vérifier par nous-mêmes, il est clair qu’aujourd’hui encore les notions de Yomi ou de Sakki (la volonté d’attaquer, le Ki destructeur) ont toujours droit de cité (2). Concernant surtout les attaques par l’arrière il est plus qu’essentiel de cultiver et d’entretenir notre sensibilité dans cette direction.

Quand la vie est en jeu des forces insoupçonnées peuvent surgir. Il est parfaitement impossible de s’entraîner à faire surgir ces forces, mais divers types d’entraînements dans les arts martiaux peuvent être considérés comme une préparation à l’imprévisible. Toutes les techniques en Aïkido, bien qu’elles ne portent pas ce nom, sont des Katas et leur but n’est pas d’apprendre à détruire un adversaire, un ennemi, mais de réveiller l’individu encore endormi en nous, pour permettre à toutes nos capacités d’être actives dès que l’on en a besoin. Cela ne veut pas dire qu’elles manquent d’efficacité, bien au contraire, car bien utilisées elles peuvent être plus que redoutables, mais il y a peu de chance qu’elles soient applicables à l’identique hors du contexte du dojo, car elles sont enseignées et pratiquées sans la contrainte d’un risque réel, comme par exemple une attaque dans la rue, et les conditions de leur application véritable ne sont pas réunies. Il suffit d’un petit rien pour que tout chancelle.

La peur

La peur, si on veut sortir d’une situation par le haut, est un élément déterminant qui peut changer toute la donne dans un sens comme dans l’autre. Si on est envahi par la crainte, ou si on n’a jamais été confronté à une situation critique, voire réellement dangereuse, il est extrêmement difficile de savoir comment on pourra réagir en cas d’agression. Lors des Randori que nous faisons à la fin de chaque séance dans notre École, et cela quel que soit le niveau, il y a toujours le risque des saisies ou des atemis par l’arrière. Il est donc donné une grande importance aux déplacements, mais encore plus à la sensation de danger qui peut se dégager du ou des Uke, et c’est grâce à cela que peut se développer un « quelque chose » qui sera l’amorce de ce que l’on pourrait appeler l’intuition. Il ne s’agit pas d’une mystique, d’une confiance dans une énergie céleste, mais plutôt d’une réalité que chacun d’entre nous connaît, souvent sans lui donner un nom, qui transcende le quotidien des personnes. Mais comme il s’agit d’une réalité que, a priori, nous ne maîtrisons pas, il est très difficile, et même impossible de compter dessus au risque de voir nos capacités s’évanouir au moment où on en aura le plus besoin. Développer nos capacités de perception au moyen de l’attention est donc un des buts de la pratique, mais ce qui est surtout indispensable, c’est que cela doit permettre qu’émergent des capacités intuitives réellement utilisables dans la vie quotidienne et a fortiori à l’impromptu ou dans les cas graves.

Action et perception

Les sciences cognitives ont ouvert un champ d’étude qui nous permet de comprendre de nombreux aspects de l’être humain, tant du point de vue de la pensée que de l’action. Elle permettent aux pratiquants d’arts martiaux que nous sommes de mettre des noms, d’éclaircir un enseignement qui pourrait paraître obscurantiste. Nous pouvons redonner ses lettres de noblesses à ce que nos maîtres nous ont enseigné lorsque cet enseignement est décrié comme étant une vision mystique du monde. Notamment en ce qui concerne nos perceptions lorsqu’elles sont considérées comme « extra-sensorielles » alors qu’elles ne sont que le fruit du travail et de l’entraînement quotidien d’un art comme l’Aïkido.
Aujourd’hui des chercheurs redéfinissent la perception ainsi : « La perception est une forme d’action. Elle n’est pas quelque chose qui nous arrive ou qui se produit en nous. Elle est quelque chose que nous faisons. » « Notre perception s’exprime dans le langage des potentialités motrices » (3).

C’est à ce sujet que le philosophe M. B. Crawford (4) a écrit : « Notre perception de ces potentialités ne dépend pas seulement de notre situation environnementale, mais aussi de la gamme de compétences pratiques que nous possédons. Face à quelqu’un qui lui cherche querelle dans un bar, un expert en arts martiaux perçoit la position de l’individu en question et la distance qui l’en sépare comme permettant si nécessaire de porter certain coups et en excluant d’autres. C’est la pratique et l’habitude qui lui permettent de voir l’agresseur potentiel sous cet angle. De même, il percevra sans doute le mobilier environnant et les objets à portée de main comme des affordances (5) accessibles en situation de combat. Autrement dit, il voit des choses qui échappent totalement à un quidam »

Ne rien négliger

Dans la pratique de l’Aïkido il n’y a rien d’inutile. Cependant si on néglige l’aspect perception ou le travail de la sensibilité (ce que l’on confond souvent avec la sensiblerie) au profit de la technique, on risque de passer à coté d’un grand pan de la pratique. L’inverse est vrai, bien sûr, mais l’un comme l’autre étant indispensable, il est malgré tout possible pour chacun de ne pas s’en tenir à ce que l’on connaît et d’accepter d’aller vers ce que l’on ne connaît pas, ce qui est à découvrir, ce qui nous paraît parfois mystérieux voire impossible.

Itsuo Tsuda et Régis Soavi 1980

Tsuda Itsuo Senseï

Un des exercices que nous faisait faire mon maître Tsuda Senseï, consistait en une projection de notre partenaire à partir de la position seiza. Cela nous paraissait extrêmement simple au début, tout au moins théoriquement, mais quand il s’agissait de le réaliser cela devenait un peu plus compliqué. Tori est assis immobile, derrière lui, Uke a saisi le keikogi au niveau des épaules. Il s’agit alors très simplement de s’incliner comme si on saluait, sans forcer, sans tension, un salut tout simple qui, produisant un vide, aspire le partenaire : celui-ci, pourtant solidement ancré sur les tatamis, et malgré le fait qu’il y met toute sa force, n’arrive pas à résister et chute en avant. De façon très logique dès qu’il y a une résistance on se tend, on contracte tout le corps, on s’énerve, on accuse le partenaire de ne pas jouer le jeu. J’ai pourtant vu de nombreuses fois Tsuda Senseï nous en faire la démonstration avec le sourire. J’ai tenté de le tester sur cette technique, rien à faire, il s’inclinait de manière inexorable avec la plus grande des simplicités. Son secret : la visualisation. Il nous disait si souvent quand nous pataugions dans les difficultés « Cessez de penser en termes d’adversité », puis il nous en faisait la démonstration, faisant chuter un élève en désignant du doigt un endroit choisi par lui et prononçant cette phrase magique : « Je suis déjà là », exprimant ainsi la réalisation concrète de sa visualisation.

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« Mobilité et conscience corporelle » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°28) en avril 2020

Notes :

  1. Léo Tamaki dans Karaté Bushido Officiel. (13 décembre 2019) GregMMA et Aikido [Vidéo] https://www.youtube.com/watch?v=KoH4qjWKTfM&feature=emb_title
  2. Yashima N°4 Mai 2019
  3. Ava Noé, Action in Perception, MIT Press, Boston 2004, p. 1 et p. 106
  4. Matthew B. Crawford, Contact, Édition La découverte 2019, p. 80
  5. Intuitivités, potentialités.

Crédits photos : Paul Bernas, Didier Balick

Zanshin, un état naturel du corps

Par Régis Soavi

Si nous traduisons Zanshin par  »maintenir l’attention après un combat ou après une technique », même si nous restons dans la tradition martiale nous restons en deçà de sa signification profonde.

Tenshin : le cœur du ciel.

Dans le terme Zanshin il y a deux Kanji : 残 (càn ou zan), ce qui reste, le résiduel et 心 (Shin ou Kokoro). Si le deuxième a une signification connue de tous les Aïkidoka, il me parait nécessaire malgré tout d’en préciser la valeur car elle correspond à ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour trouver le chemin de la plénitude dans la vie. Pour Tsuda Itsuo Senseï une expression reflétait et animait les pratiques qu’il proposait, que ce soit l’Aïkido ou le Katsugen undo. Cette expression, « Tenshin », il l’avait traduite par : « le cœur du ciel pur ». Il écrit « Le mot kokoro que j’ai traduit par  »cœur » est étymologiquement identique à ce dernier : l’organe central de l’appareil circulatoire. Pourtant, l’acception en est toute différente. Le  »cœur » en français est plutôt le sentiment, tandis que le kokoro en japonais n’est ni tout à fait le sentiment, ni l’esprit, ni la pensée. C’est quelque chose que nous ressentons à l’intérieur de nous-mêmes, il s’approche plutôt du mind en anglais. Si on traduit par mental ou psychique, ce sera encore différent.La recherche d’un kokoro qui reste imperturbable devant un danger imminent, qui reste calme en toute circonstance, c’est le but principal imposé à ceux qui essayent d’atteindre la perfection, dans le métier des armes. »(1) « Votre esprit doit être dégagé de toute pensée, bonne ou mauvaise. Cet état d’âme est comparé au Ciel pur – Tenshin »(2)

 

Zanshin Régis Soavi
Zanshin, cet état de concentration qui perdure au-delà de l’acte.

L’Aïkido : réapprendre la liberté

Dès nos premiers pas sur les Tatamis, la concentration survient. Il suffit du salut en direction du Tokonoma pour que notre corps réagisse, qu’il quitte cet état que l’on pourrait qualifier de quotidien pour entrer dans celui très particulier de Zanshin. C’est fondamentalement un état naturel, un état où notre animalité biologique (dans le bon sens du terme) resurgit. Toute la tradition qui nous vient d’O Senseï et qui nous a été transmise par son élève direct Tsuda Senseï est primordiale pour le comprendre. C’est dans la manière dont sont exécutés les exercices comme la vibration de l’âme, les mouvements du rameur, ainsi que tant d’autres, qui sont à tort généralement assimilés à un échauffement, que l’on réalise leur importance. C’est toute l’attention apportée à la respiration qui nous permet de sentir au niveau physiologique la circulation du Ki et nous rappelle vers cet état de concentration qu’est Zanshin. Toute cette première partie d’une séance ordinaire dans notre école a été conçue pour nous amener, nous porter dans un au-delà de nous-mêmes, un au-delà de ce que bien souvent nous sommes devenus – un simple quidam de notre société. Immédiatement si nous sommes suffisamment attentifs nous en ressentons les effets. Nous évoluons sur les Tatamis d’une manière profondément différente, ce que nous ressentons, notre perception de l’autre, des autres, devient à la fois plus fine et plus accentuée, plus large et plus légère. C’est jour après jour en se trempant dans cette ambiance que l’on peut à la fois réapprendre la liberté de mouvement, un premier pas vers la liberté intérieure, et sentir notre espace, nos espaces. Retrouver la sensation du positionnement des forces qui nous entourent, découvrir ou redécouvrir que rien n’est fini, ni conclu, mais que tout est lié, que Zanshin est un moment d’une éternité qui suit son cours dans toutes les directions.

La vie quotidienne : un révélateur

Sans que nous en ayons conscience, sans que nous agissions de manière volontaire notre corps réagit sans cesse aux agressions multiples que nous subissons tous les jours de la part de notre environnement. Que ces attaques soient le fait de bactéries, de virus, ou même plus simplement qu’elles soient dues à la qualité de notre alimentation, notre corps répond de façon adéquate grâce à son système immunitaire, son système digestif ou tout autre système en fonction du dysfonctionnement. La réponse du corps, si le terrain est bon, si notre système immunitaire est bien réveillé par exemple, n’est pas limitée à quelques escarmouches ici ou là, la mobilisation du corps est totale et le combat peut être parfois d’une grande violence. Une fois le combat fini le corps ne se met pas tout de suite au repos, il ne se rendort pas aussi vite une fois le danger passé (ce que notre esprit, lui, aurait parfaitement admis). Notre système involontaire ne relâche pas son attention, éliminant jusqu’à la dernière bactérie, jusqu’au dernier virus ou les immobilisant, les bloquant de manière à les rendre inoffensifs. Et là encore tout n’est pas fini il reste vigilant, gardant un œil sur tout ce qui se passe, serein mais attentif au moindre mouvement des agresseurs, quels qu’ils soient. Cet esprit c’est l’état du Zanshin naturel et involontaire d’un corps qui réagit sainement et donc à l’exact opposé d’un corps apathique. Quand tout est vraiment fini la vie reprend en quelque sorte son cours naturel. Il est primordial de favoriser que ce travail puisse se faire à l’intérieur de notre corps en toute tranquillité sans nous effrayer à la moindre douleur ou à la moindre réaction perturbante. Pour celui qui aborde un art martial – et l’Aïkido en particulier – pour la première fois, les objectifs sont souvent multiples, et vont du besoin de bouger à celui de se défendre en passant par toutes les variantes, réelles ou fantasmatiques. La découverte de Zanshin fait partie intégrante de l’enseignement de l’Aïkido, et sa compréhension en profondeur ainsi que son extension à tous les aspects de notre vie apportent une plus grande tranquillité face aux événements imprévisibles et permettent de vivre plus pleinement au quotidien. Car c’est en définitive dans le quotidien que s’éprouve l’utilité de la pratique. Sans être utilitariste il est toujours plaisant de voir et de vérifier ce qu’elle nous apporte dans notre vie de tous les jours. L’attention, la concentration, de même que le plaisir dans la réalisation d’un travail ne peuvent réellement être là sans l’état de présence que l’on appelle Zanshin, et cela même si l’on en n’a pas conscience.

Zanshin est un moment d'éternité
Zanshin est un moment d’éternité

Des ronds dans l’eau

Lorsque l’enfant lance un caillou dans l’eau si calme d’un petit étang, il reste à regarder les cercles concentriques qui se déploient et s’étirent à partir de ce centre qu’il a créés. S’il a conservé sa nature profonde, si elle n’a pas été détruite par des adultes, parents, éducateurs ou enseignants, qui cherchent à lui expliquer la raison scientifique du phénomène ou qui, pressés par leur temps si précieux, n’accordent que peu d’importance à ce petit jeu insignifiant, alors, immobile, contemplatif mais très concentré, il attend que les cercles s’éteignent, que leurs vivacités initiales diminuant de plus en plus arrivent à n’être plus reconnaissables, à faire corps avec le mouvement naturel de l’eau frémissante, légèrement poussée par le vent. Ce moment si précieux est aussi Zanshin, c’est un instant que l’on pourrait même voir comme sacré, où le Kokoro de l’enfant se calme, où il retrouve sa nature primordiale, sa nature véritable.

L’école, ou comment casser cet état naturel

Tout l’apprentissage scolaire vise à donner à l’enfant des armes pour le futur, l’idée sur le papier est certes bonne mais la réalité est tout autre. Le système de notation, qu’il soit chiffré ou sous forme de lettres à l’anglo-saxonne, est un sujet de peur voire d’angoisse, toujours d’inquiétude et produit, de fait, plus de dégâts que de bienfaits. On ne travaille pas dans ce cas pour le plaisir de découvrir ni même pour un résultat concret mais pour une note, une appréciation, qui sont censées refléter notre niveau dans le système. Pourtant on ne compte plus les pédagogues qui depuis plus d’un siècle ont dénoncé les méfaits de ce type de scolarisation et de ce mode d’éducation. Tout au contraire de l’état de Zanshin on attend le verdict, le résultat de l’interrogation écrite, du devoir, de l’examen. À l’inverse de développer les capacités physiques ou intellectuelles de l’enfant on en fait un être apeuré ou plus tard un révolté qui n’aspire qu’à sortir du système dans lequel il se trouve coincé, pour respirer ne serait-ce qu’un peu plus librement. La casse n’est pourtant pas irrémédiable, c’est aussi à cela que sert notre pratique, remettre sur pied ce qui n’aurait jamais dû être abandonné ni détruit.

Une présence à soi-même ainsi qu'a l'autre, sans agressivité.
Une présence à soi-même ainsi qu’a l’autre, sans agressivité.

Passe ton bac d’abord !

Qui n’a pas entendu cette phrase devenue un leitmotiv parental ? Quels sont les parents qui ont laissé leurs enfants se diriger dans la direction qu’ils avaient décidé de prendre par eux-mêmes, et en les soutenant malgré la réprobation générale de la famille comme de l’entourage ? En France la nouvelle loi sur l’enseignement (obligation de l’instruction de trois ans à dix-huit ans) contraint les parents, qui parfois parce qu’ils ont pris un jour conscience des dégâts qu’ils ont subis dans leur propre enfance ont choisi l’enseignement à domicile, à rester malgré tout dans le cadre de l’éducation nationale. À faire subir des examens et tests que les enfants doivent réussir sous peine de réintégration dans une école reconnue par l’État. Comment permettre à l’enfant, à l’adolescent, de découvrir, de redécouvrir ou de conserver ce qu’il a toujours eu et qu’il n’aurait jamais dû perdre : Zanshin, cet état de concentration qui perdure au-delà de l’acte, cet état instinctif qui nous procure le plaisir, la satisfaction, et renforce nos capacités en leur permettant de profiter de l’expérience acquise dans ce moment grâce à ce léger temps d’arrêt où quelque chose reste en suspend ? L’enfant, garçon ou fille, durant ce temps incertain, où tout peut se jouer, échappe au monde des conventions sociales, devient fort, de cette force que personne ne pourra lui soustraire, s’ouvre à une intelligence qui n’appartient qu’à lui et qui n’est l’œuvre d’aucune doctrine, d’aucune idéologie.

Ai-uchi, ai-nuke

À partir de Zanshin un monde peut se reconstruire s’il a été détruit ou simplement abîmé. Dans la pratique du Zen c’est l’esprit qui demeure ou l’esprit du geste qui permet de retrouver ce qui a été perdu, dans l’Aïkido ce n’est pas l’esprit combatif qui nous permet de vivre en harmonie mais bien ce qu’il y a derrière, en profondeur et qui anime notre action. Tsuda Itsuo Senseï nous raconte l’histoire de ce grand maître du 17e siècle Sekiun Harigaya qui avait trouvé la paix intérieure. « Après avoir été longtemps tourmenté par l’incertitude qui règne lorsqu’on se trouve dans une situation extrême, où aucun recours à un précédent ne sert à nous justifier, il trouva : « Vaincre les plus faibles, se faire battre par des plus forts, et s’anéantir mutuellement entre égaux, ce sont des solutions sans issue. » Même si on remporte la victoire coup sur coup, ce n’est, selon lui, qu’une bestialité. Il n’y a là que des combats de loups ou de tigres. On restera toujours dans la relativité, dans l’opposition. Il faut en sortir pour trouver la vraie voie. Comment sortir de la bestialité pour trouver la vraie voie ? Surtout dans une situation où le résultat ne se mesure pas par des scores. La formule consacrée jusqu’alors a été  »ai-uchi », anéantissement mutuel. À vouloir battre l’autre, tout en essayant de garder sa propre intégrité, on perd tout, car au dernier moment on est gagné par la peur qui nous paralyse. Afin de sortir de cette dualité qui nous tourmente, on décide de mourir, en abandonnant tout ce qu’on a.  »Quand tu auras ma peau, j’aurai ta viande. Quand tu auras ma viande, j’aurai tes os », ainsi va la formule de bravade. On reste quand même dans la bestialité. Après de longues années de méditation, Sekiun trouve sa formule ai-nuke, passer au-delà mutuellement. La base de cette formule est la découverte du kokoro, immuable, éternel, dans lequel il n’y a pas l’anéantissement de l’adversaire, mais seulement le respect de l’autre. Cet ai-nuke montre une position assez proche de celle de l’aïkido de Me Ueshiba. Si on fait face à l’autre sans aucune agressivité, c’est ai-nuke, mais si on garde la moindre agressivité, c’est ai-uchi. Mais comment peut-on se vider de toute agressivité alors qu’on se trouve justement dans une situation d’agressivité où on risque de tout perdre ? Cette non-agressivité, si elle vient de la part, non d’un moraliste ou d’un pacifiste religieux, mais de quelqu’un qui avait connu 52 combats réels jusqu’à l’âge de 50 ans, peut avoir une valeur toute différente. »(3) Zanshin est au cœur du problème, car il s’agit d’une présence à soi-même ainsi qu’a l’autre, sans agressivité, sans attente, sans recherche d’un résultat quelconque. Zanshin n’est ni la fin ni le début d’un mouvement, il n’illustre pas le pouvoir de l’un des deux sur un adversaire, c’est un temps, un espace-temps non défini, mais qui se réalise concrètement. Retrouver le Kokoro de l’enfance, retrouver la concentration, la joie simple de se sentir pleinement vivant, ne plus se contenter de l’aspect superficiel de la survie qui nous est imposée par la société, c’est le chemin qui nous est proposé dans l’Aïkido. Même si ce chemin exige de nous rigueur et détermination, continuité et introspection, je l’ai toujours ressenti et vécu comme plus facile, que la démission, la renonciation et donc la désillusion ou la passivité.

Régis Soavi

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« Zanshin, un état naturel du corps », un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°27) en janvier 2020

 

Notes :

  1. Tsuda Itsuo, La voie des dieux, Le courrier du livre, 1982, p. 61.
  2. Tsuda Itsuo, Cœur de ciel pur, Le courrier du livre, 2014, p. 91.
  3. Tsuda Itsuo, La voie des dieux, Le courrier du livre, 1982, p. 63.

Crédits Photos :
Bas van Buuren, Sara Rossetti

La force vitale

Par Régis Soavi

Pourquoi parler de la force vitale alors que le sujet semble démodé (il est aujourd’hui considéré comme une sorte de résidu idéologique des années soixante), ou reste apparemment le domaine privilégié d’une petite quantité de personnes à la recherche d’effets mystérieux ?

Si la force physique reste pour de nombreuses raisons et dans de nombreux cas un domaine important, elle n’est pas un état permanent et inaltérable. Il existe quantité de facteurs que nous devons prendre en considération : l’âge de l’individu, son état de santé, son mental, sa situation sociale, sa conception du monde, etc. Il en va de même avec la force dite mentale, ou plus communément parlant, la force de caractère.

Le spectaculaire

Avoir un corps de dieu ou de déesse a toujours fait rêver la jeunesse, il est clair que l’état du corps est censé être reflété par son apparence. La silhouette d’une personne était un des moyens pour juger de son état de santé, de sa force, de sa puissance. Les statues de la Grèce ou de la Rome antique servaient d’exemple. L’accent était mis sur l’esthétique des formes et des proportions. Il en va de même aujourd’hui, mais les modèles ont changé car ils appartiennent surtout aux milieux branchés de la « people society » : acteurs, sportifs de haut niveau, mannequins, etc. Les images que l’on nous en propose, même quand elles n’ont pas été retouchées, nous font miroiter un monde complètement irréel de jeunes gens innocents, pétillants de santé, sautillant, et réalisant des « exploits » avec la plus grande facilité. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » (1) Dans ce monde en trompe-l’œil comment ne pas passer pour un trouble-fête lorsqu’on présente d’autres valeurs que celles qui sont actées par la publicité au service de l’Économie et de la volonté de puissance de quelques uns, tout cela au détriment de la majorité des individus ?

Tsuda Itsuo montrant les points du ventre pendant une conférence.
Tsuda Itsuo montrant les points du ventre pendant une conférence.

Un problème de société

La société de 2019 n’est pas la société du vingtième siècle et encore moins celle du dix-neuvième. À l’époque la force physique avait un coté naturel, oserai-je dire primitif, il n’en est plus de même aujourd’hui. Si, par exemple, en Occident les avancées de la médecine ont pu sauver des personnes et permettre un allongement de la durée de vie, elles ont, par contre-coup, rendu beaucoup de gens dépendants aux traitements et aux médicaments, créant par là même une société d’assistés dont la force vitale semble s’être cruellement affaiblie. Les laboratoires pharmaceutiques ne se gênent pas pour produire à profusion de plus en plus de substances, de nouvelles molécules, censées rendre la vie plus facile. Un des exemples qui fit scandale récemment est celui des drogués sur ordonnance. Les antidouleurs à base d’opiacés, par l’accoutumance qu’ils engendrent, ont déjà fait non seulement deux millions de personnes dépendantes de ces substances, mais aussi des centaines de milliers de drogués qui ne savent plus comment se procurer leur dose et même, dramatiquement, plus de quarante-huit mille morts au États-Unis en 2017. (2)
La médecine du sport dans certains pays, et cela depuis des dizaines d’années, n’hésite pas elle aussi à droguer les athlètes pour permettre à leur pays de remporter une course, un concours, ou une médaille aux Jeux olympiques.
Les records sont continuellement dépassés dans le domaine du sport, ainsi que partout où la compétition fait rage, mais il semble difficile de gagner, ni même seulement d’être sélectionné sans avoir des spécialistes du corps et de la médecine dans son staff technique.
La seule force physique naturelle ne suffit plus, il faut plus que cela aujourd’hui, beaucoup plus. On propose des compléments alimentaires, des cocktails de substances sans cesse plus sophistiqués pour dépasser les limites humaines naturelles et même parfois tout simplement pour être toujours en forme ou tout au moins le paraître, et quand les conséquences des traitements ou plutôt du mauvais traitement du corps surviennent il est déjà trop tard pour rebrousser chemin.

L’Écologie humaine

La prise de conscience de l’état de la planète par une partie de la nouvelle génération pourrait être le déclencheur d’une prise de conscience plus globale. La nécessité absolue de revoir non seulement la production de produits de consommation, mais également les schémas de cette même production si cette nécessité est poussée un peu plus loin, devrait amener la société à la compréhension de ce besoin impératif de changer d’orientation.
Si la technologie a des cotés pratiques, devons-nous renoncer à penser par nous-mêmes et suivre les traces pré-imprimées par les logiciels, les algorithmes, ou les moteurs de recherche ? La médecine occidentale, qui est un art et non une science, a fait de gros progrès du point de vue de la compréhension et du traitement de certaines maladies humaines, mais devons-nous pour cela abandonner notre libre arbitre et nous remettre entre ses mains sans chercher à comprendre ou à sentir ce qui nous convient le mieux ? La société nous gave de recommandations qui, si elles ne nous font plus rire, nous laissent souvent indifférents : « mangez bougez » « mangez cinq fruits et légumes par jour » « attention au taux de cholestérol, mangez des produits allégés » « respectez scrupuleusement le nombre d’heures de sommeil » etc. L’être humain moderne en vient à suivre les directives de personnes qui pensent pour lui en matière de santé, de travail, de rencontre, tout est préparé, pré-digéré, au nom de notre bien-être, pour réaliser ce que des écrivains comme Ievgueni Zamiatine, dès 1920, Aldous Huxley en 1932, ou George Orwell en 1949 avaient décrit dans leurs romans dits d’anticipation, c’est-à-dire « un monde idéal ». Sommes-nous déjà en train de vivre dans ce monde que prédisait Huxley dans une conférence en 1961 ?
« Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir. » (3)
Loin de moi l’idée de porter en avant les idéologies réactionnaires ou passéistes qui ont tendance à apporter leurs solutions à coup de « y a qu’à » ou de prôner la résurgence des valeurs patriarcales ou racistes qui fort heureusement sont, ou j’ose l’espérer, devraient être dépassées. Les pas à faire sont d’une toute autre dimension. Il ne s’agit rien de moins que de retrouver des valeurs humaines et c’est peut-être cela la vraie révolution. L’Aïkido est porteur de cet espoir, mais nous ne devons pas nous tromper de direction.

Respiration KA MI : activation de la force vitale
Respiration KA MI : activation de la force vitale

La force vitale

Les expressions populaires comme « avoir du cœur au ventre » ou « avoir des tripes » expriment bien l’importance que la majorité des gens d’il n’y a pas si longtemps accordaient à cette région du corps, le courage ne se trouvait pas dans la réflexion mais dans l’action du bas du corps.
La force vitale était un domaine bien connu des maîtres d’arts martiaux, et ils accordaient tous la plus grande attention à en faire un des sujets majeurs, sinon le centre, de leur enseignement. Tous ceux qui ont eu la chance de connaître les maîtres de la première génération après O Senseï savent que la valeur de Noquet Senseï, Tamura Senseï, Yamaguchi Senseï ou Noro Senseï, ainsi que de tant d’autres n’était pas dans la qualité, évidemment irréprochable, de leur technique mais dans leur présence, simple reflet de leur personnalité, de leur force vitale.
Tsuda Itsuo Senseï, maître d’Aïkido, faisait aussi partie de cette génération, mais il était aussi un des maîtres de la première génération après Noguchi Haruchika Senseï, dans l’art du Seitai, et il a beaucoup écrit sur ce domaine dès son premier livre Le Non-faire dont j’ai tiré quelques extraits.
« Du point de vue Seitai, le ventre n’est pas simplement un récipient de divers organes digestifs, comme l’enseigne l’anatomie. Le ventre, déjà connu en Europe sous le nom japonais de “hara”, est la source et le dépôt de la force vitale. » (4)
« [L]a vie agit comme une force qui donne la cohésion aux éléments absorbés. […] C’est cette force de cohésion que nous appelons “ki”. […] Ce qui intéresse le Seitai, ce n’est pas les détails de la structure anatomique, mais le comportement de chaque individu qui révèle l’état de cette force de cohésion. Cette cohésion, en l’occurrence, est en quête spontanée d’un équilibre et se manifeste de deux façons diamétralement opposées : en excès et en déficit. Lorsque le ki, force de cohésion ou énergie vitale, se trouve en excès, l’organisme rejette automatiquement cet excès afin de rétablir l’équilibre. Ce qui déroute l’observateur, c’est que le rejet, loin d’être simple, s’effectue sous des formes diverses et complexes. Il se manifeste chez l’individu dans son comportement verbal, dans son geste, ou dans son acte. Par contre, lorsque le ki est en déficit, l’organisme réagit pour combler cette insuffisance, en attirant vers lui le ki des autres, c’est-à-dire, leur attention. » (5)
Dans le Seitai, il existe un moyen pour se rendre compte de l’état du koshi et de la force vitale, et cela simplement en vérifiant l’élasticité du troisième point du ventre qui se trouve environ deux doigts en dessous du nombril. Si le point est positif, c’est-à-dire si on sent qu’il rebondit lorsqu’on appuie dessus, alors tout va bien, on se remettra rapidement en cas de difficulté ou de maladie, si par contre les doigts s’enfoncent et ne reviennent qu’avec lenteur, si le ventre est mou, c’est que l’état du corps est en difficulté, ce manque de tonus est révélateur de l’état de la force vitale. Je préfère m’abstenir de donner plus de détails afin d’éviter que des bricoleurs présomptueux ou mal informés commencent à toucher à tout. En tout cas vous pouvez essayer sur vous-mêmes, mais pas sur les autres même s’ils sont d’accord, le risque de perturber leur rythme biologique et par contre-coup leur santé est trop grand, inutile de jouer les apprentis sorciers.
La force vitale est ce qui nous fait remonter la pente lorsqu’on a sombré. C’est ce qui nous permet de concrétiser des projets qui parfois semblent impossibles à réaliser.

Représentation du hara ; Basilique Saint-Sernin à Toulouse
Représentation du hara ; Basilique Saint-Sernin à Toulouse

La technique Seitai : une orientation

Le Seitai nous apporte dans le quotidien les instruments dont nous manquons pour entretenir notre force vitale. La pratique du Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) ainsi que des Taïso adaptés en fonction des Taiheki (habitudes corporelles) ou des techniques de premier secours n’en sont que la partie visible, l’essentiel se trouve dans sa philosophie de la vie et dans sa compréhension de l’être humain. Toute l’attention apportée à l’éducation des jeunes parents, le soin au bébé, la manière de faire circuler le Ki, de respecter chaque personne dans son individualité, et non en faisant référence au général, en font une science du particulier comme aimait à le définir Tsuda Itsuo Senseï dans son livre du même nom.
Si à l’occasion des stages je donne des indications pratiques qui permettent aux personnes de retrouver un bon état de santé, de récupérer leur force vitale lorsqu’elle est affaiblie, je compte toujours sur la capacité des individus à réagir, à comprendre la nécessité de s’orienter différemment pour cela, plutôt que de se démettre de leur pouvoir au profit d’une technique, d’une idole, ou d’un gourou.
Sans la force vitale, la force physique a du mal à trouver des débouchés, elle tourne en rond et finit par perturber la personne elle-même qui ne sait plus comment faire pour retrouver son équilibre.
La force vitale n’a pas de morale, elle peut être utilisée à bon escient ou non certes, mais si elle n’est plus là, inutile de discuter sur la valeur des objectifs à atteindre ou sur les perspectives que nous propose la société.
On se pose beaucoup de questions sur sa nature, son origine, voire sa domestication. Certains aimeraient pouvoir la mesurer grâce à du matériel technologique très développé, comme par exemple, des électrodes sophistiquées capable d’enregistrer les réponses subtiles émises par le cerveau. Malheureusement, ou plutôt heureusement car les risques de manipulation sont grands, cela semble pour l’instant impossible. La force vitale est d’une toute autre nature, on la comprend quand on retrouve la sensation du ki dans son propre corps. Mais qu’est-ce que le ki ? Tsuda Senseï nous donne en quelque mots une piste pour sa redécouverte.
« Le ki est le moteur de toutes les manifestations instinctives et intuitives des êtres vivants. Les animaux n’essayent pas de justifier leur action mais arrivent à maintenir un équilibre biologique dans la nature. Chez l’homme, le développement extraordinaire de l’intelligence menace de détruire tout équilibre biologique, allant jusqu’à la destruction totale de tout être vivant » (6)

L’Aïkido : un art pour réveiller la force vitale

L’Aïkido est facilement au cœur de nombreuses polémiques, au sujet de son refus de la compétition, de son idéal de non-violence, de son manque de modernité, voire de sa prétendue inefficacité. Il me semble que, justement, il est temps d’affirmer les valeurs de notre art – et elles sont nombreuses. Dans la pratique de l’Aïkido ce n’est pas la force physique qui est déterminante, mais plutôt la capacité à l’utiliser, de même pour la technique c’est son adaptation à la situation concrète qui est la plus importante et cela ne peut se faire sans avoir réveillé notre force vitale. La mise en situation sur les tatamis jour après jour, séance après séance, si elle est faite sans concession et en même temps sans brutalité, nous ouvre les yeux et permet de développer, de retrouver ce qui anime l’être humain, une force, une vitalité que l’on a trop souvent laissé s’atrophier. La puissance que l’on peut développer, mais aussi la tranquillité, la quiétude intérieure que l’on peut retrouver en sont la manifestation visible, le reflet de ce que l’on appelle le Kokoro au Japon.
Il est inutile de comparer avec d’autres pratiques car, même si l’Aïkido, quelques soient les critiques qui lui sont faites, ne servait seulement qu’à permettre le réveil, l’entretien ou l’amélioration de la force vitale, n’aurait-il pas rempli son devoir vis à vis des pratiquants ? Ne pourrait-on le considérer comme un des arts martiaux majeurs ?
La force vitale est au cœur de toutes les disciplines et cela depuis l’origine des temps, si tous les arts martiaux évoluent, elle reste l’élément indispensable à leur pratique.

Régis Soavi

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« La force vitale » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°26) en octobre 2019

Notes :
1) Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel 1969 p. 9
2) Journal Le Monde, « Médicaments antidouleurs : overdose sur ordonnance », 16 octobre 2018
3) Aldous Huxley, discours prononcé en 1961 à la California Medical School de San Francisco
4) Itsuo Tsuda, Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1977, p. 185
5) Itsuo Tsuda, Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1977, p. 189, pp. 194-195
6) Itsuo Tsuda, Le Dialogue du silence, Le Courrier du Livre, 1979, p. 87

Seitai | La séance de Katsugen undo #6

Dans cette 6ème partie, Régis Soavi nous décrit une séance de Katsugen undo (traduit par Mouvement régénérateur)

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.

Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo :

C’est la simplicité même. On veut toujours rajouter plein de choses parce que quand c’est trop simple on a l’impression que ça ne marche pas.

On va proposer aux personnes de faire deux, trois exercices. Un exercice qui va détendre la région de plexus solaire. Là, on expire, bien à fond. C’est comme une sorte de bâillement artificiel. Donc c’est un exercice volontaire. Un bâillement en quelque sorte artificiel. On détend la région du plexus solaire.

Un des deuxièmes exercices que l’on fait, par exemple pour le déclenchement du mouvement individuel, ce serait « rotation de la colonne ». Eh bien là, il s’agit de retrouver un peu de souplesse. Je vois les personnes aujourd’hui avec le vieillissement des corps, la colonne est complètement bloquée, ils n’arrivent plus à se tourner. Ils sont obligés de tourner tout le corps pour regarder derrière eux. Alors qu’il suffirait de tourner la colonne. Mais bien souvent, même des fois à trente ans, la colonne vertébrale est bloquée. Donc c’est un exercice qui détend le corps. Ça c’est le deuxième exercice.

Et le troisième exercice, qui est un peu plus compliqué, il s’agit de mettre les pouces à l’intérieur des poings fermés et de tirer le tout en arrière. Bon. Difficile de faire voir comme ça, il faut quand même avoir quelqu’un qui nous le montre de manière plus précise. C’est pour ça qu’il y a des stages organisés. Ça c’est pour le mouvement individuel.

Et ensuite, qu’est-ce qu’on fait ? Rien ! On fait rien. On laisse le corps déclencher le mouvement. Si on fait le mouvement individuel, c’est très simple. On peut le faire partout. Ça peut être très discret. Il ne s’agit pas de commencer à avoir des hurlements… Ce n’est pas quelque chose qui est très visible. C’est extrêmement discret. Il n’y a pas de bruit pendant une séance de mouvement. Parfois il y a des légers bruits, presque rien. Donc ça c’est le mouvement individuel.

Et puis dans les dojos, en semaine, c’est-à-dire deux ou trois fois par semaine, ça dépend des dojos, on pratique le mouvement mutuel. Alors là on fait simplement l’exercice au plexus et on rajoute quelques exercices de concentration, comme la respiration par les mains, Yuki, la chaîne d’activation, tout cela pour permettre que les corps soient bien prêts à laisser le mouvement se déclencher. Mais par contre le déclenchement du mouvement lui-même se fera par une activation des deuxièmes points de la tête. Je ne peux pas faire une démonstration comme ça. Par une activation des deuxièmes points de la tête, en quelque sorte, le système volontaire va se mettre au repos. Et c’est le système involontaire qui va conduire, qui va diriger.

Alors qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut pas dire que d’un seul coup on est décervelé et qu’on ne comprend plus rien. Quand par exemple on mange, c’est le système digestif qui d’un seul coup, alors qu’il était tranquille, qu’il ne faisait rien, d’un seul coup le système digestif se met à s’activer. Et il y a toute sorte de sucs gastriques qui arrivent, l’estomac se met en branle, les intestins travaillent plus, etc. C’est pas pour ça qu’on ne pense plus. Au mieux on a un peu une espèce de somnolence. La somnolence qui vient quand il y a la digestion, ou qu’on a bien mangé, on est un peu … ah voilà. Parce que le système involontaire digestif s’est activé. C’est pas parce que ce système digestif s’est activé qu’il n’y a plus rien d’autre. Là aussi, lorsqu’on fait le mouvement régénérateur, le mouvement volontaire est au repos, on n’y pense plus, on ferme les yeux, on laisse le corps bouger en fonction de ses besoins.

Et là, le corps, parce qu’il est dans l’involontaire, va pouvoir faire des choses que d’habitude il ne fait pas, ou qu’il a un peu laissé tomber. Et donc là il se met à bouger. C’est pour ça qu’on le fait dans un dojo, il fait des choses qui peuvent paraître parfois incongrues. Par exemple faire des mouvements de ce genre, si vous faites ça dans le métro, les gens peuvent se dire « Ohlàlà, celui-là il est un peu bizarre… ». Et là au dojo, justement, on est tranquille, on a les yeux fermés, personne ne nous regarde, c’est un peu comme quand on est à la maison. Le mouvement tel qu’il se passe au dojo, c’est un entraînement. C’est un entraînement, on dit souvent, du système moteur extra-pyramidal, mais pas seulement. C’est un entraînement parce que les corps se sont affaiblis, parce qu’on a du mal à réagir, donc on se ré-entraîne. C’est un peu comme quelqu’un qui ne marche plus. A un moment donné, le moindre pas est difficile : passer de la cuisine à la salle de bains lui est difficile. Donc à partir du moment où il va recommencer à marcher, son corps va recommencer à fonctionner mieux. Là, c’est la même chose pour le mouvement involontaire.

Et à un moment donné, bien sûr, comme c’est un entraînement, c’est dans un temps donné. Il faut aussi que ce temps à un moment donné on l’arrête. C’est-à-dire que dans la séance on a fait les entraînements, on laisse le mouvement se déclencher, puis on arrête le mouvement. Là encore il y a un exercice très similaire au premier individuel pour arrêter le mouvement. On arrête le mouvement. Là on reste allongé quelques minutes. Et on revient, on reprend le système volontaire qui va de nouveau agir.

Donc on a laissé le mouvement individuel agir complètement comme il avait besoin, tout seul, pendant un certain temps, et puis ensuite on revient à notre vie quotidienne, tout à fait normale. Et donc, le corps maintenant va retrouver des capacités de l’involontaire. On laissera justement plus qu’avant l’involontaire travailler dans la vie quotidienne. Parce que le corps va dire « tiens, là j’ai besoin » et il va susciter un autre type de travail. Donc là encore, il y a des exercices qui permettent un entraînement du système involontaire et puis ensuite c’est la vie quotidienne. On n’est pas tout le temps dans l’involontaire. On va travailler, on fait un tas de choses avec le volontaire. Mais comme l’involontaire travaille par en-dessous, le corps reste normal.

Régis Soavi

Seitai l’unité du corps #5

Dans cette 5ème partie, Régis Soavi nous parle d’un principe central dans la philosophie Seitai : l’unité du corps.

Subtitles available in French, English, Italian and Spanish. To activate the subtitles, click on this icon. Then click on the icon to select the subtitle language.


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Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo :

« La tendance actuelle c’est qu’il y a toutes sortes de programmes prévus où les personnes vous donnent des choses à faire, que ce soient des gymnastiques, que ce soient des nourritures, ou des jeûnes… toutes sortes de manipulations mentales, exercices mentaux ou autres pour que les personnes aillent bien.

Mais en fait, l’être humain est complètement différent. Parfois il suffit d’une toute petite chose pour que tout aille mieux ou que tout aille mal. Parfois rien qu’un chiffre, un chiffre peut déterminer complètement la qualité de votre vie. Si vous voyez par exemple -4000 euros sur votre compte en banque, d’un seul coup… « Ha ! », le cœur peut s’arrêter. C’est ridicule. Comment est-ce qu’un cœur peut s’arrêter parce qu’il a vu un chiffre ? C’est absurde. Et pourtant, c’est comme ça.

Donc ce qui compte, à mon avis, c’est l’harmonie du corps. C’est un équilibre qu’on va trouver, toujours pareil. Chaque fois qu’on va parler du Seitai, chaque fois qu’on va parler de ce qui se passe par rapport au mouvement régénérateur, etc., il faut penser en terme d’équilibre. L’être humain, c’est ça, c’est un équilibre. Il est pas séparé. Bien sûr, s’il y a un problème grave dans une partie du corps, l’être, l’individu est déséquilibré, mais il ne va pas seulement souffrir de cette partie du corps. Il souffre dans tout son corps. Donc là encore, c’est l’équilibre qui est déterminant. »

La saisie, un art du détachement

par Régis Soavi.

Aide-mémoire Itsuo Tsuda saisie
Aide-mémoire dessiné par Itsuo Tsuda, 1972 illustrant différents types de saisie

La saisie en tant que telle n’est pas la difficulté, c’est la coagulation du Ki dans le poignet, dans les bras ou autour du corps qui pose problème et qui nous bloque, et c’est par le détachement que l’on pourra s’en libérer. La visualisation est le moyen d’y parvenir. Tsuda Senseï nous en donne un exemple dans son deuxième livre La Voie du dépouillement.

« L’Aïkido pour moi, est un art de redevenir des enfants. […] Il faut un art pour redevenir enfant sans être puéril. […] Jean, par exemple, me saisit par derrière à bras-le-corps. Je veux me baisser pour m’asseoir mais il m’empêche de le faire. Il a des biceps deux fois plus gros que les miens et pèse près de 90 kilos. Je ne peux pas bouger tellement il me serre fort. Que faut-il faire ? Le projeter avant de m’asseoir ? J’essaye mais je n’y arrive pas, car il est trop lourd et trop fort.
Alors je deviens enfant. Je vois un coquillage merveilleux sur la plage et me baisse pour le prendre. J’oublie Jean qui continue à me serrer par derrière. (Techniquement il y a un détail important, c’est que j’avance un pied pour faire deux côtés d’un triangle avec l’autre, car c’est plus concentré.) Il y a l’écoulement du Ki, en partant de moi vers le coquillage, alors qu’avant le Ki était figé à la pensée de Jean. Jean avec ses 90 kilos devient très léger et chute par-dessus mes épaules, en avant. Comment se fait-il qu’avec des idées différentes, on obtient des résultats opposés, alors que la situation reste la même ?
L’idée de projection provoque la résistance. Dans le geste de l’enfant, il y a la joie de ramasser le coquillage qui fait oublier la présence de l’adversaire. »*

Prendre, s’approprier.

Il y a de nombreuses manières de saisir, et, ce qui est souvent déterminant, c’est l’intention qui y est mise. Certaines d’entre elles peuvent être considérées comme superficielles voire inoffensives, et d’autres plus dangereuses, comme par exemple celles qui présentent un caractère d’appropriation, ou d’autres qui peuvent parfois être insidieuses et insistantes.
La scénographie qui permet l’entraînement en Aïkido considère que la saisie est le résultat d’un acte qui se manifeste avec une certaine agressivité. Cet acte en lui-même est déjà une tentative de s’approprier l’autre, pour en faire quelque chose, le voler, le détruire, détruire sa personne, ou sa personnalité, mis à part les cas légitimes qui ne nous concernent pas dans cet exemple. Il s’agit de l’abus d’un pouvoir, réel ou irréel, connu ou désiré, sur l’autre, cet autre étant supposé ne pas pouvoir réagir devant une telle manifestation de puissance.

Une prise de pouvoir.

Dans le monde animal le pouvoir d’un individu ou d’un clan au sein d’un groupe plus nombreux de la même espèce, correspond à des critères bien précis, généralement liés à la reproduction, à la préservation, ou à la défense d’une espèce. En conséquence il est supporté et au bout du compte accepté par l’ensemble du groupe ; si tentative de contestation il y a, des rituels génétiques ou simplement ancestraux servent à clarifier la situation.
Dans la société humaine, et particulièrement la nôtre qui se voudrait plus moderne d’un certain point de vue, le besoin de prise de pouvoir sur l’autre me semble plus être un signe de dysfonctionnement, voire de maladie, créés de toute pièce par les comportements induits par la civilisation. L’incertitude de son propre pouvoir, le conditionnement exercé par tous ceux déjà mis en place au sein de la société, provoquent une frustration et poussent l’être humain à chercher à le reconquérir à travers des paroles ou même des actes, là où ce pouvoir n’est pas, là où il ne le trouvera pas, c’est-à-dire chez l’autre, qui de toute façon ne le détient pas. Mais par contre cela l’oblige mentalement à prendre tous les risques que comporte ce vain espoir. La naissance de ce type d’agressivité vient souvent d’un manque, d’un déficit avoué ou non, de son propre pouvoir que l’on cherche à combler. Les pressions subies et ressenties, donc vécues comme telles, depuis la plus petite enfance parfois, amènent certains individus à vouloir se réapproprier ce qu’ils ressentent dans leur intimité comme leur ayant été volé, spolié, ou même qu’ils ont simplement perdu. Cela fait d’eux des personnes dangereuses de par leur simple frustration. Chacun d’entre nous peut comprendre et ressentir ce genre de chose lorsqu’il se retrouve impuissant devant une administration, ou lors d’une prise de pouvoir sur lui de la part de quelqu’un contre lequel il ne peut apparemment rien. De là à devenir agressif, il n’y a qu’un pas que certains franchissent, alors que d’autres se raisonnent, se résignent car ils ont déjà accepté par habitude cet état de domination et le subissent au quotidien. Si quelques uns ne sont que très peu touchés c’est qu’ils ont déjà dépassé ces difficultés et ne sont pas entamés dans leur propre pouvoir, ne l’ayant jamais perdu ou l’ayant déjà retrouvé.

Prisonnier.

« Tel est pris qui croyait prendre » dit le proverbe et c’est bien ce renversement de perspective qui s’opère lors de la saisie. On oublie trop facilement que celui qui prend, devient prisonnier de ce qu’il a saisi. Il ne peut s’en défaire sans risquer de perdre quelque chose dans le processus qu’il a engagé. Sa liberté, si tant est qu’il en ait une, est maintenant aliénée à celui ou celle qu’il pensait pouvoir détenir ou retenir. Il devient le geôlier de cet autre qui ne pense plus qu’à se libérer, qui y mettra toute sa force, son intelligence, parfois sa sournoiserie, ou même sa perfidie, car il est parfaitement dans son bon droit, et personne ne peut le lui reprocher. Notre société génère ce type de comportements aliénants dans lequel l’un comme l’autre cherche à se libérer, l’un contre l’autre, au lieu de passer à une autre dimension plus humaine, plus intelligente, plus respectueuse de cet autre. Vouloir changer ces comportements peut sembler une utopie et pourtant si l’Aïkido existe, et continue d’être un art au service de l’humanité c’est peut-être pour dire et montrer que comme d’autres l’ont déjà énoncé, d’autre rapports sont possibles entre les personnes, et nous ne sommes pas les seuls, nous aïkidoka, à désirer vouloir continuer dans cette direction.

La respiration, une réponse dans une situation particulière.

C’est à travers la respiration ventrale et le calme qui en résulte que l’on peut trouver la solution immédiate à certaines situations difficiles. Pour s’y préparer il n’est pas absolument nécessaire d’être un technicien hors pair, un foudre de guerre, ou un analyste très compétant, mais par contre il y a nécessité de retrouver cette force qui s’est réfugiée au fin fond de notre corps, de notre Kokoro, ou qui parfois même s’est éparpillée dans de multiples systèmes de défense. Rechercher dans les arts martiaux violents une solution de défense face à la conscience de notre faiblesse, réelle ou supposée, n’est qu’un faux-fuyant, une alternative, ou pire une fuite en avant. L’Aïkido de par sa philosophie propose une autre direction qui, si elle n’est pas entendue, ni surtout comprise, risque de lui faire perdre sa raison d’être, sa particularité.
Les attaques en Aïkido ne sont qu’une mise en situation pour permettre aux pratiquants de résoudre un problème, voire un conflit, qui les oppose plus à eux-mêmes d’ailleurs, qu’à leurs partenaires. Les saisies par exemple, représentent souvent des tentatives d’immobilisation du corps, donc du mouvement de l’autre, à travers un emprisonnement des poignets, des bras, du tronc, du keikogi ou de toute autre partie le permettant. Parfois cependant elles peuvent être la continuité de frappes qui n’ont pas abouti. Elles sont rarement uniquement des blocages, si on les considère du point de vue d’un combat, elles devraient presque toujours être suivies d’un atemi ou d’une immobilisation définitive. Elles ne sont que le premier acte, la première scène d’une pièce, si l’on peut dire, beaucoup plus longue. C’est en travaillant sur les saisies que l’on découvrira, et cela peut sembler paradoxal, le détachement.

La sensibilité, l’instinct.

Bien avant que la saisie ou la frappe ne se concrétise notre sensibilité est touchée par quelque chose d’invisible mais cependant de très matériel. C’est peut-être inexplicable dans l’état actuel des connaissances scientifiques mais c’est quelque chose que nous connaissons bien, et même parfois très bien. C’est ce qui nous fait bouger, esquiver, alors que nous n’avons rien vu mais que nous avons simplement senti de manière indéfinissable. Pour donner un exemple plus parlant et que chacun a pu vérifier, d’une façon ou d’une autre, dans diverses situations, je voudrais parler du regard. Le regard est porteur d’une énergie, d’un Ki extrêmement concret que notre instinct peut percevoir. Ne vous est-il jamais arrivé alors que vous vous promeniez un soir ou une nuit de sentir quelque chose d’indescriptible derrière vous comme si quelqu’un vous regardait, vous observait, vous vous retournez, personne, et pourtant cette sensation persiste. Cette sensation, si vous n’êtes pas tranquille, peut se transformer en angoisse voire même déclencher une peur « irrationnelle puisqu’il n’y a personne », quand tout à coup vous découvrez à l’angle de la rue, derrière un rideau à demi entrouvert quelqu’un qui vous observe, ou sur un toit vous surplombant, un chat qui vous regarde. Le regard des chats, des animaux en général, au même titre que celui des humains lorsqu’ils observent quelque chose ou quelqu’un avec intensité, est porteur d’un Ki extrêmement puissant. Notre instinct est capable de le sentir, mais tout dépend de notre état d’esprit à ce moment-là. Si nous discutons avec un ami, si nous sommes perdus dans nos pensées après une rencontre amoureuse par exemple, notre instinct s’il est peu préparé aura du mal à sentir ce genre de chose. Il en va de même évidemment si nous sommes inquiets apeurés ou angoissés, tout notre être dans ce cas est en quelque sorte fragilisé, il perd ses capacités instinctives.

Découvrir la direction prise par le Ki.

L’Aïkido nous permet de redécouvrir et de conduire nos capacités instinctives. C’est grâce à un lent travail sur nous-mêmes et sur nos sensations que va réapparaître ce que nous avions souvent laissé s’endormir, bercés par le confort dû à la société moderne qui peut nous sembler si sécurisant.
Le travail à partir des saisies correspond, comme tout ce que nous faisons en Aïkido, à un réapprentissage et un entraînement du corps dans son ensemble de manière qu’il n’y ait plus de séparation entre le corps et l’esprit. Déjà quand notre partenaire s’approche il n’est pas question d’attendre bien gentiment qu’il fasse la saisie demandée, tout notre corps doit sentir les directions prises par les différentes parties de son corps : bras, jambes, ses points d’appui, tout cela sans regarder, sans observer, car ce serait déjà trop tard. Avec les débutants inexpérimentés, si l’exercice est suffisamment lent, ils pourront découvrir les chemins empruntés par le Ki de leurs partenaires, les lignes de force. Comme ils travaillent sans risque, ils recommencent à avoir confiance dans les réactions et dans les sensations de leur corps. Pendant les séances je ne montre pas seulement les techniques, je suis sans arrêt en mouvement, servant de Uke à l’un, de Tori à l’autre, sans les bloquer je fais sentir la direction que doit prendre leur corps en me mettant moi-même dans la situation, en donnant plus de matière au Ki, en matérialisant les lignes de force, en visualisant les ouvertures qu’ils peuvent utiliser, tout en leur laissant la capacité d’agir, de réagir à leur guise.

Les attaques en Aïkido ne sont qu’une mise en situation.
Les attaques en Aïkido ne sont qu’une mise en situation.

Découvrir le Non-faire.

La saisie peut être un premier pas dans le chemin qui conduit vers ce que Lao tseu ou Tchouang tseu désignaient sous le nom de Wu wei, le Non-agir, et ce fut la base de l’enseignement de mon maître Tsuda Itsuo. Comment enseigner ce qui n’est pas enseignable, comment montrer l’invisible, comment guider un débutant ou même un ancien vers ce qui est l’essence de la pratique dans notre École. Ce qui est difficile à expliquer avec des mots se comprend facilement lorsqu’on laisse la sensation nous guider. Il nous faut pour cela faire quelques pas en arrière. Accepter de lâcher nos habitudes d’acquisition, d’entassement, ces réflexes de consommateur toujours prêt à remplir notre chariot de produits divers, de techniques plus ou moins modernes, à la mode, ou à l’ancienne, miraculeuses, faciles et sans effort, ou encore dures mais efficaces. La publicité est aujourd’hui à la source de tant d’illusions, faisant miroiter à ses clients les merveilles colorées d’un monde devenu tellement virtuel. À quand la console Wii sur laquelle on pourra pratiquer l’Aïkido avec un casque de réalité augmentée et un partenaire dont on peut régler le potentiomètre en fonction de son niveau, de sa forme, ou de son humeur.
Mais peut-être suis-je en retard et existe-t-elle déjà.

Saisir avec le Ki.

Les petits enfants connaissent et utilisent naturellement un certain type de saisie extrêmement efficace, il s’agit d’une saisie vide de toute contraction inutile. Lorsqu’ils saisissent un jouet ils y mettent tout leur Ki et lorsqu’ils lâchent ce jouet c’est avec une complète indifférence, il n’y a plus aucun Ki dedans. Par contre ils ont une capacité incroyable lorsqu’ils ne veulent pas lâcher ce qu’ils ont pris et qu’ils tiennent dans leur petite main serrée. Si c’est quelque chose de dangereux, les parents doivent parfois déplier doigt après doigt leur main, pourtant si petite et dénuée de réelle force musculaire au sens où les adultes l’entendent. Ils savent de manière complètement inconsciente comment utiliser le Ki, ils n’ont pas besoin de l’apprendre, malheureusement ils perdent souvent cette faculté au profit du raisonnable et c’est l’éducation et la scolarisation qui en sont le plus souvent responsables.
Réapprendre à saisir comme un petit enfant, sans tension, et découvrir grâce à cela la préhension naturelle. Je donne souvent comme exemple la manière avec laquelle les oiseaux se posent sur une branche: ils ont des micro-capteurs sensoriels cutanés au milieu de leurs pattes qui informent des récepteurs qui, grâce à ces indications, animent des fonctions réflexes au niveau de l’involontaire, et donnent l’ordre à leurs doigts de se refermer dès qu’ils touchent la branche. Cette manière de saisir évite les crispations, les ratages, et permet une adéquation très subtile des membres à l’endroit que l’on a attrapé. Une saisie de qualité est une saisie qui utilise la paume de la main comme premier contact, puis les doigts se referment sur l’objet, le membre, le keikogi. Si on agit de cette façon les saisies sont plus rapides, sans tensions excessives et d’une remarquable efficacité, elles peuvent ainsi permettre un travail de bonne qualité avec un partenaire.

Les seules saisies de l’autre qui respectent sa liberté sont légères mais puissantes, comme celle par exemple d’un petit enfant qui veut entraîner un de ses parents vers une petite grenouille qu’il vient d’observer dans l’herbe haute et dont il est curieux, ou comme celle de deux êtres, amis ou amants, unis par la tendresse et respectueux l’un envers l’autre.

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« La saisie, un art du détachement  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°24) en avril 2019

* Itsuo Tsuda, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, p. 167.

Crédit photo : Bas Van Buuren, Anna Frigo

Misogi

Dans cet article à partir d’un thème extrait du Yi Jing (K’an, les Abysses), Régis Soavi parle de l’Aïkido comme d’une pratique de Misogi.

Le Misogi 禊 est une pratique très présente chez les shintoïstes. Elle consiste en une ablution, parfois sous une cascade, dans un cours d’eau, ou encore dans la mer, et permet une purification à la fois physique et psychique de la personne. Dans un sens plus large, Misogi englobe tout un processus d’éveil spirituel. C’est aussi une action qui vise à soulager l’être de ce qui l’accable, pour lui permettre de se réveiller à la vie. L’eau en a toujours été considéré comme un des éléments essentiels.

Comme l’eau, l’Aïkido permet de réaliser le Misogi

O senseï Morihei Ueshiba le fondateur de l’Aïkido répétait sans cesse à ses élèves que la pratique de cet art était avant tout un Misogi.
L’Aïkido fait partie des arts martiaux japonais pour lesquels le caractère principal, la nature même, est, tout comme l’eau, la fluidité. L’enseignement qu’apporta Itsuo Tsuda senseï, qui fut pendant dix ans un des élèves directs du fondateur Moriheï Ueshiba n’a fait que le confirmer. Bien que ses paroles semblent avoir été en grande partie oubliées il s’acharnait à répéter « Dans l’Aïkido il n’y a pas de combat c’est l’art de s’unir et de se désunir ». Pourtant quand on regarde une séance on voit deux personnes qui semblent lutter l’une contre l’autre. Toute la différence vient du fait que si l’une d’entre elles joue le rôle de l’attaquant, en fait elle est un partenaire, en face on ne trouvera aucune agressivité, aucun geste mal intentionné, aucune violence, même si de l’attaque découle une réponse qui peut être impressionnante de par son efficacité.
Dans l’ensemble l’Aïkido qui est pratiqué dans l’École Itsuo Tsuda se présente comme un art d’une grande souplesse où la plus grande importance est accordée à la sensation, à l’attention vers l’autre, vers celui ou celle qui est le partenaire et c’est par la douceur d’une première partie pratiquée individuellement que débute la séance. Loin de commencer par un échauffement musculaire c’est par des exercices, lents, doux mais cependant toniques qu’elle s’initie. La coordination avec la respiration est indispensable car elle permet d’harmoniser le ki et par là même de faire un premier pas vers la découverte d’un monde qui possède une dimension supplémentaire, le « Monde du Ki ».
Ce monde n’est pas une révélation il est plutôt ce qui se dévoile, ce qui apparaît clairement quand on retrouve la sensibilité, quand la rigidité fond comme de la glace, et que transparaît le vivant. Ce sont souvent les femmes qui comprennent les premières l’importance d’une telle manière de pratiquer. C’est pourquoi notre école accueille tant de femmes comme pratiquantes, car elles, qui connaissent l’amertume de l’oppression exercée par le sexisme dans la société, trouvent dans cet art une voie, un chemin, qui va bien au-delà du simple art martial.

Le ki, un élément moteur.

Ai, 合 l’union, l’harmonie
Ki, 気 l’énergie vitale, la vie
Do, 道 la voie, le chemin, tao

Le ki n’est pas un concept, une énergie mystique, ou une sorte d’illusion mentale, le ki fait partie du domaine du senti, du ressenti. En réalité tout le monde sait de quoi il s’agit même si on ne lui donne pas de nom dans l’Occident d’aujourd’hui. Apprendre à le sentir, à le reconnaître, à l’utiliser, est nécessaire pour qui veut pratiquer un art martial, et il est d’autant plus indispensable dans le cas de la pratique de l’Aïkido. Dans l’Aïkido si on ne se concentre pas sur le ki il ne reste que la forme, vidée de son contenu, cette forme devient vite un combat, une lutte où le plus fort, voire le plus rusé, réussit à vaincre l’autre. On est vraiment loin de l’enseignement du fondateur pour qui c’était un art de la paix. Un art dans lequel il n’y a ni vainqueur ni vaincu. À chaque mouvement du partenaire il y a une complémentarité de l’autre, comme l’eau qui épouse chaque aspérité, chaque recoin, sans rien laisser en arrière ou séparé.

misogi
Le Dragon sort de l’étang où il demeurait endormi. Calligraphie de Itsuo Tsuda, réalisée avec la technique rōketsuzome. [Il est possible d’acquérir le livre “Itsuo Tsuda, Calligraphies de Printemps” sur le site de Yume Editions]

Si les débuts sont difficiles, c’est que très souvent on a perdu de la mobilité, et surtout, parce qu’on s’est endurci pour se protéger du monde qui nous entoure. On a construit une carapace, une armure, protectrice certes, mais qui est devenue une seconde nature et une prison invisible. Faire circuler de nouveau le ki dans notre corps de manière à retrouver la fluidité, suivre un enseignement fondé sur la sensibilité, permet de comprendre physiquement le Yin et le Yang.

Baigner dans une mer de ki

Les exercices, ainsi que toute les techniques proposées à la découverte ou à l’approfondissement sont non seulement liés par le souffle, qui n’est autre que la matérialisation, ou pour mieux dire une visualisation du KI, mais ils permettent de reprendre concrètement conscience de son corps tant physiquement qu’au niveau de la sphère de ki, que les Indiens appelle l’AURA,et que l’on a aujourd’hui pratiquement oubliée presque partout. Ce que les sciences modernes,et les neurosciences en particulier, découvrent depuis quelques années n’est qu’une petite partie de ce que tout un chacun peut découvrir et réaliser matériellement dans sa vie quotidienne simplement par la pratique de l’aïkido tel que l’enseignait Itsuo Tsuda senseï. Il ne cessait de répéter que l’ aïkido tel qu’en parlait son maître Morihei Ueshiba était l’union de Ka l’inspiration, la force ascendante, le carré, la trame et de MI l’expiration, la force descendante, le cercle, la chaîne. Ka étant en japonais une prononciation de 火le feu (qui apparaît par exemple en tant que radical dans kasai 火災 incendie) et Mi la syllabe initiale de Mizu 水 l’eau, l’ensemble formant la parole KAMI 神 qui signifie le divin au sens de la nature divine de toute chose. Itsuo Tsuda rajoutait à ce sujet « il ne faut pas voir dans cette glose une valeur analogue à celle d’une étymologie scientifique. C’est du calembour, dont l’usage est fréquent chez les mystiques ».[1]
Je n’ai jamais vu de gestes aussi fluides que lorsqu’il nous faisait sentir une technique, de plus il n’y avait jamais d’accident dans son dojo jamais de blessure tout baignait dans un KI à la fois respectueux et généreux mais en même temps ferme et rigoureux, que j’ai beaucoup de mal à retrouver aujourd’hui dans les gymnases qui servent à l’entraînement des aïkidoka.

Le dojo, un lieu indispensable

A-t-on vraiment besoin d’un endroit spécial pour pratiquer l’aïkido ? S’il ne s’agit que de la surface qui accueille les chutes on pourrait très bien poser les tatamis n’importe où, dès l’instant que l’on est à l’abri du mauvais temps.
Dans son livre Cœur de ciel pur Itsuo Tsuda nous donne de manière extrêmement claire sa vision d’un dojo, lui qui est japonais ne pouvait mieux trouver les mots qui convenaient, pour nous en donner un aperçu.

misogi eau
Régis Soavi

« L’École de la Respiration est matériellement un “dojo”, cet espace particulier en Orient, qui désigne moins le lieu matériel lui-même, que l’espace énergétique. Comme je l’ai déjà dit, le dojo n’est pas un simple espace découpé et réservé à certains exercices. C’est un lieu où l’espace‑temps est différent de celui d’un lieu profane. L’ambiance y est particulièrement intense. On y entre en saluant pour se sacraliser et on sort en saluant pour se désacraliser.
Les spectateurs y sont admis, à condition de respecter cette ambiance,[…]. Il ne faut pas qu’ils parodient la pratique gratuitement, avec parole et geste. On me dit qu’en France, [ou en Italie] on rencontre des dojos qui sont simplement des gymnases ou des clubs sportifs. Soit. Mais quant à moi, je veux que mon dojo soit un dojo, et non un club avec un patron et ses habitués, afin de ne pas déranger la sincérité des pratiquants. Cela ne veut pas dire que ceux-ci doivent garder un visage renfrogné et constipé. Au contraire, il faut y maintenir l’esprit de paix, de communion et de joie. »[2]
Un espace sacré donc et pourtant fondamentalement non religieux, un espace laïc, un espace d’une grande simplicité où la liberté d’être ce que l’on est, existe, au-delà du social. Et non ce que l’on est devenu avec toutes les compromissions que nous avons du accepter pour pouvoir survivre dans la société. Cette liberté subsiste à l’intérieur, au plus profond de nous, dans notre cœur intime, notre Kokoro 心 comme l’exprime si bien la langue japonaise, et elle ne demande qu’à pouvoir se révéler.

Régis Soavi

Notes :

1 Itsuo Tsuda La science du particulier, édition Le Courrier du Livre 1976 p. 137
2 Itsuo Tsuda Cœur de ciel pur, édition Le Courrier du Livre 2014 p. 113

 

Taiheki, le révélateur

par Régis Soavi.

Noro Senseï, dans les années soixante-dix, nous racontait que O Senseï Morihei Ueshiba reprochait parfois à ses élèves leur manque d’attention lorsqu’ils téléphonaient d’une cabine publique, concentrés qu’ils étaient sur leur conversation : « Vous devez être prêts en toute circonstance, quoi que vous fassiez ! » disait-il. L’Aïkido opte pour une position naturelle, sans garde, dite Shizen Tai. Mais une posture naturelle n’est pas une posture relax comme on l’entend aujourd’hui, la concentration et l’attention ne doivent être relâchées en aucun cas. Si la garde la plus répandue en Aïkido reste Hammi no Kamae, comme toutes les autres elle dépend plus qu’on ne le croit de la polarisation de l’énergie dans le corps.

Kamae, l’instinct du corps

Je me souviens de ce que nous avait dit Maroteaux Senseï lors d’une de mes premières séances d’Aïkido au dojo de la montagne Sainte-Geneviève : « Vous ouvrez la porte, un chien vous saute à la gorge, que faites-vous ? » J’étais évidemment resté sans voix, mais cette question qu’il nous avait posée, alors que j’étais un jeune pratiquant d’arts martiaux assez sûr de lui à l’époque, m’avait ébranlé, elle fut à l’origine de mes recherches sur les Kamae.
Se mettre en garde est la réponse à un acte agressif ou à une sensation de danger. Pour qui ne connaît pas les arts martiaux cette réponse sera instinctive alors que, pour un pratiquant, elle sera le résultat de son apprentissage. Ses recherches personnelles peuvent l’amener à utiliser son corps d’une façon différente de ce qu’il avait appris et pour cela il trouvera un positionnement ou une garde qui lui convient, parfois plus pertinente, parfois de manière à tendre un piège en laissant croire à une ouverture ou à une faiblesse de sa part. Même s’il y a de nombreuses façons de se mettre en garde, donc de se protéger, on doit tenir compte de son propre corps, malgré tout ce que l’on a appris, malgré les années d’entraînement, en dernier recours c’est l’instinct qui nous guidera. Le travail dans les arts martiaux, loin d’être inutile, sera plutôt dans dans ce cas un support, un appui. Le risque de l’apprentissage est parfois de donner une assurance, une croyance dans des techniques, des postures qui, si elles sont magnifiques en photo ou sur les tatamis, ne correspondent à aucune réalité dans la vie courante. Trouver la posture juste dépend du corps de chacun. Beaucoup trop de pratiquants cherchent en travaillant d’arrache-pied à modeler leur corps pour le mettre en conformité avec l’idée qu’ils se font de leur art, ou plus simplement de l’efficacité qu’ils espèrent. On regarde l’esthétique de l’art mais du coup on en rate la profondeur. On voit le travail effectué mais on ne se rend pas compte des déformations acquises à cause de ce travail. Il y a tant d’élèves qui répètent des quantités incroyables de fois le même exercice, la même technique espérant ainsi, en imitant le maître ou simplement le professeur, arriver à la maîtrise de leur art, alors qu’ils suivent la voie de la déformation sans s’en rendre compte. Il ne faut pas s’étonner du nombre d’accidents ou des incapacités qui en découlent. Combien ne peuvent plus pratiquer à cause d’un genou, d’un coude, d’un poignet, ou de leur dos alors qu’ils sont encore jeunes et pleins d’énergie ?

Noguchi haruchika. Taiheki
Noguchi Haruchika Sensei, fondateur du Seitai

Les Kamae dépendent du Taiheki

Le Seitai nous a apporté un instrument remarquable, l’étude des tendances corporelles que Noguchi Haruchika Senseï appelait Taiheki (体癖). C’est Tsuda Senseï qui en donne une première description, bien que sommaire, mais déjà c’était une révélation, lors de la parution de son livre Le Non-faire* au début des années soixante-dix. Il compléta ensuite cet enseignement dans les livres qui suivirent au cours des années, ne cessant de donner des exemples qui nous permettaient de mieux comprendre les Taiheki. La lecture des textes de Noguchi Senseï nous a permis elle aussi d’approfondir la connaissance des comportements humains et surtout de leurs relations au corps. La compréhension des mouvements du corps des individus permet de guider les débutants vers une meilleure posture, sans qu’ils se déforment. Comme il faudrait un livre entier pour expliquer cet enseignement pour qui n’est pas informé, je suis obligé de ne donner que quelques indications, sans entrer dans le détail.
La classification des Taiheki mise au point par Noguchi Senseï s’appuie sur le mouvement involontaire humain. Il ne s’agit pas d’une typologie qui permet de faire entrer les individus dans des petites cases, mais de dégager les tendances comportementales habituelles tout en tenant compte des interpénétrations qui peuvent exister entre celles-ci.
Ce classement comporte six groupes : chacun des cinq premiers est en relation avec une vertèbre lombaire, le dernier groupe étant plus en relation non avec la colonne vertébrale, mais avec un état général du corps. Chaque groupe est divisé selon l’aspect Yang ou Yin en deux sous-groupes ou types, dits « actif » et « passif ». Pour bien comprendre l’intérêt d’une telle étude, j’ai choisi quelques exemples qui à la lueur des Taiheki me semblent plus parlants que d’autres.

La posture taiheki
Régis Soavi. Trouver la posture juste dépend du corps de chacun.

Taiheki, le révélateur

Dans la classification, le premier groupe est aussi appelé « groupe vertical » et il est en relation avec la première lombaire. Son énergie a tendance à se polariser au cerveau.
Le type 1, par exemple, est extrêmement sûr de lui par rapport aux Kamae, il a une position très définitive, il est capable de l’expliquer à tout le monde, avec beaucoup de logique. Même si son expérience est mineure il a tout de suite une idée sur la chose et n’en démord pas. Ses talons ayant tendance à se décoller du sol du fait de la tension qu’il a aux cervicales, il développera par exemple une théorie comme quoi cela permet de sauter plus vite et plus loin en cas d’attaque et réfutera toute contradiction, jusqu’au moment où une autre idée surgira qui lui semblera plus brillante et plus judicieuse.
Le type 2 sait tout sur les Kamae de presque tous les arts martiaux, les origines historiques, la valeur de chacune et ses défauts majeurs, l’apport de chaque maître. Il connaît même des historiettes illustrant ses dires, c’est un puits de connaissance qui n’hésite pas à les compléter dès qu’il sent un manque quelque part dans son argumentation ou ses références.

Le deuxième groupe est appelé « groupe latéral » et il est en relation avec la deuxième lombaire. Son énergie a tendance à se polariser sur le système digestif.
Le type 3 est un bon vivant, lorsqu’il pratique les arts martiaux il choisit son club plus en fonction de l’ambiance que de l’efficacité de l’art enseigné, ou de la renommée du maître. Toutes ces histoires de postures, de gardes, ne l’intéressent que très peu, il a sa petite opinion là-dessus comme d’habitude, et il aime ou il n’aime pas, c’est-à-dire c’est commode ou non.
Le type 4 lui par contre est toujours très réservé, il est difficile de savoir ce qu’il pense. Affable, il donne rarement son opinion, même si un débat s’installe sur la valeur de différentes Kamae, il n’a pas d’opinion véritable, tout lui semble possible en fonction des circonstances. Il est plutôt dans le genre diplomate sans excès.

Le troisième groupe est appelé « groupe pulmonaire » ou « groupe avant-arrière » et il est en relation avec la cinquième lombaire. Son énergie a tendance à se polariser sur le système respiratoire.
Le type 5 n’aime pas discuter pour rien, une garde cela doit avoir un sens pratique, ou c’est efficace, ou ça ne l’est pas. Il faut vérifier, et si ça marche, aller de l’avant… L’esquive n’est pas vraiment son fort, il préfère les techniques en Omote plutôt que en Ura. De par sa tendance à s’appuyer sur la cinquième lombaire ses épaules se portent en avant et l’incitent à agir. Il est facilement combatif mais sait se préserver des issues de secours en cas de besoin.
Le type 6 a trop de tension aux épaules pour pouvoir agir de manière simple. Quand cette tension se relâche elle libère une énorme quantité d’énergie qui part dans tous les sens et que lui-même n’arrive pas à gérer. Face à lui aucune garde n’est possible, il est complètement ingérable et imprévisible au risque de se mettre lui-même en danger.

Le quatrième groupe est appelé « groupe torsion » et il est en relation avec la troisième lombaire. Son énergie a tendance à se polariser sur le système urinaire.
Certains Taiheki peuvent a priori sembler favorables à une bonne garde, comme c’est le cas du « groupe torsion » (type 7 ou 8) car pour se défendre ils adoptent instinctivement un genre de posture, plutôt de profil, les lombaires cambrées, un pied en avant etc. La posture peut sembler idéale, pour la pose ou sur une photo. Mais mis à part la précision du positionnement et les points d’appui, la capacité à se déplacer dépend évidemment et peut-être principalement du mental. Il y a une énorme différence, qui va changer toute la donne, entre une torsion de type 7 et celle de type 8. Pour simplifier je dirai que le type 7 veut gagner alors que le type 8 ne veut pas perdre. Toute la posture change, l’un s’apprête à bondir, l’autre à tenter d’esquiver. Qui plus est, les personnes du groupe torsion ont une agitation permanente qui dans ce cas se révèle néfaste. Agités, ils n’attendent qu’une seule chose : passer à l’action. L’attente leur est insupportable, n’y tenant plus, tout à coup ils se lancent, tant pis si ce n’est pas le bon moment.

Le cinquième groupe est appelé « groupe pelvien » ou « groupe bassin » et il est en relation avec la quatrième lombaire. Son énergie n’est pas polarisée vers une région du corps, c’est tout le corps qui à partir des hanches se tend et se relâche d’un seul coup.
Le type 9 est un exemple de la continuité, lorsqu’il pratique les arts martiaux, il tend à en faire son unique raison de vivre, la tendance de son bassin à la fermeture donne une grande force à son koshi qui lui facilite la tâche dans l’apprentissage, mais il a une prédisposition au perfectionnement qui peut parfois aller jusqu’à l’absurde. Il a un soucis du détail, et perfectionnera les Kamae jusqu’au plus petit élément, tant que la posture n’est pas parfaite de son point de vue, il est insatisfait, mais c’est justement cette insatisfaction qui, loin de le décourager, le pousse en avant. Rien ne lui est opposable, seule la satisfaction intérieure est sa référence. Il peut, comme O Senseï Morihei Ueshiba, ainsi que d’autres très grands maîtres, arriver à la conclusion que la position naturelle est la Kamae idéale car elle représente le dépassement de toutes les autres. Mais cette position naturelle est le fruit de ses nombreuses années de travail et d’entraînement et non une facilité théorique ou un relâchement.
Le type 10 quant à lui considère qu’une bonne garde est indispensable, que c’est une garantie de stabilité et que si on respectait les autres il n’y aurait pas de conflits. Son bassin ouvert en fait généralement quelqu’un de très accueillant, il possède une grande sensibilité et son intuition est redoutable. Sa posture ouverte l’empêche d’être agressif, il aura tendance à faire des techniques Ura qu’il réussit mieux et sa garde ira beaucoup plus dans le sens d’absorber l’attaque plutôt que de la repousser.

Les deux derniers types formant le dernier groupe sont en fait des états du corps, appelés « hypersensible et apathique ».
Le type 11 n’arrive pas à avoir une garde précise et définie, son hypersensibilité en fait un être perturbé qui ne parvient pas à avoir des points de repère. Sa garde est imprécise, voire brouillée ou brouillonne et presque toujours totalement inefficace. La peur a tendance à lui liquéfier les jambes. L’Aïkido peut être une excellente activité dans son cas, à condition que l’enseignant comprenne bien ses difficultés, et ne le brusque pas, afin de l’amener à une sensibilité normale.
Le type 12 lui, par contre, est un exemple de rigidité, il a une garde très physique souvent peu souple, il est capable d’encaisser tous les coups sans broncher. Son corps peut parfois présenter une laxité musculaire au niveau des articulations sans que sa rigidité n’en soit diminuée.

C’est en fonction des Taiheki que l’on peut comprendre l’inutilité de telle ou telle posture et donc de telle ou telle Kamae. Les points d’appui étant différents d’un individu à l’autre, les ressorts pour se déplacer ou simplement se mouvoir sont fondamentalement différents eux aussi. Il est donc inutile de proposer un exercice qui, s’il améliore la posture apparente, détruit la personne dans ses fondements, ou a minima risque de provoquer des déformations tant physiques que mentales.

Kamae et rigidification

Tsuda Senseï considérait que la rigidification et le relâchement des individus faisaient partie des grands travers induits par nos sociétés modernes, mais il n’ignorait pas que ces problèmes existaient bien avant, qu’ils sont inhérents à la société humaine. Dans son livre La Voie des dieux** il relate une anecdote sur les Kamae que j’ai trouvée une fois de plus très parlante. Elle est significative des risques que l’imagination peut faire encourir, même à des personnes dont c’était le métier comme les Samouraï  :

« La contraction involontaire se renforce à mesure que l’imagination se remplit de peur. La peur ne reste pas seulement dans la tête. Elle paralyse tout le corps. Surtout les poignets perdent de la souplesse, et les bras se désensibilisent. C’est ce qui est arrivé à deux samouraïs qui se battaient en duel, dont j’ai lu le récit quelque part. Ils tenaient le sabre à deux mains et se faisaient face, à plusieurs mètres de distance l’un de l’autre. À cette distance, ils étaient encore hors de danger, quoi qu’ils fassent, mais déjà leur visage était pâle. Probablement ils étaient trempés d’une sueur froide. Ils sont restés là, à la même distance, pour un certain temps. Finalement ils se sont rapprochés, il y en avait un qui gisait par terre et l’autre était debout. Le combat avait pris fin. Mais le vainqueur restait là, incapable de lâcher son sabre, car les doigts étaient crispés à la poignée. La contraction était telle qu’il lui était difficile de les assouplir. »

La concentration et l’attention ne doivent être relâchées en aucun cas.

Si l’on veut échapper à la rigidification que peuvent provoquer les gardes lorsqu’elles ne nous correspondent pas, ou que les contraintes qu’elles exigent nous déforment, il n’y a que le bon sens, et la recherche personnelle vers l’équilibre qui peuvent nous le permettre. Il n’y a pas de solution définitive pour tous les problèmes et pour toujours.

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« Taïheki, le révélateur  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°23) en janvier 2019

Notes :

* Itsuo Tsuda Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1973.
** Itsuo Tsuda La Voie des dieux, Le Courrier du Livre, 1982, p. 60.

Crédit photos
Régis Sirvent
Sara Rossetti

Ukemi : l’écoulement du ki

par Régis Soavi.

Ukemi, la chute dans notre art est plus qu’une libération, simple conséquence d’un acte. Elle est le Yin ou le Yang d’un ensemble, le Tao. Dans la pratique Tori dégage, à la fin de sa technique, une énergie Yang : si il ne veut pas blesser son partenaire, il le laisse absorber cette énergie et la retransmettre dans sa chute.

La respiration pendant la chute

Aïkido est un art sans perdant, un art dédié aux êtres humains, à l’intuition des humains, à leur capacité d’adaptation, et le dépassement par la chute, de la contradiction qu’avait apportée une technique, n’est rien d’autre que la capacité de s’adapter à celle-ci.
Ne pas apprendre au débutant à chuter serait lui créer un handicap dès le départ et risquer le découragement, ou donner corps à un esprit de rancune, voire de vengeance.
Il y a différentes attitudes chez les débutants, ceux qui se jettent à corps perdu au risque de se faire mal et ceux qui, parce qu’ils ont peur, se contractent au moment de chuter et qui évidemment si on les force, tombent mal et en subissent les conséquences douloureuses. Ma réponse à ce problème est la douceur et le temps…
Lorsqu’on est surpris par un bruit, un acte, la première réaction est d’inspirer, et de bloquer la respiration, c’est un fonctionnement réflexe et vital qui prépare la réponse et donc l’action. La surprise déclenche une série de processus biomécaniques totalement involontaires, il est déjà trop tard pour raisonner. C’est par l’expiration que viendra la solution au problème. Si il n’y a finalement pas de risque ou si la réaction est exagérée, et le risque mineur, on lâche le blocage et le souffle s’échappe de façon naturelle (le fameux ouf…) Si nous sommes en danger, qu’il soit grand ou petit, nous sommes prêts à l’action, à agir grâce au souffle, grâce à l’expiration. Les problèmes surviennent quand par exemple nous ne savons pas comment faire, quand la solution ne surgit pas de façon immédiate, on reste bloqué dans l’inspiration, les poumons pleins d’air, et dans l’incapacité de bouger. C’est la catastrophe ! C’est à peu près le même scénario qui se produit quand on est débutant, notre partenaire fait une technique et la réponse logique qui nous permettra de nous dégager, et donc de régler ce problème conflictuel, est l’Ukemi. Mais si on a peur de la chute, si on n’y est pas préparé techniquement grâce à de nombreuses roulades en avant et en arrière lentement et tout en douceur, on reste avec les poumons gonflés comme un ballon de football, et si la technique va jusqu’au bout, on se retrouve par terre avec plus ou moins de dégâts.
Le moindre mal étant de rebondir douloureusement, comme le dit ballon, sur les tatamis. Apprendre à lâcher dès que c’est indispensable, ne pas chuter avant par précaution, car c’est ce qui entrave la sensation de Tori, lui donne une fausse idée de la valeur de la technique et souvent de lui-même. Comprendre le moment juste pour expirer et arriver en douceur sur les tatamis sans air dans les poumons. Puis dans le cas des chutes claquées, quand on est plus avancé, il suffira d’expirer plus vite et de se laisser aller pour que le corps trouve de lui-même la bonne position pour se recevoir.

Formation à l’ancienne !

Ma propre formation à travers le Judo au début des années soixante dans la banlieue de Paris fut très différente. Jeunes collégiens, le Judo était pour nous une manière de dépenser notre énergie et de canaliser ce qui autrement finissait mal, c’est à dire en bagarre et autres combats de rue. L’entraînement deux fois par semaine passait par deux choses essentielles : le respect absolu envers notre professeur et l’apprentissage des chutes. C’était encore une époque où notre professeur enseignait le Judo « japonnais » sans catégories de poids. Même si Anton Gessing venait de remporter les jeux olympiques, lui se voulait traditionaliste. Les chutes étaient une des bases des cours, roulades avant, arrière, sur le côté, on passait quelques vingt minutes à s’y entraîner avant de faire les techniques, et parfois lorsqu’il ne nous trouvait pas assez concentrés, trop dispersés, il nous disait : « Retournez vos kimonos pour ne pas les salir » et nous sortions pour une série de chutes avant, dans la petite impasse pavée devant le dojo. Après cela nous n’avions plus peur des chutes, enfin, c’est à dire, ceux qui, voulaient encore continuer !
Le monde a changé, la société a évolué, les parents d’aujourd’hui accepteraient-ils de confier leurs progénitures à un tel « barbare », et puis il y a les règlements, les lois protectrices, les assurances.
Bob, c’était son nom, se sentait une responsabilité dans notre formation, et nous apprendre à chuter en toutes circonstances et sur tous les terrains faisait partie de ses valeurs et son devoir était de nous les retransmettre.
Les corps ont changé, à travers la nutrition, le manque d’exercice, l’intellectualisation à outrance, comment faire passer le message de la nécessité de l’apprentissage physique des chutes, alors que l’on n’en constatera les résultats que plusieurs années après. Quel en sera le bénéfice, quelle est sa rentabilité, tout est comptabilisé aujourd’hui, il n’y a pas de temps à perdre.
C’est la philosophie de l’Aïkido qui attire les nouveaux pratiquants, c’est donc grâce à cela que l’on pourra faire passer le message de cette nécessité.

Le dualisme

L’Aïkido, de par sa nature et surtout de par l’orientation que lui a donnée O Senseï Morihei Ueshiba, a une toute autre vision de la chute que la Boxe ou le Judo par exemple, où tomber c’est perdre. Pour qui le voit de l’extérieur, et c’est ce qui donne à tort un certain caractère à notre art, on a l’impression que Tori a gagné quand Uke chute sur les tatamis. Il est difficile d’admettre psychologiquement qu’il ne s’agit pas du tout de cela. La société ne nous donne que rarement d’autres exemples de comportement que ce dualisme manichéen « Ou tu gagnes ou tu perds ». Et il est logique de prime abord de ne pas comprendre, et de n’y voir que cela. Pour comprendre la chose de manière différente il faut pratiquer, et encore faut-il pratiquer avec à l’esprit une autre conception, qui ne peut être donnée que par l’enseignant. Itsuo Tsuda senseï donne un exemple de sa pédagogie dans son livre La Voie du dépouillement :
« Dans l’Aïkido, lorsqu’il y a écoulement du ki, de l’exécutant A vers l’objet B, l’adversaire C qui le tient au poignet est projeté dans la même direction. C est entraîné et rejoint le courant principal qui va de A vers B.
J’ai souvent utilisé cette mise en scène psychologique. C’est par exemple la formule « Je suis déjà là ». Lorsque l’adversaire saisit vos poignets et bloque votre mouvement, comme dans l’exercice de kokyu assis, on est enclin à penser qu’il s’agit d’un exercice de poussée. Si l’on pousse l’adversaire, il se produit immédiatement une résistance de la part de ce dernier. La poussée contre la poussée, on lutte. Cela devient une espèce de sumo assis.
Dans la formule « Je suis déjà là », il n’y a pas de lutte. On se déplace tout simplement. On pivote sur un genou pour faire demi-tour, l’adversaire est entraîné par cet écoulement du ki et se renverse sur le côté. Il s’en faut de très peu pour que cet exercice devienne une lutte. Sitôt qu’on y mêle l’idée de vainqueur et de vaincu, on fait des efforts exagérés pour obtenir le résultat, tout cela au détriment de l’harmonie d’ensemble. L’un pousse, l’autre résiste, en se baissant démesurément, et serrant les poignets pour empêcher la poussée. Une telle pratique ne servira au bénéfice ni de l’un ni de l’autre. L’idée est trop mécanique.
[…] L’idée de projection provoque la résistance. […] Oublier l’adversaire tout en sachant qu’il est là, ce n’est quand même pas facile. Plus on essaye d’oublier, plus on y pense. C’est la joie dans l’écoulement du ki qui me fait oublier tout. »*

Le déséquilibre est au service de l’équilibre

ukemiL’équilibre n’est surtout pas la rigidité, c’est pourquoi le fait de chuter comme suite à une technique peut parfaitement nous permettre de nous rééquilibrer. Il est nécessaire d’apprendre à bien chuter, non seulement pour permettre à Tori de ne pas avoir de crainte pour son partenaire, car il le connaît et sait à l’avance que ses capacités vont lui permettre de sortir de la situation aussi bien qu’un chat le fait dans des conditions difficiles. Mais aussi et tout simplement car grâce à la chute on se débarrasse des peurs que parfois nos propres parents ou grands parents nous ont inculquées avec leur « précautionnisme » du genre « Fais attention, tu vas tomber. » que suivait invariablement le « Tu vas te faire mal. » Cette imprégnation pavlovienne nous à souvent amenés à la rigidité et dans tous les cas à une certaine appréhension par rapport au fait de chuter, de tomber.
En français le mot chuter a évidemment une connotation négative, alors qu’en japonais la traduction la plus couramment admise du terme Ukemi donne « recevoir avec le corps », et là on comprend qu’il y a un monde de différence. Une fois de plus la langue nous montre que les concepts, les réactions, sont profondément différents, et souligne l’importance du message à transmettre aux personnes qui débutent en Aïkido. Sans être spécialement linguiste, ni même traducteur du japonais, la compréhension de notre art passe aussi par l’étude des civilisations orientales, leurs philosophies, leurs goûts artistiques, leurs codes. Il n’est, à mon sens, pas possible d’extraire l’Aïkido de son contexte, malgré sa valeur d’universalité, il faut aller chercher du coté de ses racines, et donc des textes anciens.
Une des bases de l’Aïkido se trouve dans la Chine ancienne, plus précisément dans le Taoïsme. Dans un entretien avec G. Erard, Kono senseï révèle un des secrets de l’Aïkido qui me parait essentiel bien que passablement oublié aujourd’hui : il avait demandé à O Senseï Morihei Ueshiba « « O Senseï, comment cela se fait-il que nous ne faisons pas la même chose que vous ? » O Senseï avait répondu en souriant ; « Je comprends le Yin et le Yang. Vous non ! » ».**

Projeter pour harmoniser

Tori, et c’est quelque chose de particulier à notre art, peut conduire la chute de son partenaire de manière à ce que celui-ci puisse profiter de l’action. Itsuo Tsuda nous parle de ce qu’il sentait lorsqu’il était projeté par O Senseï « Ce que je peux dire de ma propre expérience, c’est qu’avec Me Ueshiba, mon plaisir était tellement grand que j’avais toujours envie de redemander. Je n’ai jamais senti aucun effort de sa part. C’était tellement naturel que, non seulement je ne sentais aucune contrainte, mais je chutais sans le savoir. Je connais le déferlement des grandes vagues sur la plage qui emporte et culbute. Il y a certes un plaisir, mais avec Me Ueshiba c’était encore autre chose. Il y avait sérénité grandeur, Amour ».*** Il y a là une volonté, consciente ou non, d’harmoniser le corps du partenaire. Dans ce cas on peut parler de projection. C’est le cas de dire que l’Aïkido n’est plus dans la martialité mais dans l’harmonisation de l’humanité. Pour réaliser cela il est nécessaire d’avoir abandonné toute idée de supériorité, de puissance sur l’autre, ou encore toute attitude vindicative, et d’avoir le désir de donner un coup de main au partenaire pour lui permettre de se réaliser, sans qu’il ait besoin de remercier qui que ce soit. La fusion de sensibilité avec le partenaire est indispensable pour cela, c’est cette fusion qui nous guide, qui nous permet de connaître le niveau de notre partenaire et de lâcher au bon moment si c’est un débutant, ou de soutenir son corps si le moment est adéquat pour un dépassement, de lui permettre de chuter plus loin, plus vite, ou plus haut. Dans tous les cas le plaisir est au rendez-vous.

L’involontaire

Il n’est pas possible de calculer la direction de la chute, sa vitesse, sa puissance, ni même son angle d’atterrissage. Tout se passe au niveau de l’involontaire ou de l’inconscient si on préfère, mais de quel inconscient parle-t-on ? Il s’agit d’un inconscient débarrassé de ce qui l’encombrait, de ce qui l’empêchait d’être libre, c’est pourquoi O Senseï rappelait si souvent que l’Aïkido est un Misogi, pratiquer l’Aïkido c’est réaliser ce nettoyage du corps et de l’esprit. Quand on pratique de cette manière il n’y a pas d’accident au dojo, c’est la voie qu’avait adoptée Itsuo Tsuda senseï et les indications qu’il donnait nous conduisaient dans cette direction. Cela fait de son École une École particulière. D’autres voies sont non seulement possibles, mais correspondent même certainement plus, ou mieux, aux attentes de nombreux pratiquants. Je lis beaucoup d’articles dans des revues ou sur des blogs qui s’enorgueillissent de la violence ou de la capacité à résoudre les conflits par la violence et l’endurcissement, ce ne me semble pas être le chemin qu’indiquait O Senseï Morihei Ueshiba, ni les Maîtres que j’ai eu la chance de connaître, et en particulier Tsuda senseï, Noro senseï, Tamura senseï, Nocquet senseï, ou d’autres encore dans leurs interviews, comme Kono senseï.
L’Ukemi nous permet de mieux comprendre physiquement les principes qui gouvernent notre art, qui nous guident vers un dépassement de notre petit être, de notre petit mental, pour entrevoir quelque chose de plus grand que nous, faire corps avec la nature dont nous sommes un des éléments.

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« Ukemi : l’écoulement du ki  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°22) en octobre 2018

NOTES

* Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Ed. Le Courrier du Livre p.163

** Guillaume Erard, Entretien avec Henry Kono : Yin et Yang, moteur de l’Aikido du fondateur, 22 avril 2008, www.guillaumeerard.fr

*** Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Ed. Le Courrier du Livre p. 172

Seitai et Vie quotidienne #4

En quoi la pratique du katsugen undo a-t-elle de l’importance dans notre vie ? Régis Soavi répond brièvement et donne un aperçu de l’impact que peut avoir l’orientation Seitai sur la vie quotidienne de l’individu.

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Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo :

« On ne voit plus les choses de la même façon. Évidement, le rapport à la maladie change complètement. Quand on a compris que la maladie est une réponse du corps, la maladie en tant que symptôme est une réponse du corps, eh bien on accepte les symptômes et on traverse la maladie. Ça change tout. On n’est plus dépendant du docteur, du thérapeute, on n’a plus besoin de ça. On s’aperçoit qu’il y a plein de choses qui se normalisent. Avant on avait toujours mal ici, toujours mal là, on avait du mal à digérer, on n’arrivait pas à dormir – et là voilà, petit à petit, ça disparaît.
Ça ne veut pas dire qu’après on est une élite… une élite super… non, pas du tout ! Mais quand on a de petits problèmes qui surviennent, ils sont évacués plus vite. Donc au niveau de la santé, on réagit plus vite. Notre système immunitaire travaille plus vite. Les réactions cutanées sont plus rapides. Les réactions digestives sont plus rapides. Notre esprit aussi, il s’ouvre. On ne voit plus les choses de la même façon. Et il y a des choses qui ne nous paraissent plus acceptables. On ne peut plus accepter qu’on traite les enfants comme de petits animaux, ou les femmes, ou les étrangers, … Il y a quelque chose en nous qui…change. On n’est plus le même. Notre conception de la vie change. C’est pour ça que les personnes, au bout d’un certain temps, qui nous ont connu avant, nous regardent, nous disent « tiens c’est marrant, t’as changé… » Ils ne savent pas dire, vraiment…  Eh bien oui, on a changé. On n’a pas changé. On s’est retrouvé, c’est tout. On s’est retrouvé à l’intérieur. »

Yuki – Entretiens avec Régis Soavi #3

Suite des entretiens ou Régis Soavi, qui enseigne et initie les personnes au Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) depuis quarante ans, revient à l’essentiel des thématiques autour du Seitai et du Katsugen Undo. Pour cette troisième vidéo, c’est la notion Yuki qui est abordée

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Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Extraits de la vidéo sur Yuki

« Il y a le Yuki naturel. Le Yuki que les mamans font naturellement sur leur ventre. Il y a le Yuki naturel, très simple, quand on a un ami, une amie qui a une peine, on pose la main sur le dos, et ça c’est le Yuki naturel. Parfois on rajoute quelques mots.
Il y a le Yuki naturel, quand on a mal à la tête, on met la main. Si on a très mal à la tête, on met deux mains. Mais tout le monde ne met pas les mains là, justement. Il y a des gens qui mettent les mains comme ceci, il y en a qui les mettent comme ça, et ça c’est le Yuki naturel. C’est justement pour ça qu’on ne peut pas enseigner le Yuki, on ne peut pas dire « Si vous avez mal à la tête, mettez vos mains comme ça et faites Yuki, faites circuler le ki – Ah oui mais moi ça ne me convient pas. – Ah mais si, si, c’est la technique. – Moi quand j’ai mal à la tête je fais comme ça – Et moi je fais comme ça – Et moi je fais comme ça, voilà, là ça fait du bien »

Et puis il y a l’exercice de Yuki.
Alors l’exercice de Yuki, c’est un moment spécifique. On le fait à l’occasion des séances de Katsugen Undo. A un moment donné pendant cette séance il y a Yuki. Alors on se salue d’abord. Le salut entre deux personnes c’est la coordination de la respiration. Ensuite, un des deux se met le côté gauche tourné vers l’autre. Une main derrière, voyez, à hauteur des yeux, et une main devant. Alors la personne s’allonge, on met les mains sur son dos et on fait circuler le ki. Dans ce cas-là, c’est l’exercice pour retrouver Yuki. Pendant les séances de mouvement, ça dure 5 minutes, jusqu’à peut-être 8 minutes. On le fait tous ensemble. C’est à la fois un exercice qui permet de se sensibiliser soi-même, de sensibiliser l’autre. Ce n’est pas un apprentissage, c’est une découverte. On découvre et on approfondit.

Yuki c’est faire circuler le ki. Mais le ki n’a pas de forme. Eh ben là il prend une forme. Le ki n’a pas de forme, le ki c’est ambiance… c’est très vague la notion de ki. Mais là, parce qu’il y a un acte, il a une forme. Des gens veulent l’associer avec une énergie, on parle d’énergie vitale. Ça me plaît pas trop. Je n’aime pas trop ce terme. « Energie » on pense tout de suite à l’électricité, etc. Ou alors une énergie psychique qui jaillirait, etc. Et là il ne s’agit pas de ça.

Le Yuki c’est une expérience. C’est d’abord une expérience.

La première fois que j’ai rencontré Yuki, c’est parce que – je m’en souviens on était au bistro avec mon maître Itsuo Tsuda. C’était dans le début des années 70 et à l’occasion d’une discussion il a simplement posé sa main sur mon dos en disant « Yuki c’est ça ». Ça a tout changé. »

 

 

 

L’Aïkido est-il un art martial ?

Par Régis Soavi

Il semble que cette question « L’Aïkido est-il un art martial ? » soit récurrente dans les dojos et divise les pratiquants, les enseignants, ainsi que les commentateurs dans à peu près toutes les écoles. Personne ne pouvant donner une réponse définitive, on a recours à l’histoire des arts martiaux, aux nécessités sociales, à l’histoire de l’origine des êtres humains, aux sciences cognitives, etc., en les chargeant d’apporter une réponse, qui, si elle ne résout pas le problème, aura au moins le mérite de justifier les propos tenus.

L’Aïkijutsu est devenu un dō

L’Aïkijutsu, depuis qu’il a abandonné le suffixe jutsu pour devenir un dō, s’est reconnu lui-même comme un art de la paix, une voie de l’harmonie au même titre que le Shodō (la voie de la calligraphie) ou encore le Kadō (la voie des fleurs). En adoptant le terme qui signifie le chemin, la voie, est-il devenu pour autant un chemin plus facile ? Ou au contraire nous oblige-t-il à nous poser des questions, à réexaminer notre propre parcours, à faire un effort d’introspection ? Un art de la paix est-il un art de l’accommodation, un art faible, un art de l’acceptation, un art où les filous peuvent jouir d’une réputation à peu de frais ?
Certes c’est un art qui a su s’adapter aux nouvelles réalités de notre époque. Mais doit-on entretenir l’illusion d’une self-défense facile, à la portée de tous, adaptée à tous les budgets et sans la nécessité de s’investir le moins du monde ? Peut-on réellement croire ou faire croire qu’à raison d’une ou deux heures par semaine, qui plus est hors vacances (les clubs sont souvent fermés), on peut devenir un foudre de guerre ou acquérir la sagesse et être capable de résoudre tous les problèmes par son calme, sa sérénité, ou son charisme ?
La solution alors se trouve-t-elle dans la force, le travail musculaire et les arts violents ?
S’il existe une direction, elle se trouve à mon avis, et malgré ce que je viens de dire, dans l’Aïkido.

Une École sans grade

Tsuda Itsuo ne donna jamais de grade à aucun de ses élèves et lorsque quelqu’un lui posait une question sur le sujet, il avait coutume de répondre « Il n’y a pas de ceinture noire de vide mental ». On peut dire que, avec cela, il avait clos toute discussion. Ayant été l’interprète, auprès de Ō Senseï Morihei Ueshiba, d’André Nocquet senseï lors de son apprentissage au Japon, il a par la suite servi d’intermédiaire lorsque des étrangers français ou américains se présentaient au Hombu Dojo pour s’initier à l’Aïkido. Cela lui permit, traduisant les questions des élèves et les réponses du maître, d’avoir accès à ce qui sous-tendait la pratique. Ce qui en faisait quelque chose d’universel. Ce qui en faisait un art au-delà de la pure martialité. Il nous parlait de la posture de Ō Senseï, de son incroyable spontanéité, de la profondeur de son regard qui semblait le percer jusqu’au plus profond de son être. Tsuda Itsuo n’a jamais cherché à imiter son maître qu’il considérait inimitable. Il s’est tout de suite intéressé à ce qui animait cet homme incroyable capable de la plus grande douceur comme de la plus grande puissance. C’est pourquoi, arrivé en France, il chercha à nous transmettre ce qui pour lui était l’essentiel, le secret de l’Aïkido, la perception concrète du ki. Ce qu’il avait découvert, et qu’il résumait dans cette phrase, la première de son premier livre : « Depuis le jour où j’ai eu la révélation du “ki”, du souffle (j’avais alors plus de quarante ans), le désir ne cessait de grandir en moi d’exprimer l’inexprimable, de communiquer l’incommunicable. »*

Pendant dix ans il parcourut l’Europe afin de nous faire découvrir, à nous, Occidentaux, bien trop souvent cartésiens, dualistes, qu’il existe une autre dimension à la vie. Que cette dimension n’est pas ésotérique mais exotérique comme il se plaisait à le dire.

Une École particulière

Les motivations qui amènent à commencer cette pratique sont de manière évidente très diverses. Si je pense aux personnes qui pratiquent dans notre École (l’École Itsuo Tsuda), à part quelques-unes, il y en a peu qui soient venues pour l’aspect martial. D’ailleurs bon nombre d’entre elles n’y ont rien vu de martial de prime abord, bien qu’à l’occasion de chaque séance je montre comment les techniques pourraient être efficaces si on les exécutait de façon précise, et dangereuses si on les utilisait de manière violente. Le coté martial découle de la posture, de la respiration, de la capacité de concentration, de la vérité de l’acte qu’est l’attaque. Pour l’apprentissage, il est indispensable de respecter le niveau de son partenaire, de s’exercer avec des formes connues.
Mais la découverte que l’on peut faire en travaillant les formes prédéfinies va bien au-delà. Il s’agit de faire fructifier autre chose, de révéler ce qui se trouve au fond des individus, de se libérer de l’emprise sous-jacente qu’exerce le passé et même parfois le futur, sur nos gestes, sur l’ensemble de nos mouvements, tant physiques que mentaux. Et d’ailleurs personne ne s’y trompe dans notre dojo.
La séance commence à 6h45. Le fait de venir pratiquer si tôt le matin (en fait Ō Senseï et Tsuda senseï avaient toujours commencé leurs propres séances à 6h30) n’est ni une ascèse ni même une discipline. Certains pratiquants arrivent vers 6h chaque matin, pour partager un café ou un thé, et profiter de ce moment d’avant la séance (de pré-séance), si riche parfois grâce aux échanges que l’on peut avoir entre nous. C’est un moment de plaisir, d’échange sur la pratique, comme parfois aussi sur la vie quotidienne, que l’on partage avec les autres de manière extrêmement concrète et non de façon virtuelle comme la société a tendance à nous le proposer.
Évidemment tout cela peu paraître rétrograde ou inutile, mais cela évite le coté loisir facile et ne favorise pas le clientélisme, sans pour autant dire qu’il n’existe pas, cela le réduit et avec le temps il évolue. Et cela parce que les êtres changent, se transforment, ou plus précisément se retrouvent eux-mêmes, retrouvent des capacités inexploitées, qu’ils pensaient parfois avoir perdu ou souvent, plus simplement, qu’ils avaient oubliées.

Yin le féminin : comprendre

Les femmes sont si nombreuses dans notre École que la parité n’y est pas respectée, les hommes sont minoritaires, de peu certes, mais ils l’ont toujours été. Je m’en voudrais de parler au nom des femmes et pourtant comment faire ? Elle ne forment pourtant pas un monde à part, inconnu des hommes.
En fait, pour beaucoup, peut-être que si ! … Cependant je pense qu’il suffit pour l’homme de se pencher sur son coté yin, sans en avoir peur, pour retrouver et comprendre ce qui nous rapproche et ce qui nous différencie. Est-ce par une affinité personnelle, une recherche due à mon propre vécu pendant les événements de mai 68 et à cette éclosion du féminisme qui se révéla une fois de plus à cette époque. Ou plus simplement peut-être parce que j’ai eu trois enfants et que ce sont trois filles, qui d’ailleurs pratiquent toutes les trois, le résultat quelles qu’en soient les raisons a fait que j’ai toujours accordé leur place légitime aux femmes dans les dojos de notre École. Elles y ont les mêmes responsabilités et il n’y a évidemment aucune différence de niveau, que ce soit pour l’étude comme pour l’enseignement. Il est vraiment dommage d’avoir à préciser ce genre de choses, mais malheureusement elles ne découlent pas d’elles-mêmes dans ce monde.
Malgré tout les femmes prennent peu la parole, ou même devrais-je dire la plume, dans les revues d’art martiaux. Il serait intéressant de lire des articles écrits par des femmes, voire de consacrer un espace dans « Dragon magazine spécial Aïkido » à la vision des femmes sur les arts martiaux et sur notre art en particulier. N’ont-elles rien à dire, ou le monde masculin accapare-t-il toute la place ? Ou peut-être encore ces débats de chapelles sur l’efficacité de l’Aïkido les ennuient, elles qui cherchent et souvent trouvent, me semble-t-il, une autre dimension, ou en tout cas autre chose, grâce à cet art  ? Cet « autre chose », qui est peut être plus près de la recherche de Ō Senseï, Tsuda Itsuo senseï nous en donne une idée dans ce passage de son livre La Voie du dépouillement :

« Se représente-t-on Me Ueshiba comme un homme fait entièrement en acier ? C’est pourtant l’impression bien contraire que j’ai eu de lui. C’était un homme serein, capable d’une concentration extraordinaire, mais très perméable par ailleurs, aux éclats de rire sonores, avec un sens de l’humour inimitable. J’ai eu l’occasion de toucher son biceps. J’en étais stupéfait. C’était la tendresse d’un nouveau-né. Tout ce qu’on pouvait imaginer de contraire à la dureté.
Cela peut paraître curieux, mais son Aïkido idéal était celui des jeunes filles. Les jeunes filles ne sont pas capables, de par leur nature physique, de contracter les épaules aussi durement que les garçons. Leur Aïkido, est de ce fait, plus coulant et plus naturel. »**

Yang le masculin : combattreart martial

Nous sommes éduqués à la compétition depuis notre plus tendre enfance, l’école, sous prétexte d’émulation, a tendance à aller dans la même direction, et tout cela pour nous préparer au monde du travail. Le monde est dur nous apprend-on, il faut absolument gagner sa place au soleil, apprendre à se défendre contre les autres, mais en est-on si sûr ? Notre désir n’aurait-il pas tendance, lui, à nous guider dans une autre direction ? Et que faisons-nous pour réaliser cet objectif ? L’Aïkido peut-il être l’un des instruments de cette révolution des mœurs, des habitudes, doit-il et surtout devons-nous faire l’effort nécessaire afin que les racines du mal qui ronge nos sociétés modernes se régénèrent et redeviennent saines ? Il y a eu par le passé des exemples de sociétés où la compétition n’existait pas, ou très peu de la manière dont elle existe aujourd’hui, des sociétés où le sexisme aussi était absent, même si on ne peut pas les présenter comme des sociétés idéales. En lisant les écrits sur le matriarcat dans les îles Trobriand de ce très grand anthropologue qu’était Bronislaw Malinowski on pourra découvrir son analyse, trouver des pistes, et peut-être même des remèdes à ces problèmes de civilisation qui ont été si souvent dénoncés.

Tao, l’union : une voie pour l’accomplissement de l’être humain

La voie, par essence, sans être un idéaliste, se justifie et prend toute sa valeur par le fait qu’elle normalise le terrain des individus. Pour qui la suit, elle régule ses tensions, elle est équilibrante, elle est tranquillisante en permettant un autre rapport à la vie. N’est-ce pas ce que tant de personnes « civilisées » recherchent désespérément et qui se trouve en fin de compte au fond de l’être humain ?

La voie n’est pas une religion, c’est même ce qui la différencie de la religion qui en fait un espace de liberté, au sein des idéologies dominantes. La pensée de laquelle on peut la rapprocher me semble plutôt être l’agnosticisme, courant philosophique peu connu, ou plutôt connu de manière superficielle mais qui permet d’intégrer toutes les différentes écoles. Il y a bon nombre de rituels dans l’Aïkido que l’on continue de suivre sans en comprendre la véritable origine (celle à laquelle puisa Ō Senseï) ou parfois d’autres rituels que divers maîtres trouvèrent grâce à d’anciennes pratiques comme le fit Tamura senseï lui-même. On les a souvent associés avec la religion alors que, comme on pourrait le vérifier, ce sont les religions qui ont utilisé tous ces anciens rituels, se les sont appropriés pour en faire des instruments au service de leur propre pouvoir, et même trop souvent ils servent à la domination et à l’asservissement des individus.

Un moyen : la pratique respiratoire

La première partie dans l’Aïkido de O Senseï Morihei Ueshiba, loin d’être un échauffement, consistait en mouvements dont il est primordial de retrouver la profondeur. Ce n’est pas pour une satisfaction intellectuelle, ni par soucis d’intégrisme et encore moins pour acquérir des « pouvoirs supérieurs », que nous les continuons, mais pour retrouver le chemin qu’avait emprunté Ō Senseï. Certains exercices, comme Funakogi undo (mouvement dit du rameur) ou Tama-no-hireburi (vibration de l’âme), ont une très grande valeur, et lorsqu’ils sont pratiqués avec l’attention nécessaire, ils peuvent nous permettre de sentir au-delà du corps physique, au-delà de notre sensation si limitée, pour découvrir quelque chose de plus grand, de beaucoup plus grand que nous. Il s’agit d’une nature illimitée à laquelle nous participons, dans laquelle nous baignons, qui est fondamentalement et inextricablement liée à nous, et que pourtant nous avons tant de mal à rejoindre ou même parfois à sentir. Cette conception que j’ai fait mienne, n’est pas due à un rapport mystique à l’univers, mais plutôt à une ouverture psychophysique que de nombreux physiciens modernes ont approché grâce à la théorie et qu’ils cherchent à vérifier. Ce n’est pas une chose que l’on peut apprendre en regardant des vidéos sur YouTube, ni en consultant des livres de sagesse du passé malgré leur indéniable importance. C’est quelque chose que l’on découvre de manière purement corporelle, de manière absolument et intégralement physique, même si c’est un physique élargi à une dimension inhabituelle. Petit à petit tous les pratiquants qui acceptent de chercher dans cette direction le découvrent. Ce n’est pas lié à une condition physique ni à un âge ni évidemment à un sexe ou un peuple.

L’éducation

Presque tous les psychologues considèrent que l’essentiel de ce qui nous guidera à l’âge adulte se passe pendant notre enfance et plus précisément notre petite enfance.

Aussi bien les bonnes expériences que les mauvaises. Il y a donc un soin particulier à apporter à l’éducation de manière à conserver le plus possible la nature innée de l’enfant. Il ne s’agit en aucun cas de laisser l’enfant faire tout ce qu’il veut, d’en faire un enfant roi, de devenir son esclave, le monde est là qui l’entoure et il a besoin de points de repère. Mais c’est très vite, souvent peu de temps après la naissance, parfois après quelques mois, que le bébé est confié à des personnes étrangères à la famille. Que sont devenus ses parents ? Il ne reconnaît plus la voix de sa mère, son odeur, son mouvement. C’est le premier traumatisme et on nous dit : « Il s’en remettra ». Certes, malheureusement ce n’est pas le dernier, loin de là. Puis vient la crèche qui s’emboîte avec la maternelle, l’école primaire, le collège puis enfin le Bac avant peut-être l’université, pour au moins trois voire quatre, cinq, six ans ou plus encore.
Mais que peut-on y faire ? « C’est la vie » me dit-on. Chacune de ces boîtes dans lesquelles l’enfant va passer son temps au nom de l’éducation, de l’apprentissage est une prison mentale. De socle commun en culture de masse, quand sera-t-il respecté en tant qu’individu plein de cette imagination qui caractérise l’enfance ? On lui apprendra à obéir, il apprendra à tricher. On lui apprendra à être avec les autres, il apprendra la compétition. Il sera noté, on appellera cela émulation, et ce désastre psychologique sera vécu par les premiers comme par les derniers des élèves.
Au nom de quelle idéologie totalitariste forme-t-on les enfants et toute la jeunesse à la peur de la répression, à la soumission, au désengagement et à la désillusion ? La société d’aujourd’hui dans les pays riches ne nous propose rien de bien nouveau : travail et loisirs ne sont que des synonymes de l’idéal romain du pain et des jeux, l’esclavage antique n’est que le salariat de maintenant. Un esclavage amélioré ? Peut-être… avec une lobotomisation spectaculaire, garantie sans facture, grâce à la publicité pour la marchandise dont on nous abreuve, et son corollaire : l’hyper-consommation de biens tant inutile que néfaste.
La pratique de l’Aïkido pour les enfants et les adolescents est l’occasion de sortir des schémas que propose le monde qui les entoure. C’est grâce à la concentration exigée par la technique, une respiration calme et sereine, l’aspect non compétitif, le respect de la différence, qu’ils peuvent conserver, ou si besoin retrouver leur force intérieure. Une force tranquille, non agressive, mais pleine et riche de l’imagination et du désir de rendre le monde meilleur.

Une philosophie pratique ou, mieux dit, une pratique philosophique.

La particularité de l’École Itsuo Tsuda vient du fait qu’elle s’intéresse plus à l’individualité qu’à la diffusion d’un art ou d’une suite de techniques. Il ne s’agit pas de créer un individu idéal, ni de guider quiconque vers quelque chose, vers un modèle de vie, avec tel taux de gentillesse, tel taux d’amabilité ou de sagesse, de pondération ou d’exaltation, etc. Mais de réveiller l’être humain et de lui permettre de vivre pleinement dans l’acceptation de ce qu’il est au sein du monde qui l’entoure sans le détruire. Cet esprit d’ouverture ne peut que réveiller la force qui préexiste en chacun de nous. Cette philosophie nous porte à l’indépendance, à l’autonomie, mais non à l’isolement, au contraire, par la découverte de l’Autre, par la compréhension de ce qu’il est, et au-delà de ce qu’il est peut-être devenu. Tout cet apprentissage, ou plutôt cette réappropriation de soi, demande du temps, de la continuité, de la sincérité afin de réaliser de manière plus claire la direction vers laquelle on désire se rendre.

Le dépassement, ce qu’il y a derrière.

Ce qui m’intéresse aujourd’hui, est ce qu’il y a derrière ou plus exactement ce qu’il y a au fond de l’Aïkido. Lorsqu’on prend un train on a un objectif, une destination, avec l’Aïkido c’est un peu comme si au fur et à mesure que l’on avance le train changeait d’objectif, comme si la direction devenait à la fois différente, et plus précise. Quand à l’objectif, il s’éloigne malgré le fait que l’on pense s’en être rapproché. Et c’est là qu’il faut prendre conscience que l’objet de notre voyage est dans le voyage lui-même, dans les paysages que l’on découvre, qui s’affinent, et se révèlent à nous.

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« L’Aïkido est-il un art martial ? » un article de Régis Soavi  publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°21) en juillet 2018

Notes

* Tsuda Itsuo, Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1973, p.7.
** Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, pp.148-149.

Au cœur du déplacement, l’involontaire

Par Régis Soavi 

« Si je dois donner un but à mon Aïkido, ce sera d’apprendre à nous asseoir,  à nous lever, à avancer et à reculer. » I.Tsuda

Déplacements : la coordination, la posture

Pour se déplacer correctement il est nécessaire d’être stable, et on ne résout pas des problèmes de stabilité par l’apprentissage. La stabilité doit naître de l’équilibre, qui lui-même naît du système involontaire. L’être humain a cette particularité de se tenir debout avec comme seuls points d’appui cette toute petite surface que sont ses deux pieds. Et s’il s’agissait seulement de se tenir immobile, encore passe, mais nous nous déplaçons, et qui plus est, nous sommes capables en même temps de parler, de réfléchir, de bouger les bras dans tous les sens ainsi que la tête ou les doigts, tout cela en étant parfaitement stables. La coordination musculaire involontaire s’occupe de tout. Si nous perdons l’équilibre sans pouvoir nous rattraper à quoi que ce soit, notre corps cherche par tous les moyens à récupérer l’équilibre perdu, et souvent il y parvient grâce au mouvement de la répartition du poids d’une jambe sur l’autre, en trouvant des points d’appui extrêmement précis, que nous aurions eu du mal à trouver à l’aide de notre seul système volontaire. Tsuda Itsuo raconte une anecdote personnelle sur son apprentissage de l’Aïkido qui me semble édifiante, dans son livre La Science du particulier.*Lire la suite

L’état de santé selon le Seitai #2

Suite des entretiens ou Régis Soavi, qui enseigne et initie les personnes au Katsugen Undo (Mouvement régénérateur) depuis quarante ans, revient  à l’essentiel des thématiques autour du Seitai et du Katsugen Undo. Pour cette deuxième vidéo, c’est la notion de santé selon le Seitai qui est abordée.

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Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du SeitaiItsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Régis Soavi débute la pratique martiale par le Judo à l’âge de douze ans. Il étudie ensuite l’Aïkido, notamment auprès des maîtres Tamura, Nocquet et Noro. Il rencontre Tsuda Itsuo senseï en 1973 et le suivra jusqu’à son décès en 1984. Régis Soavi devient enseignant professionnel avec l’accord de ce dernier, et diffuse son Aïkido et le Katsugen Undo à travers l’Europe.

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Seitai et Katsugen Undo #1

Beaucoup de choses sont dites et circulent sur le web à propos du Seitai et du Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur). Dans cette série d’entretiens, Régis Soavi, qui enseigne et initie les personnes au Katsugen Undo depuis quarante ans, revient  à l’essentiel pour répondre à cette question « Qu’est-ce que le Seitai et le Katsugen Undo ? ».

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Quelques informations complémentaires :

Le Seitai a été mis au point par Haruchika Noguchi (1911-1976) au Japon. Le Katsugen Undo (ou Mouvement régénérateur) est un exercice du système moteur extrapyramidal faisant partie du Seitai.  Itsuo Tsuda (1914-1984) qui introduisit le Katsugen Undo en Europe dans les années 70 en disait «Le corps humain est doué d’une faculté naturelle qui réajuste sa condition. Cette faculté […] est du ressort du système moteur extra-pyramidal »

Régis Soavi débute la pratique martiale par le Judo à l’âge de douze ans. Il étudie ensuite l’Aïkido, notamment auprès des maîtres Tamura, Nocquet et Noro. Il rencontre Tsuda Itsuo senseï en 1973 et le suivra jusqu’à son décès en 1984. Régis Soavi devient enseignant professionnel avec l’accord de ce dernier, et diffuse son Aïkido et le Katsugen Undo à travers l’Europe.

Mémoires d’un aïkidoka

Par Régis Soavi.

Parler à mes élèves des maîtres que j’ai connus fait évidemment partie de mon enseignement. Certains eurent une telle importance que je ne peux pas m’en débarrasser d’un coup du revers de la main et prétendre que je me suis fait tout seul. Les maîtres que j’ai connus ont laissé des traces qui m’ont formé et surtout ouvert à des domaines que j’ignorais, ou que parfois je soupçonnais sans pouvoir les atteindre.

Les Maîtres du passé : des maîtres de vie ?

Il m’a toujours semblé important de ne pas faire de ces maîtres des surhommes, des génies,  des dieux. J’ai toujours considéré que ces maîtres valaient beaucoup mieux que cela. Les idoles créent une illusion, nous endorment et appauvrissent les idolâtres, elles les empêchent de progresser, de prendre leur envol de leurs propres ailes. À cet égard Tsuda Senseï, lui qui est maintenant un maître du passé, écrivait dans son huitième livre La Voie des dieux :

« Maître Ueshiba a planté des poteaux indicateurs  »c’est par là », et je lui en suis très reconnaissant. Il a laissé d’excellentes carottes à manger que j’essaye d’assimiler, de digérer. Une fois digérées, ces carottes deviennent Tsuda qui est loin d’être excellent. Cela est inévitable. Mais il est nécessaire que les carottes ne restent pas carottes, sinon elles pourrissent toutes seules, sans utilité.
Il ne s’agit pas, pour moi, d’adorer, de déifier ou d’idolâtrer Maître Ueshiba. Comme tout le monde, il avait des qualités et des défauts. Il avait des capacités extraordinaires mais il avait des faiblesses, notamment vis-à-vis de ses élèves. Il se faisait avoir par eux à cause de considérations un peu trop humaines. »Lire la suite