par Régis Soavi
Lorsqu’on cherche à déséquilibrer une personne on sait instinctivement où on doit la toucher, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Dans la plupart des cas c’est son centre que l’on doit atteindre de manière à le fragiliser et à le rendre vulnérable.
La vision du Seitai
Il est difficile de parvenir au centre de la sphère du partenaire si la périphérie est puissante car toutes les actions semblent rebondir à la surface ou glisser comme sur une couche lisse, élastique et capable de se déformer sans perdre de sa densité, donc sans être pénétrée ni être atteinte d’aucune façon. Tout dépend de la manière dont chacun des partenaires saura et réussira à utiliser son énergie centrale, son ki, que ce soit dans le rôle de Tori comme dans celui de Uke. Il va sans dire que d’autres facteurs non moins importants, comme la détermination, le besoin de vaincre font partie intégrante de cette sphère et peuvent changer la donne, car le ki n’est pas une énergie comme l’Occident a l’habitude de l’envisager aujourd’hui, c’est-à-dire une sorte d’électricité ou de magnétisme. Le ki est la résultante de composants multifactoriels, qui ayant pris une certaine forme, devient concret même s’il est difficilement analysable et quasiment non mesurable sinon dans ses effets. Dans tous les cas, un des éléments essentiels de l’action sera la posture, pas seulement la posture physique, mais son équilibre énergétique, ses tensions, ses coagulations, les lieux où elles se trouvent bloquées, emprisonnées, ainsi que ses relations, tant positives que négatives, avec le reste du corps et les conséquences que cela entraîne. Une science du comportement humain basée sur l’observation physique, la sensibilité aux flux qui parcourent le corps, et la connaissance anatomique est de première importance quand on en a besoin pour exercer bon nombre de professions. Il n’empêche que même pour un dilettante, un amateur, elle peut aussi nous aider à comprendre notre entourage ou nous permettre de sortir de l’embarras quand cela est nécessaire. Un des objectifs de cette science qu’est le Seitai, est de mieux comprendre l’être humain dans son mouvement en général et dans son mouvement inconscient en particulier. C’est un instrument de qualité qui a déjà donné des preuves de sa valeur au Japon comme en Europe, et que l’on peut difficilement négliger lorsqu’on pratique un art martial. Bien qu’il fût enseigné en France pendant une dizaine d’années par Tsuda senseï à travers la pratique du Katsugen Undo, ses conférences, et la publication de ses livres, la méconnaissance en Occident du travail de son initiateur Noguchi senseï a pénalisé sa diffusion. Il demande à être aujourd’hui plus connu, plus reconnu afin de permettre à qui s’y intéresse de trouver les éléments qui l’amèneront à une meilleure compréhension, tout au moins théorique. C’est donc important que le Seitai se fasse connaître pour être mieux compris et admis, c’est pourquoi de temps à autre je donne modestement pour les personnes intéressées quelques indications notamment sur les Taiheki qui, si l’on peut dire de façon un peu caricaturale certes, présentent comme une sorte de cartographie du territoire humain, tant au niveau de la circulation du ki, que de ses passages, de ses ponts, de ses points de sortie, d’entrée, etc. Il est possible de mieux comprendre les Taiheki et le Seitai en pratiquant le Katsugen Undo, qui est à la base du retour à l’équilibre physique et à la sensibilité nécessaires pour aborder de manière pratique cette connaissance. On peut aussi, tout au moins intellectuellement, aller directement à la source des informations, en lisant ou relisant les livres que Tsuda senseï a écrit en français. Le principe de base étant résumé dans cette « définition » que lui-même donnait :
La philosophie qui sous-tend le Seitai est le principe que l’homme est un Tout indivisible, ce qui le différencie évidemment de la science humaine occidentale qui est basée sur un principe analytique. »1
Un corps athlétique
Certaines personnes ont un corps aux proportions harmonieuses, des épaules larges et carrées, de longues jambes, elles semblent extrêmement stables, pour beaucoup elles représentent l’exemple de l’être humain idéal, femme ou un homme. Mais si on observe leur comportement dès qu’elles bougent, elles ont tendance à se pencher en avant (c’est une des caractéristiques du type 5 qui fait partie du groupe « avant-arrière » appelé aussi antéro-postérieur). En conséquence lorsqu’elles doivent s’incliner, elles propulsent les fesses en arrière et parfois appuient les mains sur leurs genoux pour compenser. On peut les reconnaître facilement car souvent, même immobiles, elles croisent les mains dans leur dos afin de demeurer en équilibre, ce n’est pas une habitude, c’est un besoin de rééquilibrage. C’est très nettement le signe d’un bassin qui manque d’équilibre, et de solidité, malgré tous les efforts, le centre, le Hara reste vulnérable. Lors d’une rencontre ou d’un entraînement il suffit pourtant, si on a bien pris le temps de l’observer, de profiter du moment où le partenaire bouge et donc penche en avant, pour entrer sous le troisième point du ventre, environs deux doigts sous le nombril, et l’aspirer ou le laisser glisser par dessus nous, et cela, quelle que soit la technique que l’on aura choisi d’appliquer. Cela parait simple quand on le lit, mais bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect des choses, la découverte et la compréhension de la posture sont sans doute parmi les éléments qui ont la plus grande importance. Au début, dans la phase d’apprentissage des arts martiaux, pour ce qui est de la réalisation plus concrète des techniques, il y a une connaissance à avoir, mais c’est malgré tout grâce à un entraînement basé sur la sensation et la respiration, qu’on acquiert la capacité à saisir le moment juste et à être « dedans ». Au demeurant le travail d’observation des partenaires, si on possède la connaissance des postures, ne peut que nous faire du bien, il peut être un plus décisif dans le cas d’une compétition ou si on doit déterminer s’il s’agit d’un danger réel ou d’une intimidation.
Les Sumotori
Les Sumotori avec leur corpulence, leur posture très basse, leur manière de se déplacer, semblent des exemples idéaux de stabilité et d’équilibre, tout au moins physique. Bien que leur entraînement accentue certaines tendances déjà présentes et renforce leurs capacités dans le sens de la solidité, il risque d’en déformer d’autres au profit de leur réussite future en combat. Du point de vue des Taiheki, malgré tout ils n’échappent pas à leur tendance de base. Il y a des Sumotori de tous les types, bien sûr, mais certaines tendances de Taiheki sont plus représentées que d’autres. Dans le cas des Sumotori appartenant aux groupes des verticaux, il y en a peu de type 1 car ce genre de déformation provoque très vite leur élimination. Cela s’explique par le fait que dès le plus jeune âge, ils s’avèrent assez incompétents, même lorsqu’ils sont fort physiquement, ils sont très facilement déstabilisés. Le motif principal se trouve dans la manière dont ils abordent l’action. C’est toujours l’idée du combat préconçu ou perçu au fur et à mesure qu’ils suivent, et ils sont donc toujours en retard et surpris par la démarche de leur adversaire. Par contre les types 2, s’ils ont bien observé les derniers combats de leurs adversaires, s’ils sont bien guidés, peuvent définir une stratégie qui, si elle n’est pas perturbée par des impondérables, peut les amener à la victoire. Ils ont une excellente connaissance de la physiologie et de l’anatomie du corps aussi bien immobile qu’en mouvement, ce qui leur permet lorsqu’ils veulent déséquilibrer l’adversaire, de le faire avec le maximum de chance de réussite, car le terrain a été bien préparé tout au moins théoriquement. Ils s’appuient aussi sur la logique et la réflexion issues des combats précédents car c’est cela qui les guide et rarement la sensation ou l’intuition. Devenus Yokozuna, ils se retirent et se consacrent à l’écriture de livres, d’articles sur leur vie, sur leur entraînement ou encore utilisent leur réputation afin de soutenir de bonnes œuvres etc.
Se tordre pour vaincre
Lorsqu’on connaît le Seitai et plus précisément les Taiheki, on comprend mieux ce type de tendances comportementales. Cela permet de savoir quand et comment agir sans tomber dans le piège de la rivalité que ces personnes tentent de mettre en place autour d’elles pour se préparer à se défendre et conséquemment pour attaquer. Les individus de ce genre font partie du groupe « Torsion » et tout repose sur le fait qu’ils ont inconsciemment une sensation de grande faiblesse qu’ils ne reconnaîtront jamais. Fondamentalement ils se sentent en danger de façon permanente, c’est pourquoi ils considèrent que la meilleure défense c’est l’attaque immédiate car elle surprend l’adversaire et est sensée ne pas lui donner l’occasion de répliquer.
Un archétype de l’être humain
La posture des Sumotori au moment du combat est une posture qui convient particulièrement bien à une personne de type 9 étant donné que « l’écart entre l’ouverture et la fermeture du bassin est très grand chez lui. Il peut s’accroupir complètement, sans décoller ses talons et rester longtemps dans cette position, car c’est sa position de détente. Lorsqu’il se lève, son poids se déplace des côtés extérieurs des pieds aux racines des gros orteils. C’est sa position de tension. »4
Sensibilité et intuition
L’Aïkido nous guide vers la stabilité et l’équilibre, le Seitai lui aussi se présente comme une voie allant dans la même direction, bien qu’il le fasse grâce à d’autres exercices ; la conjugaison des deux techniques, Aïkido comme art martial et le Seitai à travers le Katsugen Undo comme le proposait Tsuda senseï a permis à notre École de continuer dans cette direction qu’est le retour vers une sensibilité simple mais indispensable, dans un monde qui vise plutôt à l’insensibilité et à la rigidification soi-disant protectrices. L’intuition retrouvée, la réceptivité de nouveau active nous sont indispensables pour être acteur de notre vie.
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« Déséquilibrer c’est déstabiliser » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial Aikido n°11 en octobre 2022.
Crédits photos : Bas van Buuren, Yann Allegret, Paul Bernas
Notes :
- Tsuda Itsuo, Le Non-faire, chap. VII, Le Courrier du Livre, 2016, p. 72 (1re éd. 1973 : p. 68)
- ibid., chap. IX, p. 94 (1re éd. : p. 90)
- ibid., p. 92 (p. 87)
- ibid., p. 91 (p. 87)