respiration philosophie vivante

#2 La respiration, philosophie vivante

respiration philosophie vivanteRetrouvez ici le deuxième entretien des Six Interviews de Itsuo Tsuda « La respiration philosophie vivante » par André Libioulle diffusées sur France Culture dans les années 1980.

 

 

 

 

ÉMISSION N° 2

Q. : Au cours de cette seconde semaine, nous allons revenir plus en détail sur les ouvrages publiés par Itsuo Tsuda. Ces ouvrages tous édités au “Courrier du Livre” à Paris sont actuellement au nombre de six : “Le Non-Faire”, “La Voie du Dépouillement”, “La Science du Particulier”, un ouvrage qui porte le titre “Un”, “Le Dialogue du Silence” et récemment “Le Triangle Instable”. Ils ont trait à la respiration et aux domaines de pensée en rapport avec elle. […]

L’Occident a séparé en concepts bien tranchés l’âme et le corps. Il a souvent aspiré à l’élévation de l’âme et il a souvent sous-estimé le corps, considéré comme lieu de tentation. Si pour Platon, l’âme est à l’étroit dans son enveloppe charnelle, prisonnière du corps, pour un homme comme Itsuo Tsuda il apparaît que c’est le corps qui est prisonnier de l’âme. Une âme qui manipule sans arrêt les abstractions et se coupe de l’élan vital. De plus en plus l’homme vit au niveau cérébral. Les espoirs de la société reposent sur l’exploitation intensive des capacités intellectuelles dans lesquelles elle voit le privilège de l’être humain. Mais cette hypertrophie cérébrale suscite un écart qui est source de déséquilibre entre les sensations, le corps comme vie, comme énergie, comme élan, et le monde construit, conceptualisé, cérébralisé. La respiration est unification, retour à soi et, si on relâche la séparation corps et âme, si l’âme cesse d’être une abstraction, alors elle est partout, elle est dans le corps aussi bien qu’en dehors.
Eh bien le “ki”, cette notion qu’on a un peu approchée dans les émissions précédentes, nous introduit à une pensée qui est celle de l’unité. C’est ce que nous allons essayer de comprendre maintenant. Il semble donc que le premier pas, Itsuo Tsuda, vers la compréhension du ki, ce soit reconnaître en nous la sensation. C’est à dire ne pas abstraire, ne pas s’imaginer vivre une sensation mais vraiment être réellement la sensation.

I.T. : Il y a un principe, qu’on reconnaît dans la médecine chinoise, c’est : la tête froide et les pieds chauds. Actuellement justement, le sens est renversé : la tête chaude et les pieds froids. On ne sent même pas les pieds. Et puis la tête s’échauffe de plus en plus. Il y a tout un facteur qui contribue à faire ça : c’est l’occidentalisation. Mais on ne peut pas rebrousser chemin. C’est une tendance qui date de longtemps. Et puis il y a des avantages évidents qui proviennent de l’occidentalisation. Mais seulement, si sur le plan matériel ça nous aide, cela nous met dans un état assez précaire sur le plan individuel. Les individus deviennent de plus en plus prisonniers de structures bien planifiées, ils ne peuvent plus se sentir vivre, eux-mêmes.

Q. : Les Européens d’ailleurs, vous l’écrivez, ont besoin de comprendre avant d’agir. Ils ne se lancent pas d’emblée dans une action.

I.T. : Ce que je fais justement, ce n’est pas de la même manière que ce qu’on fait au Japon. Souvent au Japon on n’explique pas, on se précipite tout de suite dans l’expérience, c’est à chacun de tirer la leçon, n’est-ce-pas. Eh bien, en occident ça ne marche pas. On a besoin de comprendre d’abord. Mais la compréhension ne suffit pas. J’ai beau expliquer devant des gens qui écoutent les explications sur la natation, ça ne permet pas de se plonger dans l’eau. Tant qu’on n’a pas senti le contact de l’eau, on peut remplir la tête avec toutes sortes d’explications, ça ne sert à rien.

Q. : Mais les gens vont peut-être vous argumenter : « mais à quoi ça me sert-il d’être en présence de mes sensations ? Qu’est‑ce que ça m’apporte ? »

I.T. : Eh bien, c’est la notion de “Seitai”, justement, que Noguchi a créée après la guerre. Pour le moment les gens pensent d’une façon dualiste : « voilà – il y a le bien, il y a le mal. Le mal il faut le combattre. Quand on aura combattu le mal, il nous restera le bien ». Mais en fait, nous ne cherchons pas de cette manière : nous normalisons le terrain. Ça c’est ce qu’il a appelé “Seitai” : l’organisme bien harmonisé. En occident on s’acharne à trouver la cause, on essaie d’exterminer la cause. Mais sitôt qu’on a fini avec une cause, il y en a d’autres qui surgissent. Mais ça c’est la méthode qui est conforme à la structure mentale. Mais Noguchi a apporté cette vue qui est tout à fait différente, qui transcende tout. Si votre organisme est normalisé, le même problème diminue d’importance. En occident on dit : il y a tel problème. Ça c’est défini, ça ne change pas de volume, ça reste là. Il faut attaquer de telle manière etc.

Q. : Donc il y a en somme pour l’occident une connaissance de type anatomique, de type discursive, dans laquelle on distingue la cause et les effets et en vue d’agir sur tel ou tel élément. La notion introduite par le Seitai est une notion différente. C’est la notion de sensation. Mais c’est une notion, si j’ai bien compris, dans laquelle la connaissance n’est pas exclue. Mais c’est une connaissance d’un autre type, c’est une connaissance intuitive, qualitative disons, par rapport à la notion de mesure ou de quantification occidentale.

I.T. : Le même problème augmente ou diminue d’importance selon la sensation. Une bouteille est moitié vide ou moitié pleine. Mais quantitativement c’est exactement pareil. Mais la sensation diffère, dans les deux cas. Alors il suffit d’un petit rien qui change la chose dans le comportement de l’homme. Si on se dit : « ça y est, je suis foutu », à partir de ce moment-là on ne peut plus avancer. Tandis que : « j’ai déjà fait trois pas en avant », alors on est prêt à faire un quatrième pas, n’est-ce pas.

Q. : Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a une notion qui est apportée par l’Occident, et qui est celle de la totalité ou de la globalité mais comprise comme un assemblage de parties ? Avec la qualité nous sommes aussi dans quelque chose de global, mais sans cette idée d’assemblage.

I.T. : Dans le Seitai, on ne regarde pas un individu comme un assemblage de diverses parties. Ça c’est l’idée fondamentale. Un individu c’est un individu, total, n’est-ce pas. Mais, chacun diffère, dans son mouvement, dans sa respiration, dans sa sensibilité. Voilà ce qui nous importe.

Q. : Vous avez parlé de Maître Noguchi à plusieurs reprises. Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de comprendre ce que c’est que la globalité, l’unité chez un individu à travers quelques exemples de la pratique de Maître Noguchi puisque Maître Noguchi était thérapeute. C’est lui qui est le créateur de cette méthode seitai. Alors, comment se présentait son travail ? Qu’est‑ce qui lui permettait d’appréhender des choses concrètes, spontanées ?

I.T. : Par exemple, chacun a sa vitesse biologique, qui détermine le comportement, les démarches, les mouvements etc. On l’envisage sous une forme tout à fait détachée, objective, tant par minute etc., etc., mais pour Noguchi, eh bien c’est une chose concrète. Tout provient de cette vitesse biologique qui est inhérente à l’individu. Sans cette notion de vitesse il ne peut rien faire. Mais cette…

Q. : … donc là, la notion de vitesse n’a rien à voir avec la notion de rapidité par exemple…

I.T. : … non, non…

Q. : … telle que nous la connaissons nous, c’est autre chose…

I.T. : Non. Il faut que le contact soit établi, avec la vitesse biologique de cette personne en particulier. Non pas appliquer une vitesse générale et objective. Eh bien par exemple, il y a un gosse qui arrive en criant, en pleurant parce qu’il s’est cassé un bras. Les parents disent : « C’est impossible de toucher, il pleure, il pleure… ». Mais Noguchi l’a déjà touché. « Ah, ah bon alors c’est parce qu’il n’ose pas crier devant le maître ». Non c’est pas ça. Il a touché, à la vitesse biologique, la vitesse de la respiration de l’enfant, qui lui est particulière. À ce moment-là, le gosse ne sent pas le contact, ça fait partie de lui, et c’est tellement important.

[lecture d’extraits des livres d’Itsuo Tsuda]

Q. : Vous avez écrit que Maître Noguchi pouvait dégager de l’individu par l’observation et par le toucher, quelque chose comme la notion d’un mouvement inconscient.

I.T. : Mais oui, pour lui, tous les mouvements sont cent pour cent inconscients. Nous croyons justement le contraire. Nous croyons être maîtres de nous-mêmes, alors que nous ne pouvons pas faire grand chose, et nous essayons de nous retenir, de composer devant les autres, etc. Et puis, un jour le frein lâche, et puis on se demande d’où ça vient. Pour Noguchi tout est inconscient, nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes.

Q. : Est-ce que Maître Noguchi faisait une distinction entre le mouvement inconscient et la posture…

I.T. : … mais la posture est la concrétisation du mouvement inconscient.

Q. : Donc la posture, elle est observable par tout un chacun… de l’extérieur, sans  préparation, alors que le mouvement inconscient lui, demande une préparation.

I.T. : La posture, si on l’imagine sous une forme militaire par exemple, “garde-à-vous” etc., alors tout le monde essaie de faire à peu près la même chose. Mais, lorsqu’on est au repos, chacun est différent.

Q. : Quelle relation y-a-t-il entre la respiration et le mouvement inconscient ?

I.T. : Il y en a qui ont la respiration coupée, par exemple. Alors à ce moment-là, la respiration monte de plus en plus haut. Maintenant, les gens respirent du haut des poumons et puis finalement quand on s’affaiblit on respire par le nez. Ce que nous faisons, c’est de faire descendre plus bas, hein, pour que nous puissions respirer du ventre, ou, si on veut, des pieds. Alors sans la pratique c’est difficile à expliquer.

Q. : La notion de respiration est une notion beaucoup plus vaste que celle de simple opération biochimique. La respiration c’est la vie, c’est le ki…, c’est le souffle, c’est l’âme…

I.T. : oui…

[Suite dans l’entretien 3]