Retrouvez ici le troisième entretien des six interviews de Itsuo Tsuda « La respiration philosophie vivante » par André Libioulle diffusées sur France Culture dans les années 1980. A écouter ou à lire :
ÉMISSION N° 3
Q. : La France, vous la connaissez bien, vous avez travaillé, avant les années quarante, avec deux personnages extrêmement importants : Marcel Granet et Marcel Mauss. Alors que Marcel Granet était sinologue, Marcel Mauss était sociologue. Quels ont été les moments importants que vous avez vécus avec eux ?
I.T. : J’ai suivi, pendant cinq ans, le cours de ces savants, et ça m’a permis d’avoir une ouverture sur des aspects inconnus de la société occidentale. Mauss s’occupait de sociologie des peuples, chez les Polynésiens, etc. Il avait une optique très très profonde dans les choses, et il a constaté des choses qu’il appelait des phénomènes totaux, n’est-ce pas. Tandis que dans les sociétés occidentales c’est toujours analytique, rationnel, etc.
Q. : C’est ça, c’est dans la rencontre de l’idée de globalité.
I.T. : Oui… et puis, Granet m’a donné aussi la possibilité de voir la société chinoise ancienne, et avec une perspective très très différente de ce qu’on fait d’ordinaire : transformer tout, avec les raisonnements occidentaux.
Q. : Après cette période française, après cette période parisienne, vous rentrez au Japon, et là, nouvelles rencontres absolument décisives, celles de Maître Ueshiba, le créateur de l’Aïkido, et celle de Maître Noguchi.
I.T. : Maître Noguchi, m’a permis de voir les choses d’une façon très concrète. À travers ces manifestations de chaque individu, il est possible de voir ce qui agit à l’intérieur. C’est une approche tout à fait différente de l’approche analytique : la tête, le cœur, les organes digestifs, chacun prend dans sa spécialité et puis, le corps d’un côté, le psychique de l’autre, n’est-ce pas. Eh bien, il a permis de voir l’homme, c’est à dire l’individu concret, dans sa totalité, voilà.
Q. : Donc là, vous travaillez avec Maître Noguchi, vous travaillez aussi avec Maître Ueshiba pendant plusieurs années.
I.T. : Avec Maître Ueshiba, j’ai travaillé pendant dix ans avant de venir en France. Eh bien, il m’a donné la possibilité autre que… l’individu enfermé dans la peau. J’ai visité les États‑Unis, et puis j’ai essayé de voir les possibilités, ce que j’allais faire. J’ai commencé par écrire, et puis petit à petit ça a pris forme.
Q. : Je crois que “Le Non-Faire” a été publié en 1973. C’est le premier ouvrage que vous publiez. Alors vous revenez en France à peu près vers quelle période ?
I.T. : 1970.
Q. : Et là vous décidez alors de créer l’École de la Respiration. Alors, “l’École de la Respiration”, voilà un terme un petit peu singulier. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi une école. Finalement, ce n’est certainement pas une école au sens traditionnel du mot ?
I.T. : Non, pas du tout (rire). C’est le seul nom que j’ai pu trouver, pour faire comprendre aux gens qu’il y a toute une… chose derrière la respiration. Pour les gens qui ne sont pas initiés, la respiration c’est le travail des poumons. Mais là, le mot respiration prend une extension de plus en plus grande, n’est-ce pas…
Q. : Oui, alors à l’École de la Respiration on pratique le Mouvement régénérateur. Alors vous avez décrit le Mouvement régénérateur (Katsugen undo) comme un exercice du système moteur extra-pyramidal.
I.T. : Oui. Le Mouvement régénérateur n’est pas une discipline comme on l’entend d’ordinaire.
Q. : Le mot extra-pyramidal n’est peut être pas immédiatement compréhensible par ceux qui nous écoutent. Mais enfin, le terme lui-même, “extra-pyramidal” désigne en somme une zone cérébrale, par rapport à une autre qui est considérée comme le siège du mouvement volontaire.
I.T. : Oui. Chez les humains, il existe deux zones motrices, n’est-ce pas. Une, c’est le système moteur pyramidal, qui est la source de tout mouvement volontaire. Ça on l’apprend dans les écoles, comme l’entrecroisement des systèmes nerveux, etc.
Q. : c’est un terme de physiologie…
I.T. : … oui, c’est ça. Mais on a longtemps négligé l’extra-pyramidal, qui seconde ce système volontaire, parce que on a peur de sortir du système volontaire, et justement, Maître Noguchi a commencé à le faire. Eh bien lui-même, quand il a commencé, il était un peu surpris : c’est que le corps se met à bouger tout seul. Lorsqu’on croit que tout le corps obéit à notre volonté, c’est quand même étrange, n’est-ce pas ? Mais, à vrai dire, nous ne contrôlons pas tous les mouvements du corps. Si c’était indispensable, comment ferait-on pendant qu’on dort ?
Q. : Il y a toute une zone de notre activité qui est couverte par le volontaire. Mais le volontaire ne concerne pas toute notre activité. Il y a une zone qui échappe à l’emprise de cette volonté.
I.T. : Il y a un médecin japonais qui dit que le mouvement volontaire n’occupe que trois pour cent de la totalité de notre mouvement corporel. Mais pour Noguchi, il n’y a rien qui soit volontaire. Ça c’est (rire) vraiment fort.
Q. : En somme, l’action de l’extra-pyramidal vient se superposer en quelque sorte à l’action du pyramidal.
I.T. : Oui.
Q. : Vous avez précisé que le Mouvement régénérateur existe sous deux formes…
I.T. : … oui…
Q. : … d’une part chez tous les individus comme forme de réaction naturelle de l’organisme. C’est par exemple le bâillement, c’est l’éternuement, c’est l’agitation pendant le sommeil. Et puis il y a une autre forme, qui a été mise au point il y a à peu près cinquante ans par Maître Noguchi. Maître Noguchi, il faut préciser qu’il est le créateur de la méthode dite “Seitai”.
I.T. : C’est par un pur hasard qu’il s’est lancé dans cette carrière : c’est le grand tremblement de terre de 1924 qui a sévi dans toute la région de Tokyo. Il avait douze ans à cette époque. Il s’intéressait beaucoup à ce genre de choses, il s’amusait avec. Mais, toute la région était dévastée, et puis il y avait des gens qui, sans abri, rôdaient un peu partout, et puis la diarrhée s’est propagée, etc. Il a vu une femme voisine, qui était accroupie, qui souffrait énormément. Alors il s’est précipité sur elle, simplement, il a appliqué sa main…
Q. : … appliqué la main sur la colonne vertébrale…
I.T. : … et puis elle dit : « merci mon petit », enfin, elle a souri. Ça c’est le point de départ de sa carrière. Dès le lendemain il y avait des gens qui venaient le voir. Alors depuis, il n’a pas pu quitter cette voie. C’est ce que nous pratiquons maintenant sous le nom de “yuki” : on met la main sur la colonne vertébrale ou sur la tête, et puis, on expire par la main, voilà. Eh bien quand on voit ça, ça n’a rien d’extraordinaire. Seulement, à mesure que l’attention s’y concentre, on sent que ça agit à l’intérieur.
Q. : Et donc là, yuki c’est un des éléments de la technique mise au point par Maître Noguchi. Il y a une chose qui m’étonne un petit peu dans la technique que vous décrivez, c’est que le Seitai, vous le précisez, est une technique qui sert à provoquer le spontané. C’est peut-être un petit peu paradoxal ?
I.T. : Le Seitai, c’est un mot qui a été créé par Noguchi plus tard. Au début, par la force des choses il est devenu simplement… un guérisseur. Il faisait la thérapeutique. Mais, aux environs de 1950, par là, il a quitté cette notion de guérison, de thérapeutique, il a rejeté tout ça, et il a créé la notion de “Seitai”, c’est-à-dire terrain normalisé. Lorsque le terrain se normalise, tous les problèmes disparaissent d’eux-mêmes.
Q. : le Mouvement régénérateur, on pourrait peut-être provisoirement le résumer par deux éléments importants : exercice du système moteur extra-pyramidal. Cet exercice n’est pas véritablement une technique. D’ailleurs vous précisez : « à l’École de la Respiration l’on travaille sans connaissance, sans technique et sans but ». Et alors, second élément important, le Mouvement régénérateur est un mouvement spontané qui existe virtuellement en tous les individus, et on ne peut pas dire que le mouvement est provoqué, il se déclenche chez les individus.
Fin de l’entretien numéro 3, pour écouter l’entretien numéro 4 :