Par Manon Soavi
« Tchouang-Tseu, grand philosophe chinois, a dit, il y a deux mille cinq cents ans : le Vrai homme respire de ses talons alors que les gens du commun respirent de leur gorge.
Qui respire aujourd’hui de ses talons ? On respire de la poitrine, de ses épaules ou de sa gorge. Le monde est rempli de ces invalides qui s’ignorent. »* Ainsi commence Tsuda senseï dans son premier livre, publié en 1973, donnant le ton en citant le philosophe qui l’a le plus accompagné dans son parcours.
Tsuda senseï était un chercheur acharné et un homme d’une grande culture. Toute sa vie il ne cessa de travailler pour permettre à l’être humain de se dégager de ce qui l’encombre et l’entrave. Parti de sa recherche personnelle de la liberté de pensée, c’est finalement une compréhension philosophique de l’être humain qui se révéla au fur et à mesure de ses pratiques : Aïkido, Seitai, Nô… Et cette philosophie de l’être humain, cette voie, Tsuda senseï va la diffuser avant tout par ses livres* et son enseignement dans les dojos durant une dizaine d’années. Mais il est un média plus secret qu’il emprunta les dernières années de sa vie : la calligraphie.
Sur ce sujet, il se présentait lui-même comme un « calligraphe amateur », dans le sens du Zen, où comme nombre de maîtres d’arts martiaux, d’Ikebana, de Chadō, etc., il utilisait la calligraphie pour communiquer un état d’esprit et transmettre une philosophie.
Tsuda senseï emprunta la voie de la calligraphie de façon singulière, comme un pas de côté. De par les contraintes de l’époque, il choisit de tracer à la cire. Une contrainte qui aboutit à un dépassement. Les idéogrammes sont tracés avec la cire chaude, au pinceau, puis le tissu est teint, et enfin la cire est enlevée. Il reste alors la trace, une trace vide.
Exprimer l’inexprimable. Communiquer l’incommunicable.*
Tsuda senseï s’est attaché dans ses livres à rendre accessible pour les lecteurs des concepts et des principes qui souvent paraissent très éloignés de notre culture. Il fait un pont, nous parle de situations ordinaires qui révèlent un arrière-plan beaucoup plus profond. C’est ce qui fait de la lecture de ses livres quelque chose d’agréable, d’évident.
Il en est autrement pour la calligraphie. C’est un enseignement plus « ésotérique » , au sens où il demande un effort de compréhension de notre part, d’y prendre une part active. Pourtant Tsuda senseï y transmet un enseignement essentiel pour qui veut pénétrer plus avant.
C’est après soixante ans qu’il commence à tracer des calligraphies en France, et à égrainer ce qui a nourri son parcours et son histoire.
Son histoire commence en 1914 en Corée, sous domination japonaise, où ses parents issus de la noblesse se sont installés. À l’âge de seize ans, il se révolte contre l’autorité paternelle et part à la recherche de la liberté de pensée. Arrivé à Paris en 1934, il suit des études à la Sorbonne en ethnologie et sinologie auprès de M. Mauss et M. Granet. La guerre interrompt ses études et il doit rentrer au Japon. C’est seulement après la fin du conflit qu’il s’intéresse de façon plus profonde aux aspects culturels de son pays et qu’il commence l’étude du Nô avec le maître Kanzé Kasetsu et du Seitai avec Haruchika Noguchi senseï. Engagé comme interprète d’André Nocquet qui vient d’arriver au Japon pour étudier l’Aïkido, il est subjugué par la personnalité d’O senseï Morihei Ueshiba et par l’art qu’il découvre. Ainsi, jusqu’au décès d’O senseï, il pratiquera quotidiennement au Hombu dojo de Tokyo.
Tsuda senseï disait souvent que les maîtres qu’il avait connus avaient creusé chacun des puits différents, mais qu’au fond de chaque puits coule la même eau et qu’ils communiquent entre eux.
Ainsi quand il revint s’installer en France au tout début des années soixante-dix, il privilégia d’abord la diffusion du Seitai et de l’Aïkido, tout en commençant à écrire son premier livre. C’est à partir de 1978 qu’il fit connaître ses calligraphies auprès de ses élèves.
Une vaste culture
La centaine de calligraphies qu’il traça exprime toute une culture, car de nombreuses calligraphies d’Itsuo Tsuda font référence à des textes de Tchouang Tseu, de Lao Tseu, ou à travers un idéogramme, un dessin, les suggèrent. D’autres sont des sentences issues du Zen, des proverbes, des références culturelles chinoises ou japonaises populaires à son époque.
Par exemple, la calligraphie L’Ermite véritable vit au cœur des grandes cités est une phrase très connue d’un poème de Wang Kang-Ju (dynastie des Jin de l’Est 317-420). Itsuo Tsuda cita plusieurs fois ce texte notamment dans ce passage de son livre La Voie du dépouillement :
« Il y a un précepte zen qui dit : Les petits ermites s’abritent dans les montagnes et les forêts. Les grands ermites s’abritent dans les quartiers peuplés.
J’entends des citadins envier les paysans qui vivent à la campagne, et respirent l’air pur. J’entends aussi des paysans exaspérés qui disent : eux, ils n’ont pas les embêtements que nous avons.
Le bonheur des uns fait le malheur des autres. Je ne m’occupe pas, pour ma part, de la question des milieux. Je m’occupe uniquement de ce qui se passe en nous-mêmes. Si les gens veulent devenir des petits ermites, cela les regarde. En tout cas, ce n’est pas moi qui les encourage à le faire, parce que le problème de fond reste entier. »*
Dans ses calligraphies Tsuda senseï fait référence au Bouddhisme, au Tch’an, ou encore à un poème, à un concept qui provient directement d’un de ses maîtres : Haruchika Noguchi ou Morihei Ueshiba.
Un humour tout en finesse se dégage de ses calligraphies, comme dans “Cercle, triangle, carré” qui est une calligraphie assez classique dans le Zen. Itsuo Tsuda a repris le nom de L’Univers qui fut donné à la calligraphie de Gibon Sengai. Il trace un cercle, un triangle et un carré mais il le fait à sa façon, avec son humour si particulier, cette forme de regard malicieux sur la situation bancale de l’être humain : Cercle, ciel. Triangle, être humain. Carré, terre.
Mais l’orientation particulière de chaque tracé fait ressembler la calligraphie à un petit bonhomme !
Le triangle légèrement tordu qui relie une base très solide, la terre, avec la tête dans le ciel. L’être humain dans son imperfection, son déséquilibre, son humanité.
Et en même temps, l’être humain est Ame-no-ukihashi, le lien entre le ciel et la terre… Comme Tamura senseï le rapportait également*, O senseï Morihei Ueshiba utilisait souvent cette expression Ame no ukihashi ni tatete « se tenir sur le pont flottant céleste ».
Pour apprécier ce monde, il nous faut faire un pas. Comme toujours il ne s’agit pas seulement de la qualité de l’enseignant, de la grandeur de l’art, de la qualité du livre ou de la calligraphie. Entrer dans cette perception à laquelle nous invitent ces calligraphies dépend aussi de nous, nous ne pouvons pas nous contenter d’ouvrir le bec comme des oisillons qui attendent à manger, il nous faut partir en chasse à notre tour. « L’artiste […] n’a fait que déclencher un processus qui se trouve réactivé lorsque la peinture est vue, et qui amène à des niveaux diversifiés de communication et de compréhension. Parce que celui qui la regarde joue un rôle vital dans l’achèvement de l’œuvre dans son propre esprit. »* Les maîtres nous ont laissé des traces, à nous de les suivre avec assiduité et continuité.
Ainsi pour les lecteurs qui souhaiteraient aller plus loin dans la découverte de l’œuvre calligraphique de Tsuda senseï, vient d’être publié un livre regroupant une centaine de ses calligraphies, ainsi que des recherches, sources et traductions possibles. Ce livre nous emmène dans un voyage aux sources de la philosophie que proposa Tsuda senseï. Aux sources qui ont nourri son cheminement et par là même qui peuvent nourrir le nôtre.
Article de Manon Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°18) octobre 2017
Notes
* Itsuo Tsuda, Le Non-Faire, Éditions Le Courrier du Livre, p.13
* Neuf livres publiés entre 1973 et 1984 aux Éditions Le Courrier du Livre. Toujours disponibles.
* Itsuo Tsuda, Le Non-Faire, Éditions Le Courrier du Livre, p.7
* Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Éditions Le Courrier du Livre 1975, pp. 79-80.
* Entretien avec Maître Tamura L’Aigle de l’Aïkido, 27 juillet 2007 cf : http://www.leotamaki.com/article-interview-tamura-nobuyoshi-l-aigle-de-l-aikido-77477356.html
* S. Addiss, L’art Zen, Éditions. Bordas 1992 , pp. 12