Par Régis Soavi.
« “Qu’ils soient un ou plusieurs cela n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre”, disait O senseï ». C’est avec cette phrase1,2 que Tsuda Itsuo senseï répondit un jour à une de mes nombreuses questions sur la pratique et notamment sur la manière de se défendre contre plusieurs partenaires.
Magie ou simplicité
Jeune aïkidoka je cherchais à m’abreuver à toutes les sources disponibles, et mes références je les trouvais chez Nocquet senseï, Tamura senseï, Noro senseï. Mais évidemment je les trouvais aussi chez celui dont je me sentais le plus proche : Tsuda senseï. En ce début des années soixante-dix, nous étions très friands d’anecdotes, sur les arts martiaux, sur les grands maîtres historiques, et sur O senseï Ueshiba Morihei en particulier. Nous allions d’ailleurs acheter les films en « super 8 » qui étaient disponibles, dans ce temple qu’était le magasin d’arts martiaux de la Montagne Sainte-Geneviève (à Paris), fascinés que nous étions par les prouesses de ce grand maître. Bien que profondément matérialiste, je n’étais pas loin de croire en quelque chose de magique, à des pouvoirs exceptionnels accordés à certains êtres plus qu’à d’autres. Tsuda Itsuo m’a fait redescendre sur terre, car ce qu’il nous montrait était très simple mais malgré tout, cela restait parfaitement incompréhensible. Les techniques qu’il nous montrait, je les connaissais bien déjà, mais il les faisait avec une telle simplicité, une telle facilité que j’en étais perturbé, et cela ne faisait que renforcer mon désir de continuer à pratiquer pour découvrir les « secrets » qui le lui permettaient.
Son leitmotiv : la respiration
Lorsqu’il parlait de respiration il fallait entendre le mot KI, c’était la traduction qu’il avait choisie pour exprimer ce « non-concept » qui est si commun, et si compréhensible de manière immédiate au Japon, mais si difficile à saisir en Occident. Il expliquait qu’on pouvait réaliser l’unité primordiale lorsqu’on unit sa respiration avec son ou ses partenaires. La respiration devient le support physique, l’acte concret qui permet de s’unifier avec les autres. Elle agit physiquement comme une sorte de contrainte douce sur le corps des partenaires. Nous connaissons tous ce dont je parle, ce n’est absolument pas mystérieux. Il y a des personnes qui sont capables de rendre les autres mal à l’aise, d’autres qui savent s’imposer, imposer leur respiration, laissant parfois leur correspondant dans l’incapacité de prononcer une parole. Dans les arts martiaux, et c’est particulièrement visible dans l’art du sabre, il s’agit de désynchroniser le souffle de manière à surprendre l’adversaire, à le déstabiliser. Le moment crucial dans bon nombre de cas étant celui où le début de l’inspiration de celui qui fait face correspond à la fin de l’inspiration de l’autre, autrement dit au début de son expiration. On frappe pendant cet intervalle entre expire et inspire. Ce moment que l’on appelle »l’intermission respiratoire » est le moment idéal pour déployer sa force physique dans un combat, et vaincre l’adversaire. Il en va tout autrement en Aïkido où ce même instant permet d’entrer dans le souffle du partenaire, dans cette voie qu’est la voie de l’harmonie, où il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.
Pratiquer avec un partenaire comme s’ils étaient plusieurs
Pour commencer il est plus simple de pratiquer avec un seul partenaire, mais il est important de ne pas se fixer sur lui, de rester disponible à d’autres interventions. Cette disponibilité, on y parvient grâce au calme intérieur, et cela commence par le fait de bien connaître les techniques, et de ne pas s’affoler. Il faudra malgré tout quelques années pour être tranquille dans de telles circonstances, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre pour commencer à travailler dans cette direction. Je dirais que, pratiquer avec plusieurs partenaires, plus qu’une performance à exécuter, représente pour moi une orientation pédagogique, l’Aïkido est un tout, on ne peut pas le découper en tranches. Il s’agit d’une pédagogie globale et non d’un enseignement de type scolaire sanctionné par des notations et des examens. Déjà, chaque fois que le groupe de pratiquants se retrouve en nombre impair, on peut en profiter pour travailler à trois, mais cela ne suffira pas pour acquérir les bons réflexes, la bonne attitude à adopter. Chaque fois que le groupe le permet, c’est-à-dire s’il n’y a pas trop de différences de niveaux, on peut faire pratiquer tout le monde par groupe de trois, voire quatre partenaires.
Si les deux partenaires saisissent Tori ensemble, et à deux mains, c’est la technique et la capacité de Tori à concentrer la puissance dans le hara grâce à la respiration qui sera déterminante, la souplesse des bras et des épaules permettra de faire circuler l’énergie, le ki, jusqu’au bout des doigts, et de le faire jaillir au-delà, entraînant la chute des partenaires sur les tatamis. Mais si on travaille avec des attaques en alternance, la difficulté la plus grande n’est pas dans le fait de faire les techniques, mais surtout dans le rôle de Uke.
En effet Uke, bien trop souvent, ne sait pas comment se comporter, et il attend son tour pour attaquer. Mon enseignement consiste donc aussi, à montrer comment se positionner, comment trouver l’angle d’attaque ; je joue dans ce cas le rôle de Uke, exactement comme dans les anciens koryu. Je montre comment tourner autour de Tori, comment sentir les failles dans sa respiration, dans sa posture, et comment Tori peut utiliser un partenaire contre l’autre, je le fais lentement de manière à ce que Tori ne se sente pas réellement agressé mais plutôt dérangé dans ses habitudes, dans sa mobilité ou son incapacité à bouger en harmonie. Les formes de l’attaque doivent être très claires, il ne s’agit pas de démontrer la faiblesse de l’autre mais de lui permettre de sentir ce qui se passe autour de lui sans avoir besoin de regarder ou de s’agiter, mais par contre, en développant sa capacité sensitive. Il ne doit pas s’attacher à la contrainte que lui impose chaque saisie mais au contraire, réaliser qu’elle peut être l’occasion d’un dépassement et même, une aubaine.
La valeur du déplacement
Les déplacements acquièrent une valeur toute spéciale lorsqu’il y a plusieurs personnes autour de nous. Si on regarde la circulation automobile sur une autoroute à une heure de pointe du haut d’un pont qui la surplombe on sera très étonné de voir à quel point les véhicules se frôlent, se dépassent, ralentissent, accélèrent, et même changent de file dans une sorte de ballet qui pourtant n’est régi par aucune instance supérieure, mais bien réellement par chaque conducteur. On pourrait s’attendre à une quantité énorme d’accidents, ou au moins de froissements de tôle en quelques minutes, et pourtant il n’en est rien, tout se passe bien. Il existe bien sûr des accidents, mais très peu, relativement à ce que l’on peut imaginer ou voir du haut de notre observatoire.
Si, lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires on met autant de concentration, d’attention et de respect de l’autre que lorsque l’on conduit un véhicule quel qu’il soit, comme il s’agit de notre corps – et non d’une extension de la conscience de ce corps, comme cela peut l’être avec une voiture – cela devient beaucoup plus facile. Je le répète : il est nécessaire d’avoir une bonne technique, de ne pas être apeuré par ce qui se passe, mais tranquille et sûr de soi, tout en étant vigilant et conscient de ce qui se bouge tout autour de nous. La différence avec l’exemple que je viens de donner est que les partenaires cherchent à nous toucher, nous frapper, ou nous immobiliser, contrairement aux véhicules qui s’évitent les uns les autres. Or au même titre que la voiture par exemple – qui par anthropotechnie devient comme une extension de notre corps, dont nous connaissons, dont nous avons conscience des dimensions, au centimètre, voire au millimètre près – il s’agit de saisir l’opportunité de sentir notre sphère, non plus comme un rêve, une idée, un fantasme, une imagination, ou un délire ésotérique inventé de toutes pièces par quelque mage ou charlatan, mais bien comme une réalité concrète accessible à tous, puisque nous en sommes déjà capables en voiture si nous sommes suffisamment attentifs.
Il s’agit alors de jouer avec cette sensation, cette extension : à peine les sphères se frôlent-elles, que déjà, elles s’étendent, se rétractent, se déplacent sans cesse, répondant aux besoins sans qu’il y ait un recours au système volontaire. C’est le travail de l’involontaire, du spontané, comme si les déplacements se faisaient tout seuls de manière exacte et avec facilité. C’est alors que l’on est dans la pratique du Non-Faire, ce fameux non-agir, le wu-wei chinois, ce qui semblait mythique devient réalité. Les entraînements à plusieurs ont cet objectif, de nous porter dans la direction du Non-Faire. Cette pratique peut se faire au milieu d’une foule, dans un grand magasin un jour de soldes, ou de manière plus quotidienne dans le métro pour les citadins. Le jeu consiste à sentir comment bouger, comment se déplacer, comment réussir à passer dans les interstices laissés vides entre les personnes.
O senseï était là aussi un maître dans cet art du déplacement au milieu des foules. Ses Uchi deshi se plaignaient de ne pas réussir à le suivre au milieu de l’affluence, lorsqu’ils devaient prendre le métro pour l’accompagner à une démonstration ou lorsqu’ils devaient partir en train avec lui. Ils étaient pourtant jeunes et vigoureux mais avaient d’énormes difficultés à se déplacer dans l’encombrement de la gare alors que lui, très âgé et plutôt frêle à la fin de sa vie, se faufilait dans la multitude à une vitesse surprenante.
Recréer un espace autour de soi
L’art de se fondre dans la foule, de passer inaperçu, peut être une disposition naturelle, ou une déformation – parfois due à un traumatisme – d’où résulte une souffrance : être la personne que l’on ne voit pas, celle que l’on ne remarque pas, qui devient invisible. Mais cela peut aussi être aussi un art, et il semble que là encore O senseï Ueshiba Morihei excellait. Parfois il est nécessaire de fondre, de se fondre dans une foule par exemple, de s’effacer pour passer inaperçu. Notre sphère devient comme transparente dans ce cas, mais elle reste à la fois très présente, cohérente, stable, et puissante. Il se crée autour de la personne un espace vide difficilement franchissable, il est donc délicat voire malaisé de l’attaquer et même simplement de s’en approcher.
J’ai eu l’occasion de vivre cela pendant les démonstrations avec mon maître Tsuda senseï, mais je crois que c’était encore plus parlant après les séances, lorsque nous prenions un café ou un thé tous ensemble au dojo juste devant les vestiaires où on avait pu dégager un petit endroit. Il y avait une grande table basse et nous étions tous assis autour, plus ou moins collés les uns aux autres, sauf autour de senseï. Là il y avait toujours un espace de chaque coté qui semblait infranchissable, et ce n’était pas seulement le respect qui nous empêchait de nous y asseoir. Il y avait un vide très concret, très réel, solide comme un rocher. Tsuda senseï semblait ne jamais y prêter attention, il buvait son café, discutait, racontait des histoires puis au bout d’une petite demi-heure voire plus, il se levait et partait. Mais le vide restait : même si nous restions un peu plus longtemps parfois, personne n’occupait la place vacante, quelque chose persistait à cet endroit. C’est ce que j’appelle l’art de créer un espace infranchissable autour de soi, on peut difficilement travailler cet art, c’est plutôt une capacité qui émerge naturellement, qui survient lorsqu’on devient indépendant, autonome, lorsque on a dépassé le stade du premier apprentissage ou que le besoin s’en est fait sentir.
L’un et le multiple
Ce qui pose problème ce n’est pas la multiplicité des attaques, mais notre capacité à rester calme en toutes circonstances. Qui peut y prétendre, et n’est-ce pas un mythe ? Si les attaques sont conventionnelles, ou prévues à l’avance, comme une sorte de ballet, on sort du rôle pédagogique de l’Aïkido. Il ne s’agira que de la répétition de gestes, que l’on peut affiner ou rendre plus esthétique, certes, mais dépourvus de profondeur. Il s’agira d’un spectacle, aussi professionnel soit-il, aussi admirable soit-il, il ne concerne plus l’Aïkido, qui aura perdu je pense sa valeur de changement en profondeur de l’être humain.
Article de Régis Soavi publié dans Self & Dragon Spécial Aikido n°4 en janvier 2021.
- « Ueshiba : “Moi, je ne regarde pas les autres dans les yeux, je ne regarde pas leur technique, leur manière. Je les mets tous dans mon ventre. Puisqu’ils sont dans mon ventre, je n’ai pas besoin de lutter avec eux. » (Le Dialogue du silence, Le Courrier du Livre, 1979, p. 79) ;
- « c’est ce que Maître Ueshiba disait : “Quand il y a beaucoup de gens ça n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre”. » (Cœur de ciel pur, Yume Editions, 2013, p. 48)
Photo : Paul Bernas, Jérémie Logeay