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Rendre l’impossible possible

Interview de Régis Soavi

Pourquoi avez-vous commencé l’Aïkido ?

J’ai commencé le Judo-jujitsu, comme on l’appelait à ce moment-là, en 1962 et notre professeur nous le présentait comme « la voie de la souplesse », l’utilisation de la force de l’adversaire. J’avais presque douze ans et j’adorais les techniques, le déséquilibre, les chutes qui pouvaient être aussi un dépassement de la technique subie. Notre instructeur nous parlait du hara, de la posture et nous savions que lui-même apprenait l’Aïkido et qu’il avait le grade de « jupe noire », ce qui était pour nous très impressionnant. Les événements de 68 m’ont orienté vers des techniques de combat de rue, de kobudo, et des tactiques différentes. Cependant en 1972 j’ai voulu reprendre le judo, et je me suis inscrit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève chez Plée senseï, on pouvait pratiquer le Judo le Karaté ou l’Aïkido pour le prix d’une seule cotisation, c’était idéal pour s’entraîner. Mais le judo avait changé : les catégories de poids, le travail d’un spécial afin de gagner un combat, j’étais très déçu. Un soir après la séance je suis resté pour regarder l’Aïkido, c’était Maroteaux senseï qui conduisait la séance et j’ai tout de suite été conquis.

Régis Soavi, début au Judo en 1964.

Pourquoi continuer ?

J’ai trouvé dans l’Aïkido bien plus qu’un art, une « Voie » d’une très grande richesse qui comme toute voie n’a besoin que d’être approfondie. Chaque jour la séance me permet de découvrir un aspect, de sentir que l’on peut aller beaucoup plus loin, que je ne suis qu’au bord de quelque chose de plus vaste, comme si un océan se présentait à moi. Au-delà du plaisir que j’éprouve, il me semble important de témoigner de son existence.
Quel aspect vous parle le plus : martial, mystique, santé, spiritualité ?
Il n’y a aucune séparation pour moi entre toutes ces choses, elles sont interdépendantes.
Pourquoi vous créez des dojos plutôt que pratiquer dans des gymnases ?
Je comprends votre question, ce serait tellement plus simple d’utiliser les structures existantes, rien à faire, même pas de ménage, tout serait pris en charge par la direction. On aurait la possibilité de râler si ce n’est pas assez propre, de réclamer si quelque chose ne va pas, de toute façon nous ne serions que des passants temporaires. A contrario pour moi le dojo a une importance cruciale. Déjà parce que c’est un lieu dédié et donc il permet une ambiance différente, libérée des contraintes des administrations, un endroit où on se sent chez soi, où on a la liberté de s’organiser comme on veut, où on est responsable de tout ce qui se passe. C’est grâce à cette mise en situation que l’on peut comprendre ce qu’est un dojo, cela change la donne, cela permet une pratique qui va au-delà de l’entraînement et porte les individus vers l’autonomie, la responsabilité. Mais la raison principale est que le lieu se charge du point de vue du KI, au même titre qu’une vieille demeure, un théâtre ancien ou certains temples. Cette charge permet de sentir qu’un autre monde est possible, même au sein de celui dans lequel nous évoluons.

Vous avez créé plusieurs dojos mais aussi d’autres lieux dès les années 80. Le Jardin Floréal, un lieu pour les enfants, puis plusieurs ateliers de peinture , ainsi qu’une école de musique La musique Buissonnière. Pourquoi tous ces lieux ? Qu’ont-ils en commun ?

Mon désir a toujours été de favoriser la liberté des corps comme des esprits dans le but qu’ils soient enfin réunis. Ce travail, pour être mené à bien, exige une vision très large sans aucune idéologie, en dehors des systèmes abrutissants, en dehors de la compétition, toujours à la recherche d’une part de la sensibilité, qui semble être devenue une maladie ou une tare dans notre société, et d’autre part et entre autres de la spontanéité. Créer un jardin d’enfants pour permettre les bases d’une éducation dans la liberté favorisant par là même la non-scolarisation, des « ateliers de peinture-expression »(1) dans l’esprit du travail d’Arno Stern qui soient des bulles, qui libèrent l’être humain de la sclérose névrotique qui l’entoure, donner la possibilité pour des adultes et des enfants de se passionner pour la musique, notamment classique, grâce à une notation « la musique en clair »(2) qui permet de jouer immédiatement et de découvrir ce plaisir de jouer sans subir la rigidification du mental et du corps organisée par les spécialistes du solfège et de l’enseignement musical en général. Tout cela toujours au service de l’être humain, de la possibilité d’un développement harmonieux des corps et des esprits.

créer un dojo, impossible ?
Régis Soavi enseigne tous les matins depuis plus de quarante ans. Dojo Tenshin, Paris

Vous cultivez une place de non-maître, n’est-ce pas ? En étant à la fois le senseï, celui qui indique le chemin, celui qui endosse la responsabilité de l’enseignement, et à la fois un membre ordinaire de l’association, qui participe aux tâches quotidiennes et se préoccupe autant du chauffage que d’une fuite ou du bricolage.

Je vois que vous avez très bien saisi mon positionnement. Cette attitude est une nécessité pour moi, il n’est pas question que je me perde, abusé par un pouvoir factice que j’aurais acquis en profitant de subterfuges et de faux-semblants mais qui flatterait mon ego. Ma recherche dans cette direction est issue du Non-Faire et concerne tous les aspects de ma vie, elle est ancienne, à la fois longue et hasardeuse car « sans repères fixes » comme l’écrivait Tsuda senseï. Cette orientation est un instrument, un outil indispensable pour permettre aux membres des associations de cheminer vers leur propre liberté, leur propre autonomie à travers l’activité au dojo. Pour résumer ma pensée, je voudrais citer un philosophe du 19e siècle que j’apprécie depuis très longtemps et dont l’importance m’a toujours semblé sous-évaluée dans notre société. « Pas un individu ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si ce n’est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s’émanciper s’il n’émancipe avec lui tous les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit de tous les hommes, mes égaux. »(3)

Comment était Tsuda Itsuo et qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?

C’était un homme d’une grande simplicité et en même temps d’une grande finesse. Le fait qu’il parlait aussi parfaitement le français, qu’il l’écrivait, nous permettait une communication que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs avec un maître japonais. C’était aussi un intellectuel dans le meilleur sens du terme, sa connaissance de l’Orient comme de l’Occident lui a permis de faire passer un certain type de message, par rapport au corps et à la liberté de pensée, notamment dans ses livres, qui reste aujourd’hui encore inégalé. Il avait rencontré Ueshiba Morihei en 1955 comme traducteur de Nocquet senseï et commença à pratiquer en 1959 alors qu’il avait déjà quarante-cinq ans. Il fut son élève pendant dix ans, mais comme il était par ailleurs déjà pratiquant de Seitai et qu’il traduisait pour les étrangers français et américains les propos d’O senseï, il a pu saisir la profondeur de ses paroles ainsi que l’importance de la posture, de l’esprit, et surtout de la respiration (du Ki) dans la première partie de l’Aïkido, ce qui semble aujourd’hui oublié – à ma grande tristesse.

Tsuda Itsuo avec Regis Soavi en 1980, Paris.

Comment trouver l’équilibre entre enseignement et pratique personnelle ?

Je pratique tout simplement l’Aïkido depuis cinquante ans, chaque matin à 6h45 pendant une heure et demie et cela 365 jours par an. Bien sûr, je pratique aussi le Katsugen Undo (que Tsuda senseï avait traduit par Mouvement Régénérateur) là aussi – je pourrais dire – tous les jours, ne serait-ce que, au minimum, à travers le bain chaud Seitai(4). Quand à l’enseignement, j’ai des stages à peu près une fois par mois, que ce soit à Paris, Toulouse, Milan, ou Rome.

Y a-t-il eu des évolutions dans votre pratique ou votre enseignement ?

Bien sûr ! comment pourrait-il en être autrement ? Si on s’exerce sincèrement la pratique s’étend à tous les aspects de notre vie, j’ai du mal à comprendre les personnes qui ont abandonné ou vont chercher d’autres arts car elles trouvent l’Aïkido répétitif. La vie lorsqu’elle est pleinement vécue est-elle répétitive ? Chaque instant de ma pratique provoque des changements, des évolutions, et même des bouleversements qui m’ont amené à des remises en cause, des approfondissements. C’est ce qui provoque en moi la joie dans ma pratique de l’Aïkido. Même les moments les plus difficiles, et peut-être ceux-là plus que d’autres, ont été les vecteurs de transformations et d’enrichissements.

Votre maître, Tsuda Itsuo vous a, un jour, donné un koan, n’est-ce pas ?

Oui, mais j’ai du mal à en raconter les circonstances exactes. Je dois d’abord vous expliquer que Tsuda senseï savait parler au subconscient des personnes, chaque fois qu’il le faisait c’était une manière de leur donner un coup de main mais il n’en parlait quasiment jamais. Il disait que Noguchi senseï le faisait couramment car cela fait partie des techniques Seitai. Un jour, suite à une discussion il me dit « Bon courage », phrase somme toute assez banale, mais le ton qu’il utilisa en s’appuyant évidemment en plus sur « l’intermission respiratoire » me bouleversa et me fit réagir, me donnant une force intérieure que je ne soupçonnais pas. Une autre fois ce fut plus important car c’est à ce moment-là qu’il me donna le koan. Alors que je lui racontais mes difficultés par rapport au travail (comment gagner de quoi vivre pour ma famille et moi, etc.) et comment trouver le moyen de continuer à pratiquer, voire à monter un dojo puisque j’allais quitter Paris pour quelques années et que je serais à 800 kms, il commença par m’expliquer que dans l’école de Zen Rinzai (je venais de lire les Entretiens de Lin Tsi et il le savait) le maître donne à ses disciples des koans qu’ils doivent résoudre. Brusquement il me dit « Impossible » « voila c’est pour vous » ! puis il partit rapidement, me laissant cloué sur place, interloqué, complètement ébahi. Je dois dire que j’ai tout d’abord trouvé cela absurde, ridicule, il m’avait déjà donné quelques temps auparavant une direction pour ma pratique en choisissant de façon précise la calligraphie MU(5) comme cadeau de la part de mes élèves parisiens. Mais là, j’étais choqué, je ne comprenais pas. Mu me semblait un vrai koan, déjà connu, répertorié, acceptable, mais « impossible » ça n’avait pas de sens. Pourquoi me dire ça à moi ? C’est au fil des années que la « réponse » est apparue comme une évidence.

Quelle est la place du Katsugen Undo dans votre pratique ?

Oh ! il a une importance de premier plan, mais, pour vous répondre, voici une anecdote. Nous étions au restaurant avec Tsuda senseï, et Noguchi Hirochika – le premier fils de Noguchi senseï – qui était assis à coté de moi me demanda soudain : « Le Katsugen Undo, qu’est-ce que c’est pour vous ? ». Ma réponse fut aussi immédiate que spontanée : « C’est le minimum » ai-je répondu, et depuis je n’ai pas changé d’opinion. Cette réponse avait beaucoup plu à Tsuda senseï et il l’utilisa dans certaines de ses conférences pendant les stages. Le « minimum » pour maintenir l’équilibre, pour permettre que notre système involontaire fonctionne correctement et ainsi que l’on n’ait plus besoin de se préoccuper de sa santé, de ne plus avoir peur de la maladie.

Noguchi Hirochika avec Régis Soavi Paris 1981.

Pour vous, un Aïkido sans Katsugen Undo a-t-il un sens ?

Oui bien sûr, malgré tout, cela dépend de la manière dont on pratique. Il est simplement dommage de ne pas profiter de ce qui peut nous rendre indépendant, de ce qui peut réveiller notre intuition, notre attention, notre capacité de concentration et libérer notre mental.

Cela fait de nombreuses années que vous contribuez à Dragon Magazine. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Cela me permet de faire passer un message et en même temps cela me contraint à ce qu’il soit le plus clair possible par rapport à l’enseignement de mon maître Tsuda senseï, et donc à notre école. C’est aussi une manière de sortir de l’ombre tout en restant dans la simplicité, sans faire de la publicité ou du tapage. Le fait de lire régulièrement les articles de mes contemporains ainsi que des jeunes enseignants m’apporte beaucoup et me permet de voir et de comprendre les différentes directions vers lesquelles va l’Aïkido et leurs raisons d’être, même lorsque je ne les approuve pas.

L’écriture est-elle importante dans le Budo ?

L’écriture est toujours importante car c’est une des bases de la communication – « les paroles s’envolent mais les écrits restent ». Cependant, sans une pratique réelle cela risque de demeurer dans le domaine des idées et ne satisfaire que l’intellect, dans ce cas la cible est manquée.

D’autres maîtres vous ont-ils également marqué ?

J’ai la chance d’appartenir à une époque ou il était possible de rencontrer un grand nombre de senseï de la première génération. Les années 70 étaient très riches de ce point de vue, nous courions de stages en stages pour nous former, à l’écoute attentive de leurs paroles de leurs postures pour tirer le meilleur de ce que chacun d’entre eux apportait. Toute ma reconnaissance va donc à tous ceux qui m’ont enseigné, mon maître Tsuda Itsuo senseï, Noro Masamichi senseï, Tamura Nobuyoshi senseï, Nocquet André senseï, ainsi qu’à ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Je préfère les citer par ordre alphabétique afin de ne rien suggérer par rapport à l’importance qu’ils ont eu sur ma pratique : Hikitsuchi Michio senseï, Kobayashi Hirokazu senseï, Shirata Rinjiro senseï, Sugano Seiichi senseï, Ueshiba Kisshomaru senseï, ainsi que – bien que je n’aie jamais pratiqué le Karaté – Kasé Taiji senseï, ou Mochizuki Hiroo senseï que j’ai croisés grâce à Tsuda senseï et qui m’ont marqué. Je n’oublie pas Maroteau Rolland senseï qui fut mon premier enseignant d’Aïkido et qui m’a permis de rencontrer celui qui fut mon principal mentor : Tsuda Itsuo senseï.

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Article publié dans Self et Dragon Spécial n°13 en avril 2023.
Notes :
1) Appelés aujourd’hui « ateliers du jeu de peindre »
2) Pédagogie de M. Jacques Greys (1929-2019) pianiste.
3) Mikhail Bakounine (1814-1876), philosophe anarchiste.
4) Revue Yashima, N°13, octobre 2021.
5) « rien » ou « non-existence », terme utilisé dans le taoïsme pour exprimer la vacuité

La « Pratique Respiratoire »

Par Régis Soavi

On a pour habitude dans presque tous les dojos de nommer les quelques exercices qui précédent un cours, « préparation »ou « échauffement ». Et s’il ne s’agissait pas de gymnastique, ni d’éducation physique, mais de toute autre chose ! Tsuda senseï écrivait que son maître Ueshiba Morihei, était furieux quand, déjà à l’époque, et bien qu’il ne lui ait jamais donné de nom, ses jeunes élèves appelaient cette partie exercices préparatoires ou échauffement.

Une première partie !

Pour O senseï cette première partie de la séance était indispensable et inséparable de l’ensemble de sa pratique ; c’est pourquoi Tsuda senseï quant à lui, à défaut d’autre chose, lorsqu’il devait en parler à ses élèves ou pour la décrire, lui avait donné le nom de « Pratique Respiratoire ». Il s’explique de son choix du mot  »respiration » – qui pour lui sera un mot clé pour faire passer un message aux Occidentaux – dès le premier chapitre de son premier livre Le Non Faire  : « Par le mot respiration, je ne parle pas d’une simple opération bio-chimique de combinaison oxygène-hémoglobine. La respiration, c’est à la fois vitalité, action, amour, esprit de communion, intuition, prémonition, mouvement. L’Orient conserve encore ces aspects sous le nom de prâna ou celui de ki. L’Occident semble également les avoir connus : témoins, le mot psyché, âme-souffle, ou anima dont dérivent des mots comme âme, animer, animal, animosité, ou spiro, dont nous avons tiré des mots comme esprit, inspiration, aspiration, respiration. »(I.Tsuda, Le Non Faire, 1973) Ces exercices de respiration, de circulation de notre « énergie vitale », de notre ki revêtent pour moi encore aujourd’hui une importance primordiale.

Norito - la pratique respiratoire
Norito

La répétition

Je ne peux pas vraiment décrire ce qui est différent dans notre École par rapport à ce qui se fait dans d’autres lieux, ni en faire l’apologie, car il appartient à chacun de se faire sa propre idée sur ce qu’il reçoit, sur ce qu’il ressent. Chaque professeur de chaque École ou groupe, du fait de l’enseignement qu’il a reçu, de son parcours, de ses études, aura sa propre méthode, sa propre pédagogie, qui s’accorde autant à lui qu’à ses élèves. Certains usent de techniques nouvelles, puisent dans d’autres cultures, cherchent d’autres méthodes d’éducation, utilisent une psychologie de l’apprentissage plus moderne. Rien n’est à dénigrer, tout est possible et tout se justifie a priori pour permettre de faire vivre au mieux notre pratique, de faire passer l’essentiel : « l’universalité du message de paix de O senseï ». Un des reproches que l’on peut faire, à « l’École Itsuo Tsuda » est qu’elle est plutôt répétitive, et conservatrice. En effet, cette première partie que nous faisons chaque matin, n’a pas changé depuis que mon maître a commencé à l’enseigner au tout début des années soixante dix. Quant à moi, ne m’en étant jamais lassé, je n’ai jamais, en plus de cinquante ans de pratique journalière, ressenti le besoin d’y changer quoi que ce soit, ni pour moi-même, ni pour mes élèves. C’est même cette répétition qui permet un approfondissement de notre respiration et par contrecoup une découverte des principes qui régissent tous les mouvements de notre pratique.

Funakogi undo - la pratique respiratoire
Funakogi undo

Les fondements de ce travail

Cette première partie suit un ordre logique qui lui est propre, et il me semble inutile d’en détailler tous les mouvements. Cependant quelques points doivent être précisés et notamment ce qui en fait quelque chose de différent de ce que connaissent généralement la plupart des Aïkidokas. Après le salut vers le Kamiza, il y a une méditation en seiza de quelques minutes, et la récitation du Norito « Misogi no harae » par celui qui conduit la séance. Puis on commence par un exercice visant à libérer la région du plexus solaire de toutes les tensions accumulées. Ce mouvement est issu du Katsugen undo, il fut introduit par Tsuda senseï et provient de l’enseignement de son maître de Seitaï Noguchi Haruchika senseï. Pour le reste, tous les exercices qui suivent ont été enseignés pendant des années par O senseï. Je ne revendique pas un retour aux origines, une authenticité unique et cachée jusqu’à ce jour, face à des déformations qu’auraient provoquées de mauvais enseignements, car il est notoire que O senseï variait les exercices de cette première partie. Pourtant, d’après ce que l’on sait, il y en avait quelques-uns qui ne variaient jamais. Le Salut aux huit directions, ou Funakogi undo(1) et Tama-no-hireburi(2) font partie de ceux-ci. Ces deux derniers ont des rythmes spécifiques, une respiration précise et un protocole particulier quant à la direction vers laquelle se tourner ou le nombre de fois que l’on doit les exécuter. Il serait fastidieux et même peut-être hasardeux de les décrire dans un article, car ils doivent être enseignés directement de maître à élève sur les tatamis. Pour ce qui est des autres exercices, ce qui compte le plus dans tous ces gestes, ce n’est pas le nombre de fois qu’on les exécute, ni la vitesse, ni la force mais plutôt l’intensité de la vibration ressentie par tout le corps pendant ce moment-là. Il en va de même avec le Kiai que pousse celui qui conduit la séance à la fin de la Première partie. Là non plus, ce n’est ni la puissance du cri, du son, ni son intensité, mais la nature de l’acte, la profondeur de la respiration, l’exactitude du moment et la concentration qui est exigée, liées à la justesse de son exécution, qui transcendent l’action pour en faire une réponse adéquate, un processus de normalisation du corps. Chaque exercice pendant cette partie doit être exécuté dans un état de conscience précis. On doit les enchaîner avec autant de concentration que si notre vie, et en tout cas notre santé en dépendaient, et en même temps la relaxation est indispensable à leur bon déroulement. La meilleure attitude possible consiste à être à la fois recueilli et sans pensée, ce qui demande quelques années d’apprentissage, mais surtout de la persévérance.

La nécessité d’un contexte adéquat

Je ne saurais trop insister sur l’importance de l’ambiance lorsque l’on envisage de faire la Pratique respiratoire dans un style proche de ce que nous faisons dans notre École. L’atmosphère qui règne dans un dojo dédié est d’une toute autre nature si on la compare à celle que l’on trouve dans un club ou un gymnase. Si en plus, dans ce lieu consacré on a pu créer un Tokonoma(3) dans lequel sont placés un Kakegiku(4) et un Ikebana(5), la qualité de la concentration, le respect du silence, y seront plus faciles. Il sera ainsi plus aisé de s’imprégner, de s’immerger dans un milieu qui favorise cette recherche. On pourra trouver grâce à cet environnement la manière d’exécuter les gestes, les enchaînements, qui, un peu comme une chorégraphie n’ayant jamais rien de superficiel, font bouger le corps de façon à le rendre plus perméable à la perception des flux intérieurs, le rendant plus souple, ainsi que plus réactif. Il s’agit simplement de retrouver le chemin parcouru par les anciens senseï, de comprendre pourquoi ceux qui nous guidaient, tous ceux que j’ai connus ou parfois simplement croisés lors de stages, ou de rencontres, suivaient bon nombre de ces « rites » sans avoir posé de questions dans leur jeunesse mais en ayant alors cherché les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes.

La découverte du Yin et du Yang

C’est dans La voie des dieux que Tsuda senseï rapporte cette mise en garde de Madame Nakanishi(6), grand maître dans l’art du Kotodama(7) :
« « Après la disparition de l’initiateur, les kata, les formes commencent à se décomposer parce que les continuateurs ne sont pas en mesure de comprendre ce qui a motivé l’initiateur en profondeur. On hérite les formes, on les simplifie, les formes dégénèrent », dit Mme Nakanishi. L’Aïkido, conçu comme mouvement sacralisé par Maître Ueshiba est en train de disparaître pour faire place à l’Aïkido athlétique, sport de combat, plus conforme aux exigences des civilisés. »(Tsuda Itsuo, La voie des dieux, 1982).
Ces commentaires de deux très grands maîtres, Nakanishi senseï et Tsuda senseï, auraient tout à fait pu me décourager, c’est pourtant très typiquement ce genre de phrases qui m’a stimulé et poussé vers l’avant. La découverte du Yin et du Yang, c’est précisément dans cette première partie que l’on peut la faire car c’est une pratique « solitaire ». Rien ne peut nous perturber pourvu que l’on reste concentré sur la perception de ce que l’on ressent, c’est comme un courant intérieur qui petit à petit se traduit en terme de Yin et Yang. C’est une approche empirique fondamentalement non mentale et le corps tout entier en perçoit les effets immédiatement. Alors notre Aïkido se transforme, on passe dans une autre dimension, avec une perspective psychophysique de plus grande ampleur. Le fait de sentir concrètement dans ses propres membres, dans toute sa posture, la circulation du Ki comme différents flux qui ont une nature précise, positive ou négative, Yin ou Yang. Des courants qui se transforment et s’alternent passant parfois de Yin à Yang, circulent d’un coté à l’autre, tournent ou s’arrêtent de façon impromptue et au final nous guident dans tous nos mouvements alors que nous en avons à peine conscience. Cela n’arrive pas en un jour mais cela a donné un sens à ma pratique de l’Aïkido, cela m’a permis de persévérer, et de dépasser les moments de découragement, les passages difficiles, ceux où l’on se sent bloqué, sans ressort. C’est aussi grâce à ces répétitions journalières, à tous ces gestes, que notre corps se régénère et perçoit les autres non plus seulement par le biais de leur aspect physique ou social, mais bien plutôt à travers ce qu’ils dégagent en profondeur, qui n’est pas seulement psychologique mais d’un tout autre ordre, d’une autre nature.

De la pratique solitaire à l’osmose

Il s’agit là d’une métamorphose qualitative importante qui n’est pas faite pour faire rêver, car elle sort de l’ordinaire, et parce que cette transformation ouvre des possibilités pour appréhender notre univers, notre humanité dans toute sa complexité. À l’opposé des mondes virtuels qui nous sont proposés via la technologie et les rapports sociétaux dans notre quotidien, on commence à percevoir l’univers du réel, sa nature profonde. À la fois pas si différent de notre vie de tous les jours et pourtant d’un tout autre genre. Chaque exercice de cette première partie est lié à notre souffle, chaque mouvement se trouve en relation avec l’inspire ou l’expire. Tsuda senseï prononçait à haute voix Ka lors de l’inspiration et Mi lors de l’expiration, il nous expliquait que lorsqu’on unit la respiration on réalise Ka et Mi qui devient Kami que l’on peut traduire par Dieu. Il ne s’agit pas d’un dieu au sens religieux ni même mystique mais plus concrètement de la vie dans toutes ses manifestations. La martialité ne disparaît pas, mais elle est tout simplement transcendée. On comprendra mieux pourquoi Tsuda senseï écrivait « L’Aïkido, la voie de coordination du ki, est un art de « fusionner le ki » donc une forme martiale d’osmose. »(Tsuda Itsuo, Le Non Faire, 1977)

Tama-no-hireburi - la pratique respiratoire
Tama-no-hireburi

L’Aïkido, religion ou philosophie ?

Dès l’instant que l’on ritualise tout ou partie de la pratique dans un art martial, on est accusé de religiosité ou de mysticisme. Le Reishiki, les saluts, la concentration, les méditations diverses, tout devient suspect, de la même manière que tout ce qui en fait un art pacifique, respectueux de l’humain. Il est difficile d’expliquer à la lueur du matérialisme scientifique et des connaissances d’aujourd’hui en quoi une pratique ritualisée a un tel intérêt car elle échappe à l’idée de progrès. Pourtant le monde de la recherche va malgré tout de l’avant dans les études actuelles pour comprendre de manière plus fine comment fonctionne notre environnement. Mais les travaux doivent être teintés de scientisme pour être acceptés. Par exemple on peut en arriver à brancher des capteurs, fabriqués à partir des détecteurs de mensonges, sur des plantes pour comprendre leur langage, alors que l’on est toujours incapable d’expliciter pourquoi certaines personnes ont « la main verte ». On cherche par tous les moyens à reproduire la nature pour ce qu’elle apporte de bienfaits à l’être humain, sans comprendre comment cette même nature produit ce travail. On analyse, on divise, on découpe, afin de trouver l’élément actif d’une substance sans se rendre compte que c’est l’ensemble qui est créateur de ce composant. S’il manque une seule partie, un seul élément, ou si le rythme n’est pas respecté, le résultat sera tout autre, et peut même être contraire à ce que l’on avait espéré trouver ou à ce que l’on avait découvert auparavant. Si nous n’avons pas besoin de religions qui nous enchaînent à des dogmes, nous n’avons pas plus besoin des idéologies qui contraignent nos libertés ou pire nous asservissent. Même si certaines de ces nouvelles croyances ou de ces doctrines, parfois prétendument validées par la science, ont été conçues pour notre « bien », pour notre « bonheur » présent ou futur, elles ne valent pas plus à mes yeux que les chimères du passé. Une aliénation en vaut une autre. La recherche de l’unité de l’être reste pour beaucoup d’entre nous la valeur ultime ; pour la trouver, la Pratique respiratoire demeure un instrument de qualité, facilement à notre disposition. Les anciens dieux sont morts en tant que représentations, en tant qu’images projetées par l’humanité, mais cette énergie qui leur était attribuée et qui nous anime est toujours là, nous pouvons la sentir, la redécouvrir et l’utiliser en nous.

Maintenir la santé

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».(8) Telle est la définition de
l’O.M.S. et nous l’acceptons en Occident comme allant de soi. Elle est souvent comprise au premier degré de même que son corollaire avec ses implications : il faut combattre la maladie, éliminer les microbes, les virus, il faut corriger la nature qui est si imparfaite, il faut soutenir, protéger l’être humain etc. La doctrine devient si absolue qu’elle finit par donner des résultats contraires à ce que l’on espérait, et notamment celui-ci : « les gens s’affaiblissent ». Au lieu de donner la possibilité au corps de s’épanouir de façon naturelle, on l’oblige à se préserver de tout ce qui pourrait éventuellement être dangereux ou on le blinde. On force, et on le force au nom d’impératifs conceptuels sur la santé, prétendument scientifiques ou médicaux. On renforce l’éducation théorique sur le fonctionnement du corps comme sur l’hygiène sans en comprendre les fondements, on norme l’esthétique des jeunes garçons et des jeunes filles, au détriment de leur santé réelle. Le résultat est loin d’être à la hauteur des espérances que la société y a mises mais le conditionnement, lui, est là, et pour longtemps. La Pratique respiratoire, cette première partie accessible à tous quelque soit notre passé ou notre état physique, est peut-être la réponse à ce que l’on ressent quand on découvre le poids de l’oppression qui s’exerce sur le corps, notre corps et son influence sur notre esprit, notre réflexion, et par conséquent nos actes.

Des gestes simples

C’est un processus de décontamination qui peut commencer. Comme pour la planète quand il faut dépolluer la nature, il est important d’arrêter un processus, de cesser d’utiliser les mêmes fonctionnements, de « faire un peu plus de la même chose » (9) . Les gestes simples associés à la respiration, « la circulation du ki », apportent, dès le début de ce lent travail de reconstruction, des résultats visibles qui étonnent souvent l’entourage des personnes qui pratiquent, quel que soit leur âge ou leur condition physique. La vraie difficulté se trouve dans la continuité beaucoup plus que dans les efforts qui sont en réalité extrêmement modestes. Il est même possible de se limiter à cette première partie si on en a le désir ou si des conditions impératives nous y obligent, le bien-être qui en résultera n’en sera pas diminué, car l’unité « corps-esprit » que l’on aura retrouvée est le vrai cadeau que notre nature profonde a toujours cherché.

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« La pratique respiratoire » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°7 en octobre 2021.

Notes :
1) Souvent traduit par « Mouvement du rameur »
2) Tsuda senseï le traduisait par « Vibration de l’âme »
3) Alcôve servant à exposer un Kakegiku.
4) Encadrement en rouleau pour une calligraphie ou une peinture.
5) Arrangement floral japonais.
6) Mme Nakanishi prêtresse Shinto, elle enseigna le Kotodama à maître Ueshiba.
7) Le kotodama est la connaissance du pouvoir spirituel attribué au sons.
8) Définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
9) Watzlawic Paul, théoricien de l’École de Palo Alto.

1 + 1 = 1 : La respiration

Par Régis Soavi. 

« « Qu’ils soient un ou plusieurs cela n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre,» disait O senseï ». C’est avec cette phrase qu’Itsuo Tsuda senseï répondit un jour à une de mes nombreuses questions sur la pratique et notamment sur la manière de se défendre contre plusieurs partenaires.

Magie ou simplicité

Jeune aïkidoka je cherchais à m’abreuver à toutes les sources disponibles, et mes références je les trouvais chez Nocquet senseï, Tamura senseï, Noro senseï. Mais évidemment je les trouvais aussi chez celui dont je me sentais le plus proche : Tsuda senseï. En ce début des années soixante-dix, nous étions très friands d’anecdotes, sur les arts martiaux, sur les grands maîtres historiques, et sur O senseï Ueshiba Morihei en particulier. Nous allions d’ailleurs acheter les films en « super 8 » qui étaient disponibles, dans ce temple qu’était le magasin d’arts martiaux de la Montagne Sainte-Geneviève (à Paris), fascinés que nous étions par les prouesses de ce grand maître. Bien que profondément matérialiste, je n’étais pas loin de croire en quelque chose de magique, à des pouvoirs exceptionnels accordés à certains êtres plus qu’à d’autres. Tsuda Itsuo m’a fait redescendre sur terre, car ce qu’il nous montrait était très simple mais malgré tout, cela restait parfaitement incompréhensible. Les techniques qu’il nous montrait, je les connaissais bien déjà, mais il les faisait avec une telle simplicité, une telle facilité que j’en étais perturbé, et cela ne faisait que renforcer mon désir de continuer à pratiquer pour découvrir les « secrets » qui le lui permettaient.

Son leitmotiv : la respiration

Respiration, Non-Faire
Les entraînements à plusieurs ont pour objectif de nous porter dans la direction du Non-Faire.

Lorsqu’il parlait de respiration il fallait entendre le mot KI, c’était la traduction qu’il avait choisie pour exprimer ce « non-concept » qui est si commun, et si compréhensible de manière immédiate au Japon, mais si difficile à saisir en Occident. Il expliquait qu’on pouvait réaliser l’unité primordiale lorsqu’on unit sa respiration avec son ou ses partenaires. La respiration devient le support physique, l’acte concret qui permet de s’unifier avec les autres. Elle agit physiquement comme une sorte de contrainte douce sur le corps des partenaires. Nous connaissons tous ce dont je parle, ce n’est absolument pas mystérieux. Il y a des personnes qui sont capables de rendre les autres mal à l’aise, d’autres qui savent s’imposer, imposer leur respiration, laissant parfois leur correspondant dans l’incapacité de prononcer une parole. Dans les arts martiaux, et c’est particulièrement visible dans l’art du sabre, il s’agit de désynchroniser le souffle de manière à surprendre l’adversaire, à le déstabiliser. Le moment crucial dans bon nombre de cas étant celui où le début de l’inspiration de celui qui fait face correspond à la fin de l’inspiration de l’autre, autrement dit au début de son expiration. On frappe pendant cet intervalle entre expire et inspire. Ce moment que l’on appelle  »l’intermission respiratoire » est le moment idéal pour déployer sa force physique dans un combat, et vaincre l’adversaire. Il en va tout autrement en Aïkido où ce même instant permet d’entrer dans le souffle du partenaire, dans cette voie qu’est la voie de l’harmonie, où il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.

Pratiquer avec un partenaire comme s’ils étaient plusieurs

respiration, technique, calme
Le calme intérieur commence par le fait de bien connaître les techniques.

Pour commencer il est plus simple de pratiquer avec un seul partenaire, mais il est important de ne pas se fixer sur lui, de rester disponible à d’autres interventions. Cette disponibilité, on y parvient grâce au calme intérieur, et cela commence par le fait de bien connaître les techniques, et de ne pas s’affoler. Il faudra malgré tout quelques années pour être tranquille dans de telles circonstances, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre pour commencer à travailler dans cette direction. Je dirais que, pratiquer avec plusieurs partenaires, plus qu’une performance à exécuter, représente pour moi une orientation pédagogique, l’Aïkido est un tout, on ne peut pas le découper en tranche. Il s’agit d’une pédagogie globale et non d’un enseignement de type scolaire sanctionné par des notations et des examens. Déjà, chaque fois que le groupe de pratiquants se retrouve en nombre impair, on peut en profiter pour travailler à trois, mais cela ne suffira pas pour acquérir les bons réflexes, la bonne attitude à adopter. Chaque fois que le groupe le permet, c’est-à-dire s’il n’y a pas trop de différences de niveaux, on peut faire pratiquer tout le monde par groupe de trois, voire quatre partenaires.
Si les deux partenaires saisissent Tori ensemble, et à deux mains, c’est la technique et la capacité de Tori à concentrer la puissance dans le hara grâce à la respiration qui sera déterminante, la souplesse des bras et des épaules permettra de faire circuler l’énergie, le ki, jusqu’au bout des doigts, et de le faire jaillir au-delà, entraînant la chute des partenaires sur les tatamis. Mais si on travaille avec des attaques en alternance, la difficulté la plus grande n’est pas dans le fait de faire les techniques, mais surtout dans le rôle de Uke.
En effet Uke, bien trop souvent, ne sait pas comment se comporter, et il attend son tour pour attaquer. Mon enseignement consiste donc aussi, à montrer comment se positionner, comment trouver l’angle d’attaque ; je joue dans ce cas le rôle de Uke, exactement comme dans les anciens koryu. Je montre comment tourner autour de Tori, comment sentir les failles dans sa respiration, dans sa posture, et comment Tori peut utiliser un partenaire contre l’autre, je le fais lentement de manière à ce que Tori ne se sente pas réellement agressé mais plutôt dérangé dans ses habitudes, dans sa mobilité ou son incapacité à bouger en harmonie. Les formes de l’attaque doivent être très claires, il ne s’agit pas de démontrer la faiblesse de l’autre mais de lui permettre de sentir ce qui se passe autour de lui sans avoir besoin de regarder ou de s’agiter, mais par contre, en développant sa capacité sensitive. Il ne doit pas s’attacher à la contrainte que lui impose chaque saisie mais au contraire, réaliser qu’elles peuvent être l’occasion d’un dépassement et même, une aubaine.

La valeur du déplacement

Les déplacements acquièrent une valeur toute spéciale lorsqu’il y a plusieurs personnes autour de nous. Si on regarde la circulation automobile sur une autoroute à une heure de pointe du haut d’un pont qui la surplombe on sera très étonné de voir à quel point les véhicules se frôlent, se dépassent, ralentissent, accélèrent, et même changent de file dans une sorte de ballet qui pourtant n’est régi par aucune instance supérieure, mais bien réellement par chaque conducteur. On pourrait s’attendre à une quantité énorme d’accidents, ou au moins de froissements de tôle en quelques minutes, et pourtant il n’en est rien, tout se passe bien. Il existe bien sûr des accidents, mais très peu, relativement à ce que l’on peut imaginer ou voir du haut de notre observatoire.
Si lorsqu’on pratique avec plusieurs partenaires on met autant de concentration, d’attention et de respect de l’autre que lorsque l’on conduit un véhicule quel qu’il soit, comme il s’agit de notre corps – et non d’une extension de la conscience de ce corps, comme cela peut l’être avec une voiture – cela devient beaucoup plus facile. Je le répète : il est nécessaire d’avoir une bonne technique, de ne pas être apeuré par ce qui se passe, mais tranquille et sûr de soi, tout en étant vigilant et conscient de ce qui se bouge tout autour de nous. La différence avec l’exemple que je viens de donner est que les partenaires cherchent à nous toucher, nous frapper, ou nous immobiliser, contrairement aux véhicules qui s’évitent les uns les autres. Or au même titre que la voiture par exemple – qui par anthropotechnie devient comme une extension de notre corps, dont nous connaissons, dont nous avons conscience des dimensions, au centimètre, voire au millimètre près –  il s’agit de saisir l’opportunité de sentir notre sphère, non plus comme un rêve, une idée, un fantasme, une imagination, ou un délire ésotérique inventé de toutes pièces par quelque mage ou charlatan, mais bien comme une réalité concrète accessible à tous, puisque nous en sommes déjà capables en voiture si nous sommes suffisamment attentifs. Il s’agit alors de jouer avec cette sensation, cette extension : à peine les sphères se frôlent-elles, que déjà, elles s’étendent, se rétractent, se déplacent sans cesse, répondant aux besoins sans qu’il y ait un recours au système volontaire. C’est le travail de l’involontaire, du spontané, comme si les déplacements se faisaient tout seuls de manière exacte et avec facilité. C’est alors que l’on est dans la pratique du Non-Faire, ce fameux non-agir, le wu-wei chinois, ce qui semblait mythique devient réalité. Les entraînements à plusieurs ont cet objectif, de nous porter dans la direction du Non-Faire. Cette pratique peut se faire au milieu d’une foule, dans un grand magasin un jour de soldes, ou de manière plus quotidienne dans le métro pour les citadins. Le jeu consiste à sentir comment bouger, comment se déplacer, comment réussir à passer dans les interstices laissés vides entre les personnes.
O senseï était là aussi un maître dans cet art du déplacement au milieu des foules. Ses Uchi deshi se plaignaient de ne pas réussir à le suivre au milieu de l’affluence, lorsqu’ils devaient prendre le métro pour l’accompagner à une démonstration ou lorsqu’ils devaient partir en train avec lui. Ils étaient pourtant jeunes et vigoureux mais avaient d’énormes difficultés à se déplacer dans l’encombrement de la gare alors que lui, très âgé et plutôt frêle à la fin de sa vie, se faufilait dans la multitude à une vitesse surprenante.

Unifier la respiration
Il s’agit d’unifier les souffles, d’arriver à un souffle commun.

Recréer un espace autour de soi

L’art de se fondre dans la foule, de passer inaperçu, peut être une disposition naturelle, ou une déformation – parfois due à un traumatisme – d’où résulte une souffrance : être la personne que l’on ne voit pas, celle que l’on ne remarque pas, qui devient invisible. Mais cela peut aussi être aussi un art, et il semble que là encore O senseï Ueshiba Morihei excellait. Parfois il est nécessaire de fondre, de se fondre dans une foule par exemple, de s’effacer pour passer inaperçu. Notre sphère devient comme transparente dans ce cas, mais elle reste à la fois très présente, cohérente, stable, et puissante. Il se crée autour de la personne un espace vide difficilement franchissable, il est donc délicat voire malaisé de l’attaquer et même simplement de s’en approcher. J’ai eu l’occasion de vivre cela pendant les démonstrations avec mon maître Tsuda senseï, mais je crois que c’était encore plus parlant après les séances, lorsque nous prenions un café ou un thé tous ensemble au dojo juste devant les vestiaires où on avait pu dégager un petit endroit. Il y avait une grande table basse et nous étions tous assis autour, plus ou moins collés les uns aux autres, sauf autour de senseï. Là il y avait toujours un espace de chaque coté qui semblait infranchissable, et ce n’était pas seulement le respect qui nous empêchait de nous y asseoir. Il y avait un vide très concret, très réel, solide comme un rocher. Tsuda senseï semblait ne jamais y prêter attention, il buvait son café, discutait, racontait des histoires puis au bout d’une petite demi-heure voire plus, il se levait et partait. Mais le vide restait : même si nous restions un peu plus longtemps parfois, personne n’occupait la place vacante, quelque chose persistait à cet endroit. C’est ce que j’appelle l’art de créer un espace infranchissable autour de soi, on peut difficilement travailler cet art, c’est plutôt une capacité qui émerge naturellement, qui survient lorsqu’on devient indépendant, autonome, lorsque on a dépassé le stade du premier apprentissage ou que le besoin s’en est fait sentir.

L’un et le multiple

Ce qui pose problème ce n’est pas la multiplicité des attaques, mais notre capacité à rester calme en toutes circonstances. Qui peut y prétendre, et n’est-ce pas un mythe ? Si les attaques sont conventionnelles, ou prévues à l’avance, comme une sorte de ballet, on sort du rôle pédagogique de l’Aïkido. Il ne s’agira que de la répétition de gestes, que l’on peut affiner ou rendre plus esthétique, certes, mais dépourvus de profondeur. Il s’agira d’un spectacle, aussi professionnel soit-il, aussi admirable soit-il, il ne concerne plus l’Aïkido, qui aura perdu je pense sa valeur de changement en profondeur de l’être humain.

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« 1+1= 1 : La respiration » un article de Régis Soavi publié dans Self et Dragon Spécial n°4 en janvier 2021.

Photo : Paul Bernas, Jérémie Logeay

Superficialité ou approfondissement

Dans cet article à partir d’un hexagramme du Yi Jing (Tsing : Le puits), Régis Soavi nous parle des pratiques de l’Aïkido et du Mouvement régénérateur comme des instruments de recherche et d’approfondissement de sois-même.

Le dojo est, par essence, le puits où viennent se nourrir les pratiquants d’arts martiaux à la recherche de la Voie, du Tao. À l’opposé du ring ou du gymnase, il offre un lieu de paix nécessaire, voire indispensable, pour l’approfondissement des valeurs humaines.dojo le puits

Nous vivons aujourd’hui à la vitesse de la lumière. La communication n’a jamais été aussi rapide. Les ondes chargées de bits et micro-bits circulent en boucle autour de notre planète, porteuses de plus d’informations que notre cerveau n’en peut stocker. Les réseaux sociaux ont remplacé la connaissance par un vernis superficiel qui peut sembler suffisamment apte à satisfaire notre apparence sociétale. Si dans les années soixante les membres de l’Internationale situationniste fustigeaient les pseudo-intellectuels qui se nourrissaient auprès des revues comme Le Nouvel Observateur ou l’Express pour alimenter leurs conversations mondaines ou leurs écrits, que diraient-ils de la démocratisation proposée à tout un chacun pour devenir le nouveau Monsieur Jourdain du Bourgeois Gentilhomme de Molière ? Mieux vaut connaître un peu de tout plutôt que d’approfondir quoi que ce soit, telle semble bien être la devise de notre époque.

Dans les arts martiaux la tendance semble aller dans la même direction. Nombreuses sont les personnes qui sont intéressées par les images spectaculaires retransmises par les médias où l’on présente les capacités fictives d’acteurs martiaux, au demeurant fort habiles dans leur métier, mais où la recherche est principalement le rendu superficiel ainsi que commercial.

L’image du puits dans l’ancienne Chine devrait nous faire nous interroger sur les tendances qui gouvernent notre vie de tous les jours. Si l’on tirait l’eau du puits à l’aide d’un seau et d’une perche, c’est bien la répétition d’un tel acte qui permettait la vie du village, et la nourriture prodiguée était considérée comme inépuisable. Et si nous prenions exemple sur cette image ancienne ?

Quand on pratique un Art comme l’Aïkido il ne s’agit pas d’accumuler des techniques sans cesse plus nombreuses, ni de répéter béatement l’enseignement prodigué, mais plutôt de commencer une recherche, de se réorienter vers quelque chose de plus profond afin d’abandonner le superficiel, le superflu, qui nous a tant déçus et que l’on ne supporte plus.

Régis Soavi Aikido

Bon nombre de personnes qui au départ sont extrêmement enthousiastes de commencer un vrai travail avec leur corps, se lassent de la répétition, bien trop souvent scolaire, ou encore se laissent fourvoyer par la dernière mode. On voit ainsi des gens qui collectionnent les méthodes et passent d’un art à l’autre, du Yoga au Taï-chi, du Karaté à la Capoeira, pensant parfois que l’un d’eux est supérieur à l’autre comme l’explique si bien un youtuber à la mode qui fait l’actualité comme ça lui chante.

Face à tous ces personnages qui ne vivent que pour influencer leurs followers et gagnent leur vie sur leurs dos grâce au nombre de « like » et à la publicité qu’ils engendrent, ne serait-il pas temps de chercher au fond de soi-même ? De prendre le temps de réfléchir plutôt que de consommer passivement la réflexion d’un autre ? De bouger son propre corps pour retrouver une harmonie perdue plutôt que de chercher dans le virtuel un complément à la routine issue de la pauvreté du quotidien ?

Le dojo en tant que lieu de recherche possède toutes les caractéristiques du puits : c’est à la fois un lieu pour l’entraînement, car on y puise chaque jour, et en même temps (et peut-être plus) c’est un lieu de convivialité où le social se débarrasse de ce qui l’empêche d’être vrai c’est-à-dire d’être le plus proche possible de la nature profonde des individus. Un lieu où la sociabilité échappe aux conventions, un lieu où l’on peut se parler, entrer physiquement en contact avec l’autre de façon simple, avec toutes les difficultés que cela peut représenter pour celui ou celle qui n’est pas prêt ou prête.

Toute l’arduité réside dans le fait de ne pas rester en superficie de la pratique, de ne pas se contenter de surfer sur un océan d’images devenues virtuelles ou de barboter sur le rivage et cela si possible sans se mouiller trop, mais de s’imprégner de ce que l’on y trouve, de lâcher ce qui nous encombre de manière à en explorer les profondeurs.

Mon Maître Itsuo Tsuda dans son livre Le Non-faire* nous donne avec simplicité, un aperçu de sa propre recherche et du travail qu’il avait engagé en Europe.

Itsuo Tsuda aikido

« Que suis-je à côté de la grandeur de l’Amour cosmique de Me Ueshiba, de la technique du Non-Faire de Me Noguchi, ou du raffinement insondable de Me Kanzé Kasetsu, acteur du théâtre Noh ? Je les ai connus tous les trois ; deux sont morts, seul Me Noguchi est en vie [Haruchika Noguchi meurt en 1976]. Leur influence continue de travailler en moi. Ce sont là des maîtres par nature. Moi, je suis simplement un être qui commence à se réveiller, qui cherche et évolue.
Une extraordinaire continuité d’efforts soutenus caractérise les œuvres de ces maîtres. J’ai l’impression de trouver dans un terrain aride, des puits d’une profondeur exceptionnelle. Là où s’arrête le travail de catégorisation n’est que leur point de départ. Ils y ont percé bien au-delà. Ils ont atteint les veines d’eau, la source de la vie.

Cependant, ces puits ne communiquent pas entre eux, bien que ce soit la même eau qu’on y trouve. La tâche qui m’incombe, est d’y dresser une carte géographique, d’y trouver un langage commun. »

Ce langage, Itsuo Tsuda le trouvera dans l’art de l’écriture (il se définissait lui-même comme écrivain-philosophe, comme en témoigne sa stèle funéraire au Père Lachaise), dans l’enseignement d’une certaine forme de l’Aïkido fondée sur la respiration et l’approfondissement de la sensation du Ki, enfin en faisant connaître le Katsugen undo (mouvement régénérateur). À travers son travail, son œuvre écrite, son enseignement, il réussira à créer un pont entre l’Orient et l’Occident.

Ce qui guette le pratiquant d’arts martiaux et ce plus particulièrement en Aïkido est l’ennui dû à la répétition, à la recherche de l’efficacité, au fait de peaufiner la technique, et tout cela au détriment de la profondeur de l’art, ainsi que de la culture qui le sous-tend. De fait, notre époque n’est plus soumise aux mêmes impératifs que les siècles derniers, s’il est toujours utile de pouvoir réagir en cas d’agression ou de difficultés, ce qui sera déterminant est plus la force intérieure et le réveil de l’instinct, que la capacité de combat. L’Aïkido demeure une pratique du corps, où la rigueur, la dynamique, le savoir-faire, ont une importance capitale, mais son aspect philosophique est loin d’être négligeable. Cet aspect n’est en rien contradictoire, bien au contraire, un de mes anciens maîtres Masamichi Noro l’avait bien compris lui-même lorsqu’il créa cet art nouveau qu’est le Ki no Michi (la voie du Ki) à la fin des années soixante-dix. La recherche dans l’Aïkido est quelque chose de difficile et peut même être pernicieuse parfois, car s’il ne s’agit pas de s’affronter avec d’autres combattants, ce n’est pas non plus de la méditation ni de la danse, et je peux dire cela car j’ai un immense respect pour ces arts, là encore les puits sont différents, mais la recherche va dans la même direction.

Aller chercher du côté du développement des capacités humaines, de la culture au-delà du connu, se remettre en question et questionner les idées du monde, avancer pour faire avancer notre société. Sortir peut-être enfin un jour de la barbarie et de l’obscurantisme. Il nous suffit de relire la conférence de Umberto Eco** sur comment l’être humain se construit des ennemis pour comprendre que nous avons plus que jamais besoin de connaître l’autre pour mieux le comprendre.

L’Aïkido en tant qu’Art du Non-faire est une porte vers ce que nombre de personnes recherchent : la réalisation de soi-même, sans un ego démesuré, mais dans la simplicité, et avec le plaisir d’un vécu authentique.

Régis Soavi

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Notes :
* Itsuo Tsuda, Le Non-faire, Édition Le Courrier du Livre (Paris), 1973, p. 12
**Umberto Eco, Costruire il nemico e altri scritti occasionali, éd. Bompiani (Milano), 2011

Ukemi : l’écoulement du ki

par Régis Soavi.

Ukemi, la chute dans notre art est plus qu’une libération, simple conséquence d’un acte. Elle est le Yin ou le Yang d’un ensemble, le Tao. Dans la pratique Tori dégage, à la fin de sa technique, une énergie Yang : si il ne veut pas blesser son partenaire, il le laisse absorber cette énergie et la retransmettre dans sa chute.

La respiration pendant la chute

Aïkido est un art sans perdant, un art dédié aux êtres humains, à l’intuition des humains, à leur capacité d’adaptation, et le dépassement par la chute, de la contradiction qu’avait apportée une technique, n’est rien d’autre que la capacité de s’adapter à celle-ci.
Ne pas apprendre au débutant à chuter serait lui créer un handicap dès le départ et risquer le découragement, ou donner corps à un esprit de rancune, voire de vengeance.
Il y a différentes attitudes chez les débutants, ceux qui se jettent à corps perdu au risque de se faire mal et ceux qui, parce qu’ils ont peur, se contractent au moment de chuter et qui évidemment si on les force, tombent mal et en subissent les conséquences douloureuses. Ma réponse à ce problème est la douceur et le temps…
Lorsqu’on est surpris par un bruit, un acte, la première réaction est d’inspirer, et de bloquer la respiration, c’est un fonctionnement réflexe et vital qui prépare la réponse et donc l’action. La surprise déclenche une série de processus biomécaniques totalement involontaires, il est déjà trop tard pour raisonner. C’est par l’expiration que viendra la solution au problème. Si il n’y a finalement pas de risque ou si la réaction est exagérée, et le risque mineur, on lâche le blocage et le souffle s’échappe de façon naturelle (le fameux ouf…) Si nous sommes en danger, qu’il soit grand ou petit, nous sommes prêts à l’action, à agir grâce au souffle, grâce à l’expiration. Les problèmes surviennent quand par exemple nous ne savons pas comment faire, quand la solution ne surgit pas de façon immédiate, on reste bloqué dans l’inspiration, les poumons pleins d’air, et dans l’incapacité de bouger. C’est la catastrophe ! C’est à peu près le même scénario qui se produit quand on est débutant, notre partenaire fait une technique et la réponse logique qui nous permettra de nous dégager, et donc de régler ce problème conflictuel, est l’Ukemi. Mais si on a peur de la chute, si on n’y est pas préparé techniquement grâce à de nombreuses roulades en avant et en arrière lentement et tout en douceur, on reste avec les poumons gonflés comme un ballon de football, et si la technique va jusqu’au bout, on se retrouve par terre avec plus ou moins de dégâts.
Le moindre mal étant de rebondir douloureusement, comme le dit ballon, sur les tatamis. Apprendre à lâcher dès que c’est indispensable, ne pas chuter avant par précaution, car c’est ce qui entrave la sensation de Tori, lui donne une fausse idée de la valeur de la technique et souvent de lui-même. Comprendre le moment juste pour expirer et arriver en douceur sur les tatamis sans air dans les poumons. Puis dans le cas des chutes claquées, quand on est plus avancé, il suffira d’expirer plus vite et de se laisser aller pour que le corps trouve de lui-même la bonne position pour se recevoir.

Formation à l’ancienne !

Ma propre formation à travers le Judo au début des années soixante dans la banlieue de Paris fut très différente. Jeunes collégiens, le Judo était pour nous une manière de dépenser notre énergie et de canaliser ce qui autrement finissait mal, c’est à dire en bagarre et autres combats de rue. L’entraînement deux fois par semaine passait par deux choses essentielles : le respect absolu envers notre professeur et l’apprentissage des chutes. C’était encore une époque où notre professeur enseignait le Judo « japonnais » sans catégories de poids. Même si Anton Gessing venait de remporter les jeux olympiques, lui se voulait traditionaliste. Les chutes étaient une des bases des cours, roulades avant, arrière, sur le côté, on passait quelques vingt minutes à s’y entraîner avant de faire les techniques, et parfois lorsqu’il ne nous trouvait pas assez concentrés, trop dispersés, il nous disait : « Retournez vos kimonos pour ne pas les salir » et nous sortions pour une série de chutes avant, dans la petite impasse pavée devant le dojo. Après cela nous n’avions plus peur des chutes, enfin, c’est à dire, ceux qui, voulaient encore continuer !
Le monde a changé, la société a évolué, les parents d’aujourd’hui accepteraient-ils de confier leurs progénitures à un tel « barbare », et puis il y a les règlements, les lois protectrices, les assurances.
Bob, c’était son nom, se sentait une responsabilité dans notre formation, et nous apprendre à chuter en toutes circonstances et sur tous les terrains faisait partie de ses valeurs et son devoir était de nous les retransmettre.
Les corps ont changé, à travers la nutrition, le manque d’exercice, l’intellectualisation à outrance, comment faire passer le message de la nécessité de l’apprentissage physique des chutes, alors que l’on n’en constatera les résultats que plusieurs années après. Quel en sera le bénéfice, quelle est sa rentabilité, tout est comptabilisé aujourd’hui, il n’y a pas de temps à perdre.
C’est la philosophie de l’Aïkido qui attire les nouveaux pratiquants, c’est donc grâce à cela que l’on pourra faire passer le message de cette nécessité.

Le dualisme

L’Aïkido, de par sa nature et surtout de par l’orientation que lui a donnée O Senseï Morihei Ueshiba, a une toute autre vision de la chute que la Boxe ou le Judo par exemple, où tomber c’est perdre. Pour qui le voit de l’extérieur, et c’est ce qui donne à tort un certain caractère à notre art, on a l’impression que Tori a gagné quand Uke chute sur les tatamis. Il est difficile d’admettre psychologiquement qu’il ne s’agit pas du tout de cela. La société ne nous donne que rarement d’autres exemples de comportement que ce dualisme manichéen « Ou tu gagnes ou tu perds ». Et il est logique de prime abord de ne pas comprendre, et de n’y voir que cela. Pour comprendre la chose de manière différente il faut pratiquer, et encore faut-il pratiquer avec à l’esprit une autre conception, qui ne peut être donnée que par l’enseignant. Itsuo Tsuda senseï donne un exemple de sa pédagogie dans son livre La Voie du dépouillement :
« Dans l’Aïkido, lorsqu’il y a écoulement du ki, de l’exécutant A vers l’objet B, l’adversaire C qui le tient au poignet est projeté dans la même direction. C est entraîné et rejoint le courant principal qui va de A vers B.
J’ai souvent utilisé cette mise en scène psychologique. C’est par exemple la formule « Je suis déjà là ». Lorsque l’adversaire saisit vos poignets et bloque votre mouvement, comme dans l’exercice de kokyu assis, on est enclin à penser qu’il s’agit d’un exercice de poussée. Si l’on pousse l’adversaire, il se produit immédiatement une résistance de la part de ce dernier. La poussée contre la poussée, on lutte. Cela devient une espèce de sumo assis.
Dans la formule « Je suis déjà là », il n’y a pas de lutte. On se déplace tout simplement. On pivote sur un genou pour faire demi-tour, l’adversaire est entraîné par cet écoulement du ki et se renverse sur le côté. Il s’en faut de très peu pour que cet exercice devienne une lutte. Sitôt qu’on y mêle l’idée de vainqueur et de vaincu, on fait des efforts exagérés pour obtenir le résultat, tout cela au détriment de l’harmonie d’ensemble. L’un pousse, l’autre résiste, en se baissant démesurément, et serrant les poignets pour empêcher la poussée. Une telle pratique ne servira au bénéfice ni de l’un ni de l’autre. L’idée est trop mécanique.
[…] L’idée de projection provoque la résistance. […] Oublier l’adversaire tout en sachant qu’il est là, ce n’est quand même pas facile. Plus on essaye d’oublier, plus on y pense. C’est la joie dans l’écoulement du ki qui me fait oublier tout. »*

Le déséquilibre est au service de l’équilibre

ukemiL’équilibre n’est surtout pas la rigidité, c’est pourquoi le fait de chuter comme suite à une technique peut parfaitement nous permettre de nous rééquilibrer. Il est nécessaire d’apprendre à bien chuter, non seulement pour permettre à Tori de ne pas avoir de crainte pour son partenaire, car il le connaît et sait à l’avance que ses capacités vont lui permettre de sortir de la situation aussi bien qu’un chat le fait dans des conditions difficiles. Mais aussi et tout simplement car grâce à la chute on se débarrasse des peurs que parfois nos propres parents ou grands parents nous ont inculquées avec leur « précautionnisme » du genre « Fais attention, tu vas tomber. » que suivait invariablement le « Tu vas te faire mal. » Cette imprégnation pavlovienne nous à souvent amenés à la rigidité et dans tous les cas à une certaine appréhension par rapport au fait de chuter, de tomber.
En français le mot chuter a évidemment une connotation négative, alors qu’en japonais la traduction la plus couramment admise du terme Ukemi donne « recevoir avec le corps », et là on comprend qu’il y a un monde de différence. Une fois de plus la langue nous montre que les concepts, les réactions, sont profondément différents, et souligne l’importance du message à transmettre aux personnes qui débutent en Aïkido. Sans être spécialement linguiste, ni même traducteur du japonais, la compréhension de notre art passe aussi par l’étude des civilisations orientales, leurs philosophies, leurs goûts artistiques, leurs codes. Il n’est, à mon sens, pas possible d’extraire l’Aïkido de son contexte, malgré sa valeur d’universalité, il faut aller chercher du coté de ses racines, et donc des textes anciens.
Une des bases de l’Aïkido se trouve dans la Chine ancienne, plus précisément dans le Taoïsme. Dans un entretien avec G. Erard, Kono senseï révèle un des secrets de l’Aïkido qui me parait essentiel bien que passablement oublié aujourd’hui : il avait demandé à O Senseï Morihei Ueshiba « « O Senseï, comment cela se fait-il que nous ne faisons pas la même chose que vous ? » O Senseï avait répondu en souriant ; « Je comprends le Yin et le Yang. Vous non ! » ».**

Projeter pour harmoniser

Tori, et c’est quelque chose de particulier à notre art, peut conduire la chute de son partenaire de manière à ce que celui-ci puisse profiter de l’action. Itsuo Tsuda nous parle de ce qu’il sentait lorsqu’il était projeté par O Senseï « Ce que je peux dire de ma propre expérience, c’est qu’avec Me Ueshiba, mon plaisir était tellement grand que j’avais toujours envie de redemander. Je n’ai jamais senti aucun effort de sa part. C’était tellement naturel que, non seulement je ne sentais aucune contrainte, mais je chutais sans le savoir. Je connais le déferlement des grandes vagues sur la plage qui emporte et culbute. Il y a certes un plaisir, mais avec Me Ueshiba c’était encore autre chose. Il y avait sérénité grandeur, Amour ».*** Il y a là une volonté, consciente ou non, d’harmoniser le corps du partenaire. Dans ce cas on peut parler de projection. C’est le cas de dire que l’Aïkido n’est plus dans la martialité mais dans l’harmonisation de l’humanité. Pour réaliser cela il est nécessaire d’avoir abandonné toute idée de supériorité, de puissance sur l’autre, ou encore toute attitude vindicative, et d’avoir le désir de donner un coup de main au partenaire pour lui permettre de se réaliser, sans qu’il ait besoin de remercier qui que ce soit. La fusion de sensibilité avec le partenaire est indispensable pour cela, c’est cette fusion qui nous guide, qui nous permet de connaître le niveau de notre partenaire et de lâcher au bon moment si c’est un débutant, ou de soutenir son corps si le moment est adéquat pour un dépassement, de lui permettre de chuter plus loin, plus vite, ou plus haut. Dans tous les cas le plaisir est au rendez-vous.

L’involontaire

Il n’est pas possible de calculer la direction de la chute, sa vitesse, sa puissance, ni même son angle d’atterrissage. Tout se passe au niveau de l’involontaire ou de l’inconscient si on préfère, mais de quel inconscient parle-t-on ? Il s’agit d’un inconscient débarrassé de ce qui l’encombrait, de ce qui l’empêchait d’être libre, c’est pourquoi O Senseï rappelait si souvent que l’Aïkido est un Misogi, pratiquer l’Aïkido c’est réaliser ce nettoyage du corps et de l’esprit. Quand on pratique de cette manière il n’y a pas d’accident au dojo, c’est la voie qu’avait adoptée Itsuo Tsuda senseï et les indications qu’il donnait nous conduisaient dans cette direction. Cela fait de son École une École particulière. D’autres voies sont non seulement possibles, mais correspondent même certainement plus, ou mieux, aux attentes de nombreux pratiquants. Je lis beaucoup d’articles dans des revues ou sur des blogs qui s’enorgueillissent de la violence ou de la capacité à résoudre les conflits par la violence et l’endurcissement, ce ne me semble pas être le chemin qu’indiquait O Senseï Morihei Ueshiba, ni les Maîtres que j’ai eu la chance de connaître, et en particulier Tsuda senseï, Noro senseï, Tamura senseï, Nocquet senseï, ou d’autres encore dans leurs interviews, comme Kono senseï.
L’Ukemi nous permet de mieux comprendre physiquement les principes qui gouvernent notre art, qui nous guident vers un dépassement de notre petit être, de notre petit mental, pour entrevoir quelque chose de plus grand que nous, faire corps avec la nature dont nous sommes un des éléments.

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« Ukemi : l’écoulement du ki  » un article de Régis Soavi publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°22) en octobre 2018

NOTES

* Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Ed. Le Courrier du Livre p.163

** Guillaume Erard, Entretien avec Henry Kono : Yin et Yang, moteur de l’Aikido du fondateur, 22 avril 2008, www.guillaumeerard.fr

*** Itsuo Tsuda La Voie du dépouillement, Ed. Le Courrier du Livre p. 172

L’Aïkido est-il un art martial ?

Par Régis Soavi

Il semble que cette question « L’Aïkido est-il un art martial ? » soit récurrente dans les dojos et divise les pratiquants, les enseignants, ainsi que les commentateurs dans à peu près toutes les écoles. Personne ne pouvant donner une réponse définitive, on a recours à l’histoire des arts martiaux, aux nécessités sociales, à l’histoire de l’origine des êtres humains, aux sciences cognitives, etc., en les chargeant d’apporter une réponse, qui, si elle ne résout pas le problème, aura au moins le mérite de justifier les propos tenus.

L’Aïkijutsu est devenu un dō

L’Aïkijutsu, depuis qu’il a abandonné le suffixe jutsu pour devenir un dō, s’est reconnu lui-même comme un art de la paix, une voie de l’harmonie au même titre que le Shodō (la voie de la calligraphie) ou encore le Kadō (la voie des fleurs). En adoptant le terme qui signifie le chemin, la voie, est-il devenu pour autant un chemin plus facile ? Ou au contraire nous oblige-t-il à nous poser des questions, à réexaminer notre propre parcours, à faire un effort d’introspection ? Un art de la paix est-il un art de l’accommodation, un art faible, un art de l’acceptation, un art où les filous peuvent jouir d’une réputation à peu de frais ?
Certes c’est un art qui a su s’adapter aux nouvelles réalités de notre époque. Mais doit-on entretenir l’illusion d’une self-défense facile, à la portée de tous, adaptée à tous les budgets et sans la nécessité de s’investir le moins du monde ? Peut-on réellement croire ou faire croire qu’à raison d’une ou deux heures par semaine, qui plus est hors vacances (les clubs sont souvent fermés), on peut devenir un foudre de guerre ou acquérir la sagesse et être capable de résoudre tous les problèmes par son calme, sa sérénité, ou son charisme ?
La solution alors se trouve-t-elle dans la force, le travail musculaire et les arts violents ?
S’il existe une direction, elle se trouve à mon avis, et malgré ce que je viens de dire, dans l’Aïkido.

Une École sans grade

Tsuda Itsuo ne donna jamais de grade à aucun de ses élèves et lorsque quelqu’un lui posait une question sur le sujet, il avait coutume de répondre « Il n’y a pas de ceinture noire de vide mental ». On peut dire que, avec cela, il avait clos toute discussion. Ayant été l’interprète, auprès de Ō Senseï Morihei Ueshiba, d’André Nocquet senseï lors de son apprentissage au Japon, il a par la suite servi d’intermédiaire lorsque des étrangers français ou américains se présentaient au Hombu Dojo pour s’initier à l’Aïkido. Cela lui permit, traduisant les questions des élèves et les réponses du maître, d’avoir accès à ce qui sous-tendait la pratique. Ce qui en faisait quelque chose d’universel. Ce qui en faisait un art au-delà de la pure martialité. Il nous parlait de la posture de Ō Senseï, de son incroyable spontanéité, de la profondeur de son regard qui semblait le percer jusqu’au plus profond de son être. Tsuda Itsuo n’a jamais cherché à imiter son maître qu’il considérait inimitable. Il s’est tout de suite intéressé à ce qui animait cet homme incroyable capable de la plus grande douceur comme de la plus grande puissance. C’est pourquoi, arrivé en France, il chercha à nous transmettre ce qui pour lui était l’essentiel, le secret de l’Aïkido, la perception concrète du ki. Ce qu’il avait découvert, et qu’il résumait dans cette phrase, la première de son premier livre : « Depuis le jour où j’ai eu la révélation du “ki”, du souffle (j’avais alors plus de quarante ans), le désir ne cessait de grandir en moi d’exprimer l’inexprimable, de communiquer l’incommunicable. »*

Pendant dix ans il parcourut l’Europe afin de nous faire découvrir, à nous, Occidentaux, bien trop souvent cartésiens, dualistes, qu’il existe une autre dimension à la vie. Que cette dimension n’est pas ésotérique mais exotérique comme il se plaisait à le dire.

Une École particulière

Les motivations qui amènent à commencer cette pratique sont de manière évidente très diverses. Si je pense aux personnes qui pratiquent dans notre École (l’École Itsuo Tsuda), à part quelques-unes, il y en a peu qui soient venues pour l’aspect martial. D’ailleurs bon nombre d’entre elles n’y ont rien vu de martial de prime abord, bien qu’à l’occasion de chaque séance je montre comment les techniques pourraient être efficaces si on les exécutait de façon précise, et dangereuses si on les utilisait de manière violente. Le coté martial découle de la posture, de la respiration, de la capacité de concentration, de la vérité de l’acte qu’est l’attaque. Pour l’apprentissage, il est indispensable de respecter le niveau de son partenaire, de s’exercer avec des formes connues.
Mais la découverte que l’on peut faire en travaillant les formes prédéfinies va bien au-delà. Il s’agit de faire fructifier autre chose, de révéler ce qui se trouve au fond des individus, de se libérer de l’emprise sous-jacente qu’exerce le passé et même parfois le futur, sur nos gestes, sur l’ensemble de nos mouvements, tant physiques que mentaux. Et d’ailleurs personne ne s’y trompe dans notre dojo.
La séance commence à 6h45. Le fait de venir pratiquer si tôt le matin (en fait Ō Senseï et Tsuda senseï avaient toujours commencé leurs propres séances à 6h30) n’est ni une ascèse ni même une discipline. Certains pratiquants arrivent vers 6h chaque matin, pour partager un café ou un thé, et profiter de ce moment d’avant la séance (de pré-séance), si riche parfois grâce aux échanges que l’on peut avoir entre nous. C’est un moment de plaisir, d’échange sur la pratique, comme parfois aussi sur la vie quotidienne, que l’on partage avec les autres de manière extrêmement concrète et non de façon virtuelle comme la société a tendance à nous le proposer.
Évidemment tout cela peu paraître rétrograde ou inutile, mais cela évite le coté loisir facile et ne favorise pas le clientélisme, sans pour autant dire qu’il n’existe pas, cela le réduit et avec le temps il évolue. Et cela parce que les êtres changent, se transforment, ou plus précisément se retrouvent eux-mêmes, retrouvent des capacités inexploitées, qu’ils pensaient parfois avoir perdu ou souvent, plus simplement, qu’ils avaient oubliées.

Yin le féminin : comprendre

Les femmes sont si nombreuses dans notre École que la parité n’y est pas respectée, les hommes sont minoritaires, de peu certes, mais ils l’ont toujours été. Je m’en voudrais de parler au nom des femmes et pourtant comment faire ? Elle ne forment pourtant pas un monde à part, inconnu des hommes.
En fait, pour beaucoup, peut-être que si ! … Cependant je pense qu’il suffit pour l’homme de se pencher sur son coté yin, sans en avoir peur, pour retrouver et comprendre ce qui nous rapproche et ce qui nous différencie. Est-ce par une affinité personnelle, une recherche due à mon propre vécu pendant les événements de mai 68 et à cette éclosion du féminisme qui se révéla une fois de plus à cette époque. Ou plus simplement peut-être parce que j’ai eu trois enfants et que ce sont trois filles, qui d’ailleurs pratiquent toutes les trois, le résultat quelles qu’en soient les raisons a fait que j’ai toujours accordé leur place légitime aux femmes dans les dojos de notre École. Elles y ont les mêmes responsabilités et il n’y a évidemment aucune différence de niveau, que ce soit pour l’étude comme pour l’enseignement. Il est vraiment dommage d’avoir à préciser ce genre de choses, mais malheureusement elles ne découlent pas d’elles-mêmes dans ce monde.
Malgré tout les femmes prennent peu la parole, ou même devrais-je dire la plume, dans les revues d’art martiaux. Il serait intéressant de lire des articles écrits par des femmes, voire de consacrer un espace dans « Dragon magazine spécial Aïkido » à la vision des femmes sur les arts martiaux et sur notre art en particulier. N’ont-elles rien à dire, ou le monde masculin accapare-t-il toute la place ? Ou peut-être encore ces débats de chapelles sur l’efficacité de l’Aïkido les ennuient, elles qui cherchent et souvent trouvent, me semble-t-il, une autre dimension, ou en tout cas autre chose, grâce à cet art  ? Cet « autre chose », qui est peut être plus près de la recherche de Ō Senseï, Tsuda Itsuo senseï nous en donne une idée dans ce passage de son livre La Voie du dépouillement :

« Se représente-t-on Me Ueshiba comme un homme fait entièrement en acier ? C’est pourtant l’impression bien contraire que j’ai eu de lui. C’était un homme serein, capable d’une concentration extraordinaire, mais très perméable par ailleurs, aux éclats de rire sonores, avec un sens de l’humour inimitable. J’ai eu l’occasion de toucher son biceps. J’en étais stupéfait. C’était la tendresse d’un nouveau-né. Tout ce qu’on pouvait imaginer de contraire à la dureté.
Cela peut paraître curieux, mais son Aïkido idéal était celui des jeunes filles. Les jeunes filles ne sont pas capables, de par leur nature physique, de contracter les épaules aussi durement que les garçons. Leur Aïkido, est de ce fait, plus coulant et plus naturel. »**

Yang le masculin : combattreart martial

Nous sommes éduqués à la compétition depuis notre plus tendre enfance, l’école, sous prétexte d’émulation, a tendance à aller dans la même direction, et tout cela pour nous préparer au monde du travail. Le monde est dur nous apprend-on, il faut absolument gagner sa place au soleil, apprendre à se défendre contre les autres, mais en est-on si sûr ? Notre désir n’aurait-il pas tendance, lui, à nous guider dans une autre direction ? Et que faisons-nous pour réaliser cet objectif ? L’Aïkido peut-il être l’un des instruments de cette révolution des mœurs, des habitudes, doit-il et surtout devons-nous faire l’effort nécessaire afin que les racines du mal qui ronge nos sociétés modernes se régénèrent et redeviennent saines ? Il y a eu par le passé des exemples de sociétés où la compétition n’existait pas, ou très peu de la manière dont elle existe aujourd’hui, des sociétés où le sexisme aussi était absent, même si on ne peut pas les présenter comme des sociétés idéales. En lisant les écrits sur le matriarcat dans les îles Trobriand de ce très grand anthropologue qu’était Bronislaw Malinowski on pourra découvrir son analyse, trouver des pistes, et peut-être même des remèdes à ces problèmes de civilisation qui ont été si souvent dénoncés.

Tao, l’union : une voie pour l’accomplissement de l’être humain

La voie, par essence, sans être un idéaliste, se justifie et prend toute sa valeur par le fait qu’elle normalise le terrain des individus. Pour qui la suit, elle régule ses tensions, elle est équilibrante, elle est tranquillisante en permettant un autre rapport à la vie. N’est-ce pas ce que tant de personnes « civilisées » recherchent désespérément et qui se trouve en fin de compte au fond de l’être humain ?

La voie n’est pas une religion, c’est même ce qui la différencie de la religion qui en fait un espace de liberté, au sein des idéologies dominantes. La pensée de laquelle on peut la rapprocher me semble plutôt être l’agnosticisme, courant philosophique peu connu, ou plutôt connu de manière superficielle mais qui permet d’intégrer toutes les différentes écoles. Il y a bon nombre de rituels dans l’Aïkido que l’on continue de suivre sans en comprendre la véritable origine (celle à laquelle puisa Ō Senseï) ou parfois d’autres rituels que divers maîtres trouvèrent grâce à d’anciennes pratiques comme le fit Tamura senseï lui-même. On les a souvent associés avec la religion alors que, comme on pourrait le vérifier, ce sont les religions qui ont utilisé tous ces anciens rituels, se les sont appropriés pour en faire des instruments au service de leur propre pouvoir, et même trop souvent ils servent à la domination et à l’asservissement des individus.

Un moyen : la pratique respiratoire

La première partie dans l’Aïkido de O Senseï Morihei Ueshiba, loin d’être un échauffement, consistait en mouvements dont il est primordial de retrouver la profondeur. Ce n’est pas pour une satisfaction intellectuelle, ni par soucis d’intégrisme et encore moins pour acquérir des « pouvoirs supérieurs », que nous les continuons, mais pour retrouver le chemin qu’avait emprunté Ō Senseï. Certains exercices, comme Funakogi undo (mouvement dit du rameur) ou Tama-no-hireburi (vibration de l’âme), ont une très grande valeur, et lorsqu’ils sont pratiqués avec l’attention nécessaire, ils peuvent nous permettre de sentir au-delà du corps physique, au-delà de notre sensation si limitée, pour découvrir quelque chose de plus grand, de beaucoup plus grand que nous. Il s’agit d’une nature illimitée à laquelle nous participons, dans laquelle nous baignons, qui est fondamentalement et inextricablement liée à nous, et que pourtant nous avons tant de mal à rejoindre ou même parfois à sentir. Cette conception que j’ai fait mienne, n’est pas due à un rapport mystique à l’univers, mais plutôt à une ouverture psychophysique que de nombreux physiciens modernes ont approché grâce à la théorie et qu’ils cherchent à vérifier. Ce n’est pas une chose que l’on peut apprendre en regardant des vidéos sur YouTube, ni en consultant des livres de sagesse du passé malgré leur indéniable importance. C’est quelque chose que l’on découvre de manière purement corporelle, de manière absolument et intégralement physique, même si c’est un physique élargi à une dimension inhabituelle. Petit à petit tous les pratiquants qui acceptent de chercher dans cette direction le découvrent. Ce n’est pas lié à une condition physique ni à un âge ni évidemment à un sexe ou un peuple.

L’éducation

Presque tous les psychologues considèrent que l’essentiel de ce qui nous guidera à l’âge adulte se passe pendant notre enfance et plus précisément notre petite enfance.

Aussi bien les bonnes expériences que les mauvaises. Il y a donc un soin particulier à apporter à l’éducation de manière à conserver le plus possible la nature innée de l’enfant. Il ne s’agit en aucun cas de laisser l’enfant faire tout ce qu’il veut, d’en faire un enfant roi, de devenir son esclave, le monde est là qui l’entoure et il a besoin de points de repère. Mais c’est très vite, souvent peu de temps après la naissance, parfois après quelques mois, que le bébé est confié à des personnes étrangères à la famille. Que sont devenus ses parents ? Il ne reconnaît plus la voix de sa mère, son odeur, son mouvement. C’est le premier traumatisme et on nous dit : « Il s’en remettra ». Certes, malheureusement ce n’est pas le dernier, loin de là. Puis vient la crèche qui s’emboîte avec la maternelle, l’école primaire, le collège puis enfin le Bac avant peut-être l’université, pour au moins trois voire quatre, cinq, six ans ou plus encore.
Mais que peut-on y faire ? « C’est la vie » me dit-on. Chacune de ces boîtes dans lesquelles l’enfant va passer son temps au nom de l’éducation, de l’apprentissage est une prison mentale. De socle commun en culture de masse, quand sera-t-il respecté en tant qu’individu plein de cette imagination qui caractérise l’enfance ? On lui apprendra à obéir, il apprendra à tricher. On lui apprendra à être avec les autres, il apprendra la compétition. Il sera noté, on appellera cela émulation, et ce désastre psychologique sera vécu par les premiers comme par les derniers des élèves.
Au nom de quelle idéologie totalitariste forme-t-on les enfants et toute la jeunesse à la peur de la répression, à la soumission, au désengagement et à la désillusion ? La société d’aujourd’hui dans les pays riches ne nous propose rien de bien nouveau : travail et loisirs ne sont que des synonymes de l’idéal romain du pain et des jeux, l’esclavage antique n’est que le salariat de maintenant. Un esclavage amélioré ? Peut-être… avec une lobotomisation spectaculaire, garantie sans facture, grâce à la publicité pour la marchandise dont on nous abreuve, et son corollaire : l’hyper-consommation de biens tant inutile que néfaste.
La pratique de l’Aïkido pour les enfants et les adolescents est l’occasion de sortir des schémas que propose le monde qui les entoure. C’est grâce à la concentration exigée par la technique, une respiration calme et sereine, l’aspect non compétitif, le respect de la différence, qu’ils peuvent conserver, ou si besoin retrouver leur force intérieure. Une force tranquille, non agressive, mais pleine et riche de l’imagination et du désir de rendre le monde meilleur.

Une philosophie pratique ou, mieux dit, une pratique philosophique.

La particularité de l’École Itsuo Tsuda vient du fait qu’elle s’intéresse plus à l’individualité qu’à la diffusion d’un art ou d’une suite de techniques. Il ne s’agit pas de créer un individu idéal, ni de guider quiconque vers quelque chose, vers un modèle de vie, avec tel taux de gentillesse, tel taux d’amabilité ou de sagesse, de pondération ou d’exaltation, etc. Mais de réveiller l’être humain et de lui permettre de vivre pleinement dans l’acceptation de ce qu’il est au sein du monde qui l’entoure sans le détruire. Cet esprit d’ouverture ne peut que réveiller la force qui préexiste en chacun de nous. Cette philosophie nous porte à l’indépendance, à l’autonomie, mais non à l’isolement, au contraire, par la découverte de l’Autre, par la compréhension de ce qu’il est, et au-delà de ce qu’il est peut-être devenu. Tout cet apprentissage, ou plutôt cette réappropriation de soi, demande du temps, de la continuité, de la sincérité afin de réaliser de manière plus claire la direction vers laquelle on désire se rendre.

Le dépassement, ce qu’il y a derrière.

Ce qui m’intéresse aujourd’hui, est ce qu’il y a derrière ou plus exactement ce qu’il y a au fond de l’Aïkido. Lorsqu’on prend un train on a un objectif, une destination, avec l’Aïkido c’est un peu comme si au fur et à mesure que l’on avance le train changeait d’objectif, comme si la direction devenait à la fois différente, et plus précise. Quand à l’objectif, il s’éloigne malgré le fait que l’on pense s’en être rapproché. Et c’est là qu’il faut prendre conscience que l’objet de notre voyage est dans le voyage lui-même, dans les paysages que l’on découvre, qui s’affinent, et se révèlent à nous.

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« L’Aïkido est-il un art martial ? » un article de Régis Soavi  publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°21) en juillet 2018

Notes

* Tsuda Itsuo, Le Non-faire, Le Courrier du Livre, 1973, p.7.
** Tsuda Itsuo, La Voie du dépouillement, Le Courrier du Livre, 1975, pp.148-149.

Dojo Yuki Ho, Toulouse

10, rue Dalmatie – 31500 Toulouse
Métro Marengo
05 61 48 75 80 – Email

Dojo Yuki Ho toulouse aikido katsugen undo mouvement régénérateurYuki Ho est un dojo reconnu de l’École Itsuo Tsuda, réservé à la pratique de l’Aïkido et du Katsugen Undo. Il fonctionne sur une base associative, de façon indépendante et autogérée, préservant ainsi un esprit proche des dojos traditionnels japonnais.

Les séances sont conduites par les pratiquants plus avancés, et sont accessibles à toute personne, quel que soit l’âge ou le “niveau”. Tels qu’abordés dans notre École, l’Aïkido et le Katsugen Undo n’ont pas de finalité sportive ou thérapeutique. Ce sont avant tout des pratiques du Non-faire.

Régis Soavi Senseï, fondateur de ce dojo et conseiller technique de l’École Itsuo Tsuda, anime régulièrement des stages qui sont l’occasion de découvrir ou d’approfondir ces pratiques. Il poursuit ainsi le travail initié par Maître Itsuo Tsuda, dont il a suivi l’enseignement pendant dix ans.

La pratique régulière

AïkidoKatsugen Undo
Lundi6h45
Mardi6h45
Mercredi18h3020h15
Jeudi6h45
Vendredi6h45 et 18h30
Samedi8h
Dimanche8h10h15

La pratique du Mouvement régénérateur doit commencer par un stage.
Tenue pour l’Aïkido: kimono.

Tenue pour le Mouvement régénérateur: vêtements souples.

Séance d’essai gratuite.
Le 1er mois au tarif découverte vous permettra de découvrir la pratique et notre Ecole.

AikidoKatsugen Undoles 2 activités
Tarif mensuel55€50€90€
Mois découverte40€30€60€
Etudiants40€30€60€
Moins de 18 ans25€

La cotisation est annuelle et payable par mois.
Adhésion annuelle à l’École Itsuo Tsuda: 15€.

Stages

Pour s’inscrire à un stage se déroulant au dojo Yuki Ho, nous vous remercions de compléter ce formulaire.

Pour connaître le déroulement des stages de Régis Soavi Sensei et voir le calendrier: voir la page stages.

 

Aïkido : une évolution de l’être

Par Régis Soavi.

« L’Aïkido est un instrument de mon évolution, c’est lui qui m’a fait évoluer, je n’ai eu qu’à suivre avec opiniâtreté ce chemin qui s’ouvrait devant moi, qui s’ouvrait à l’intérieur de moi.

Comme de nombreuses personnes je suis venu à cette pratique pour sa martialité. Mais sa beauté, ainsi que l’esthétique de ses mouvements m’ont très vite fasciné, et cela déjà avec mon premier professeur Maroteaux Senseï. Puis, quand j’ai eu l’occasion de voir Noro Masamichi Senseï ainsi que Tamura Nobuyoshi Senseï, j’ai eu la confirmation de ce que j’avais pressenti : l’Aïkido c’était tout autre chose que ce que je connaissais.
J’arrivais du monde du Judo, avec les images qui nous avaient été transmises, comme par exemple celle de la branche de cerisier qui se couvre de neige et qui subitement la laisse s’écouler et se redresse. J’avais déjà traversé les idées qu’avait véhiculées le début du siècle et les années cinquante d’un « Jiu jitsu japonais qui transforme un petit homme malingre en monstre d’efficacité ».

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Transcender l’espace et le temps

Par Régis Soavi.

Tous les aïkidoka ont déjà entendu parler de Ma aï car c’est une des bases de notre pratique. Mais en parler et la vivre sont malheureusement des choses très différentes. Comme elle est connue dans tous les arts martiaux, il est facile d’en trouver quantités de références.
On peut concevoir intellectuellement cette notion, on peut écrire sur elle et développer tout un discours, mais « Rien ne vaut le vécu » comme nous le répétait si souvent mon maître Tsuda Itsuo.
Je vais donc essayer d’expliquer l’inexplicable à travers des exemples ou des situations concrètes.Lire la suite

Kokyu révélation de l’unité de l’être

Par Régis Soavi

Dans un des ses livres Itsuo Tsuda nous donne son point de vue sur Kokyu :

TSUDA_la_voie_du_depouillement«Dans l’apprentissage d’un art japonais il est toujours question de «kokyu», qui est l’équivalent proprement dit de la respiration. Mais ce mot signifie aussi le tour de main pour faire quelque chose, le truc. Quand on n’a pas de «kokyu», on ne peut pas exécuter la chose comme il faut. Un cuisinier a besoin du «kokyu» pour bien se servir de son couteau, et l’ouvrier pour ses outils. Le «kokyu» ne s’explique pas, il s’acquiert.
Quand j’étais jeune, j’ai vu un ouvrier travailler avec son tournevis sur des machines très rouillées. J’ai essayé de dévisser, en vain, tellement c’était rouillé. Pour lui, cela ne posait aucun problème, il dévissait facilement, non parce qu’il était plus fort, mais parce qu’il avait le «kokyu».
Quand on acquiert le «kokyu», on a l’impression que les outils, les machines, les matériaux, jusqu’alors « indomptables », deviennent tout à coup dociles et obéissent à notre commande sans opposer de résistance.
Le ki, le kokyu, respiration, intuition, voilà les thèmes autour desquels tournoient les arts et les métiers du Japon. Ils constituent le secret professionnel, non parce qu’on veut le garder comme brevet d’invention ou comme recette de gagne pain, mais parce que c’est intransmissible intellectuellement. La respiration, c’est le dernier mot. Le secret suprême de l’apprentissage.
Seuls les meilleurs disciples y accèdent, après des années d’efforts soutenus.
Un maître d’art martial après qui les chiens aboient n’est pas un bon maître, dit-on. Les Français savent les faire taire, en glissant un morceau de sucre dans leur gueule. C’est l’astuce, c’est le truc, mais ce n’est pas le kokyu, respiration, qui est tout autre chose. »

Itsuo Tsuda, La Voie du dépouillement, Éditions Le Courrier du livre, Paris, 1975, p. 31-32.

 J’ai découvert le kokyu avec mon maître,aikido kokyu Itsuo Tsuda. Avant ce n’était pour moi que le nom d’une technique, avec Itsuo Tsuda cette notion devint beaucoup plus concrète, d’abord de par l’orientation de sa pratique. Il disait : « Pour moi la technique c’est simplement le test pour savoir si j’ai évolué dans ma respiration. » Ainsi notre attention était directement portée vers le kokyu. Il ne pouvait y avoir l’Aïkido ET la respiration. Aïkido est respiration. Et puis, dès ses premiers livres, Itsuo Tsuda nous éclaire en des termes que je ne connaissait pas ; presque trop simple et en même temps si difficile à atteindre.

Quand je l’attaquais c’était si évident, quelle que soit la force que je mettais, lui, restait à la fois détendu et puissant.
Il nous faisait utiliser la visualisation pour nous enseigner le kokyu. Par exemple pour le Kokyu Ho il disait : « C’est la fleur de lotus qui éclot ». Aujourd’hui peu de gens ont déjà vu les fleurs de lotus, alors je parle d’une marguerite. La visualisation doit nous parler, à nous. Pour qu’elle puisse agir elle doit être ancrée dans le concret de chaque personne. Alors parfois pour aider quelqu’un à aller au-delà de son partenaire qui lui tient les poignets et qui l’empêche de bouger, je dis : « Vous accueillez un ami qui sort du train, vous ne l’avez pas vu depuis des années ! Prenez le dans vos bras… » Alors la personne oublie l’autre, et le ki, au lieu de rester coagulé, s’écoule dans la direction donnée, la personne lève les bras sans efforts. La force de la visualisation est colossale.

Bien sûr la posture est essentielle, je dirais même qu’elle est primordiale. Si le corps se raidi pour avoir une posture impeccable : c’est foutu. S’il est trop mou : c’est foutu. Si la troisième lombaire est mal positionnée : c’est foutu. Avec la pratique de l’Aïkido et du Katsugen undo, petit à petit je vois que mes élèves se redressent, le ki recommence à circuler sans blocage, sans rupture, c’est la découverte de la respiration abdominale non forcée, mais claire et limpide, du kokyu. À mon avis, sans kokyu, tout travail en Aïkido ne vise qu’à renforcer le corps, c’est un travail de durcissement.kokyu ho régis soavi

Avec l’approfondissement de la respiration ce qui est inutile disparaît petit à petit, on n’a pas besoin de travailler la souplesse ou la puissance, c’est la raideur et nos idées sur la force et la faiblesse qui s’en vont. Et donc le ki circule mieux.
La Pratique respiratoire que nous faisons au début des séances est importante dans cette orientation.
On ne peut pas enseigner le kokyu, mais on peut guider les personnes pour qu’elles le découvrent.
Si nous faisons Kokyu Ho chaque matin à la fin de chaque séance, c’est justement pour sensibiliser les personnes et aussi améliorer notre posture. À mesure que notre posture et notre manière de faire s’affinent et s’améliorent on peut aider à la normalisation du terrain de notre partenaire. Si on respire profondément à partir du hara vers le hara du partenaire, on revitalise les circuits par lesquels circule le ki, on permet que ces circuits fonctionnent mieux, ainsi l’autre comprend (sent) avec tout son corps de quoi il est question.
Il ne s’agit pas de regarder la démonstration et de travailler de plus en plus dur, mais plutôt de s’imprégner de cette sensation du kokyu de l’autre. Je dis souvent : pour travailler le kokyu il faut commencer par écouter. On écoute l’autre, non avec ses oreilles, mais avec tout son corps, on sent la respiration, le ki, de l’autre. C’est comme un parfum. On écoute son mouvement intérieur, alors la sensation devient plus précise et on peut le guider vers une meilleure posture, vers une libération des tensions.

C’est aussi le travail des pratiquants plus anciens de favoriser cette découverte. En faisant baigner l’autre dans la respiration, ils l’aident à la sentir, à force de s’imprégner de ce « quelque chose ».

Dans la pratique de Katsugen undo que Tsuda Senseï a introduit en Europe la sensibilisation à la respiration, à la circulation du ki est au premier plan. Tsuda écrivait : « Dans le Mouvement régénérateur [Katsugen undo], nous faisons l’inverse de la tradition : nous commençons par le secret suprême, sans préambule1. »

Le kokyu n’est pas plus magique que le ki n’est une énergie. Dés qu’on se lance dans une explication, même si l’on prévient qu’elle sera parcellaire, on risque fort de tomber à côté.
Les contes anciens, comme ceux rapportés par les frères Grimm, peuvent nous montrer un aspect des pouvoirs du kokyu. Comme dans les contes, il peut transformer les crapauds en prince ou princesse et embellir les personnes par le simple fait de transformer leur posture. Cette posture, résultat de tant d’années de contractions, de mollesse, ou de tentatives de correction. Quand la posture retrouve quelque chose de naturel, c’est le retour à la source, aux origines de l’être.regis soavi aikido

Le kokyu, sa découverte, nous amène à des comportements différents dans la vie de tous les jours.  Cette respiration, loin d’être vécue comme New Age, dans sa quotidienneté, réveille en l’individu des qualités oubliées, une simplicité perdue, une intuition enfin retrouvée. Elle est ce qui peut rendre admirable le geste d’un artisan, d’un artiste, mais elle est aussi ce qui étonne ceux qui ne la connaissent pas. Parce qu’on n’a pas compris, ni senti ce qu’il y a derrière cette entièreté dans l’acte accompli : kokyu est une révélation de l’unité de l’être.

Itsuo Tsuda nous a guidé dans cette direction, en nous laissant libre d’aller plus loin ou de rester sur place. Cette liberté était fondamentale dans son enseignement.

On raconte que parfois, lorsque la posture, la respiration, la coordination étaient parfaites, O Senseï Ueshiba s’écriait « Kami Wasa« . Technique dieu ? Réalisation suprême ? Ne peut-on pas parler de kokyu ou de Non-Faire dans la plus grande simplicité ? Comme un enfant qui lâche un jouet pour en saisir un autre, de la même façon qu’il nous aspire pour le prendre dans nos bras pour le protéger.
Lorsque l’enfant est petit il a le kokyu : « Le bébé est grand comme l’univers, mais si on le traite mal il se fane bien vite »,  écrivait Tsuda Senseï dans son dernier livre2. Notre devoir n’est-il pas de lui permettre de le conserver ? Et à nous adultes de le retrouver ?

Aïkido n’est pas fait pour combattre, mais pour permettre une meilleure harmonie entre les personnes.
Je respire profondément, j’écoute le corps de l’autre, je visualise la circulation de ki dans son corps, je l’entend clairement, alors je fais passer le ki dans le corps de l’autre. Cette circulation nous apporte la plénitude, la sensation d’être pleinement vivants, tout s’efface, il n’y a plus que l’instant présent avec ses sensations, ses couleurs, sa musique.

Article de Régis Soavi sur le thème de kokyu, publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°10)  d’octobre 2015.

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1. Itsuo Tsuda, La Voie du dépouillement, Éditions Le Courrier du livre, Paris, 1975, p. 32.

2. Itsuo Tsuda, Face à la science, Éditions Le Courrier du livre, Paris, 1983, p. 152.

Rencontre avec la respiration

itsuo tsuda respiration

Né en 1914 Itsuo Tsuda aurait eu cent ans cette année. Se reconnaissant avant tout philosophe ce personnage atypique, farouchement indépendant, est une figure incontournable de l’Aïkido en France. C’est lui qui introduisit le Katsugen undo* en Europe au début des années 1970.
Élève direct de O’Sensei Morihei Ueshiba pendant les dix dernières années de la vie de ce dernier, Itsuo Tsuda ne retenait dans l’Aïkido ni l’aspect sportif, ni le coté art martial, mais plutôt la possibilité de mener à travers cet art une recherche intérieure, personnelle. Il qualifia cette dimension de « pratique solitaire » et s’attacha à la transmettre dans ses livres et son enseignement.
Débutant l’Aïkido à quarante-cinq ans ce sont les notions de ki et de Non-Faire qui vont principalement l’attirer. Ces aspects sont particulièrement tangibles dans la série d’exercices qui précédait chez O’Sensei Ueshiba la technique et pour laquelle Itsuo Tsuda a inventé l’expression « Pratique respiratoire ».

O’Sensei Ueshiba accordait une très grande importance à ces exercices qui représentaient pour lui quelque chose de complètement différent d’un échauffement. Itsuo Tsuda en dira dans une interview sur France culture :
« Pour moi ce qui est important, c’est ce que je fais au début : je m’assois, je respire, je respire avec le ciel et la terre, c’est tout. Beaucoup de gens aiment l’Aïkido comme une technique, n’est-ce pas. Pour moi la technique c’est simplement le test pour savoir si j’ai évolué dans ma respiration. »
Dans la technique qui occupe la seconde partie de la séance il n’y a donc pas de combat, mais une possibilité de développer la sensibilité, la capacité de fusionner.
Décédé en 1984, la voix d’Itsuo Tsuda résonne encore aujourd’hui à travers les neuf livres qu’il publia en français* et à travers ses propres élèves. L’un d’eux, Régis Soavi se consacre depuis plus de trente ans à l’enseignement de l’Aïkido et du Katsugen undo. Il est le conseiller technique de l’École Itsuo Tsuda.

itsuo tsuda aikido

Bonjour Monsieur Soavi, lorsque vous avez rencontré Itsuo Tsuda dans les années 70 vous étiez déjà engagé dans la pratique des arts martiaux. Qu’est-ce qui vous a décidé à vous consacrer à l’Aïkido d’Itsuo Tsuda ?

– Quand j’ai rencontré Itsuo Tsuda j’étais débutant en Aïkido, mon professeur était Roland Maroteaux. J’ai rencontré Tsuda lors d’un stage organisé par ce professeur. Ce qui m’a impressionné au départ c’est sa capacité à l’esquive. Lors de ce stage je voyais mon professeur, pourtant un Budoka, l’attaquer avec détermination et à chaque fois Tsuda n’était pas là, c’était une esquive, il présentait un vide devant lui. Cela m’avait choqué. J’avais pratiqué beaucoup de Judo, je faisait aussi des armes et du jujitsu et et puis à peu près à la même époque, au cours de ma formation en tant que professionnel d’Aïkido, j’ai travaillé aussi avec d’autres maîtres, Me Noro, Me Tamura, Me Noquet, puis lors de stages avec Me K.Ueshiba, Me Yamagushi, etc. À l’époque on était tous un peu des Ronins, on tournait d’un dojo à l’autre et on essayait de saisir les secrets des maîtres.  Au début j’allais un peu timidement chez Me Tsuda, mais la qualité de ce vide, ce vide qui se déplaçait, c’était très impressionnant. C’est cela qui m’a fait dire : il faut que j’aille voir ce maître.

– Que représente pour vous la première partie des séances d’Aïkido qu’Itsuo Tsuda a dénommé « Pratique respiratoire » ?

– Me Tsuda avait l’habitude de dire que c’était l’essentiel de l’Aïkido. Au début, quand j’avais vingt ans, je voyais moi-aussi cette partie comme une sorte d’échauffement respiratoire, pour ne pas dire d’échauffement musculaire. Et puis petit à petit j’ai découvert que c’était beaucoup plus profond que ça ! Et au bout de 7 ans, la Pratique respiratoire était devenue la partie la plus importante de l’Aïkido pour moi. Le reste, c’était, comme Tsuda le dit très bien, une façon de vérifier où j’en étais moi aussi dans ma respiration.

Vous parlez de l’Aïkido en proposant la traduction « voie de fusion de ki ». En quoi est-ce que cela est différent par rapport à la définition « voie de l’harmonie » que l’on a coutume d’entendre ?

regis soavi

« Dans l’aïkido on échappe complétement à l’idée de combat. Maître Ueshiba avait une telle capacité de fusion avec la personne qui l’attaquait qu’il devançait ses actes, ses gestes. »

– Vous savez, « Aïkido » ce sont des idéogrammes, ce ne sont donc pas des mots en soi. Ce que j’essaye de transmettre à travers « voie de fusion de ki », c’est la direction que nous prenons. Dans l’Aïkido cette fusion de sensibilité entre les personnes, permet de pratiquer d’une autre manière. On échappe complètement à l’idée de combat. C’est plutôt une complémentarité. Je pense que Me Ueshiba avait une telle capacité de fusion avec la personne qui l’attaquait qu’il devançait ses actes, ses gestes. Pour moi l’harmonie, c’est insuffisant comme traduction, cela peut être esthétique. La fusion fait appel à quelque chose de plus profond. Quand deux métaux entrent en fusion pour faire par exemple du bronze, ils deviennent du bronze, il ne s’agit pas seulement de les harmoniser, ils deviennent quelque chose de différent. Et c’est en ce sens aussi que j’ai envie de traduire cela par « voie de fusion de ki ». Mais c’est une vraie interprétation des idéogrammes.

Quel rôle joue selon vous la technique ?

– Elle est indispensable. C’est une base. Pour moi la technique doit être extrêmement précise. Elle est ce qui porte la respiration. La technique ça veut dire aussi le corps, la posture. Si la posture est juste, si le placement est juste, alors c’est facile, la respiration est meilleure. Si on est bloqué, encombré, fermé ou trop ouvert, trop mou ou trop dur, rien ne passera vraiment. La technique est là pour nous permettre à travers sa précision de retrouver les lignes qui nous aident à mieux respirer, à rentrer mieux en fusion. C’est pour cela aussi que je fais souvent travailler lentement. Cela ne sert à rien de faire quelque chose vite et mal.

regis soavi aikido

– La pratique du Katsugen undo, que vous avez découvert auprès de Me Tsuda, influe-t-elle votre approche de l’Aïkido ?

– Je pense que si je n’avais pas pratiqué le Katsugen undo je ne pratiquerais pas l’Aïkido comme je le fais aujourd’hui. N’oublions pas que le Katsugen undo c’est quelque chose qui normalise le terrain, le corps. Et aujourd’hui justement je vois l’Aïkido aussi comme un processus de normalisation du corps. La pratique du Katsugen undo permet de pratiquer l’Aïkido dans ce genre de voie, c’est pour moi une base, un minimum. Elle développe en nous la respiration, on respire mieux, on est plus tranquille. Les aspects agressifs, compétitifs disparaissent, ils tombent d’eux mêmes. Au lieu de pratiquer en faisant mal à l’autre on va vers la normalisation du corps, j’ai par exemple l’habitude de montrer comment lors des immobilisations au sol on tord le bras d’une certaine façon et on va faire passer le ki jusqu’à la troisième lombaire et que le corps de la personne va se tordre légèrement à cet endroit là. Et bien, c’est un processus de normalisation du corps à travers l’Aïkido, que j’ai découvert parce que je pratique le Katsugen undo. Cela concerne beaucoup d’autres techniques, la façon d’entrer, de rejoindre le centre, le hara, etc. Je ne dis pas qu’on ne peut pas le découvrir si on ne pratique que l’Aïkido, mais le Katsugen undo a été une porte ouverte, il m’a permis de mieux sentir, de mieux comprendre, d’être plus dans l’esprit… Je pense que cela a été très important aussi pour Tsuda. Il a pratiqué dix années avec Me Ueshiba. Mais quand il est arrivé à l’Aïkido il avait déjà pratiqué pendant plus de dix ans le Seïtaï, le Katsugen undo. Son terrain était donc dans un certain état, par exemple en ce qui concerne la souplesse – que l’on a bien souvent perdu à quarante cinq ans. Et puis au niveau de l’état d’esprit : pour Tsuda c’était clair qu’on n’est pas là pour s’abîmer, mais au contraire pour retrouver à la fois un certain tonus, mais en même temps un équilibre. Aïkido doit nous amener à l’équilibre. Et le travail de Katsugen Undo c’est équilibre.

Vous pratiquez tôt le matin, cela peut surprendre.

– Les séances ont lieu à 6h45 en semaine mais aussi à 8h le w-e. Je sais qu’on vit dans une regis soavi aikidosociété où on se couche soit disant très tard et on se lève très tard aussi. Moi j’aime bien le matin. Le soir on est fatigué, les gens sortent du boulot, ils sont stressés. Donc évidemment très facilement les séances d’arts martiaux vont devenir du défoulement, etc. Le matin déjà, la compétitivité ça n’a pas trop d’importance… On se lève, on vient au dojo, on peut respirer tranquillement, on démarre la journée. Et qui plus est, on a la chance d’être dans un dojo permanent. On vient et on est chez soi, dans une association, mais chez soi, ce sont des dojos qui ne servent qu’à cela. Ce ne sont pas des gymnases avec des vestiaires plus ou moins propres où on ne peut pas laisser sa montre parce que sinon on nous la pique, etc. Donc on arrive ici le matin, on se prend un petit café, un thé, puis on fait la séance. Et là, la journée commence et elle commence bien, c’est un vrai plaisir. Chaque matin j’ai beaucoup de plaisir à voir des gens arriver tranquillement en prenant le temps, on est dans un monde où on ne prend plus le temps…

Vos séances s’adressent à tous sans faire de distinction entre les ages et les niveaux, vous parlez d’une école sans grades.

– Me Tsuda disait : « Il n’y a pas de ceinture noire de vide mental. » Chez Me Ueshiba il n’y avait pas de programme national de ceinture noire. Lorsque Me Noguchi* enseignait il disait « Oubliez, oubliez, quand vous en aurez besoin cela viendra tout seul. » C’est un peu ça, la technique est importante, mais on ne va pas répéter dix mille fois comment se faire attaquer ou autre. Ça n’a aucun sens. Hiérarchie, grades, kyu, dan, etc. pour moi cela ne représente pas grand chose… Et puis du point de vue des âges, pourquoi est-ce qu’on ferait une différence ? C’est la société moderne qui a fait une différence, qui a crée les teenagers (qui maintenant sont encore teenagers jusqu’à quarante ans, d’ailleurs) le troisième age puis le quatrième age, etc. Toutes ces catégories ne correspondent à rien. Pour moi, au niveau de la vie qui nous habite on est tous égaux. Après, bien sûr, on fait une différence, si je travaille avec un enfant de six ans ce n’est pas comme quand je travaille avec une personne de soixante ans ou avec un jeune de vingt ans.

– Au delà de la transmission des bases, que peut-on à proprement parler enseigner à travers l’Aïkido ?

– Ah, pas grand chose, effectivement, il y a un moment donné où les personnes font leur propre recherche toutes seules. Alors comme je suis plus ancien, et ma recherche est plus ancienne aussi, je peux leur donner quelques indications, et puis je peux permettre aux gens de mieux comprendre à travers des visualisations. C’est ma manière à moi d’enseigner aux personnes aujourd’hui. Je propose des visualisations, par exemple tel mouvement c’est comme si vous posiez un bébé dans son lit. En même temps les personnes font une recherche, il y a un certain nombre de personnes que je considère comme des compagnons, ce ne sont plus des élèves. En tant que senseï, comme un bon artisan qui a plus d’ancienneté, je peux dire : « Regarde un peu plus loin là, voilà », regardant plus loin, le corps s’ouvre et la personne dit « Ah oui, d’accord ». C’est très fin. C’est une communication qui s’instaure avec mes élèves. Et les personnes après vont chercher dans cette direction. On ne va pas perfectionner la technique, ça n’existe pas. L’Aïkido ne deviendra pas plus efficace, plus esthétique etc, mais on va être plus proches de nous-mêmes, je pense que c’est cela qui est le plus important.

Cet article a été publié dans Dragon Magazine (Hors-Série Spécial Aïkido n°5)  de juillet 2014. Présentation d‘Itsuo Tsuda et rencontre avec Régis Soavi.

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Notes

* Katsugen undo traduit par Mouvement régénérateur, technique mise au point par Haruchika Noguchi, créateur du Seïtaï.

#1 La respiration, philosophie vivante

respiration philosophie vivanteSix Interviews de Itsuo Tsuda « La respiration philosophie vivante » par André Libioulle diffusées sur France Culture dans les années 1980.

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Chez le philosophe du ki #2

Suite et fin du reportage publié dans la revue Question de en 1975, réalisé par Claudine Brelet (anthropologue, experte internationale et femme de lettres française) auprès d’Itsuo Tsuda.

Partie #2Itsuo tsuda Katsugen undo philosophe du ki
Pourrait-on « fusionner » respiration et visualisation ?
– Effectivement, visualiser constitue l’un des aspects du Ki. La visualisation joue un rôle fondamental, primordial dans l’Aïkido. C’est un acte mental qui produit des effets physiques. La visualisation fait partie de l’aspect « attention » du Ki. Lorsque l’attention est localisée, arrêtée au poignet, par exemple, la respiration devient superficielle, perturbée… on oublie tout le reste du corps.Lire la suite

Chez le philosophe du Ki #1

Ce reportage a été publié dans la revue Question de en 1975. Claudine Brelet (anthropologue, experte internationale et femme de lettres française), qui a réalisé ce reportage et cet entretien, a été l’une des premières élèves d’Itsuo Tsuda.

Partie #1
itsuo tsudaÀ la lisière du bois de Vincennes, tout au fond d’un jardin de la banlieue parisienne, il existe un dojo bien particulier. Un dojo, c’est-à-dire un lieu où se pratiquent l’Art de la respiration et les Arts martiaux. Ce n’est pas un gymnase. C’est plutôt un lieu sacré où « l’espace-temps » est différent de celui d’un lieu profane. On salue en y entrant pour se sacraliser et en sortant pour se désacraliser. Lire la suite

Simple comme respirer

Rencontre avec Régis Soavi

Le rendez-vous est à sept heures moins le quart du matin, dans le quartier chinois de Milan. Le lieu est un ancien garage transformé en un dojo traditionnel et « spartiate », dans lequel, à peine entré, on se voit indiquer, gentiment mais avec fermeté, d’ôter ses chaussures. Les pratiquants arrivent peu à peu, les visages ensommeillés ; ils se disent bonjour en murmurant, comme pour éviter de rompre l’atmosphère blafarde d’un Milan auquel il reste à se secouer de la torpeur de l’aube.
J’avais été invitée à une séance d’aïkido à Milan par Régis Soavi, un Français, pour un des stages qu’il conduit périodiquement en Italie. Régis Soavi enseigne et transmet le message d’Itsuo Tsuda (1914 – 1984) qui fut élève direct de Morihei Ueshiba. J’avais lu quelques livres de Tsuda, un Japonais installé en France. Étranges livres que les siens, qui n’appartiennent ni au genre « arts martiaux », ni au genre « essais », ni au genre « récits ». Dans l’école de Tsuda convergent deux expériences fondamentales, l’aïkido et le mouvement régénérateur. J’ai cherché à approfondir le sujet avec Régis Soavi.

Qui était Itsuo Tsuda

Vous avez été élève direct de Me Tsuda. Parlez-moi un peu de lui.

C’était un homme simple. Nous l’appelions simplement monsieur Tsuda. Moi-même, je n’ai commencé à l’appeler maître que dans les dernières années. Il tenait beaucoup à être considéré avant tout comme un philosophe et un écrivain. Sa recherche était personnelle. Quand on le rencontrait, on se rendait immédiatement compte de sa forte personnalité, mais, en même temps, il était un asiatique comme un autre. Si on le croisait dans la rue, on ne se rendait pas compte qu’il était un expert en arts martiaux, il semblait un Japonais comme tant d’autres. Quoi qu’il en soit, sur les tatamis, c’était une découverte. Tsuda s’adressait à chaque personne directement, il ne parlait jamais en général. Le matin après l’aïkido nous prenions le café ensemble et, là, il nous racontait des histoires en s’adressant à tous ; mais chaque fois, nous comprenions qu’il voulait atteindre certaines personnes en particulier. Ce qui le caractérisait était surtout la simplicité.

Je lis la biographie de Tsuda : « A seize ans il se révolta contre la volonté paternelle qui le destinait à devenir l’héritier de ses biens ; il quitta sa famille et se mit à errer à la recherche de la liberté de pensée. Après s’être réconcilié avec son père, il se rendit en France en 1934, où il étudia sous la direction de Marcel Granet et Marcel Mauss jusqu’en 1940, année de son retour au Japon. Après 1950, il s’intéressa aux aspects culturels du Japon, étudia la récitation du nô avec maître Hosada, le seïtai avec maître Haruchika Noguchi, et l’aïkido avec maître Morihei Ueshiba. Itsuo Tsuda revint en Europe en 1970 pour diffuser le mouvement régénérateur et ses idées sur le ki. » Qu’a fait Tsuda pendant la Seconde Guerre mondiale ?

En 1940 il fut mobilisé et dut rentrer au Japon avec le dernier bateau qui traversa le canal de Suez. Puis le canal fut fermé. Il fut enrôlé et exerça une fonction administrative dans l’armée. Il n’a jamais combattu. Aussitôt après la guerre, il a travaillé pour la compagnie Air France comme interprète. Et c’est ainsi qu’il a rencontré maître Ueshiba. André Nocquet, un judoka français, était venu au Japon pour découvrir l’aïkido, et, comme il ne parlait pas japonais, il a cherché un interprète; cet interprète était Tsuda, qui, jusqu’à ce moment-là, ne savait rien de l’aïkido; mais cela le passionna aussitôt.

Tsuda a-t-il connu d’abord Ueshiba ou Noguchi ?

Noguchi. Il avait environ trente ans quand il l’a connu, alors qu’il en avait quarante-cinq quand il a rencontré Ueshiba.

Que signifie le fait qu’il n’ait pas voulu accepter l’héritage familial ?

Son père faisait partie d’une famille de samouraïs qui, avec la modernisation Meiji, étaient devenus des industriels et des chefs d’entreprise. Tsuda ne voulait pas travailler dans l’entreprise familiale. Il voulait mener sa propre vie. Au début cela n’a pas été sans difficulté; il a même travaillé dans une usine chimique. Puis il s’est réconcilié avec son père, et c’est alors qu’il a décidé de poursuivre ses études en France. Tsuda aimait beaucoup la France.

L’aïkido, respirer

Dans la pratique respiratoire, le battement de mains (1) précède et suit la récitation du Norito (2).

Le norito est un texte shintoiste récité en japonais. Cette récitation permet de créer une résonance chez les pratiquants.

Selon vous l’aïkido est-il un art martial?

Non, vous connaissez déjà la réponse. L’aïkido est un non-art martial : c’est la pratique du « non-faire ». Maître Ueshiba, à une autre époque, aurait pu répondre que l’aïkido est un art martial. Cependant, si je dis qu’il n’en est pas un, on me rétorque : « mais alors c’est une danse ». Voilà pourquoi je définis donc l’aïkido comme un « non-art martial ». C’est de toute façon quelque chose de différent ; de fait, maître Ueshiba l’a appelé aï-ki-do. On l’a souvent traduit par « voie de l’harmonie », mais la définition la plus appropriée est « voie de fusion du ki ». Deux personnes peuvent fusionner. Elles font beaucoup plus que s’harmoniser. De deux elles font Un, puis elles redeviennent deux. Dans les arts martiaux, habituellement, deux adversaires s’affrontent puis il n’en reste plus qu’un ; par contre, dans l’aïkido, il y a la fusion de sensibilité. Dans notre école, celui qui attaque, attaque ; l’autre se fond ; il prend, absorbe, et de deux fait un. Il agit de telle sorte que l’autre commence à faire un peu partie de lui. De cette façon, il désarme. L’attaque ne fonctionne plus.

Par conséquent, on apprend à prendre la responsabilité aussi pour l’autre ? Autrement dit, dans un rapport entre deux personnes, la volonté de l’une d’elles suffit pour modifier la qualité de cette relation?

On apprend à prendre sa propre responsabilité. Dans notre école, l’attaquant aide l’autre qui n’arrive pas encore à « créer la fusion », et la favorise. S’il attaquait brutalement, le débutant ne réussirait pas à réaliser cette fusion ; mais, en le guidant, il lui fait redécouvrir sa capacité de mouvement. Cette capacité, il la possède déjà. Si, alors qu’on traverse la rue, une voiture arrive à l’improviste, on fait un saut de côté. C’est l’art de l’esquive. Ces capacités émergent spontanément dans des circonstances exceptionnelles. Ici, nous les réintroduisons, de manière à ce qu’elles deviennent plus naturelles, qu’elles agissent à chaque instant de notre vie.

Vous pratiquez tous les jours tôt le matin ? Pourquoi ?

Maître Ueshiba pratiquait le matin, maître Tsuda aussi, j’ai continué à pratiquer le matin. C’est une première raison. La seconde, c’est que seules viennent les personnes décidées et motivées, car pour venir à cette heure-là il faut se lever vers cinq heures et demie. Le matin, nous sommes plus frais qu’en fin de journée et il est plus facile de pratiquer le « non-faire », tout du moins pour les débutants ; nous sommes plus « involontaires », ainsi à moitié endormis, et nous ne sommes pas encore tout à fait dans notre « être social » qui nous sert pendant la journée pour rencontrer des gens et exercer notre travail : sourire quand il le faut, ou ne pas sourire, remercier, etc. Le matin on arrive au dojo encore propre, peu structuré, et par conséquent il y a quelque chose de plus vrai.

En quoi votre aïkido se différencie-t-il des autres écoles ?

Il n’y a pas de différences, c’est l’aïkido. Je ne sais pas ce qui se fait aujourd’hui dans les autres organisations, par exemple à l’Aïkikaï que j’ai quitté il y a vingt ans. Je crois cependant que certaines choses ont été oubliées. Par exemple, la première partie de la « pratique respiratoire » que maître Ueshiba faisait tous les matins et que nous avons conservée. De celle-ci, dans d’autres écoles, quelques formes ont été maintenues, mais une grande part a été perdue. Je pense que ces écoles se sont adaptées davantage aux Occidentaux et à notre époque, quant à moi je préfère rester plus traditionnel.Dans nos séances d’aïkido, il y a une première partie, où l’on pratique seul pendant environ vingt minutes, et une seconde, où l’on pratique à deux : un des partenaires attaque et l’autre exécute la technique ; il s’agit alors des mêmes techniques que celles pratiquées à l’Aïkikaï ou chez maître Kobayashi, ou chez tout autre maître. La différence réside dans la façon de le faire, une façon qui donne beaucoup plus d’importance au partenaire ; on tient complètement compte de lui, et, en cela, je crois que ce qui a joué un rôle fondamental, c’est notre pratique du katsugen undo.

Le mouvement régénérateur

Qu’est-ce que le katsugen undo ?

itsuo tsuda

Il y a dans notre école deux pratiques unies par un esprit commun : l’aïkido, dont nous venons de parler, et le mouvement régénérateur, que Tsuda avait appris de maître Noguchi : un « mouvement qui permet le retour à la source ». C’est celui-ci qui a permis de mieux comprendre l’aspect « non-faire » de l’aïkido. Souvent, quand des personnes arrivent d’autres dojos, je vois qu’elles « ont » une technique : elles répondent aux attaques d’une certaine façon, mais il n’y a plus rien de spontané, tout est calculé, enregistré, appris, ordonné.

Et le mouvement régénérateur serait censé ramener l’individu à la spontanéité ?

Oui, c’est l’art de la spontanéité par excellence.

Il dérive du seïtai de Noguchi, si j’ai bien compris ?

Oui.

Que veut dire seïtai ?

Cela veut dire « terrain normal » ; le seïtai soho, par exemple, est une technique pour « seïtaiser » les individus, c’est-à-dire leur donner la possibilité de retrouver le terrain normal ; le katsugen undo, lui, est le mouvement du système moteur extrapyramidal, le mouvement involontaire qui se déclenche tout seul et « seïtaise » l’individu. Il ne s’agit pas d’une méthode d’acquisition, au contraire, c’est une voie de dépouillement ; on n’acquiert pas une plus grande souplesse, on se libère plutôt de la rigidité. On n’acquiert rien, on perd des choses, on se libère de ce qui nous gêne. C’est important dans l’aïkido également. L’aïkido n’est pas une voie pour « acquérir » des techniques, ou pour « obtenir » des résultats, mais plutôt pour retrouver des choses très simples. A ce sujet maître Tsuda parlait de « redevenir un enfant sans être puéril ».

Ueshiba connaissait-il le seïtai ? Comment le seïtai et l’aïkido se sont-ils rejoints ?

C’est Tsuda qui a réalisé cette union. Je ne crois pas que Ueshiba connaissait le seïtai. Par contre, Maître Noguchi était allé voir une démonstration de Ueshiba, à propos de laquelle il avait dit : « C’est bien. » Et au Japon, cela suffit.

Le ki

Noguchi a-t-il fondé le seïtai, ou bien existait-il déjà une tradition du seïtai qu’il aurait perpétuée ?

Non, c’est lui qui l’a créé. Au début, Noguchi était un guérisseur, jusqu’à ce qu’il « découvre » le mouvement involontaire. Un jour, il a pris conscience que les gens tombaient malades, venaient le voir ; il faisait passer le ki, ils guérissaient et s’en allaient ; puis ils retombaient malades et revenaient le voir· Ce constat aurait fait le bonheur de n’importe quel autre thérapeute qui se serait fait ainsi une clientèle fixe. Mais Noguchi partait d’un point de vue différent : « A quoi sert-il que je les guérisse vu qu’ils retombent malades ? Et chaque fois qu’ils tombent malades, ils sont dépendants de moi. » Pour lui c’était absurde. Il a découvert qu’avec le katsugen undo, on n’a pas besoin de quelqu’un qui nous guérisse, le corps n’a besoin de personne, il fait tout, tout seul.

Peut-on donc dire que notre ki nous guérit ?

Non, le ki ne guérit pas. Le ki active la capacité vitale de l’individu, mais nous sommes déjà pleins de ki ! Si notre corps travaille normalement, nous n’avons besoin de rien d’autre. Si j’ai des microbes dans le corps, celui-ci fait monter la fièvre et produit des antibiotiques « home made », des anticorps, etc. Noguchi ne faisait rien d’autre que d’activer la vie quand les individus étaient trop faibles. Ce qui est encore plus intéressant, c’est que les individus eux-mêmes peuvent activer la vie tout seuls, sans avoir besoin de personne, sans avoir à demander que quelqu’un le fasse pour eux.

Est-ce que cette méthode fonctionne pour guérir ?

On ne guérit pas. Si on se casse un bras, une fois que l’os est remis en place, qu’est-ce qui fait qu’il se ressoude ? Ce ne sont pas les médicaments, ce ne sont pas les médecins, et ce n’est pas non plus le ki. Même si on ne fait rien du tout, les os se ressoudent, simplement parce qu’on est vivant ! Si on retrouve cette capacité, tout le corps fonctionnera de cette manière.

Et en ce qui concerne le cancer, que se passe-t-il ? C’est plus difficile de faire fonctionner des cellules qui sont devenues folles ?

Dans le cas du cancer, il s’agit d’une paresse du corps ; celui-ci est tellement abîmé qu’il est sur le point de mourir. Mais il y a des gens qui survivent au cancer. Comment cela advient-il ? Cela ne me regarde pas, car je ne m’occupe pas de thérapie, je ne me soucie pas de guérir les gens. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a des personnes qui n’ont pas laissé travailler leur corps; à chaque petit problème, elles ont pris des médicaments. Aujourd’hui les choses se passent de cette façon également en ce qui concerne la naissance, la grossesse ; dès le commencement même de la vie, on est médicalisé, hospitalisé, bien qu’il s’agisse d’évènements naturels, où la vie travaille.

Peut-on dire alors que ce sont les idées qui sont malades?

Pas seulement. C’est un ensemble. Cependant, ce que Noguchi a apporté de nouveau, c’est la possibilité pour qui le veut de se réveiller. Il ne s’agit pas de réveiller les individus à tout prix, ni de proposer une méthode géniale qui guérira tout le monde. Cela peut servir seulement aux personnes qui ont le désir d’aller dans une certaine direction. Les autres, les paresseux, n’ont rien à faire ici. Dans cette société, il y a déjà un nombre infini de spécialistes qui s’occupent d’eux : les médecins, les prêtres, les psychanalystes, les gourous, etc.Quant à moi, je préfère vivre ma vie totalement, je préfère qu’on n’ait pas besoin de s’occuper de moi.

Dans notre journal, nous avons entamé une discussion sur le ki, sur la façon dont chaque discipline orientale l’interprète et l’utilise. Il serait intéressant d’entendre également votre point de vue.

Le « ki » est un mot intraduisible aujourd’hui. Le ki a mille formes : le bon ki, le mauvais ki· il s’agit de quelque chose d’indéfinissable. Quand on entre dans un lieu, dans une ambiance, on peut dire qu’on sent un certain ki. Mais ce qui semble un ki agréable pour certains peut paraître tout à fait désagréable pour d’autres. Dans l’aïkido, il y a effectivement le ki de l’attaque qui arrive. Quelquefois, en marchant dans la rue, on sent quelque chose sur la nuque. On se tourne et l’on ne voit personne, puis on s’aperçoit que, sur un toit, un chat nous regarde. On a senti le ki du regard du chat. Comment expliquer cela ? On le constate, mais quant à pouvoir l’expliquer· être en harmonie avec le ki. Mais quel ki ? Ce n’est pas simple.

Je me souviens d’une de vos conférences où vous disiez que, quand on souffre, il est naturel de poser la main sur l’endroit douloureux. Par exemple, si on a mal à la tête, on pose naturellement la main sur la tête, et c’est déjà une façon d’utiliser le ki.

Oui, « poser la main » c’est yuki. Quand on a mal à la tête, on y met la main et le ki passe. De cette manière, le ki se concentre. Le ki est déjà là, il circule, mais on le concentre. Quand on a mal quelque part, on pose les mains à cet endroit-là, sans même y penser, cela se fait spontanément. Au contraire, quand on fait yuki à quelqu’un, il y a en plus la concentration, la direction.

Donc dans votre école, vous vous faites yuki les uns les autres ?

Quand nous pratiquons le mouvement régénérateur nous faisons aussi l’exercice de yuki. Néanmoins, plus que « faire » yuki, on le redécouvre. On retrouve quelque chose que tout le monde connaît déjà, une connaissance qui remonte à quand nous étions enfants.

La traduction de yuki ?

Ki joyeux

La perception du sacré

Le seïtai se réfère-t-il, de près ou de loin, à une tradition religieuse, comme l’aïkido ?

Ni l’un ni l’autre ne suivent un credo religieux.

Mais Ueshiba était tellement influencé par la secte Omoto-kyo (une secte shintoïste) que dans sa pensée l’aïkido et la pratique religiregis soavi aikidoeuse ne sont pas toujours bien faciles à distinguer.

Mais l’aïkido en lui-même n’est pas du tout religieux. Il s’inscrit dans une tradition du sacré, cela oui. Ueshiba avait sans aucun doute un rapport très fort au sacré. Maître Tsuda aussi considérait le dojo comme un espace sacré. Du reste, qu’est-ce que le dojo ? C’est un espace où nous pratiquons la Voie. Et la Voie est représentée en japonais par l’idéogramme du tao. On ne pratique pas la Voie n’importe où. Il faut un espace consacré à cet effet.

Mais qu’est-ce que le sacré pour vous ?

Je n’arrive pas à en donner une définition précise. Reste le fait que les gens disent : « le sacré oui, la religion non ! » Une particularité de notre école est que l’on ne pratique pas devant une photo de Ueshiba ou de Tsuda, mais devant une calligraphie ; la calligraphie accrochée dans ce dojo, par exemple, est « Mu », le vide.

Est-ce la même dans chaque dojo ?

Non. À Toulouse, il y a une calligraphie qui signifie « le dragon sort de l’étang où il demeurait endormi ». A Avezzano, la calligraphie signifie Bodaï, c’est-à-dire l’état d’éveil, de l’illumination.

Quelle est la signification de cette habitude ?

Pratiquer devant une calligraphie crée une ambiance différente que si l’on pratique devant une photo. Me mettre devant une calligraphie qui signifie « le vide », personnellement, me remplit. Pratiquer devant la photo de quelqu’un, quand bien même il s’agirait du fondateur de l’école, me paraîtrait témoigner d’un attachement religieux, dévot. Ueshiba ne pratiquait pas devant une photo. Une calligraphie est « vide ». Et puis je tiens beaucoup à ce que les personnes qui viennent dans un dojo comprennent le sens du sacré mais aussi qu’il n’y a pas de dieux à vénérer ici.Nous ne nous occupons pas des croyances religieuses ou politiques des personnes. En même temps ce lieu n’est pas seulement physique. Ce n’est pas un gymnase, où l’on s’entraîne, on sue et on se douche. C’est un dojo permanent, où ne se pratiquent que l’aïkido et le mouvement régénérateur.

Je pense que les gens sont aussi intéressés par l’origine culturelle, philosophique ou religieuse des disciplines qu’ils pratiquent. Dans la tradition chinoise par exemple, les arts martiaux classiques sont nés, ou tout au moins ont connu un grand développement, à l’intérieur des monastères bouddhistes et taoïstes.

Tout a commencé avec la religion. L’art en Europe a commencé aussi avec la religion. Maintenant, c’est la publicité qui donne son impulsion à l’art. La publicité est la nouvelle religion. Ueshiba lui-même disait que l’aïkido n’est pas une religion, mais qu’il éclaire les religions, en en permettant une meilleure compréhension. Du reste, lui-même récitait le norito devant un petit autel bouddhiste ou shintoïste, ou même devant une image de Jésus.

Pourquoi récitez-vous le norito, cette invocation shintoïste, avant la pratique ?

Elle n’est pas shintoïste. Je ne sais pas ce qu’elle est. Je dis qu’elle n’est pas shintoïste parce que c’est quelque chose de plus ancien, quelque chose qui a été par la suite adopté par le shintoïsme. Maître Ueshiba parlait dans ce cas de kotodama. Qu’est-ce que le kotodama ? C’est la résonance.

Comme un mantra ?

Si on veut. Le shinto puise à des origines plus anciennes ; de la même manière que le christianisme a intégré les traditions plus anciennes de la Pâque (qui est à l’origine une fête hébraïque) et du Noël (les saturnales romaines, le « yule » celtique et nordique).

En quoi consiste le norito ?

C’est un petit texte. Il faut quelques minutes pour le réciter.

Vous apprenez aux pratiquants le sens de ces mots ?

Non. Ce qui compte le plus c’est la vibration, la résonance.

Ainsi les gens acceptent de participer à quelque chose qu’ils ne comprennent pas ?

Oui.

Mais vous, comprenez-vous le sens de ce texte ?

Non. C’est la sensation intérieure qui m’importe le plus. Nous faisons tant de choses que nous ne comprenons pas, mais que nous sentons.

Chacun sait déjà ce dont il a besoin

A qui aborde un art martial, on demande toujours une grande confiance envers le maître. Le pratiquant suppose qu’un jour il arrivera à comprendre, qu’il obtiendra des résultats. Il espère obtenir des effets visibles, la preuve que ce qu’il fait fonctionne, même si ce n’est peut-être pas à brève échéance.

On se comporte toujours en fonction du raisonnement. On fait quelque chose, ensuite on comprend, puis on change, etc. Or avec maître Tsuda on découvrait quelque chose d’autre. J’ai pratiqué l’aïkido avec d’autres maîtres avant lui, j’ai connu différentes écoles et formes, mais avec Tsuda, j’ai découvert la non-forme: en fait la forme existe mais elle est très vague.

Avec Tsuda on change d’orientation. Dans la pratique, telle que lui l’enseignait, on se retrouvait. Cette sensation de me retrouver, c’est ce qui m’a amené à laisser tout ce que je faisais d’autre : l’aïkido des fédérations, le jiu-jitsu, etc. On n’a plus besoin d’explications. Je crois que les personnes qui viennent ici sentent cela. Elles redécouvrent la sensation, et n’ont pas besoin qu’on leur explique qu’on fait ceci pour telle raison, cela pour telle autre· Elles sentent, elles voient, elles comprennent intérieurement, elles découvrent ; c’est ce qui compte le plus pour elles.De toute manière, à l’heure actuelle les conséquences de la connaissance sont néfastes. Plus on découvre de choses, plus on se pose de problèmes. Je ne veux pas dire qu’on ne doit rien connaître, ni rien apprendre, mais il faut avoir confiance dans ce qu’il y a d’instinctif chez les êtres humains ; dans l’intuition des femmes quand elles s’occupent de leurs enfants qui viennent de naître, par exemple. Quand une femme prend dans ses bras un nouveau-né, elle ne se demande pas : « Est-ce qu’il a faim, est-ce qu’il a fait pipi, est-ce qu’il a sommeil, est-ce qu’il a soif ? » Elle sait déjà ce dont a besoin le bébé, intuitivement. Elle l’a toujours su. Quand elle-même était une enfant, elle n’avait pas besoin d’utiliser cette connaissance, mais quand elle devient mère, elle l’utilise, et voilà.Les gens sentent, mais généralement ce type de perception s’arrête à l’inconscient, il n’émerge pas. Et donc, officiellement, on dit « je ne sais pas », mais au fond, nous savons déjà tout.

La responsabilité individuelle

Qu’est-ce que propose, en définitive, l’école de maître Tsuda ?

Simplement donner aux individus un lieu où ils peuvent se découvrir autonomes, regis soavi stage étéresponsables. Par exemple, ici, à Milan, le dojo s’appelle Scuola della respirazione et ce sont les membres mêmes de l’école qui le gèrent et en partagent toutes les responsabilités. Il y a naturellement des personnes qui viennent aux stages pour avoir des solutions à leurs problèmes, mais ce n’est pas cela que nous proposons. De même que nous ne proposons pas un modèle idéal qu’il suffit de copier pour régler sa vie. C’est pourquoi l’aïkido que nous pratiquons s’adresse à des individus très différents entre eux ; ce n’est pas du tout « un style, une école ». Nous sommes des individus différents qui pratiquons ensemble, pour retrouver ce que nous avons de plus profond en nous ; qui vient ici ne vient pas pour être pris en charge par les autres. Il vient pour découvrir quelque chose qui doit lui servir dans la vie quotidienne, et qui, autrement, n’a pas de valeur.

Des exemples concrets de la façon dont votre pratique peut servir dans la vie quotidienne ?

Les individus sont moins stressés, ils prennent plus de temps pour eux-mêmes, ils sont plus concentrés. Attention, ce n’est pas une méthode « miraculeuse » qui rend tout le monde beau, intelligent, riche, et généreux. Cela peut servir dans le travail, dans les rapports avec les autres, dans la relation avec ses propres enfants, mais ce n’est pas une panacée.

Il y a des gens qui commencent à pratiquer les arts martiaux pour être plus forts, mais par la suite ils découvrent autre chose, d’autres valeurs. On peut par exemple apprendre à céder au lieu d’agresser, comme l’enseigne le taïchi. Pour reprendre l’exemple du taïchi-chuan, on fait « entrer » l’adversaire, au lieu de lui opposer un bloc, et puis on va dans la même direction que lui, on profite de son mouvement. C’est une attitude qui peut s’appliquer aussi aux rapports humains à l’extérieur du gymnase.

Tout à fait, au lieu d’avoir des relations agressives avec les autres, on peut entrer en harmonie et trouver quelque chose de plus vrai. Aujourd’hui, les relations entre les êtres humains sont trop superficielles. On ne s’occupe plus des enfants : ils sont mis à la crèche, puis à l’école, puis ils font le service militaire· Retrouver le contact est important. Ou retrouver le plaisir de travailler et de faire un travail parce qu’il nous intéresse. Cela ne veut pas dire que nous devons nous comporter tous de la même manière. Pour chacun d’entre nous sont importantes des choses différentes. On respecte le rythme de chacun. Certains mettent cent ans à découvrir les choses les plus simples, et d’autres les découvrent tout de suite, sans pour autant les utiliser; ils découvrent à la hâte un tas de choses et puis ils disparaissent.

L’important c’est que ça leur ait servi.

L’important c’est qu’il existe des lieux comme celui-ci, où les personnes qui cherchent puissent venir trouver.

Mais peut-être que ce qui est encore plus important c’est que, une fois qu’on a trouvé, on commence à donner. Le fait d’avoir trouvé peut servir à quelqu’un d’autre.

Je suis d’accord, mais il y a tant de gens qui existent seulement pour donner : ils donnent, et ils donnent. A la fin, les autres n’en peuvent plus de recevoir. C’est comme quand on donne à manger à son bébé : « une cuillerée pour maman, une cuillerée pour papa, une cuillerée pour la petite sœur » ; le bébé à la fin éclate, il n’en peut plus. Les parents font cela « pour notre bien ». Mais les dictateurs aussi font des choses « pour le bien de la nation ». Qu’est-ce qu’on peut faire pour le bien des autres ? Un tas de choses.

C’est une expression de l’égocentrisme.

Certainement. Il y a aussi des gens qui donnent aux autres pour ne pas faire par eux-mêmes, ou pour eux-mêmes. Je suis plutôt méfiant par rapport à cela. Mais c’est vrai que si l’on donne de manière juste, équilibrée, cela se sent et c’est quelque chose de vrai.

C’est pour cela que dans certains arts martiaux influencés par le zen, on cherche à éliminer l’ego.

Mais il n’est pas possible d’éliminer l’ego. On peut dire qu’il ne faut pas être égoïste ou égocentrique. Le petit moi représente l’unité de notre personnalité, l’important c’est qu’il ne devienne pas le « patron ».

Une fois la séance terminée, les pratiquants de la Scuola della respirazione installent une grande table basse autour de laquelle ils prennent ensemble le petit-déjeuner, assis par terre sur les tatamis. Bien qu’il soit maintenant huit heures passé et que tous soient bien éveillés, les voix restent ténues, comme si l’on voulait retarder encore un peu l’entrée dans le rythme quotidien et vociférant de la ville, retenir en soi le plus possible cet autre rythme, plus intérieur et pacifique.

un article de Monica Rossi publié dans la revue Arti d’Oriente (n° 2 / février 1999).