Par Régis Soavi.
« L’Aïkido est un instrument de mon évolution, c’est lui qui m’a fait évoluer, je n’ai eu qu’à suivre avec opiniâtreté ce chemin qui s’ouvrait devant moi, qui s’ouvrait à l’intérieur de moi.
Comme de nombreuses personnes je suis venu à cette pratique pour sa martialité. Mais sa beauté, ainsi que l’esthétique de ses mouvements m’ont très vite fasciné, et cela déjà avec mon premier professeur Maroteaux Senseï. Puis, quand j’ai eu l’occasion de voir Noro Masamichi Senseï ainsi que Tamura Nobuyoshi Senseï, j’ai eu la confirmation de ce que j’avais pressenti : l’Aïkido c’était tout autre chose que ce que je connaissais.
J’arrivais du monde du Judo, avec les images qui nous avaient été transmises, comme par exemple celle de la branche de cerisier qui se couvre de neige et qui subitement la laisse s’écouler et se redresse. J’avais déjà traversé les idées qu’avait véhiculées le début du siècle et les années cinquante d’un « Jiu jitsu japonais qui transforme un petit homme malingre en monstre d’efficacité ».
La réalité de ma banlieue et surtout les événements auxquels j’avais participé dans les années 68 à 70 avaient déjà balayé toutes ces images. J’avais à peine vingt ans quand j’ai commencé à pratiquer l’Aïkido, et si le monde n’était certes pas comme je l’aurais désiré, il pouvait être changé. Nous pouvions passer de la barbarie mondiale, avec ses guerres, ses famines, ses incompréhensions entre les peuples, à une société plus humaine, une société enfin pacifiée. Et bien sûr l’Aïkido allait nous le permettre. Maître Ueshiba venait de nous quitter, mais il nous laissait un héritage fabuleux, avec quantité de disciples, jeunes ou moins jeunes, prêts à nous guider, à nous enseigner. Je fais partie de cette génération, pleine de ces espoirs, après la déception due au désastre de ce que nous avions espéré être une révolution humaniste en Mai 68. La philosophie transmise par l’Aïkido résonnait en nous, elle nous incitait à être forts pour combattre l’injustice. Comme l’expliquaient les livres d’Abe Tadashi et Jean Zin1, d’E. Herrigel2, ou même un peu plus tard et à sa manière de K. G. Durkeim3, c’était un Art Chevaleresque. Peut-être serions-nous les chevaliers des temps modernes… Kano Jigoro Senseï avait, à l’aube du vingtième siècle, transformé le Jiu jitsu en « un art », une voie, il avait été un des initiateurs de ce changement historique et avait réussi à le faire connaître. Les idéaux de Kano Senseï devaient être transmis par l’éducation, l’art du Judo en était l’instrument.
O Senseï Ueshiba Morihei avait évolué lui aussi. Comme tout homme, le temps, l’âge, l’expérience, mais bien plus que tout cela, son illumination, cet instant de conscience, qu’il évoquait si bien et de manière si poétique et qui avait ouvert en lui une porte vers l’inconnu.
De l’Aïkido qui s’était déjà construit, comme pratique martiale, art du combat, il a retenu la forme, la rigueur, mais la philosophie qui le sous-tendait n’était plus du tout la même, il commençait à parler de l’amour avec un grand A, de « l’Amour universel ».
Une autre dimension
Quand Tsuda Senseï qui avait déjà quarante-cinq ans rencontra Maître Ueshiba alors âgé de soixante-seize ans, il mesura tout de suite la grandeur de O Senseï, l’intensité de son message. Il pouvait le comprendre grâce à son âge, à son immense culture, et peut-être aussi parce qu’il ne venait pas des arts martiaux, mais du Seitaï, qu’il étudiait avec Noguchi Haruchika Senseï4 depuis déjà une quinzaine d’années. Profondément pacifiste, il avait aussi subi à l’âge adulte, la Deuxième Guerre mondiale, avec son cortège de massacres et sa tragique fin nucléaire.
Avec Tsuda Itsuo je découvrais encore autre chose que ce que j’avais appris jusqu’alors. Il ne s’agissait pas de travailler ou d’intégrer des techniques et de les répéter ad vitam æternam. Il nous présentait quelque chose de différent, une autre dimension. Son talent était dans la respiration, le ki, cette notion si mystérieuse, qui avec lui, devenait extrêmement concrète, courante, presque banale.
À cause, et surtout grâce à cela, mon Aïkido évoluait, ma pratique se transformait. J’avais entendu parler de l’aspect religieux de l’Aïkido, du rapport que le fondateur avait entretenu avec l’Omoto-kyo jusqu’à la fin de sa vie. C’est ce qui pour certains aïkidoka à servi de repoussoir. Les temps n’étaient plus aux religions, et en tout cas il ne fallait pas emmêler les choses, il fallait s’en débarrasser, retourner en arrière, aux origines, au combat, à la dure réalité de la vie et donc plus ou moins à la jungle. Les événements récents ne leur donnent-ils pas raison avec leur violence, et ses corollaires, son cortège de protections, la tendance au repli sur soi-même, sur ses propres intérêts ?
Mon maître nous proposait une toute autre perspective. Il parlait souvent de son immense admiration pour Maître Ueshiba. Il nous disait chercher lui-même dans la direction que lui avait donnée son maître. Il nous guidait vers le sacré, non pas vers le religieux mais vers le sacré, c’était sa manière de nous enseigner l’art du misogi5, de faire passer un message à ce petit groupe de Français qui ignoraient, à l’époque, tout ou presque des traditions et de la culture japonaises.
L’Aïkido évolue
Si l’Aïkido a évolué, est-ce pour cela qu’il faut le classer aujourd’hui dans les techniques de bien-être, de relaxation ou de gestion du stress ? La philosophie de notre art n’a peut-être pas fini de nous étonner, pour qui sait creuser, et aller à la racine de l’être humain, grâce à ce formidable instrument.
Si l’Aïkido évolue c’est par la rencontre que nous faisons avec lui, parce que chaque jour, chaque matin précisément, pendant chaque séance nous nous mettons en harmonie avec l’autre, les autres, et par conséquent avec l’Univers.
L’Aïkido est multiple mais son fondement est « UN », c’est pour moi une recherche, un approfondissement de ma respiration, de ma perception du ki. Car le changement qui se produit à l’intérieur de nous c’est la découverte du monde du ki.
L’Aïkido évolue parce que j’évolue. C’est ma compréhension qui le fait évoluer en moi.
Notre art a fait beaucoup plus qu’évoluer, il s’est radicalement détaché de ses origines, il a changé d’orientation, il a changé « notre » orientation.
Ma question est alors : devons-nous faire évoluer l’Aïkido parce qu’il n’est plus adapté à notre époque ? Le monde a changé certes, ses valeurs ne sont plus les mêmes, mais les individus ont-ils réellement changé ? Ou veulent-ils une fois de plus sortir de l’impasse dans laquelle la société les a conduits ?
Étouffer notre monde intérieur pour survivre ou réveiller notre monde intérieur pour pouvoir vivre.
Si tant de personnes recherchent aujourd’hui dans des directions différentes de celles que nous propose la société, ce n’est pas pour la pérenniser, mais bien parce qu’elles désirent la changer. La changer pour aller de l’avant et non pour revenir en arrière. Mais aller de l’avant ne veut pas dire faire table rase du passé bien au contraire. Il faut savoir profiter de l’expérience de ce passé, car il y a des racines saines, tout n’est pas à jeter aux orties. Dans une société où les individus sont devenus interchangeables, il y a des valeurs éternelles que nous pouvons conserver ou retrouver, je veux dire nous les réapproprier. Une de ces valeurs est l’individualité, la différence et la richesse des personnes qui ne demande qu’à éclore. L’Aïkido est là pour leur permettre cette éclosion. Pour cela il faudra travailler sur la sensibilité, il faudra la retrouver dans les méandres de notre inconscient, de notre involontaire, de ce qui fait de nous des êtres humains, et non des robots.
Le monde de l’Aïkido est en grande partie un monde masculin, son évolution passera par la reconnaissance réelle du féminin, comme un monde qui a ses valeurs propres, à la fois si proche et en même temps si éloigné.
Cette reconnaissance d’un monde qui a gardé un contact avec la vie dans sa simplicité, dans son coté primitif et proprement instinctif peut nous aider à nous retrouver nous-même. Nous finirons peut-être par apprécier ce que sera un véritable équilibre, basé sur une égalité réelle, et non plus dicté par des conventions surannées. Une égalité où la compréhension de la différence permet son appréciation.
Je parle de notre évolution, de celle qui nous est indispensable pour aller de l’avant. Les plus grands maîtres ne sont ni agressifs ni violents, bien au contraire. Même si on parle de leur puissance, on fait l’éloge de la douceur de Tamura Senseï, de Noro Senseï, de O Senseï Ueshiba Morihei, de Tsuda Itsuo Senseï. Sans que cela ne les diminue en rien, sans que cela n’affecte leur force, leur personnalité, bien au contraire. Si nous devons trouver un chemin qui nous amène à la paix, ne serait-ce pas dans cette direction que nous devrions regarder ?
L’amour dont parle le fondateur n’est pas quelque chose qui s’apprend, cet Amour universel émerge de l’être humain sincère quand il s’est débarrassé de tout ce qui empêchait son émergence. Ses faiblesses, sa condescendance, ses peurs, ses rigidités, et tant et tant d’autres choses. Chacun d’entre nous peut faire sa propre liste. Il émerge du plus profond de nous-mêmes, parfois à l’improviste, toujours parce que l’on a lâché sur nos prérogatives. Cet amour est loin d’être un aboutissement en soi, on ne peut pas le mesurer, sa dimension est non calculable, ainsi il peut grandir au fur et à mesure que notre respiration s’approfondit, que nous pénétrons un peu plus dans ce que j’appellerai une dimension supplémentaire : la sensation concrète du ki. Au delà des trois dimensions auxquelles nous sommes habitués, et sans entrer dans la quatrième dimension des romans de science-fiction. Cette dimension qu’est la sensation physique du ki dans toutes ses formes, nous ouvre les portes vers une perception plus fine, plus précise du monde. Un monde en quelque sorte élargi, un monde que nous pressentons et dont nous détenons la clef. Un monde de liberté pour nous et qui s’étend autour de nous, qui libère tout ceux qui veulent chercher et se laisser guider par leur intuition, leur kokoro6, et leur intelligence en profondeur.
La perception de cette dimension me semble être une évolution logique qui doit découler de la nature même de notre pratique et pour cela nous devons diriger toute notre énergie dans cette direction. Sans relâchement nous devons œuvrer pour que nos élèves, et par extension leur entourage, puissent profiter de cette découverte.
L’Aïkido : sport olympique, art de combat ou technique de relaxation ?
Quel est le futur de cette pratique ? Si elle a un passé glorieux il semble qu’aujourd’hui elle attire de moins en moins de monde. Peut-être les rigidités administratives de l’État ont-t-elles bloqué l’enthousiasme des générations passées. La scolarisation de la société, déjà dénoncée par un philosophe comme Ivan Illich7 dans les années soixante-dix, fut appliquée dans l’enseignement de l’Aikido, avec ses programmes, ses examens, ses récompenses. Cette idée de progression basée sur la performance a souvent, après l’enthousiasme du début, lassé les jeunes pratiquants. Ceux qui pratiquent depuis longtemps et répètent sans cesse la même chose ne voient plus vers quoi ils vont et parfois sont déçus de cet art qui ne leur a pas apporté ce qu’ils avaient cru entrevoir au début. Nos maîtres et nos aînés qui avaient connu O Senseï avaient vu autre chose dans cet homme hors du commun. Ils savaient que l’Aïkido ne se réduisait pas à une efficacité miraculeuse due à des enchaînements de techniques exécutés de plus en plus vite.
En tant qu’art de combat, sans les années d’entraînement journalier, c’est très souvent un leurre, et même avec des entraînements intensifs, c’est malgré tout une illusion. Même les mieux préparés ne peuvent rien garantir, car tant de facteurs entrent en jeu dans une rencontre violente. On peut alors se lancer dans les comparaisons entre les différents arts : Boxe Anglaise, Chinoise, Thaïlandaise, Jiu jitsu Brésilien, Vale tudo etc., chacun peut tirer la couverture à lui à coup d’arguments. C’est la polémique verbale, et parfois cela finit sur le ring dans une confrontation bien éloignée des idéaux de nos pauvres maîtres, dont le seul désir en nous enseignant cet art était de faire de nous des êtres humains à part entière, des femmes et des hommes de valeur. L’Aïkido, avec ses valeurs humanistes, était porteur d’espoir au vingtième siècle, il trouvait un écho dans la nouvelle génération qui sortait de l’obscurantisme suranné du conformisme. L’époque l’a transformé, il n’a pas su, pas pu, résister aux sirènes de la modernisation, du chacun pour soi, du cocooning ou du retour en arrière vers les valeurs refuges de type autorité, conditionnement, esprit de compétition.
L’autonomie
L’autonomie ne s’enseigne pas, elle se découvre au même titre que les capacités individuelles, mais il faut du temps. Il faut être guidé, mais non forcé. Il faut de la liberté mais pas du laxisme. De la force sans rigidité. Enfin si nous savons proposer cela dans des dojos qui soient indépendants des États, des Régions, des Municipalités, des organisations diverses, alors on verra des personnes se rassembler, pour évoluer ensemble grâce à notre pratique. Si on n’oublie pas que l’axe principal dans notre recherche c’est le ki, ses manifestations, la compréhension de son importance, son utilisation à travers la sensation de la vie qui nous anime.
L’essentiel est dans la découverte de la direction à prendre, celle qui nous mène à l’autonomie, à la réalisation de l’Être dans la simplicité.
Je peux ainsi faire miennes les paroles de l’Internationale d’Eugène Pottier8, comme celles de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges9 ou celles de Jésus de Nazareth ou encore celles de Bouddha. Il me suffit d’en faire une lecture non partisane et ouverte. Si l’Occident a un esprit manichéen, il en va tout autrement en Orient. Sans idéaliser l’un ou l’autre, notre recherche doit nous amener à saisir le meilleur de chaque civilisation. Notre monde n’est pas des plus réjouissants, il nous montre chaque jour, à travers les médias, son visage souvent si déformé, avec son lot d’incompréhensions, de difficultés et même d’horreurs. S’il est difficile d’agir efficacement sur la société au niveau mondial, par contre, nous pouvons agir au niveau régional, je veut dire, proche de nous, dans notre entourage.
L’Aïkido, s’il se développe dans l’esprit dont j’ai essayé de donner une idée, peut être un instrument formidable pour rendre notre société plus humaine, plus tolérante, plus accueillante aussi. C’est un art exceptionnel qui ne demande qu’à se déployer. C’est à nous enseignants d’aujourd’hui d’apporter des réponses, de donner une direction saine à notre pratique, avec franchise, sans se cacher derrière des idéologies ou des idées toutes faites, afin d’être à la hauteur de ce que nous avons reçu de nos maîtres.
Article de Régis Soavi sur l’évolution de l’aïkido publié dans Dragon Magazine (Spécial Aïkido n°17) juillet 2017
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Notes
1 Jean Zin et Abe Tadashi, La victoire par la paix, Éditions Chiron 1960.
2 E. Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. Éditions Dervy Livre 1970.
3 K. G. Durkeim, Hara, centre vital de l’homme, Éditions Le Courrier du Livre 1974.
4 Noguchi Haruchika (1911-1976) est le fondateur du Seitaï.
5 Pour Ueshiba Morihei l’Aïkido est un Misogi, une pratique de purification du corps et de l’esprit.
6 Le terme kokoro exprime un concept, il a donc une signification plus étendue que ses équivalents les plus proches comme “cœur”, “âme” ou “esprit” souvent utilisés pour le traduire.
7 I. Illich, Une société sans école (titre original : Deschooling Society), Éditions du Seuil 1971.
8 Eugène Pottier (1816-1887) auteur de L’Internationale, chant révolutionnaire dont les paroles furent écrites en 1871 lors de la répression de la Commune de Paris, sous forme d’un poème à la gloire de l’Internationale ouvrière.
9 Olympe de Gouges (1748-1793) a laissé de nombreux écrits en faveur des droits civils et politiques des femmes et de l’abolition de l’esclavage.